1À Vienne, les occupations funéraires de la fin du iii^e s. et du iv^e siècle sont toutes créées ex nihilo après un changement de topographie majeur du tissu urbain dans la première moitié du III^e siècle, et s’installent dans des espaces auparavant occupés par des zones de vie : monuments et espaces publics ou privés. Se pose alors nécessairement la question de l’évolution du statut des parcelles et du droit foncier dans laquelle s’inscrit cette importante modification du paysage funéraire.

1. Le site de Vienne et son évolution topographique

2L’antique Vienna est la capitale de la cité des Allobroges, établie sur le Rhône dans la province de Narbonnaise. La ville se développe vite pour atteindre son apogée dès la fin du i^er s. de n. è. et est la capitale d’un immense territoire qui va du lac Léman à l’actuelle Ardèche. La population viennoise est estimée entre 20000 et 30000 habitants durant le Haut-Empire, dans une ville à la situation géographique stratégique sur un des axes de circulation majeurs entre Rome et la Gaule du nord (Helly 2014).

3Durant le Haut-Empire, les aires funéraires sont situées comme on peut s’y attendre en dehors des limites de la ville, qui ont été repoussées avec le temps au fur et à mesure du développement de la cité. Au iii^e s., des troubles politiques amènent l’Empire romain à se remodeler et à instaurer la Tétrarchie. Les provinces sont redéfinies et la Narbonnaise n’échappe pas à cette restructuration. La province, renommée Viennensis, inclut toujours la ville d’Arles. Mais un nouveau découpage apparait également, introduisant un élément qui deviendra crucial dans les siècles à venir : le diocèse.

4À Vienne, les données archéologiques montrent que le tissu urbain se réduit petit à petit, avec l’abandon dans certains quartiers de maisons privées comme d’édifices publics. Ainsi, les quartiers du sud de la rive gauche et les quartiers de la rive droite sont abandonnés de manière certaine, mais cet abandon n’est ni total ni brutal et s’étale jusqu’au milieu du iii^e s. Les espaces funéraires, qui étaient jusque-là éloignés de la ville, s’en rapprochent alors et s’installent dans des parcelles aux bâtiments plus ou moins détruits, qui ont parfois été l’objet d’une récupération systématique des matériaux (Helly, Granier, à paraître). La topographie générale des occupations funéraires, de même que leur nature et leur typologie se modifient donc en profondeur (Granier 2011 ; Granier et al. 2011 ; Granier et al. 2016a).

2. Cartographie des espaces funéraires des iii^e  et iv^e siècles

5Sur la rive gauche du Rhône, les découvertes archéologiques nous permettent de dénombrer quatre sites, tous dans des espaces auparavant à vocation publique (fig. 16). Trois d’entre eux sont implantés dans l’ancien espace des grands horrea et dans des bâtiments qui les prolongent (Quai Riondet, Nymphéas, Cours Briller) et un est situé plus au sud, dans des entrepôts de plus petites tailles (Vimaine 2). Dans tous les cas, on note que les sépultures s’organisent en petits groupes indépendants formant des concessions, qui réutilisent parfois les murs des bâtiments antérieurs pour se délimiter.

Fig. 16. Carte générale des sites des iii^e -iv^e s.

6Sur la rive droite du fleuve, l’accès aux terrains pour des opérations archéologiques a permis de connaitre plus de sites. Sur cette rive, des sépultures s’installent également dans des bâtiments autrefois publics mais aussi dans des zones auparavant privées, en l’occurrence des domus (fig. 16). On dénombre huit sites : six sur la commune de Sainte-Colombe (Place de l’Égalité, 289 rue Trénel, Les Colombines, Les Petits Jardins, Le Bourg, Rue Joubert) et deux sur celle de Saint-Romain-en-Gal (Thermes des lutteurs, St Ferréol), auxquels s’ajoutent des mentions de découvertes anciennes du xix^e s. De la même manière que sur la rive gauche, les sépultures s’organisent en petits groupes distincts, indépendants les uns des autres. Pour certains d’entre eux, la réutilisation de maçonneries antérieures pour se circonscrire est évidente.

3. Analyse de la répartition des espaces funéraires : réflexion sur le statut des parcelles et l’accès aux sépultures

7Dans la carte de répartition générale, les espaces funéraires sont figurés selon le statut qu’avaient les parcelles avant leur abandon (fig. 16) : en vert sont figurés les édifices privés (domus et boutiques liées à une maison), en rouge sont figurés les édifices considérés comme publics selon la législation romaine, soit les monuments relevant de la collectivité ou de l’administration impériale (entrepôts publics, thermes). Les bâtiments propriétés d’associations, de collegia sont ici également figurés en rouge, car même s’ils ne sont pas nécessairement publics, leur fonctionnement était souvent calqué sur celui des institutions publiques.

8Sur la rive gauche, on voit clairement que les espaces funéraires ne sont disposés qu’à l’ouest de la grande voie nord-sud qui limite les horrea. Le site de Vimaine 2 est situé à l’est de cette voie, mais dans un secteur hors du tissu urbain. Sur cette rive, les espaces funéraires n’ont été observés que dans des parcelles auparavant publiques ou liées au stockage ou au commerce, et aucune sépulture n’est installée dans des parcelles privées. Cela peut paraitre étrange au premier abord, car normalement l’accès au domaine public par les sépultures n’est pas permis, mais cette configuration viennoise souligne la possible réaffectation des choses et des lieux dont le futur statut fixera la vocation. L’existence de tels procédés signifierait donc qu’une parcelle privée pourrait théoriquement devenir publique et vice-versa tant qu’un nouveau statut territorial vient entériner la nouvelle configuration. Le statut antérieur n’est donc pas forcément pérenne et des changements territoriaux peuvent intervenir dans le temps et expliquer que des tombes se situent dans des emplacements que nous pensons être « publics ». Ce phénomène serait également favorisé par l’expansion ou la rétractation des aires urbaines suivant les époques, ce qui impliquait une réorganisation périodique de l’espace et des statuts territoriaux qui a influé sur la gestion des morts.

9Sur la rive droite, on observe une « ceinture » de sites funéraires autour d'un noyau qui demeure sans sépulture. Cet espace est principalement occupé par les thermes du Palais du Miroir et par son immense palestre. On constate également que les sépultures ne sont implantées qu’à l'ouest et au sud de la route Narbonnaise, alors qu'au nord et à l'est aucune sépulture n'est mentionnée.

10Sur l’ensemble des deux rives, aucune sépulture n’a été découverte sur l’emprise de la voirie.

11L’analyse de cette carte de répartition, qui sera ou non confirmée au fur et à mesure des découvertes, montre donc des limites qui restent fortes entre espaces funéraires et espaces de vie, marquées par deux axes viaires principaux nord-sud de la trame urbaine : la voie des entrepôts sur la rive gauche et la voie de Narbonnaise sur la rive droite. Sur cette rive droite, une limite nord-sud semble également exister à l’emplacement de l’actuelle rue Garon.

12Ces données, bien que préliminaires, permettent de poser la double question des lois relatives à l'occupation du sol et des lois relatives à l'inhumation : est-ce la loi qui engendre les pratiques ou des pratiques finissent par être entérinées par la loi ?

13En fait, en contexte romain, on se rend compte grâce aux textes que c’est souvent les deux : le social précède généralement le droit mais ce dernier peut voir ses solutions tempérées par l’idéologie sociale, car le droit romain est un droit casuistique où des paramètres religieux, donc socio-idéologiques, viennent parfois modifier la réglementation juridique. Ceci demeure particulièrement vrai dans le domaine funéraire, dans la mesure où on touche l’émotionnel et l’idéologie collective sous toutes ses formes. Il s’agit de régulation juridique avant tout sociale. Il n’existe pas, à notre connaissance, de texte spécifique à la région viennoise. Mais on se trouve à cette période encore dans un Empire unifié, donc tout ce qui est relatif aux constitutions impériales et à la législation funéraire, qui se sont beaucoup affinées entre le i^er et le iii^e s., montre une certaine linéarité du contexte juridique relatif aux morts depuis la loi des XII tables. Les textes montrent très clairement la continuité dans l’observation stricte de la séparation symbolique du monde des morts et du monde des vivants, primordiale en contexte romain, pour éviter la souillure (Paturet 2017).

14Les changements de topographie montrent que les occupations funéraires suivent l'évolution du cadre urbain, mais la question des limites entre la ville et les espaces funéraires reste valable. Sur la rive gauche du fleuve, on constate que les sépultures n'étaient installées que dans le complexe des horrea le long du Rhône. On constate donc clairement que c'est la route des horrea qui marque une limite, et on peut donc se demander si cela ne correspondrait pas à une décision administrative. Sur la rive droite du fleuve, le même phénomène a été mis en évidence : il semble que la route de Narbonnaise soit la limite entre la présence d'espaces funéraires et les secteurs encore en activité, au moins au iii^e s. Il est fondamental de cerner l’espace public, au sein duquel les inhumations sont théoriquement prohibées, ainsi que la limite sacrée de la ville et son évolution au cours du temps. Dans ce cadre, la persistance de la voirie semble un élément important. Il s’avère que la voirie délimite les zones accessibles aux sépultures plus que les limites des parcelles antérieures.

15Les types de sépultures et de groupes de sépultures peuvent nous orienter vers une interprétation : dans le cas de groupes restreints, dont le profil biologique correspond, on s’oriente plutôt vers des concessions de type familial (au sens romain du terme), alors que d’autres groupes, à l’implantation, à la typologie ou au profil de recrutement spécifiques, s’apparentent à d’autres types de groupes communautaires (comme des collèges par exemple : Granier et al. 2016b). L’idée de l’enclos est toujours présente, on la retrouve dans de nombreux cas, sur les deux rives (murs antérieurs réutilisés pour les délimiter). Cette configuration générale à l’échelle de la ville, donc en groupes indépendants les uns des autres, laisse plutôt envisager des gestions indépendantes, même si on peut imaginer, pour les grands entrepôts par exemple, que le morcellement ait été géré initialement par les pouvoirs publics.

Conclusion

16Les résultats de cette première étude montrent l’importance des changements intervenus sur l’ensemble de la ville de Vienna durant l’Antiquité tardive et la complexité des transformations qui s’opèrent dans la sphère funéraire, particulièrement dans la topographie des lieux d’inhumation. Il n’est pas possible de comprendre ces changements sans aborder les transformations de la ville dans leur globalité, et sans tenir compte du contexte légal dans lequel ces nouvelles implantations d’espaces funéraires se font. Il semble que le caractère public ou privé antérieur des parcelles ne soit finalement pas un frein à l’établissement postérieur d’une occupation d’une nouvelle nature, funéraire en l’occurrence. La perte de fonction de l’espace est avérée, qui permet la mise en place d’une nouvelle attribution. Il semble que des grands espaces publics soient morcelés pour être accessibles à des espaces funéraires, et dans ce cas, les pouvoirs publics ont nécessairement géré cette transformation. Il s’avère aussi que des espaces privés soient transformés ; il faut dans ces cas plutôt envisager une continuité dans la propriété des parcelles, chaque propriétaire assumant alors la transformation légale et religieuse de l’espace.

17Une continuité certaine dans les pratiques funéraires est cependant à noter. De nombreux gestes sont directement hérités des traditions romaines antérieures, que ce soit dans le faciès qu’adoptent les espaces funéraires, le fait qu’ils continuent de s’organiser en groupes séparés et indépendants, ou dans les gestes adoptés individuellement dans les tombes. Ainsi, si l’implantation des lieux funéraires change profondément à la faveur d’un remaniement majeur du tissu urbain, on voit dans les textes, mais aussi par l’archéologie, que finalement, c’est dans la sphère funéraire que les pratiques de tradition romaine ont le plus perduré et le plus longtemps.