1. Un espace funéraire complexe1

1Avec la création de la province Apulia et Calabria sous Dioclétien, Canusium, ville du centre-nord des Pouilles, acquiert un rôle majeur et devient, à partir de la deuxième moitié du iv^e s. de notre ère, chef-lieu de la province (Grelle 1993 : 161-174).

2Hors les murs, la ville comporte une zone funéraire vaste et articulée où coexistent, d’une part, plusieurs hypogées creusés à différentes altitudes sur le front de la crête rocheuse qui caractérise le site de Lamapopoli, et, d’autre part, une nécropole de plein air qui occupe la plaine en contrebas.

3L’espace funéraire implanté dans la plaine, dans la partie visible aujourd’hui, est caractérisé par des monuments et des sarcophages qui, à partir du ii^e s., ont été installés le long du réseau routier secondaire relié à la Via Traiana, qui passait à proximité. Cependant, des matériaux erratiques et/ou réemployés, parmi lesquels figurent de nombreuses inscriptions, témoignent d’une implantation à vocation funéraire dès le i^er siècle avant J.-C.2 (fig. 1).

Fig. 1. Canosa (Lamapopoli).

4Entre le iv^e et le vi^e s., en parfaite adéquation avec le rôle majeur joué par Canusium et son diocèse3, la construction des catacombes s’intensifie et renforce, de façon exponentielle, les modes d’occupation de l’espace funéraire donnant vie à un véritable « système sépulcral intégré »4.

5Configuré comme un espace funéraire de longue tradition et fréquentation, le site de Lamapopoli offre l’opportunité d’observer les phénomènes de continuité et de discontinuité entre l’Antiquité romaine et l’Antiquité tardive.

6À l’heure actuelle, au moins 14 ensembles funéraires souterrains indépendants sont connus, avec des entrées indépendantes, qui, pour la plupart, sont bouchées à l’heure actuelle. Parmi eux, seuls cinq hypogées font l’objet d’investigations archéologiques (F, G, H, C, A), tandis que les autres ne sont que partiellement visibles et accessibles, voire, dans certains cas, ne sont pas encore précisément localisés5.

7Avant de rentrer dans le vif de la description des espaces, il convient d’apporter quelques précisions sur le plan terminologique. Dans cette contribution, en effet, nous avons choisi d’utiliser le terme « catacombe » pour désigner une zone funéraire collective souterraine, alors que nous réservons le terme « hypogée » aux aménagements de taille plus limitée, attribuables, comme on le verra, à un commanditaire précis. Enfin, pour parler des espaces dans leur ensemble, on utilisera les expressions « complexe de catacombes » ou « ensembles funéraires souterrains ».

8Après les recherches menées, en 2004 et 2006, par l’Université de Bari6, c’est la Commission Pontificale pour l’Archéologie Sacrée qui, à partir de 2016, a lancé un projet de fouilles archéologiques systématiques incluant une réhabilitation progressive du complexe des catacombes dans son ensemble7.

9Les différents ensembles funéraires souterrains connus à ce jour sont creusés à faible distance les uns des autres, au gré des petits plateaux qui s’ouvrent, à différentes hauteurs, sur la crête rocheuse, et suivant la morphologie du substrat, parfois sur des niveaux superposés ou adjacents mais non communicants8. Il est donc fort possible que le nombre d’hypogées et de catacombes existant soit en réalité bien plus élevé que celui des ensembles connus à l’heure actuelle, comme le confirment les prospections de surface et les recherches géophysiques réalisées sur place9.

10Dans les parties suivantes, les éléments qui caractérisent la complexité de cet espace funéraire seront décrits selon un fil logique qui nous conduira d’une approche générale à une analyse plus approfondie. On évoquera ainsi l’organisation et l’articulation du cimetière dans le temps, le sens des usages funéraires et la fréquentation des espaces du cimetière, y compris par la prise en compte de l’identité chrétienne de la communauté urbaine de référence. Des données archéo-anthropologiques et des analyses bio-archéologiques viendront compléter la vision d’ensemble dans une perspective interdisciplinaire strictement intégrée et complémentaire.

2. Liens entre cimetière de plein air et structures souterraines10

11Au cours de l’Antiquité tardive, l’espace funéraire en aire ouverte continue d’être utilisée en modifiant partiellement son articulation et en augmentant, quoique de manière limitée, la capacité de plusieurs monuments. Il se caractérise, dans cette phase, par des bâtiments « en édicule » (fig. 2) conçus à l’origine pour accueillir une seule tombe sur le mur du fond, auxquels s’ajoutent des tombes en coffre maçonné, des sarcophages en pierre qui occupent les espaces restants, ainsi que, dans la seconde moitié du iv^e siècle, un grand mausolée en abside destiné à une sépulture collective et privilégiée11 (fig. 3).

Fig. 2. Canosa (Lamapopoli).

Fig. 3. Canosa (Lamapopoli).

12Ces monuments sépulcraux s'ouvraient sur des chemins parallèles en terre battue qui étaient reliés au réseau routier principal. Ces mêmes chemins devaient également desservir les entrées des espaces funéraires souterrains disposées sur différents niveaux de sol, en exploitant un système de terrassement naturel opportunément anthropisé. De fait, pour accéder aux catacombes, à l’inverse du schéma traditionnel, on ne devait pas descendre sous terre, mais plutôt gravir les pentes et les dénivelés du sol.

13Les structures funéraires de plein air et les ensembles funéraires souterrains partageaient la même main-d’œuvre et la même organisation du travail, comme en témoignent les importantes similitudes dans les techniques de construction, dans les typologies sépulcrales (fig. 4), dans les systèmes décoratifs et dans l’utilisation d’inscriptions peintes pour les épitaphes12.

Fig. 4. Canosa (Lamapopoli).

14Ces similitudes, cependant, ne permettent pas, en l’absence de documentation supplémentaire, d’établir l’identité religieuse de ceux qui ont utilisé le cimetière extérieur, même si un poème funéraire peint datable du v^e-vi^e s., le seul témoignage épigraphique connu daté de l’Antiquité tardive, inclut une expression propre aux poèmes sépulcraux chrétiens13. Il s’agit là d’un document important qui témoigne de l’utilisation de l’espace funéraire de plein air par la communauté chrétienne, en plus du complexe des catacombes.

15Pour donner une idée quantitative de la capacité de la zone funéraire de plaine par rapport au complexe des catacombes, dans la limite de nos connaissances actuelles, il est possible de dénombrer 35 sépultures contre plus de 220 sépultures dans les structures souterraines. Ce dernier chiffre est largement sous-estimé compte tenu du nombre d’espaces funéraires souterrains déjà connus, mais qui n’ont pas encore fait l’objet de fouille.

3. Commanditaires, usagers et articulation des espaces funéraires souterrains14

16Les espaces funéraires souterrains, que nous pouvons dater, grâce à la mention des consuls portée par certaines inscriptions15, entre le milieu du iv^e et le vi^e s., diffèrent en termes d’extension, de distribution planimétrique et du statut social du commanditaire. D’une part, on constate la présence de véritables catacombes, destinées à un usage collectif et caractérisées par une articulation en galeries communicantes, avec de vastes cubicula, de hauts plafonds voûtés et une certaine préférence pour la tombe en loculus par rapport à la tombe en arcosolium. A contrario, les hypogées se distinguent par l’adoption de plans plus modestes et par un nombre limité de sépultures. Celles-ci, presque exclusivement des arcosolia et des tombes en coffre maçonné, sont de ce fait attribuables à un commanditaire familial ou en tout cas assez restreint. Actuellement, les secteurs étudiés comportent une catacombe (C) et trois hypogées (F, G, A) auxquels est associé un cubiculum appartenant à un hypogée supplémentaire (nommé avec la lettre H ; fig. 5).

17Sur la base des données disponibles, il est possible d’affirmer que les différents hypogées et catacombes sont réalisés à proximité les uns des autres et sont fréquentés simultanément. Ainsi, l’organisation de cet espace funéraire et les modalités de répartition des inhumations devaient probablement répondre à une logique sélective conditionnée par le type de clientèle et par la distinction possible de groupes au sein de la communauté chrétienne de la ville. À cet égard, les résultats des analyses anthropologiques - toujours en cours - seront particulièrement précieux et pourront mettre en évidence différentes caractéristiques biologiques ou similitudes entre les utilisateurs des différentes structures funéraires souterraines16.

Fig. 5. Canosa (Lamapopoli).

18Dans les deux situations - hypogées et catacombes - des espaces privilégiés sont identifiables car définis par des typologies sépulcrales plutôt monumentales, qui imitent dans certains cas les formes architecturales de la nécropole de plein air, et par des systèmes décoratifs de qualité17 (fig. 6). À partir de l’analyse de ces paramètres, il est possible de distinguer une première forme de hiérarchie.

Fig. 6. Canosa (Lamapopoli).

19En matière d’organisation spatiale des sépultures, on reconnaît la succession de certains processus qui se répètent, avec des modalités similaires, dans les différents contextes. Le moment de la conception et de la construction coïncide toujours avec le creusement des tombes pariétales (loculi et arcosolia) ; plus tard, on réalise l’exploitation systématique des niveaux de sol avec le creusement de sépultures dans le substrat. Enfin, après le rehaussement des niveaux de sol avec des remblais et l’effacement des tombes au sol (formae) (fig. 7), des tombes en coffrage maçonné sont réalisées, s’appuyant (ou dans certains cas recoupant) les structures sépulcrales préexistantes18 (fig. 8).

Fig. 7. Canosa (Lamapopoli).

Fig. 8. Canosa (Lamapopoli).

20Par conséquent, les recherches montrent une intense occupation de l’espace disponible afin de répondre aux besoins de nouvelles structures funéraires, en plus de celles qui ont continué à être utilisées (à savoir, les tombes pariétales telles que les loculi et les arcosolia).

4. Apparition d’éléments identitaires, rituels et « mort écrite »19

21La documentation épigraphique et iconographique atteste de la fréquentation et de l’utilisation du complexe des catacombes par la communauté chrétienne de la ville, explicitée à travers le choix de « symboles identitaires » et de formulaires précis. Les inscriptions sont principalement peintes sur le plâtre recouvrant les systèmes de fermetures des tombes. Le symbole le plus explicite est le monogramme du Christ, tracé en lien avec le texte épigraphique ou plus étroitement lié au décor de la tombe (fig. 9). Le contenu de certaines inscriptions peut également affirmer, sous différentes formes, l’adhésion au christianisme et l’appartenance à la communauté chrétienne20.

Fig. 9. Canosa (Lamapopoli).

22Les fresques des structures sépulcrales, attestées jusqu’à présent, renvoient à des thèmes transversaux, largement répandus dans les contextes funéraires, comme la représentation de l’habitat céleste sous différentes formes : jardins fleuris sur solins en faux marbre, paons (cf. fig. 6), barrières et clôtures ou ciel étoilé21.

23Les rituels de commémoration au tombeau sont bien documentés d’un point de vue archéologique. Citons en particulier la découverte de réceptacles réalisés dans le mortier, de forme circulaire et pourvus d’une cavité centrale tronconique, ne communiquant pas avec l’intérieur de la tombe, situés au niveau du scellement des tombes (fig. 10). Actuellement onze exemplaires de ce type ont été trouvés in situ, et ce, dans presque tous les ensembles souterrains fouillés. Selon toute vraisemblance, ces récipients étaient destinés soit à contenir des dépôts alimentaires, bien que réduits et de nature symbolique, apportés sur la sépulture, soit des récipients ayant la fonction d’une lampe, comme le gobelet en verre tronqué, positionné à l’intérieur la cavité, même si aucun de nos exemplaires n’a livré de signes évidents de ce type d’utilisation. Des analyses chimiques sont d’ores et déjà prévues pour détecter d’éventuelles traces organiques à l’intérieur de ces dispositifs. Ces derniers, conçus comme des récipients « fixes » sur les couvertures, sans liens directs avec l’intérieur des tombes, sont peu connus dans le monde méditerranéen. Une comparaison précise avec les exemples de Canusium peut être trouvée dans le cimetière souterrain de l’Antiquité tardive de Vaste (dans le Salento, au sud des Pouilles)22.

Fig. 10. Canosa (Lamapopoli).

24La présence récurrente de consoles, de plans d’appui et de différents types de sièges (cf. fig. 8), suggère une fréquentation rituelle des pièces souterraines. Cette fréquentation a également été mise en évidence par des témoignages archéologiques représentés par des concentrations charbonneuses sur les sols, livrant de nombreux fragments de céramique, de verre et de faune compatibles avec l’accomplissement du rite du refrigerium. Ce rite devait donc avoir lieu aussi à l’intérieur des galeries souterraines et pas seulement dans les espaces de plein air.

25À présent, les données relatives aux choix formulés dans l’expression des caractères identitaires et dans les modalités de la fréquentation rituelle se doivent d’être intégrées et confrontées à la documentation recueillie au sein même des sépultures et lue à la lumière des analyses archéo-anthropologiques et bio-archéologiques.

5. Pour une lecture archéo-anthropologique de quelques études de cas23

26D’un point de vue strictement archéo-anthropologique24, un certain nombre de tombes mises au jour au sein des catacombes de Canusium, peuvent être considérées comme emblématiques dans le cadre de l’étude de ces ensembles funéraires souterrains. Des 17 sépultures fouillées, entre 2017 et 2021, dans les hypogées F, G et H et dans la catacombe C se dégagent des caractéristiques assez homogènes et constantes qui permettent de reconstituer les principaux aspects touchant à la fois la taphonomie, la dynamique formative, les gestes funéraires ainsi que les pratiques post-dépositionnelles de ces structures, à savoir les modalités de réouverture des tombes, de manipulation des restes et de leur réinhumation (Duday et al. 1990 : 30).

27Le rituel de déposition en décubitus dorsal est attesté pour l’ensemble des individus connectés en position primaire, à l’exception d’un enfant mis au jour dans la t. 4 de l’hypogée G. Il est enterré avec la tête placée à l’intérieur d’une « niche » créée dans le mur du fond de la tombe, allongé sur le côté gauche, sa poitrine est en décubitus ventral partiel, alors que les membres supérieurs, le bassin et les membres inférieurs sont en décubitus ventral complet. Le corps a subi une rotation due à la décomposition en espace vide et à sa position sur un plan incliné. La position du corps n’est donc pas intentionnelle et ne doit pas être interprétée comme un traitement réservé à cet individu ou comme propre à la catégorie des sous-adultes.

28La position des membres supérieurs et inférieurs est sensiblement homogène : les supérieurs sont généralement en extension avec les mains hors du corps ou légèrement fléchies sur le bassin ou le bas de la poitrine, tandis que les inférieurs sont normalement étendus et parallèles et, plus rarement, fléchis ou près du côté long de la structure murale, probablement pour des raisons d’espace.

29Dans l’état actuel des connaissances, aucun cas d’individu inhumé avec des bandages n’a été observé au sein du corpus étudié : la compression de la ceinture scapulaire ou pelvienne et le chevauchement des genoux sont dus à la taille de la tombe et à la présence de deux sujets latéraux. En effet, le fond prévoit, parfois, le dépôt programmé d’au moins deux cadavres : c’est le cas, par exemple, de la t. 15 de l’hypogée F, où un homme et une femme avec les mains qui se chevauchent ont été déposés, ou de la t. 32 de l’hypogée H, où les cadavres sont légèrement superposés. Cet élément pourrait être l’indice d’une certaine parenté entre les deux défunts et d’un caractère familial de la sépulture, caractère qui semble confirmé, dans d’autres sépultures, par la présence d’un ou de plusieurs enfants, soit placés simultanément en contact étroit, soit placées entre deux adultes, soit enfin le long de ces derniers.

30Dans d’autres cas, l’enfant occupe un espace isolé ou réservé : la grande arche de l’arcosolium de la t. 16 de l’hypogée F est occupée, au cours de la première phase d’occupation funéraire, par un adulte placé au centre, qui sera ensuite réduit à l’occasion de nouvelles dépositions, notamment celle d’un subadulte placé presque dans un coin avec les jambes vers la t. 19 voisine (cf. infra). Dans une autre tombe, comme on l’a vu plus haut, un enfant est plutôt placé la tête dans une niche (cf. supra t. 4 de l’hypogée G).

31C’est précisément l’utilisation des sépultures pour la déposition de nombreux individus qui constitue la particularité du contexte (cf. infra tabl. 1). En effet, nous relevons un très haut pourcentage de tombes réutilisées pour des inhumations plurielles avec inhumations individuelles simultanées et différées25. Dans certains cas, on observe jusqu’à 18 individus placés dans la même tombe. Généralement, les corps y sont orientés dans le même sens, sauf dans deux cas qui se présentent avec une orientation opposée.

32Le nombre élevé de sujets suppose leur déposition à des moments différents mais très rapprochés26. Cette observation s’appuie, d’une part, sur les phénomènes de décomposition des corps et, d’autre part, sur l’absence d’éléments de discontinuité stratigraphique entre les corps, tels que des niveaux de sol ou de remblai. Une fois réouvertes, les tombes sont réutilisées longtemps et de façon intense, ce qui provoque le chevauchement des corps dans un espace qui, aussi profond soit-il, reste extrêmement étroit27. Cette action a également des conséquences bien visibles en termes de décomposition. Les cadavres, en effet, se décomposent presque simultanément, processus qui provoque, en premier lieu, l’écrasement des volumes : en t. 4 de l’hypogée G, par exemple, ce phénomène est encore visible depuis le soulèvement des membres supérieurs des individus profonds vers les superficiels qui, avec leur poids, produisent un effet de levier. Une autre conséquence de la décomposition contemporaine des corps est la désarticulation et la dislocation de quartiers squelettiques entiers par l’action de la gravité qui mélange les restes anatomiques individuels. Il arrive ainsi que des membres articulés entiers (notamment des régions appendiculaires) tombent sur les côtés des corps et même de la tombe. Dans d’autres cas, étant donné la superposition des corps dans la même orientation, il arrive que les crânes se désarticulent complètement des corps, restant cantonnés vers le haut de la sépulture, tandis que les éléments des squelettes post-crâniens glissent vers le bas de la structure.

33Cette situation stratigraphique et anthropologique complexe place le fouilleur devant de nombreuses difficultés, tout d’abord celle d’attribuer correctement les portions squelettiques isolées28. À ces paramètres, dus au type de décomposition, s’ajoutent d’autres facteurs qui rendent encore plus complexe la lecture des individus et des gestes. L’action de réouvrir la tombe pour insérer un nouveau défunt provoque le réarrangement des individus les plus superficiels, entraînant une fragmentation et un mélange supplémentaires des os. Presque toujours, les individus les plus profonds sont les mieux conservés et les plus lisibles. Par ailleurs, non moins impactantes sont les modifications naturelles telles l’entrée d’eau et de boue, liées aux phénomènes alluvionnaires, sur les niveaux de dépôt, souvent inclinés, ce qui modifie l’intégrité de la position d’origine et compromet d’autant la lecture des individus. En particulier, les zones squelettiques positionnées aux extrémités et composées d’ossements de plus petite taille, comme les pieds, se mélangent les unes aux autres et s’accumulent dans le point le plus bas de la sépulture, au sein de la matrice boueuse. Dans d’autres cas, les individus se mélangent complètement dans la couche alluviale ou percolent dans les tombes voisines, encore partiellement articulées. À cet égard, citons l’exemple de deux tombes de l’hypogée F dans lesquelles les jambes de l’individu subadulte placé au fond (t. 16) glissent, presque complètement articulées, dans la tombe à proximité (t. 19) suite à l’effondrement du diaphragme rocheux qui les séparait. À ces phénomènes, ajoutons enfin les effondrements des voûtes rocheuses et des fonds des sépultures, qui écrasent les ossements et les fragmentent davantage. En effet, dans les cas de la superposition directe de différents hypogées, séparés par des diaphragmes rocheux extrêmement petits, l’effondrement des voûtes provoque l’effondrement des planchers des hypogées supérieurs. Avec eux les fonds des tombes afférentes cèdent et les sujets inhumés vont se mêler, ne serait-ce qu’en partie, aux éléments d’effondrement, comme cela se produit en tt. 4 et 24, où les jambes des individus placés en t. 4 et tous les individus de t. 24 tombent dans l’hypogée sous-jacent H. Dans certains cas, le degré de déconstruction du cadavre et du mélange est si élevé qu’il rend complexe l’interprétation de la nature de l’action. Dans certains cas, les dépôts de restes squelettiques sont conservés sous la forme d’accumulations disjointes, chaotiques et désordonnées, relevant d’un certain nombre de sujets, qui ne peuvent pas être définis sur le terrain. L’attribution des restes anatomiques et la définition du nombre d’individus deviennent très complexes, et parfois totalement impossibles, lors de la fouille. Ce n’est qu’en intégrant la vision archéologique à la vision ostéologique qu’il est possible de reconstituer les gestes anthropiques ou les phénomènes naturels qui ont affecté le gisement. On peut citer, au sein de la t. 23 de l’hypogée G, une couche constituée de nombreux os déconnectés avec des parties articulées internes qui recouvraient des individus partiellement complets (fig. 11). À partir du type et de la localisation des ossements, cette couche avait été interprétée au préalable, exclusivement sur la base des données de fouille, comme un dépôt en position secondaire, transféré d’une autre tombe (De Santis, Panzarino 2019 : 128). Ce n’est qu’après l’étude anthropologique, intégrée à la documentation archéo-anthropologique collectée sur le terrain, qu’il a été possible de reconstituer le nombre correct de sujets, en attribuant de nombreux ossements29 et des parties articulées, ce qui a mené à interpréter le dépôt funéraire comme un remaniement anthropique en partie volontaire (violation de la tombe) et en partie naturel (lessivage, inclinaison du fond et effondrement du toit et de la voûte de l’arcosolium).

Fig. 11. Canosa (Lamapopoli).

34Par ailleurs, au sein du corpus étudié, il a été possible de documenter des cas de déplacement intentionnel d’ossements qui ouvrent des pistes de réflexion intéressantes. Dans la t. 4 de l’hypogée G d’autres ossements d’immature en position secondaire ont été identifiés, situés dans l’interstice intentionnellement créé entre le mur du fond de la tombe et le parapet rocheux de l’arcosolium sur lequel il s’appuie (t. 24). Il s’agit donc d’un petit espace qui prend la fonction d’un « placard ou ossuaire » (fig. 12). L’action pourrait être interprétée comme une forme de réduction respectant la partie squelettique par excellence, la boîte crânienne.

Fig. 12. Canosa (Lamapopoli) : hypogée G, tombe 4 en coffrage maçonné, inhumation multiple.

35En résumé donc, l’approche intégrée entre archéologie et anthropologie, du terrain au laboratoire, permet d’enregistrer et d’interpréter correctement ce type de dépôts et d’ouvrir des perspectives interprétatives sur les formes de manipulation du cadavre. En effet, la réouverture de la tombe avec les corps encore en phase de décomposition, les déplacements et le tassement des ossements renseignent sur la proximité des vivants avec la mort et la corporalité des défunts, suivant le degré plus ou moins avancé de décomposition du cadavre (Duday 2005 : 176). En particulier, lors de la réouverture des tombes, il est clair que les fossoyeurs se retrouvent devant un corps récemment inhumé en phase de décomposition et, plus rarement, devant un corps complètement en l’état de squelette.

36Bien qu’extrêmement complexes, les dépositions multiples se révèlent très intéressantes à deux égards. Être enterré dans la même tombe pourrait indiquer un lien familial et social entre les individus ; cet aspect constitue certainement la clé interprétative privilégiée de ce type de dépositions, au-delà des motifs de décès (Schmitt, Déderix 2018 : 197). Un deuxième élément concerne la chronologie des différentes phases funéraires à l’intérieur de la structure. Pour des cas de dépositions aussi proches dans le temps, en effet, la définition chronologique basée sur le ¹⁴C ou sur l’étude du mobilier funéraire renvoie à des périodes de temps trop longues. C’est la raison pour laquelle des méthodes d’intégration d’informations ont été testées30. Les analyses par spectrométrie portent non seulement sur les restes osseux, mais aussi sur les terres associées afin d’obtenir des informations utiles en relation avec la diagenèse, la taphonomie et les processus de décomposition et les résultats préliminaires appuient déjà partiellement l’interprétation de la chronologie relative aux actions de dépôt de corps.

6. Modalités d’occupation des tombes et pratiques funéraires31

37Comme cela a déjà été souligné plus haut, la fouille archéo-anthropologique des sépultures32 met en lumière des pratiques funéraires particulières, aussi bien au niveau des modes d’occupation des sépultures que sur le plan des gestes rituels accomplis.

38Sur le total des tombes identifiées dans le complexe des catacombes (222), un pourcentage important avait été pillé et vidé dès l’Antiquité ou bien à des époques plus récentes. En revanche, environ 132 sont totalement ou partiellement intactes ; 62 sépultures ont été fouillées, depuis 2004, dont 17 lors des fouilles les plus récentes. Ce faible nombre de sépultures est motivé par la nature des interventions de la Commission Pontificale pour l’Archéologie Sacrée, dont l’objectif principal est de sécuriser et restaurer le complexe des catacombes pour le rendre un jour utilisable par les visiteurs33.

39Un aspect qui émerge clairement de la fouille des sépultures et de leur analyse taphonomique est l’utilisation intensive de tombes pour des inhumations plurielles dans lesquelles ont pu être documentées, toutes tranches d’âge confondues (adulte, subadulte, nourrisson, fœtus)34, induisant la réouverture à de plusieurs reprises du réceptacle sépulcral, avec des inhumations individuelles, multiples et collectives35. Généralement, les éléments de discontinuité, tels les niveaux intermédiaires entre les différentes actions ne sont pas documentés : les corps témoignent tous d’une décomposition en espace vide.

40Les analyses bioanthropologiques toujours en cours, permettront, à terme, de vérifier l’éventuel lien de parenté biologique au sein d’une même tombe par des groupes, plus ou moins nombreux, pour tenter d’identifier les raisons qui ont conditionné ce mode d’occupation et d’en préciser certains paramètres. À cet égard, il convient de garder à l’esprit l’un des facteurs qui a certainement influencé l’occupation funéraire et le nombre d’individus à l’intérieur de celles-ci, c’est-à-dire la continuité d’utilisation. Si, en effet, les tombes pariétales (loculi et arcosolia) ne perdent jamais leur fonction pendant toute la durée du cimetière, a contrario, les tombes au sol, dans tous les hypogées étudiés jusqu’à présent, sont effacées à un certain moment pour amorcer une nouvelle phase de fréquentation funéraire.

41En plus des exemples déjà décrits, il existe deux cas qui diffèrent des pratiques les plus courantes. Dans la catacombe (C) on observe la réutilisation d’une tombe en coffrage comme ossuaire, déjà occupé par deux individus en position primaire, probablement en rapport avec la vidange de certains loculi et leur réoccupation36.

42Signalons, par ailleurs, un exemple assez atypique dans le cubiculum de l’hypogée H (fig. 13) : un aménagement découvert à côté d’une tombe monumentale et destiné à accueillir des objets aux fonctions différentes, comportant la superposition de matériaux hétérogènes et de réemplois, dont – à la base – quatre crânes de jeunes sujets immatures (âgés d’environ 1 à 3-4 ans)37. La façon d’utiliser les crânes en tant que « matériau de construction », semble relever de la volonté d’occuper le plus d’espace possible, notamment en vertical. Il est difficile de définir le type de « geste » qui a conduit à retirer des crânes d’une ou de plusieurs tombes, après la décomposition totale ou partielle des corps, pour les exposer ainsi, c’est-à-dire si l’aspect fonctionnel a prévalu sur le rituel lié à la sélection d’ossements « privilégiés ». Comme on le sait, la sélection et le déplacement des crânes font partie des pratiques de dépôt secondaire partiel parmi les plus fréquentes dans l’Antiquité38. En revanche, il n’est pas exclu que les deux possibilités coexistent. On ne sait pas de quelle tombe les ossements ont été prélevés, probablement d’un (ou plusieurs) des trois arcosolia, qui n’ont pas pu être fouillés (De Santis 2020a : 103-104).

Fig. 13. Canosa (Lamapopoli) : hypogée H, restitution 3D du cubiculum.

43L’ensemble des observations39 ouvre des perspectives intéressantes sur la chronologie relative des inhumations, sur les formes de manipulation du cadavre et, donc, sur l’approche de la mort et des corps des défunts par les vivants. Autant d’aspects auxquels des analyses de laboratoire sur des restes osseux peuvent aider à apporter des éléments de réponse. Pour les analyses bio-archéologiques40 nous procédons par contextes homogènes, c’est-à-dire en analysant en séquence tous les restes squelettiques restitués par les stratigraphies (à l’intérieur et à l’extérieur des tombes) de chaque hypogée ou catacombe fouillée, en reconstituant les individus. C’est un choix méthodologique destiné à valoriser le contexte d’origine en vue d’une intégration étroite entre archéo-anthropologie de terrain et analyse en laboratoire, visant une analyse systématique et hautement contextualisée.

44Cette approche est particulièrement adaptée au complexe du cimetière de Canusium, caractérisé, comme on l’a vu, par des monuments différents, mais se référant à un contexte chronologique assez limité et utilisé par des personnes qui se reconnaissent comme des membres d’une « communauté ».

7. Perspectives de la recherche : les analyses bio-archéologiques41

45Les restes squelettiques sont actuellement étudiés au Musée des Civilisations. Toutes les tombes fouillées et étudiées sont issues des hypogées F, G et H ; ces hypogées, pour l’heure, n’ont pas été entièrement fouillés. Comme nous l’avons déjà décrit aux paragraphes 5 et 6, il s’agit d’inhumations plurielles avec un nombre variable de dépositions, simultanées ou décalées dans le temps. Les observations taphonomiques ont restitué une image assez complexe et variable d’un contexte à l’autre, caractérisée par des manipulations anthropiques anciennes et récentes ainsi que par des processus post-dépositionnels d’ordre naturel42. La combinaison de ces facteurs a conduit à la perte de connexions anatomiques, au déplacement et au mélange des éléments osseux dans nombre de structures étudiées. Dans la phase préliminaire de l’étude, une grande attention a donc été accordée à la reconstitution des individualités squelettiques et à l’estimation du nombre minimum d’individus au sein de chaque structure, afin de compléter et affiner ce qui avait été déjà enregistré au moment de la fouille.

46Les analyses ont suivi un critère mixte combinant les données stratigraphiques avec le nombre d’os par type, intégré par les associations possibles entre les parties squelettiques en fonction de leurs indications de sexe, d’âge et de morphologie (Robb 2016). Les estimations du sexe et de l’âge au décès ont été réalisées selon les méthodes couramment utilisées en anthropologie squelettique43. Pour les constatations paléopathologiques, on se réfère principalement aux études de Ortner (Ortner 2003), de Brickley et collègues (Brickley et al. 2020) et de Buikstra et Ubelaker (Buikstra, Ubelaker 1994).

47Les analyses anthropologiques ont porté sur un total de 13 sépultures qui ont livré des restes squelettiques appartenant à 85 individus. À ceux-ci s’ajoutent les restes crâniens de quatre subadultes récupérés sur le fond du support fonctionnel pour la création d’une niche dans l’hypogée H, obtenu entre les tombes 30 et 3244. Les restes se composent de quatre calottes crâniennes incomplètes et de certains éléments du crâne facial (ossements maxillaires et zygomatiques). Les âges estimés en fonction de la taille des éléments et du degré de maturation dentaire vont de 1 an à 3-4 ans45.

48En ce qui concerne les tombes, il existe des différences tant dans le nombre de sépultures que dans la composition par sexe et âge des individus (tabl. 1). Toutes les tombes sont plurielles et contiennent de trois à dix individus. La tombe 23 de l’hypogée G est une exception, qui a restitué des vestiges attribuables à au moins 17 individus, en grande partie mal représentés et fortement mélangés, notamment dans les couches supérieures correspondant aux dernières phases d’utilisation de la structure46. Une autre spécificité de la sépulture 23 est constituée par la très forte présence de sujets périnataux. Pour leur dénombrement et la détermination de l’âge du décès, nous nous sommes appuyés sur l’os le plus représenté ; il a en effet été possible de dénombrer huit tibias gauches dont la mesure a fourni un âge au décès allant de 36 à 40 semaines fœtales.

49La répartition par sexe et par âge de l’ensemble de l’échantillon est présentée dans le tableau 2. Bien que préliminaires, et pour l’instant pas entièrement interprétables en termes démographiques, les données fournissent quelques premières informations d’un intérêt certain. Un premier constat concerne l’inclusivité funéraire du complexe de Canusium ; en effet, en dépit des différences enregistrées entre les hypogées, qui pourraient être imputées à la faiblesse de l’échantillon de sépultures explorées, on remarque la présence d’individus de toutes les tranches d’âge, y compris ceux d’âge périnatal. Aux huit nourrissons retrouvés dans la tombe 23 (hypogée G), s’ajoutent trois autres individus, issus des tombes 4, 24 (hypogée G) et 16 (hypogée F), portant la représentativité de cette tranche d’âge particulière à 12,9 % de l’échantillon.

50Chez les adultes, un profil démographique différent pour les deux sexes apparaît immédiatement : chez les hommes, la mortalité est concentrée dans la catégorie des 40-50 ans, tandis que chez les femmes dans celle des 20-30 ans. Cet élément s’explique en partie en raison du risque de décès lié à l’accouchement47.

51En ce qui concerne le cadre paléopathologique de l’échantillon, on présente les résultats des indicateurs osseux et dentaires les plus courants dans la littérature. Parmi les pathologies buccales, il existe des fréquences élevées de caries et de perte de dents intravitam avec des valeurs de 75 % dans la classe 20-40 et 81,3 % chez les plus de 40 ans ; de plus, dans ce groupe d’âge, environ la moitié des individus ont des abcès alvéolaires. L’hypoplasie de l’émail, indicateur de stress métabolique durant l’enfance, renvoie une fréquence de 52 %. À cet égard, l’échantillon de Canusium (Lamapopoli) diffère de celui de la catacombe de Santa Mustiola (Braconi et al. dans ce volume) qui montre des valeurs beaucoup plus élevées. L’échantillon de Canusium (Lamapopoli) présente divers résultats de traumatismes, tous détectés sur des individus adultes et tous concentrés sur trois zones squelettiques. En effet, on observe quatre cas de traumatismes aux côtes et deux cas de fractures du radius distal, cicatrisés au moment du décès et présentant des callosités consolidées. À ces cas s’ajoutent un traumatisme acétabulaire et un cas de subluxation de l’articulation coxo-fémorale. Parmi les signes paléopathologiques plus spécifiques, il y a deux cas de rachitisme chez deux enfants, deux cas de rachitisme résiduel chez deux adultes jeunes et un cas d’hyperostose vertébrale engainante (ou maladie de Forestier) chez un homme de plus de 40 ans.

52Une dernière considération concerne la stature des individus adultes, reconstituée à partir des longueurs des os longs, et en appliquant les formules de régression de Pearson (1899). La moyenne féminine est de 153,1 (N = 9 ; écart type = 4,2), tandis que celle des hommes est de 165,9 (N = 11 ; écart type = 5,3), en accord avec les valeurs de l’échantillon de Santa Mustiola (Braconi et al. dans ce volume) et avec celui généralement enregistré pour les populations italiques d’époque romaine impériale et tardive (Giannecchini, Moggi-Cecchi 2008).

8. Conclusions48

53Le cimetière de Lamapopoli à Canusium met en lumière divers aspects et pistes de réflexion d’ordre général.

54Nous sommes face à un site pluristratifié, où les changements dans le concept de la mort et de sa représentation, de l’époque romaine à l’Antiquité tardive, affectent les processus de transformation de l’espace funéraire. Le contexte examiné constituait déjà, depuis plusieurs siècles, le cimetière de la ville, ce qui permet de saisir des phénomènes de continuité et de discontinuité dans les modes d’organisation du cimetière, puis dans l’expression identitaire de la communauté chrétienne qui l’investit. Les typologies sépulcrales, les appareils décoratifs, les pratiques funéraires témoignent du niveau économique des commanditaires, élément que l’on peut également appréhender à la lecture des techniques de construction et des différents niveaux de spécialisation des ouvriers.

55Les données ostéobiographiques recueillies à ce jour serviront de base pour démarrer et définir des axes de recherche intéressants centrés sur les conditions de vie, l’origine géographique et la parenté génétique. En outre, les résultats de cette recherche contribueront à comprendre les modes d’utilisation des structures funéraires en relation avec la dynamique des groupes et des familles au sein d’une communauté apparemment homogène. Il ne s’agit donc que d’un premier pas en vue de l’élargissement des enquêtes à partir desquelles des données démographiques importantes pourront être obtenues, compte tenu également de la taille importante de l’échantillon d’un point de vue quantitatif.