Introduction

1L’importance de la diffusion de la syphilis dans la société du xix^e siècle explique l’attention que les professeurs d’anatomie ont portée à l’enseignement clinique dans ce domaine et la constitution de collections de moulages anatomiques dans les facultés de médecine comme matériel pédagogique aidant le futur médecin à mémoriser visuellement les pathologies afin de pouvoir élaborer par la suite des diagnostics. Cette démarche s’inscrit dans le cadre plus large de l’enseignement de l’anatomie au xix^e siècle en France.

2En 1792, la suppression des corporations fait disparaître les universités de médecine et les collèges de chirurgiens. À leur place en 1794 sont créées trois écoles de Santé, à Paris, Montpellier et Strasbourg, unissant l’enseignement de la médecine et de la chirurgie en un même lieu et ayant l’obligation de se doter d’un cabinet d’anatomie constitué de collections pédagogiques issues des sciences naturelles et médicales destinées à l’enseignement pratique. C’est là l’origine historique de la constitution des collections d’anatomie normale, comparée et pathologique de la faculté de médecine de Montpellier dès la fin du xviii^e siècle.

Les collections d’anatomie de la faculté de médecine de l’université de Montpellier

3Jean-Antoine Chaptal (1756-1832), ayant fait ses études de médecine à Montpellier, peut être considéré comme la figure tutélaire de cette l’école de santé puisqu’il l’installe en 1795 dans l’illustre édifice de l’ancien évêché, la dote d’un theatrum anatomicum et aide à l’enrichissement des collections anatomiques en favorisant l’arrivée à Montpellier d’une série de sculptures en cire commandées par Bonaparte au florentin Felice Fontana (1730-1805)¹.

4Au milieu du xix^e siècle, le bâtiment historique, ancien palais épiscopal qui abrite depuis 1795 la faculté de médecine et ses collections, s’agrandit grâce à l’édification d’une aile destinée à l’enseignement pratique de l’anatomie. La conservation et l’étude des collections y sont organisées au sein d’un conservatoire d’anatomie.

Le conservatoire d’anatomie

5Le conservatoire d’anatomie de Montpellier est une galerie de plus de 500 m² édifiée en 1851 par l’architecte Pierre-Charles Abric (1800‑1871) : véritable « temple » de la médecine, le conservatoire présente, dans un cadre majestueux rythmé par des colonnades et sous l’égide de médecins célèbres et d’allégories de diverses sciences peints par l’artiste montpelliérain Jean‑Pierre Montseret (1813‑1888), une succession de vitrines déclinant la description du corps humain en détail ainsi que ses pathologies. Une grande partie de la collection est constituée de préparations anatomiques déposées par les professeurs et les étudiants en médecine au xix^e et au début du xx^e siècle, ce qui illustre la spécificité du conservatoire d’anatomie : par essence lié à l’enseignement, le conservatoire a reçu de nombreuses pièces réalisées dans le cadre de cette activité². À cet ensemble, témoin primordial de l’histoire de l’enseignement de l’anatomie à cette époque, s’ajoutent des collections complémentaires, comme les séries de moulages en cire, plâtre ou papier mâché, les instruments de chirurgie et le matériel orthopédique. Des collections corollaires, ayant trait à l’anatomie comparée et à la zoologie d’une part, à l’archéologie d’autre part, viennent encore s’agréger à cet ensemble, qui est une illustration exceptionnelle d’une démarche pédagogique visant à suggérer en un lieu une vision panoptique du corps humain.

6Le conservatoire d’anatomie conserve aujourd’hui près de 5 600 pièces réelles et artificielles issues de collections relevant de l’anatomie normale, pathologique et comparée. Ce fonds historique et patrimonial, reflet de l’histoire de l’enseignement médical à la faculté de médecine de Montpellier et témoignage des techniques anatomiques d’une époque, est clos depuis 1996, date de la dernière entrée d’objets par les professeurs dans les collections du conservatoire. La protection par le classement au titre des monuments historiques en 2004 de la totalité du fonds, ainsi que du bâtiment historique qui l’abrite, marque définitivement le caractère patrimonial des collections de l’université de Montpellier. Un don exceptionnel de la faculté de médecine de Paris V-Descartes quelques années plus tard vient enrichir ce patrimoine remarquable.

Le don des collections de la faculté de médecine de Paris V‑Descartes

7En 2011, l’université de Montpellier accepte par un don de l’université Paris V‑Descartes, de l’association française d’anatomie normale et pathologique et de l’association des musées anatomiques Delmas‑Orfila-Rouvière (AMADOR) les collections des anciens musées anatomiques Delmas‑Orfila-Rouvière (DOR) autrefois situés dans les locaux de la faculté de médecine de Paris V‑Descartes, ensemble estimé à plus de 8 000 pièces datant des xix^e et xx^e siècles. Par ce don exceptionnel, les collections anatomiques de Montpellier s’élèvent désormais à plus de 13 600 pièces.

8En 1992, l’association AMADOR réalise l’inventaire complet des collections Delmas-Orfila-Rouvière à des fins de classement au titre des monuments historiques. Cet inventaire initial sur lequel s’appuie le don nous permet d’avoir connaissance du nombre de numéros d’inventaire (et non pas d’objets) que constituent les collections³.

9L’origine de la collection parisienne est analogue à celle de Montpellier, avec la création d’un cabinet d’anatomie en lien avec l’école de santé à l’extrême fin du xviii^e siècle. Honoré Fragonard, auparavant professeur d’anatomie à l’école vétérinaire d’Alfort, est nommé directeur des travaux anatomiques de l’école pratique de Paris. Il constitue, avec la participation des prosecteurs et des professeurs, le premier fonds du musée, composé de nombreuses préparations anatomiques. Le musée parisien prend toutefois son essor quelques décennies plus tard. Le doyen de la faculté de médecine, Mathieu-Joseph-Bonaventure Orfila (1787‑1853), qui avait déjà encouragé Guillaume Dupuytren à financer la création d’un musée d’anatomie pathologique à Paris en 1835, fonde en 1844 un nouveau musée, riche de collections d’anatomie comparée à l’image du musée Hunter de Londres qu’il avait visité et qui lui avait laissé une vive impression. En signe de reconnaissance, le musée est officiellement inauguré en 1847 sous le nom de musée Orfila. Cette collection est aujourd’hui composée de 510 numéros.

10Au cours du xx^e siècle, le fonds s’enrichit considérablement par l’apport d’objets d’études et de recherches des professeurs Rouvière (398 numéros) et Delmas (258 numéros), en préparations anatomiques humaines, comparées et en embryologie.

11Par la suite, les collections sont complétées par le don Auzoux-Barral constitué de modèles anatomiques en papier-mâché (9 numéros), et Roger Saban et Varia de moulages en plâtre et en résine (105 numéros) des xix^e et xx^e siècles.

12À ces collections, qui relèvent uniquement de l’anatomie normale et comparée (les collections universitaires anatomo-pathologiques étant conservées par le musée Dupuytren à Paris), s’ajoute la si particulière collection du musée forain du docteur Pierre Spitzner, composée de pièces d’anatomie humaine normale et pathologique naturelles, en cire et en plâtre du milieu du xix^e au milieu du xx^e siècles (299 numéros). D’autres collections d’ostéologie normale, de moulages endocriniens, de lames de coupes microscopique d’embryons humains Rouvière-Delmas, de coupes anatomiques, de planches anatomiques roulées de Farabeuf et des archives contemporaines complètent le fonds universitaire parisien.

13Dans le cadre d’une demande de classement au titre des monuments historiques de ces dernières collections entrées après 1992, l’association AMADOR réalise en 2004 un inventaire complémentaire à l’inventaire initial DOR de 1992 regroupant ainsi au total 1 579 numéros. C’est sur cet inventaire général (inventaire initial de 1992 et inventaire complémentaire de 2004) que s’appuie le don de 2011 et le transfert des collections qui s’est réalisé en trois phases (2014, 2016 et 2017)⁴.

La prise de conscience de la valeur patrimoniale des collections d’anatomie

14À la suite d’un premier transfert de collections, une salle d’exposition permanente a été inaugurée en novembre 2014, officialisant le don et présentant les pièces les plus remarquables des collections parisiennes.

15L’organisation de ce transfert important des collections de Paris à Montpellier a nécessité le recrutement par l’université d’une conservatrice du patrimoine en septembre 2013 à la faculté de médecine (Caroline Ducourau, actuelle directrice de la culture scientifique et du patrimoine historique de l'Université de Montpellier), puis d'une régisseuse des collections universitaires en septembre 2015 (Marie‑Angeline Pinail, au sein du service du patrimoine historique de cette même direction), signe de la prise de conscience de la valeur patrimoniale des collections d’anatomie et de la nécessité d’une collaboration in situ avec des professionnels de la culture pour assurer leur protection, gestion et conservation.

16En janvier 2015, la fusion des universités Montpellier 1 et Montpellier 2 redonne naissance à l’université de Montpellier. Dans ce cadre, une direction de la culture scientifique et du patrimoine historique voit le jour, rassemblant les professionnels de la culture des deux anciens établissements en une structure cohérente organisée autour de quatre services⁵. Cette direction est ainsi un atout pour la lisibilité des actions dans le domaine du patrimoine universitaire.

17Le service du patrimoine historique créé en 2006 à l’université Montpellier 2 est, depuis la fusion, rattaché à la nouvelle direction. Ses missions principales, qui sont la sauvegarde, la conservation, l’étude et la valorisation des collections universitaires auprès de la communauté scientifique issue du milieu universitaire et culturel (accueil de chercheurs et d’étudiants pour la consultation des collections à des fins d’études et de recherches, prêts à des musées pour des expositions temporaires d’arts et des sciences, visites guidées sur rendez-vous, participation à des évènements scientifiques), font partie des axes de la politique patrimoniale de l’établissement.

18Si depuis 1795 l’enrichissement et l’étude des collections d’anatomie étaient dévolus aux seuls médecins de la faculté de médecine, les années 2004 (classement des collections au titre des monuments historique), 2013 (recrutement d’une conservatrice) et 2015 (création de la direction et recrutement d’une régisseuse des collections) ont marqué un tournant significatif sur la valeur de ce fonds : à son caractère scientifique et historique pour l’étude et la recherche, s’ajoute la dimension patrimoniale et cela à des fins de transmissions matérielle et culturelle sur l’histoire et l’enseignement des sciences.

19Aujourd’hui, l’étude et la documentation des collections, qui se poursuivent au gré des inventaires et récolements, prêts pour des expositions et consultations par des chercheurs, nous permettent de participer activement à la réflexion de la communauté scientifique dans le domaine des sciences humaines et sociales. S'interroger sur les origines des collections présentes sur la syphilis, leurs fabrications, provenances et utilisations au xix^e siècle, nous permet de faire sens et lien avec l’histoire de l’enseignement du péril vénérien dans le milieu médical et sur les champs de foires. Notre connaissance des diagnostics posés sur cette pathologie par stades cliniques au cours du xix^e siècle nous est également possible après un travail d’observation des inscriptions sur les inventaires et objets des collections.

20Au sein de ces collections d’anatomie de Montpellier et de Paris, maintenant rassemblées en un unique lieu, des moulages d’anatomie pathologique et des pièces ostéologiques concernent la syphilis. Ces éléments proviennent soit d’acquisitions pour le conservatoire d’anatomie de Montpellier, par achat ou don, dans un but pédagogique évident, soit d’un ensemble faisant partie de l’ancien musée forain Pierre Spitzner, où se mêlait vulgarisation scientifique et spectacle populaire.

21Les collections de moulages anatomiques pathologiques réalisés en cire ou en carton-plâtre retiennent ici notre attention pour comprendre leurs utilisations dans le cadre de l’enseignement médical et l’intérêt qu’elles suscitent au-delà du milieu scientifique au cours du xix^e siècle.

L’enseignement du péril vénérien : utilisations des moulages anatomiques dans le milieu médical et au‑delà

22Si les moulages anatomiques du xviii^e siècle relevaient de l’anatomie normale et descriptive, les moulages du xix^e reflètent le développement considérable que connut l’anatomie pathologique à cette époque, comme en témoigne la création du musée Dupuytren d’anatomo-pathologie en 1835.

L’intérêt des moulages anatomiques notamment pour la description des pathologies

23L’intérêt des moulages anatomiques est multiple : complétant l’enseignement par la dissection, ils ont l’avantage d’être en relief et en couleurs, contrairement aux préparations anatomiques, qui ternissent et se déforment en raison des injections réalisées dans les vaisseaux ; ces mêmes qualités les rendent aussi supérieurs au dessin et à la photographie. Ces moulages connaissent un grand succès dans le domaine de la dermatologie, et ce jusqu’à une date avancée au xx^e siècle parfois, à l’instar de la collection de la faculté de médecine de Nancy⁶.

24La céroplastie, l’art de modeler la cire, se développe à partir du xvii^e siècle en Europe pour la réalisation des pièces médico-anatomiques. Les moulages en cire sont ensuite utilisés pour enrichir les « cabinets de curiosité ». C’est surtout vers la fin du xviii^e et au début du xix^e siècle que les « cires » prennent une valeur d’enseignement.

25Les moulages étaient réalisés soit par les préparateurs en anatomie officiant dans les facultés de médecine, soit par des ateliers de céroplastie qui se sont fortement développés au début du xix^e siècle en Europe au moment où l’anatomie prend une place importante dans le déroulement des études médicales.

26L’apport de ces pièces artificielles dans les écoles de santé symbolisait un véritable progrès : s’affranchir de l’utilisation de cadavres, constituer une banque de données sur les pathologies en trois dimensions, réaliste et réutilisable d’année en année, conserver une trace matérielle d’une pathologie en cours d’observation et d’étude pour laquelle les traitements n’étaient qu’à l’état d’expérimentation et les guérisons tenaient d’un heureux hasard.

27Ces moulages anatomiques, notamment ceux en cire, sont considérés aujourd’hui comme des œuvres à part entière, d’autant plus que les pièces proviennent d’ateliers reconnus et sont signées d’illustres modeleurs comme la maison Tramond, le cabinet Dupond, Jules Baretta (1834‑1923), Charles Jumelin (1848-1924), Vasseur ou encore Jules Talrich (1826-1904).

28Particulièrement pour la syphilis, les moulages ont l’avantage de montrer de manière très réaliste l’impact des lésions sur le corps tout entier, à la fois par la forme, le relief et les couleurs, et cela de la surface de la peau jusque dans la chair. Ils permettent également d’associer un visuel à un diagnostic. De ce fait, une série d’achats de collections artificielles sur les maladies vénériennes par la faculté de médecine de Montpellier dans les années 1840 est signe de l’impact de la propagation de la maladie sur l’enseignement médical et de l’émergence de la syphiligraphie.

Les années 1840, l’achat de collections sur les maladies vénériennes par la faculté de médecine, témoignage de l’émergence de la syphiligraphie

29Exposés dans une grande armoire vitrée du conservatoire d’anatomie, les moulages anatomiques en cire, carton‑plâtre ou carton-pierre sur les maladies vénériennes se côtoient. La majorité est signée de grands noms de préparateurs tels que Félix Thibert et Dupont, et quelques pièces de Tramond et Jules Baretta sont également présentes.

30En 1842, sur la proposition de Mathieu Orfila, doyen de la faculté de médecine de Paris, le ministre de l’Instruction publique finance l’achat pour la faculté de médecine de Montpellier de 69 pièces d’anatomie pathologique en carton-pierre exécutées par le docteur Thibert, préparateur de pièces anatomiques artificielles à la faculté de médecine de Paris. Reçues à Montpellier le 4 avril 1843, elles représentent diverses pathologies relatives aux lésions du cerveau, des voies respiratoires, de l’appareil digestif, des maladies dermatologiques et vénériennes⁷.

31La série de moulages anatomiques en cire du cabinet Dupont, qui encadre dans cette armoire les séries de moulages en carton‑plâtre et carton-pierre, n’en est que plus saisissante par son réalisme. Contrairement au plâtre, l’utilisation de la cire avait l’avantage de rendre parfaitement, par la texture et les couleurs, les carnations de la peau et de la chair.

32Les préparations anatomiques naturelles et artificielles (en cire), en anatomie normale, comparée et pathologique ont valu à Léonard Puech Dupont (1795‑1828), naturaliste et préparateur de la faculté de médecine de Paris au début du xix^e siècle, les honneurs de l’académie royale des sciences, comme l’illustre un rapport⁸ sur son cabinet de sciences naturelles en 1825 signé par le baron Cuvier, alors secrétaire perpétuel de l’académie royale pour les sciences naturelles. En 1827, Dupont édite un catalogue raisonné⁹ sur les pièces modelées en cire qu’il commercialise auprès d’institutions et que l’on pouvait observer dans son cabinet situé à Paris. Les étudiants en médecine et en chirurgie, artistes peintres et coloristes, pouvaient alors venir prendre la mesure du réalisme anatomique de ses moulages. Il proposait à la vente 316 pièces dont 176 pièces sur les maladies vénériennes¹⁰.

33En 1848, le professeur Jaumes, médecin et conservateur des collections du conservatoire d’anatomie de Montpellier entre 1835 et 1850, et le ministre de l’Instruction publique réussirent à faire acheter pour la faculté de médecine de Montpellier 112 pièces du cabinet Dupont sur les maladies vénériennes et les lésions cancéreuses depuis exposées dans le conservatoire.

34Quelques pièces remarquables signées Tramond et Baretta complètent ces deux grandes collections sur les maladies vénériennes et la syphilis que sont celles du docteur Thibert et du cabinet Dupont, qui ont été acquises par la faculté de médecine de Montpellier dans les années 1840 au moment où se structure la syphiligraphie et dont le terme se généralise à cette période.

35Alfred Fournier (1832-1914), dermatologue élève de Philippe Ricord (1800-1889), se spécialise dans l’étude de la syphilis et en devint au cours de la seconde moitié du xix^e siècle un spécialiste de renommée mondiale ; il fonde notamment le musée des moulages de l’hôpital Saint-Louis¹¹. Il est par ailleurs le plus grand promoteur du néo-réglementarisme, prônant un contrôle sanitaire accru et efficace des prostituées parallèlement à une humanisation des traitements. Ce dépoussiérage du réglementarisme traditionnel s’accompagne d’un renforcement du contrôle qui s’effectue au profit de l’autorité médicale. L’exacerbation du discours réglementariste se manifeste dans le contexte du pessimisme qui pèse dans les années 1870 sur la bourgeoisie, tourmentée du besoin d’expiation de la fête impériale¹².

36Le thème du péril vénérien s’accroît alors et est à son apogée entre 1890 et la guerre de 1914 : la syphilis symbolise ainsi le risque de contagion par les classes dangereuses, la prostitution est considérée comme une véritable gangrène sociale et la fille publique devient l’incarnation de la menace de mort qui pèse sur le corps social¹³. C’est au travers du désir de surveiller l’extension de la syphilis au sein des classes laborieuses que se dessine le projet d’une médecine sociale ; en réalité, il s’agit essentiellement à l’époque de préserver de la contagion le reste de la société¹⁴.

37La croisade sanitaire lancée à la fin du siècle contre le péril vénérien aboutit à deux conférences internationales de 1899 et 1902 qui ont lieu à Bruxelles, à la création de la société internationale de prophylaxie sanitaire et morale et à celle de la société française de prophylaxie sanitaire et morale en 1901 par Alfred Fournier¹⁵. À la conférence de 1902 est notamment promue la création de musées de moulages à visée pédagogique comme outils de propagande destinés à inspirer une « crainte salutaire » au grand public. La Belgique fut ainsi à la pointe de cette campagne internationale de prophylaxie¹⁶.

38Ce type de musées anatomiques a fait son apparition dès la mi‑xix^e, dans le cadre des fêtes foraines¹⁷. Le musée Spitzner demeure un des cas les plus remarquables dans ce domaine.

La prophylaxie sanitaire et morale contre la propagation de la syphilis : l’exemple du musée forain de Pierre Spitzner

39Fondé en 1856 par Pierre Spitzner (1834‑1896), dit « le docteur » Spitzner, le Grand musée anatomique et ethnologique s’installa tout d’abord à Paris, au Pavillon de la Ruche (actuelle place de la République). Il fit partie d’un mouvement important de créations analogues dans la seconde moitié du xix^e siècle dans le contexte du développement des fêtes foraines. Ces musées anatomiques forains prenaient place dans les foires à côté des pavillons de vulgarisation scientifique, des musées de cire historiques et autres dioramas¹⁸.

40Ils différaient des musées pédagogiques universitaires par leur destination et le type de leur public : contrairement à ces derniers, ceux-là devaient toucher le grand public des champs de foire en tant qu’objet d’attraction à but lucratif, ce qui explique la nature spectaculaire de certaines de leurs pièces. Pour autant, ils ne perdirent pas tout à fait leur vocation pédagogique, mais au prix d’une retraduction moralisatrice, comme en témoignent les collections « d’hygiène sociale » illustrant les méfaits de l’alcool ou des maladies vénériennes.

41Le public visé était constitué d’adultes, et d’hommes surtout. L’armée fut une cible favorite dans le cadre de la propagande antisyphilitique. Il faut noter par ailleurs que les fêtes foraines étaient un haut lieu de prostitution : les réglementaristes craignaient ces endroits fréquentés par les coureuses des campagnes, qui faisaient partie du panel des filles insoumises¹⁹.

42Le musée Spitzner comprenait ainsi plusieurs sections déclinant les thèmes suivants : l’anatomie normale, l’anatomie pathologique, la « collection des monstres », proche de ce que le public des foires pouvait voir dans les « entresorts » ou freak shows, et enfin l’ethnologie.

43Ce musée mêlait habilement spectacle et vulgarisation scientifique. La devise de Spitzner était d’ailleurs « Science, Art, Progrès²⁰ ! ».

44Spitzner, quoique non médecin, se fit appeler « docteur » pour accroître sa légitimité scientifique. Sans avoir suivi d’enseignement médical, il avait néanmoins travaillé dans le milieu des préparateurs anatomiques. Il eut, ainsi que sa veuve Désirée après son décès en 1896, un sens des affaires certain. Outre la publicité traditionnelle par les journaux ou les affiches, qui soulignaient la volonté d’édification morale de leur établissement, ils proposaient aussi des visites à tarif réduit pour des organismes officiels comme la Croix rouge ou encore les écoles d’infirmières, soulignant par là le but pédagogique de la collection.

45Un présentateur aguerri, sur le palier du musée forain, incitait à la visite en employant la rhétorique respectable de la science et de la médecine²¹.

46Les Spitzner éditèrent des catalogues de leur collection²² : de manière générale, l’utilisation de textes écrits dans les spectacles populaires était associée au souhait éducatif revendiqué ; le catalogue était là pour élever la dimension scientifique de ces attractions, légitimer le message délivré par le contenu spectaculaire. En plus de la maxime d’Ambroise Paré inscrite en exergue (« Homme, apprends à te connaître ! »), le catalogue des années 1940 comprend une exhortation à la continence avec la conservation de la santé scandée comme leitmotiv :

La Santé c’est le bonheur de la vie. La Santé c’est la joie. La Santé c’est la force. La Santé doit être tout pour vous. Plus qu’argent et propriétés. Pour cela tenez votre corps propre. Et gardez-le en constante surveillance. Alors vous réunirez en vous un esprit sain dans un corps sain²³.

47La section des maladies vénériennes de ce catalogue comprend, outre l’inventaire des pièces, avec leur nom scientifique, une description des différentes maladies (chancre mou, blennorragie, syphilis) ainsi que les différentes phases de la syphilis. Cela répond donc à la démarche de vulgarisation scientifique.

48En revanche, une véritable mise en scène de ces moulages syphilitiques accentuait leur côté spectaculaire : sous couvert de respect de la décence, ce type de collections était présenté dans des cabinets réservés – aux hommes sous-entendu ; par la suite, les visites du public féminin apparurent, mais a priori les visites étaient non mixtes. Les souvenirs de visite du scénariste belge René Micha (1913‑1992) précisent encore la présentation : il parle en effet de « halos rouges dans une demi‑obscurité²⁴ ».

49Que voyait-on dans ces cabinets réservés ? Les pièces du cabinet réservé sont en fait pour la plupart de même nature que celles présentées dans les musées d’anatomie institutionnels et ont été acquises auprès des mêmes préparateurs anatomiques.

50Formé sans doute auprès du munichois Paul Zeiller (1820‑1893), Spitzner lui acheta les premières pièces de sa collection²⁵. Il la compléta au fil des ans par des pièces de cérisculpteurs et préparateurs anatomiques renommés comme Baretta, Tramond, Vasseur, Talrich ou encore Jumelin.

51La collection Pierre Spitzner reçue en don à l’université Paris V-Descartes, puis à l’université de Montpellier, comprend 299 numéros relevant de l’anatomie normale, comparée et pathologique. Dans l’inventaire, la section des pathologies présente un large éventail des maladies et malformations de l’époque, comme la syphilis représentée par 25 moulages en cire (dont certains signés Talrich, Vasseur, Jumelin, Baretta et Thibert) et une trilogie de crânes dont deux syphilitiques.

52Les quelques exemples ci-dessous sont représentatifs de l’ensemble. Le catalogue de l’exposition de 1980 à Bruxelles reprend et rassemble les informations par objets des catalogues Spitzner, ce qui nous permet d’avoir des descriptions et informations complémentaires par numéro d’inventaire :

53Le numéro 14 (figure 1a) de la collection présente une comparaison du chancre mou de la blennorragie et du chancre induré de la syphilis, en écho aux progrès de la médecine, plus particulièrement à la distinction faite par Ricord entre ces deux maladies, qui venait alors à l’encontre de l’opinion générale du corps médical penchant en faveur de l’unicisme des maladies vénériennes. Cet exemple illustre l’adaptation de la collection foraine à l’actualité médicale de l’époque. La pièce numéro 38 (figure 1b), de meilleure facture que la précédente, a été réalisée par Jules Talrich (1826-1904). Cet anatomiste reprit l’entreprise fondée par son père Jacques Talrich, chirurgien militaire de carrière sous le Premier Empire qui se consacra à la céroplastie à partir de 1823 et fut nommé modeleur en cire du musée d’anatomie de l’école de médecine de Paris. Jules Talrich devint à son tour modeleur en cire de la faculté de médecine de Paris en 1862 et présenta des modèles aux expositions universelles où il fut distingué à plusieurs reprises. Il ouvrit parallèlement un musée anatomique privé, dans le quartier des Boulevards, ce qui montre encore la porosité entre les collections institutionnelles et les collections d’entrepreneurs privés.

Fig. 1

Fig. 2

54Outre les organes génitaux des deux sexes atteints par la syphilis, la collection présente les êtres souffrants de cette maladie. Certes, l’un des moulages, le numéro 31, montre « une gangrène à l’œil d’une fille prostituée » (figure 2a) d’après le catalogue de 1980, ce qui indique clairement le lien entre prostitution et syphilis, mais les autres visages évoquent l’ensemble du corps social, comme un homme âgé au visage vérolé (numéro 71) ou le numéro 29, une belle jeune femme présentant de l’acné syphilitique (figure 2b).

55La collection met en particulier en garde la jeunesse contre les dangers de la syphilis. Le catalogue précise pour le numéro 61 (figure 3a) qu’il s’agit d’un « jeune homme de 25 ans qui, atteint d’un chancre, s’est guéri lui-même en employant du mercure, mais [que] deux mois plus tard, les chancres se répandirent sur tout le corps ».

56Dans le catalogue la pièce numéro 60 (figure 3b) représente quant à elle une « jeune fille de 17 ans ayant embrassé un jeune homme atteint d’une maladie syphilitique, [qui] sentit quelques jours après, des petits boutons sur la langue. À bout de souffrance, un médecin fut mandé, lequel déclara se trouver en présence d’une atteinte chancreuse, qui s’était répandue sur la partie gauche de la face (Guérie à Lille en 1873) » d’après le catalogue de 1980. Ces deux exemples illustrent parfaitement la propagande antisyphilitique à deux niveaux : la dissuasion sexuelle d’une part, l’autorité du corps médical de l’autre.

Fig. 3

57D’autres moulages comme le numéro 59 présente le torse du jeune homme de 25 ans déformé monstrueusement par la maladie. Les atteintes de la syphilis pouvaient aboutir à des lésions plus ou moins graves selon les stades. En effet, à terme, la troisième phase de la syphilis, dite syphilis tertiaire, engendrait une dégénérescence nerveuse, à l’origine de la paralysie générale, et une dégénérescence osseuse (figure 4).

58Ces visions d’horreur ont engendré à la fin du xix^e siècle une réelle syphilophobie au sein de la société, ajoutant au pessimisme ambiant et à l’idée de décadence de la civilisation. Ce marasme se ressentit non seulement dans la littérature, mais aussi dans le vocabulaire courant avec les termes « avortons » ou « avariés » dans le contexte de l’opinion généralement répandue de l’hérédosyphilis²⁶.

Fig. 4

59Revenons au début de la visite du musée Spitzner, dont le caractère spectaculaire n’était pas tout entier compris dans ce cabinet réservé, mais qui exposait par exemple devant l’entrée la fameuse Vénus au repos (figure 5) animée par un mécanisme qui la faisait respirer artificiellement. Le musée présentait en effet, entre autres, le corps féminin sous toutes ses coutures. La juxtaposition de ces beautés endormies et des pièces syphilitiques illustrait ainsi parfaitement l’adage commun à l’époque : « Une nuit avec Vénus, le reste de la vie avec Mercure. »

Fig. 5

60Dans les années 1885, le feu ayant détruit le Pavillon de la Ruche, le docteur Spitzner se fait forain. Il parcourt alors l’Europe au gré des foires, avant de s’installer définitivement à Bruxelles, à la foire du Midi. Son musée, perpétué par son épouse après son décès en 1896, y connaît un vif succès et une longévité remarquable, contrairement aux autres musées anatomiques forains qui déclinèrent dans la première moitié du xx^e siècle en raison de la lassitude du public et de la moralisation croissante de la société.

61Il tombe dans l’oubli à partir des années 1960, en même temps que la pénicilline vainquit la syphilis. Redécouvert à la fin des années 1970 par la journaliste Margo Bruynoghe, il est réexposé en Belgique en 1979 et à Paris en 1980. Mis en vente en 1985 et menacé de dispersion, il est heureusement racheté par le laboratoire pharmaceutique Roussel‑Uclaf‑Rohr, qui restaura la collection avant de la donner à la société française de pathologie qui l’exposa à partir de 1997 à la faculté de médecine Paris V-Descartes dans ses musées anatomiques. En 2014, la collection est transférée à la faculté de médecine de Montpellier dont une partie est exposée de façon permanente.

62Les collections relatives à la syphilis, comme nous venons de le voir, peuvent être considérées comme étant des témoins matériels de la syphiligraphie et de la prophylaxie sanitaire et morale qui se sont développées au cours du xix^e jusqu’à la première moitié du xx^e siècle. Ces objets sont également d’inestimables sources d’informations grâce aux inventaires et étiquettes relatives aux diagnostics posés, référençant ainsi l’évolution de la pathologie dans le temps par stades cliniques et au cours du xix^e siècle.

L’étude de la répartition des pièces « syphilitiques » par stades cliniques et l’évolution des diagnostics

63Les collections d’anatomie relatives à la syphilis ont fait l’objet d’une étude à partir des inventaires et récolements afin de déterminer leur répartition par matériaux, stades cliniques, régions anatomiques touchées et diagnostics posés.

La répartition de la syphilis dans les collections (tableau 1)

64En prenant en compte les trois grandes collections de la faculté de médecine, c’est-à-dire les collections du conservatoire d’anatomie, des anciens musées anatomiques Delmas-Orfila-Rouvière (DOR) et du musée forain Pierre Spitzner, on comptabilise, au regard des inventaires et des récolements, 173 pièces au total dans les collections portant un diagnostic sur la syphilis.

Tableau 1

65Dans les collections du conservatoire d’anatomie, la série du cabinet Dupont en cire sur les maladies vénériennes, les tumeurs et cancers et celle du docteur Thibert en carton-pierre sur les maladies vénériennes, la dermatologie et les lésions cancéreuses des organes représentent les deux grandes collections de moulages sur les pathologies. Quelques pièces en cire signées Tramond et Baretta, et d’autres en carton‑-plâtre, sont également présentes et complètent ce fonds.

66Les résultats du récolement mené en 2014 sur les collections de moulages en cire du conservatoire nous permettent d’obtenir un résultat de 69 pièces se rapportant aux maladies vénériennes et à la syphilis : 54 pièces provenant du cabinet Dupont, 13 pièces de la Maison Tramond et 2 pièces signées Baretta.

67Les collections en carton-pierre du docteur Thibert et celles en carton-plâtre non signées n’ont à ce jour jamais été récolées. La consultation des inventaires, seule source d’informations à l’heure actuelle, révèle que sur 111 pièces reçues vers 1840 en carton‑pierre et carton‑plâtre, 61 pièces concernent les maladies vénériennes, dont la  syphilis.

68La présence de pièces osseuses sur la syphilis dans le conservatoire a pu être mise en évidence récemment lors d’un chantier des collections ostéologiques menée en 2016-2017 en collaboration avec l’UMR 7268 de l’université Aix-Marseille permettant, en parallèle de la réalisation d’un récolement, un travail de réévaluation des diagnostics des collections d’ostéologie pathologique : 7 crânes et 8 os longs datant du milieu du xix^e siècle ont été identifiés dans les collections.

69Dans le conservatoire d’anatomie, ce sont donc au total 145 pièces sur les maladies vénériennes et la syphilis qui ont été identifiées, soit 130 moulages anatomiques et 15 pièces ostéologiques.

70Pour les collections parisiennes (DOR et Spitzner), le comptage est plus aisé puisqu’un inventaire exhaustif a été réalisé en 1992 puis actualisé en 2004 par l’association AMADOR avant le don à Montpellier. Aussi, un récolement de ces collections actuellement en cours permet une vérification de la présence de toutes ces pièces portées à l’inventaire.

71On note qu’une seule pièce d’anatomie pathologique est exceptionnellement présente dans l’inventaire de la collection DOR et qu’elle correspond à un moulage en cire relatif à la syphilis, une gomme syphilitique (n^o 289). Il s’agit d’une singularité puisque cette collection provenant des musées anatomiques de l’université Paris V-Descartes devrait être exemptée de tout objet d’anatomie pathologique : depuis 1835 cette section des collections a été rassemblée au musée Dupuytren, conservée jusqu’en 2016 sur le site des Cordeliers, puis transférée dans les réserves du campus Jussieu et dont l’université Pierre et Marie  Curie en a la  charge.

72Les sections d’anatomie pathologique et de dermatologie de la collection Pierre Spitzner comptent quant à elles 25 moulages anatomiques en cire et une pièce naturelle représentant une trilogie de 3 crânes, l’un sain et les deux autres « syphilitiques » (n^o 1431, figure 4).

73On peut donc affirmer la présence de 28 pièces se rapportant aux maladies vénériennes et la syphilis, soit 26 moulages anatomiques en cire et 2 crânes sur la syphilis dans la totalité des collections parisiennes, DOR et  Spitzner.

74Ainsi, dans les trois collections, 173 pièces portent un diagnostic sur les maladies vénériennes et la syphilis : 95 moulages anatomiques en cire, 61 en carton-pierre et carton-pâte et 17 pièces ostéologiques.

75On remarque que la syphilis est majoritairement représentée par des moulages anatomiques, bien que la présence des 15 pièces osseuses dans la collection de Montpellier démontre un intérêt réel quant à l’étude de cette pathologie au milieu du xix^e siècle.

76Enfin, notons que les moulages anatomiques en carton-pierre ou plâtre concernent essentiellement le stade primaire et secondaire de la syphilis et celles en cire les stades primaire et tertiaire.

77L’étude croisée de la répartition des collections par stades cliniques et régions anatomiques pourra ainsi mettre en évidence l’évolution de la maladie anatomiquement dans le temps.

Étude croisée par stades cliniques et régions anatomiques (tableau 2)

Tableau 2

78La lecture des diagnostics nous permet d’établir une classification des pièces par régions anatomiques atteintes par la syphilis (dermatologie ; uro-génital ; ORL ; ostéologie) et par stades cliniques afin de mieux comprendre la répartition des pièces dans les différents stades évolutifs de la maladie et d’avoir connaissance des parties anatomiques les plus touchées.

79Il a été choisi d’étudier les collections de moulages anatomiques en cire et d’ostéologie des trois grandes collections anatomiques (Conservatoire, DOR et Spitzner), soit 112 pièces, compte tenu du fait que les collections de moulages en carton-pierre ou plâtre n’ont à ce jour pas encore été récolées.

80Les résultats de l’étude croisée montrent que la syphilis touche principalement au stade primaire les régions dermatologiques (21 pièces sur 55) et uro-génitales (11 pièces sur 23) ; qu’au stade secondaire de la maladie les diagnostics sont essentiellement dermatologiques (25 pièces sur 55) ; qu’au stade tertiaire les régions ORL (13 pièces sur 17) et osseuses (17 pièces sur 17) sont les plus touchées ; enfin que des pièces relatives à des essais de traitements et des guérisons sont présentes en petit nombre au niveau dermatologique (2 pièces sur 3) et ORL (1 pièce  sur 3).

81L’interprétation des résultats permet de constater que les pièces (moulages en cire et ostéologie pathologique) des collections concernées couvrent tout le spectre des stades cliniques syphilitiques et que la dermatologie est dominante dans les collections puisqu’elle est largement représentée dans les deux premiers stades évolutifs de la maladie.

82Transparait également une cohérence entre l’évolution de la maladie dans le temps par stades cliniques et les régions anatomiques touchées : au stade primaire des lésions dermatologique et uro-génital ; au stade secondaire des lésions dermatologique ; au stade tertiaire des atteintes ORL et osseuses. La syphilis est bien une pathologie invasive en profondeur de la peau aux organes internes et jusqu’à l’os.

83Les traitements menés au mercure et les guérisons sont encore rares aux stades primaire et secondaire (3 moulages en cire sur la syphilis guérie) et la présence importante de pièces sur la syphilis tertiaire illustrent l’absence de traitement à cette époque et le nombre important de personnes touchées jusqu’au dernier stade de la maladie au milieu du xix^e siècle.

Les diagnostics dans les collections de moulages anatomiques en cire

Tableau 3

84Le tableau 3 répertorie les diagnostics présents dans les 95 moulages en cire sur les maladies vénériennes et la syphilis provenant des collections du conservatoire (54 pièces du cabinet Dupont, 13 pièces de la Maison Tramond, 2 pièces signées Baretta), de la collection DOR (1 pièce) et de la collection Spitzner (25 pièces).

85On remarque que le panel des diagnostics est large : la maladie peut prendre différentes formes et aspects et touche toutes les régions anatomiques. Dix-sept ont été répertoriés sur les trois stades cliniques évolutifs de la maladie.

86Si l’on croise les différents stades cliniques avec les diagnostics : au stade primaire l’infection est localisée à l’endroit de la contamination (chancres et ulcères syphilitiques) donc sur les parties uro-génitales ; au stade secondaire l’infection se généralise sous forme de pathologies dermatologiques sur tout le corps ; au stade tertiaire les diagnostics sont dits « rongeurs » ou « destructeurs », atteignant plus en profondeur les organes et les os.

87Il y a également un nombre important de pièces sur les chancres (13 pièces sur 95), les ulcères syphilitiques (22 pièces sur 95) et les ulcères avec destruction osseuse (14 pièces sur 95).

Tableau 4

88Concernant la guérison, il existe 3 pièces pour lesquelles les étiquettes et les inventaires indiquent qu’elle s’est produite après injection de mercure ou calomel (chlorure de mercure). Un tableau récapitulatif croisant, par collections de moulages anatomiques en cire, les données des diagnostics par stades cliniques, met ici en évidence de manière plus précise la répartition des pièces par région anatomique (tableau 4).

89Ces données croisées sur les pièces syphilitiques en cire indiquent que les diagnostics présents dans les deux collections de Montpellier et Paris sont complémentaires et sont le reflet de l’étude clinique d’une époque. La présence de 3 pièces sur le stade de guérison montre les débuts de la recherche de traitement au milieu du xix^e siècle. L’étude des diagnostics des moulages anatomiques révèle ainsi les différentes formes de la maladie et l’état d’avancement de la syphiligraphie au milieu du xix^e siècle.

90Marqueurs d’un progrès dans l’enseignement médical et de l’histoire des sciences, ces collections artificielles constituent un témoignage historique des diagnostics posés sur la syphilis et représentent une véritable mémoire de l’étude d’une pathologie au xix^e siècle en France et en Europe.

91Si les moulages anatomiques sont une source importante de renseignements sur la syphiligraphie, les ossements atteints par cette pathologie au xix^e siècle, conservés, inventoriés et étiquetés par les professeurs de la faculté de médecine de Montpellier, révèlent également de précieuses informations sur le caractère évolutif du diagnostic posé sur les maladies vénériennes au cours du xix^e siècle.

De « carie vénérienne » à « ostéite syphilitique », l’évolution du diagnostic dans les collections d’ostéologie pathologique (figure 6)

Fig. 6

92Cette dernière partie est consacrée à l’étude des pièces « syphilitiques » des collections d’ostéologie du conservatoire d’anatomie conservées dans quatre grandes armoires vitrées dont deux sont dédiées aux cas pathologiques (infections, traumatismes).

93Dans le cadre d’un chantier des collections avec la collaboration de l’UMR 7268 de l’université Aix-Marseille ont été récolées dans le conservatoire les pièces relatives à la syphilis : 15 pièces ont été identifiées, soit 7 crânes et 8 os longs attachés sur une planche. Ces données sur l’ostéopathologie dans les collections sont susceptibles d’évoluer, les sessions de travail n’étant pas encore achevées dans le conservatoire et encore non entamées pour les collections parisiennes.

94Les ossements ici concernés du conservatoire portent différentes étiquettes collées sur lesquelles des inscriptions manuscrites à l’encre noire puis rouge et datées signalent des diagnostics posés à différents moments. Elles mettent en évidence une évolution plus fine des diagnostics dans le courant du xix^e siècle, passant de « maladie vénérienne » à « syphilis ».

Fig. 7

95Sur les crânes, les premières étiquettes collées indiquent la mention de « carie vénérienne », puis des étiquettes plus grandes portent un diagnostic plus précis d’« ostéite syphilitique » (figure 6).

96Sur la planche d’os longs, des ratures et des réécritures anciennes à l’encre rouge sont présentes sur les étiquettes (figures 7a et 7b).

Fig. 8

97En recherchant dans les inventaires qui ont été rédigés par les médecins affectés sur le poste de conservateur, quelques crânes ont bien été retrouvés avec la mention de « carie vénériennes » avant 1869. Dans le registre rédigé en 1879 par Joseph Grynfeltt (1840-1913), médecin qui faisait partie de la chaire de médecine opératoire et de la chaire de clinique obstétricale et gynécologique à la faculté de médecine de Montpellier, il est fait mention pour la première fois dans les inventaires du terme d’« ostéite syphilitique », à la fois pour les crânes et sur la planche d’os longs présents dans le conservatoire (extraits du registre, figures 8).

98On distingue nettement la même écriture manuscrite entre les inscriptions d’ostéite syphilitique sur les pièces et celles portées dans son inventaire. Le professeur Grynfeltt a donc bien écrit ces nouveaux diagnostics après avoir rayé les anciens sur les anciennes étiquettes d’ossements, ce qui permet de déterminer la chronologie des écritures. Ces informations représentent une trace concrète de l’évolution du diagnostic sur les maladies vénériennes concernant la syphilis et sont un marqueur d’un progrès scientifique dans l’histoire de la médecine à la fin du xix^e siècle.

Conclusion

99Les collections d’anatomie pathologique utilisées pour l’enseignement clinique des différents stades de l’évolution d’une maladie telle que la syphilis peuvent être considérées aujourd’hui comme de véritables archives visuelles et matérielles concernant surtout les diagnostics du stade tertiaire qui n’existent presque plus de nos jours. Par leur complémentarité, les collections anatomiques, constituées pour l’enseignement dans les facultés de médecine à Montpellier et Paris et celles utilisées sur les champs de foires en Europe à des fins de prophylaxie, représentent aujourd’hui un patrimoine historique inestimable, significatif des progrès des techniques plastiques et des sciences, symbole du glissement de la pensée médicale savante à sa vulgarisation scientifique dans la société de la seconde moitié du xix^e siècle.