1Les différents chapitres réunis dans ce volume montrent que les règles et lois portant sur le corps humain et les restes archéologiques ne permettent pas de définir avec toute la précision requise le statut des restes anthropologiques issus de collectes anciennes ou d’opérations archéologiques récentes. Après avoir largement démontré la valeur heuristique des vestiges anthropobiologiques et le fait que les ossements humains contribuent encore de manière significative à la connaissance de notre espèce, A. Froment conclut son entrée en matière (cf. supra p. 19) par une mise en garde contre la destruction de cette mémoire biologique témoignant autant de ce que nous étions, que de ce qui a contribué à nous façonner à travers les siècles. Témoignant autant d’un environnement biologique que de l’histoire des peuples dans ce qu’elle a de plus intime, celle de l’ultime présence d’un défunt dans une communauté, les restes humains conservent le dernier témoignage du patrimoine biologique d’une population et du vécu d’un être humain. C. Knüsel (cf. supra IV chap. 1) insiste en comparant les restes humains à des bornes « biologiques » permettant d’appréhender la variation humaine.

2Si aujourd’hui, toute la communauté scientifique reconnaît ces potentialités (cf. supra I chap. 3), l’intégration des restes humains dans le cortège des documents constituant le patrimoine historique, traditionnellement cantonné aux archives, œuvres et artefacts, n’apparaît pas naturelle et fait encore débat. Le rappel par A. Froment, du titre de l’article paru dans le journal Le Monde à l’occasion de la réouverture du musée de l’Homme « que faire des squelettes du musée de l’Homme ? » illustre parfaitement la persistance de cette interrogation alors même que l’article en question restitue les propos d’A. Froment insistant sur l’intérêt fondamental des collections anthropologiques pour l’histoire de l’humanité. Il est facile de convaincre de l’intérêt d’études biologiques sur les restes humains anciens mais leur détention et l’usage que l’on peut en faire pose question. H. Guy et A. Richier dans le chapitre II.7 suggèrent même que l’existence des dépôts dédiés aux vestiges ostéo-archéologiques « illustre un souci à l’échelle sociale du devenir de ces restes osseux ».

3Au sein même de la communauté scientifique, les interrogations sur le statut accordé aux restes anthropobiologiques n’ont cessé d’évoluer et de prendre des directions parfois radicalement différentes selon les nations et les cultures. La collecte de restes humains à des fins qui deviendront scientifiques, une fois la curiosité et le « collectionnisme » dépassés, est une pratique que toutes les nations d’Europe occidentale ont connu depuis le xviii^e siècle au moins. Les restes humains conservés dans bien des musées illustrent certains aspects du passé de la discipline anthropologique (incluant l’archéo-anthropologie) et d’une histoire scientifique pétrie de certitudes quant à son action sur les peuples autochtones ou étrangers. Sur certains crânes d’une collection constituée au xix^e siècle figure directement à l’encre de chine : le nom de l’individu, le mode d’acquisition du corps (prélevé sur un autel, don, échange…) et les quelques données biographiques (bandit, crétin,…). Comme nul autre objet à vocation patrimoniale, les restes humains nous renseignent sur l’anthropologie, plutôt sur « les anthropologies », qui ont traversé l’histoire et renvoient à des concepts plus ou moins pérennes rattachés à des études plus savantes que scientifiques. À travers ces supports d’études anthropologiques (crânes, ossements ou squelettes) et la façon dont ils ont été traités, restaurés, remontés voire recomposés, nous pouvons appréhender les mutations de nos disciplines (taxinomie, anthropologie, auxologie, archéologie, ethnologie) et les liens qu’elles ont entretenu et entretiennent avec d’autres champs d’étude.

4Depuis 20 ans, les différentes modalités d’exploitation, de conservation ou de valorisation de ces vestiges (scientifique, muséale, pédagogique) ont généré des problèmes bien spécifiques, inédits jusqu’alors, qui soulignent à leur manière combien la question du statut juridique des ensembles anthropologiques est fondamentale. Et nous ne sommes qu’au début de ces interrogations. La contribution croissante de nouveaux modes d’investigations sur les restes humains, en particulier la recherche d’ADN, renforce nos incertitudes (cf. supra I chap. 5). En effet, alors que, jusqu’alors, sauf exception, la majorité des restes humains conservés dans les réserves n’avait aucune filiation certaine avec un peuple, une communauté ou une lignée, la paléogénétique ne cesse de progresser en vue de recomposer une partie de ces liens, que l’on considérait jusqu’alors immuablement perdus, entre des populations actuelles et des vestiges de plusieurs milliers d’années.

5Si les restes humains sont considérés par tous comme « uniques et sensibles », c’est sans doute parce qu’ils portent encore, dans nos cultures occidentales, cette « l’ombre d’humanité » rappelée par Leca (Leca 2014) qui s’impose sans avoir à la démontrer à tous ceux qui manipulent, étudient, restaurent ou collectent des restes humains. Avec un peu d’audace, nous pourrions les assimiler à une relique scientifique ou biologique puisque, pour reprendre les propos de V. Négri dans le chapitre II.4, ces restes, par ailleurs de nature très diverses (os, phanères, etc.), sont associés à une notion de temporalité (l’éternité pour les reliques) et résultent, pour ceux collectés à l’occasion de fouilles archéologiques, d’une production sociale (cultuelle et culturelle) par l’intermédiaire du rituel funéraire ayant conduit à leur conservation.

6Ces incertitudes sont à l’origine de cet ouvrage. Il a pour volonté de mettre en lumière les difficultés engendrées par l’absence de statut clair concernant les restes humains en tant que patrimoine biologique témoignant du passé très ancien ou récent de notre espèce. Archéologues, anthropologues, conservateurs de musée ou encore restaurateurs, gestionnaires de mobilier archéologique et toutes les instances chargées de la gestion du patrimoine doivent actuellement composer avec ce flou et trouver au cas par cas des solutions qui, d’un lieu à l’autre, selon les interlocuteurs, pourront être en totale contradiction avec celles apportées en telle ou telle autre circonstance. Les contributions qui ont été réunies, émanent non seulement de divers spécialistes confrontés à l’étude, la sauvegarde et la valorisation scientifique des restes humains, mais aussi des juristes et des philosophes qui abordent, selon différents angles, cette question complexe. Elle peut être, d’ailleurs, subdivisée en de nombreux sous-dossiers selon que l’on considère les aspects éthiques, scientifiques, muséographiques ou patrimoniaux. Ainsi, il apparaît que « la réflexion collective sur les conditions de conservation, de restauration, d’études et de mise en valeur est indispensable » (Cornu 2016).

7Les considérations éthiques, juridiques ou épistémologiques auxquelles nous nous confrontons revêtent un caractère universel comme en témoignent les questionnements récurrents de nos concitoyens lors de conférences, visites de sites archéologiques, rencontres ou débats publics. La question irrémédiablement posée par le public aux archéologues fouillant une zone funéraire « que vont devenir tous ces squelettes que vous fouillez ? » rejoint celle posée par le journaliste du Monde cité plus haut. Quelles que soient les circonstances de découverte ou de collecte de la série anthropologique, les questionnements restent les mêmes. Et, il faut le reconnaître, les zones d’ombre du cadre législatif actuel (cf. supra II chap. 3) ne contribuent pas à apporter les réponses attendues tant à l’égard du passant qui assiste au détour d’une rue à l’exhumation de squelettes humains dans le cadre d’une fouille archéologique, qu’à celui du scientifique confronté à la collecte de matériel paléobiologique et, comme le souligne P. Adalian dans le chapitre I.1, de l’indispensable matériel de comparaison sur lequel il fondra et testera ses méthodes. La communauté scientifique se sent ainsi dans une position incertaine dans la mesure où aucun cadre clairement défini ne met le chercheur à l’abri d’une décision arbitraire de restitution ou de réinhumation pouvant réduire à néant des années d’efforts et d’investissements.

8Il nous paraissait donc fondamental de confronter la question de la conservation et de l’étude de restes humains anciens au droit français actuel mais aussi à nos pratiques. Ceci a d’abord permis de caractériser au mieux le patrimoine anthropologique et paléobiologique dans sa diversité. S’y ajoute une dimension éthique attachée à fournir une « image » de l’objet et des modalités de conservation de l’intégrité de l’objet. Il s’agit à notre avis d’un préalable important qui fait défaut à de nombreuses réflexions relatives au statut des ensembles anthropologiques, notamment ceux issus de fouilles archéologiques. Ceci passe également par une nécessaire interrogation sur notre vocabulaire, sur la diversité des restes conservés (cf. supra I chap. 2 et 3). En effet, les définitions fluctuantes de termes tels que « collection », « restes humains » ou encore « restes patrimonialisés » contribuent à générer ce flou dans les dialogues interdisciplinaires autour des restes humains.

Le statut, une problématique globale

9Il ne fait aucun doute pour les différents contributeurs qu’à l’image de la « pulsion scopique » évoquée par P. Le Coz dans le chapitre II.5, les domaines de recherche ayant comme support les restes osseux humains pourraient être victimes, par ricochet, de législations inadaptées ou trop contraignantes. D. Sayer dans le chapitre IV.4 rappelle les particularités du contexte britannique qui a connu entre 2008 et 2011, après un changement des conditions réglementaires d’autorisation de fouilles de zone sépulcrale, une véritable « crise de l’archéologie ».

10Une des manifestations de ce souhait de traiter de manière spécifique les questions sur le statut des ensembles anthropologiques et de l’éthique de leur étude, est la récurrence des textes évoqués par les auteurs des contributions (avis du CCNE, code de déontologie de IRCOM, loi sur l’archéologie préventive,…). Avec une ambiguïté : celle d’assurer d’un côté la conservation durable et l’intégrité d’un patrimoine scientifique et de l’autre de ne pas entraver l’évolution de la recherche sur ce patrimoine. Des exemples, émanant de l’étranger, de statut juridique spécifique aux restes humains existent. Ces derniers permettent d’ailleurs de souligner la difficulté de rattacher ce matériel à une « identité » biologique précise. Celle-ci, appréhendée jusqu’alors du seul point de vue paléo-ostéologique, telle qu’elle est appliquée par le NAGPRA par exemple (cf. supra IV chap. 5), sera dans un avenir proche établie par l’ADN et aura probablement une part significative dans la définition de socles identitaires paléogénétiques. En Europe, nous n’en sommes pas encore à ce stade. En revanche, nous pouvons aujourd’hui affirmer que de telles réflexions éthiques et décisions juridiques, qui firent craindre il y a peu encore une disparition des ensembles anthropologiques, ont eu un impact plutôt stimulant en France. Certains contributeurs soulignent que des modifications de pratiques pouvaient réveiller une forme d’incompréhension des activités impliquant les vestiges anthropologiques, teinté de curiosité morbide et collective (sorte de « bouchon de curiosité », tel que l’évoque P. Le Coz centré sur les restes humains patrimonialisés) tandis que d’autres appellent de leurs vœux une clarification du statut. D’ailleurs face aux difficultés concrètes rencontrées par les restaurateurs (cf. supra II chap. 6), il apparaît que le mot « conservation » ne peut plus résumer à lui seul désormais la pratique scientifique et patrimoniale portant sur les restes humains1.

Éthique, respect, dignité et responsabilité

11Quel comportement adopter face aux évolutions de la science, à la diversité des restes humains concernés et aux questions de conservation qui se posent ? La lecture des contributions montre que l’ensemble des acteurs, par expérience et/ou éthique personnelle, partage globalement les mêmes réponses que l’on pourrait désigner comme « les grands principes » ou la « règle d’or » (pour reprendre le terme d’A. Froment) des acteurs de l’anthropologie. Celle-ci se structurerait autour de deux grands axes : d’une part, le respect ou la dignité due aux vestiges et une éthique professionnelle visant à ne pas susciter d’interprétation morbide ou déplacée à l’égard de l’être humain que représentent ces vestiges et d’autre part, une responsabilité vis-à-vis des générations futures conduisant à garantir la conservation de ces restes ainsi que la trace des travaux dont ils ont pu faire l’objet. Chaque auteur a souligné avec sa propre sensibilité, et par rapport à sa discipline, l’importance de ces grands principes.

12Tout d’abord, la notion de « respect » est revenue dans de nombreuses interventions tant cette relation entre les morts et les vivants fait appel aujourd’hui à l’attention bienveillante due aux morts anonymes, aux disparus, aux « gens sans histoire » tel que l’écrit S. Tzortis dans le chapitre III.3. Bien entendu les musées et les expositions sont parfois davantage concernés par les considérations de respect et de dignité accordé aux disparus et on observe une vraie cassure avec ce qui fut pratiqué de la fin du xix^e et tout le long du xx^e siècle. De son côté, l’archéologie est de plus en plus concernée, notamment en raison de la fouille d’ensemble ostéo-archéologiques modernes « de plus en plus contemporains ». Ce fut d’ailleurs le thème des 8^e rencontres du groupe d’Anthropologie et d’Archéologie funéraire (GAAF) (Weydert et al. 2019).

13Ceci n’est pas l’apanage de la France. Les juristes anglais, dont V. Négri soulignait l’audace dans le chapitre II.2, ont directement intégré dans la pratique ostéo-archéologique cette notion de respect (Human Tissu Act de 20042) qui très schématiquement pourrait être considérée comme un équivalent en France des lois bioéthiques.

14On pourrait donc croire que l’éthique a fini par trouver sa place dans la plupart des aspects du traitement des restes humains patrimonialisés. L’enquête sur les réinhumations montre que ce n’est pas encore le cas. Toutefois, conjointement à des réflexions de fond sur la valeur scientifique des séries, ou à celles concernant la pertinence d’évoquer une réinhumation dès la prescription d’une fouille (cimetière contemporain ou « historiquement sensible » par exemple) l’intégration, parfois maladroite, des considérations éthiques (de même que les interrogations autour du statut) a contribué à des changements assumés de paradigme : telles que la transition de « comment conserver ? » à « que conserver ? » (cf. supra III chap. 2).

15Sans prôner une démarche « conversationniste » acharnée, ces réflexions, sortant du champ des paramètres biologiques ou archéologiques stricto sensu, ont permis de reprendre un peu de distance avec l’objet, ce qui a, à notre sens, un impact bénéfique sur les comportements à adopter face aux vestiges humains.

16À cet égard les aspirations de la génétique sont particulièrement pertinentes (cf. supra I chap. 4) en recréant des passerelles entre un groupe de données modernes « exempt de tout souci taphonomique » et des ensembles issus de l’archéologie en essayant d’« ancrer les populations modernes dans leur passé » grâce à la dynamique des gènes. Toutefois, la démarche de cette anthropologie des populations reste « populationnelle » tant « l’étiquetage » génétique individuel est à prendre avec de nombreuses précautions.

17Selon bien des aspects, l’éthique est désormais inscrite dans l’histoire scientifique des restes humains patrimonialisés, la constitution de collections « documentées » dans un but purement biologique, issues d’un mode de collecte assez particulier (voire marginal), le prouve pleinement.

18Citons les ensembles mentionnés dans les chapitres IV.2 et IV.3 qui ont vocation à être exploités par toute la communauté scientifique dès lors que le questionnement est jugé pertinent. Ces exemples portugais ou belges, à la marge de l’ostéo-archéologie, montrent que l’éthique, intégrée pleinement à la démarche anthropologique, tant au niveau concret des moyens, des possibilités ou des autorisations qu’au niveau de réflexions en amont, par exemple sur l’impact sociétal, ne constitue pas un obstacle à l’acquisition de nouveaux ensembles squelettiques dans une démarche, il est vrai, bien différente de celle de nos prédécesseurs du xix^e siècle. Ce serait plutôt le contraire qui a été observé ces dernières années, puisque d’autres ensembles de squelettes documentés ont été récemment acquis comme en Suisse ou sont en cours d’acquisition en Espagne pour ne citer que l’Europe. Ce besoin constant de matériel aux paramètres démographiques, sociaux, sanitaires et géographiques bien maîtrisés invite également à revoir sous un autre angle certaines collections anciennes où une bonne connaissance des modalités de collecte, d’étude ou de conservation constitue un atout majeur dans le processus de décision de conserver et de valoriser ou non tel ou tel ensemble. La « traçabilité historique et scientifique » clairement évoquée par A. Froment est l’un des points cardinaux en matière de gestion de collection.

19Si les notions d’éthique ou de dignité semblent une évidence dans les musées en raison d’une réglementation en ce sens, l’enquête sur les réinhumations (cf. supra III chap. 5) laisse paraître que l’éthique est perçue de diverses manières selon les conditions d’acquisition et d’étude de restes humains anciens, quand elle n’est pas simplement occultée.

20Le but de cet ouvrage était d’interroger d’autres interlocuteurs afin de prendre en considération les différentes acceptions de l’éthique notamment dans le cadre de restitution des restes anthropologiques. À ce propos, les restaurateurs ont fait, de leur côté des constats similaires de restitutions ou de manipulations pour le moins inappropriées. Toutefois, les divers champs disciplinaires passés en revue dans ce volume restent fort heureusement éloignés de telles pratiques qui demeurent extrêmement limitées et résultent plutôt d’intuitions un peu originales de certains intervenants mal conseillés que de comportements réellement malveillants. Constat qui, au regard du nombre croissant d’acteurs ayant capacité à décider du destin de ces restes ou à intervenir sur ceux-ci, démontre que chacun respecte tacitement le même code de conduite fondé sur le principe de dignité due aux restes humains. Ce dernier, présent dans le droit français avec la circulaire du 26 avril 2007 (cf. supra II chap. 2), conduit Marie Cornu, dans le chapitre II.1, à s’interroger sur nos pratiques et sur le sens des comportements. « Une version contemporaine du sacré » pourrait ainsi s’exprimer autour de cette question.

21Les restes ostéologiques issus de fouilles archéologiques sont, de fait, coupés de toute histoire individuelle et familiale. Il demeure en revanche un souvenir collectif se manifestant au travers du contexte funéraire auquel se rapporte le squelette (cimetière, tombe,…). Si on établit un parallèle avec les collections médicales et contemporaines qui relèvent de l’intérêt général dans le cadre de la santé publique, les séries ostéo-archéologiques relèvent de l’intérêt commun car elles contribuent à l’histoire collective de notre espèce.

22Le caractère anonyme des restes archéologiques auquel s’ajoute parfois le nombre considérable de sujets retrouvés dans une tombe ou un cimetière, l’état de dislocation plus ou moins avancé dans lequel les squelettes se trouvent au moment de leur découverte, contribue à considérer ces vestiges comme une « masse » de restes dont la nature humaine pourrait paraître « amoindrie ». La gestion de ces restes anonymes met particulièrement en lumière, comme le précise M. Cornu, le principe de déontologie puisqu’aucun ayant droit légal ne veillera à leur devenir. Dans ce cadre, on peut mettre en parallèle deux pratiques : d’un côté les musées qui ont multiplié les conférences, les tables rondes ou les sessions d’étude autour de la notion d’éthique et qui, malgré tout, connaissent encore des difficultés d’intégration dans leurs collections des restes ostéo-archéologiques ; de l’autre, les acteurs de l’archéologie, œuvrant dans le cadre du code du Patrimoine, les services régionaux de l’archéologie, les archéo-anthropologues, les gestionnaires de mobilier archéologique qui s’interrogent encore sur les modalités d’une conservation pérenne et des « bonnes pratiques » à l’égard des restes anthropologiques. Les approches muséales et ostéo-archéologique semblent difficilement conciliables. Mais comme le rappelle M. Cornu, éthique et déontologie sont deux notions très liées et « le fait de mêler indistinctement le corps ancien et le corps contemporain, les problématiques médicales et les logiques patrimoniales a incontestablement brouillé la question ». Les bonnes pratiques développées dans la sphère muséale ne sont donc pas à opposer à une éthique de la conservation des restes anthropologiques issus de fouilles archéologiques par exemple. À la lecture des contributions, il ressort moins un besoin commun et transversal de bonnes « pratiques de gestion » qui semblent d’ors et déjà acquises chez la plupart des acteurs, qu’une nécessité de « réglementations » qui prendraient en compte les spécificités de chaque cadre de conservation des restes humains : musée, dépôt archéologique, collections de référence biologique et/ou médicale, voire usage pédagogique.

Quel statut pour les séries archéologiques et les collections muséales ? Quel avenir pour celles-ci ?

23Dès le départ, nous avons voulu illustrer ce projet de publication par l’équation étudier, conserver et transmettre qu’il est toujours bon de rappeler notamment dans le cas de séries ostéo-archéologiques patrimoniales. En effet, pendant longtemps, les pratiques de conservation et d’étude ont « sacrifié » les ossements aux besoins du moment, qu’il s’agisse de politique de fouille et d’étude ou de choix de conservation. Ces choix ont la plupart du temps été faits en toute bonne foi en considérant que la ressource était abondante et que de nouvelles fouilles apporteraient toujours un lot de remplacement. En effet, de nouvelles séries anthropologiques continuent d’être « acquises » en France aux moyens des fouilles archéologiques, mais remplacent-elles réellement celles ayant disparu ou n’étant plus exploitables ? Quant aux collections biologiques des musées (Musée de l’Homme ou musées d’histoire de la médecine) elles sont entrées dans une phase de « stase ». Ici, le nombre de restes humains, sauf cas exceptionnel, est fixe voire figé. Ces collections muséales sont alors dans une seconde phase de leur « existence scientifique », celle de la conservation durable, inaliénable et de la valorisation.

24Fort de ce constat et des difficultés qui apparaissent dans la conservation durable des séries anthropologiques, il conviendrait d’anticiper outre les demandes d’ordre scientifique, les éventuelles requêtes ou sollicitations de la société civile (demande d’éclairage sur des démarches ou recherche en cours ou de restitution) qui sont actuellement source de tension ou d’incompréhension avec les chercheurs ou conservateurs de musées. C’est ce que l’ouvrage a tenté d’aborder à travers les aspects juridiques (en France et à l’étranger). Mais il reste encore à définir davantage ce que sera le « reste humain patrimonialisé » de demain. Ceci implique de se pencher sur les représentations (abordées notamment dans les chapitres II.7 et II.2) portées par les scientifiques et la société.

25L’archéologie du temps de plus en plus récent est aussi une piste pour approcher, par exemple, de nouvelles réflexions sur la temporalité des restes humains : à partir de quelle distance temporelle de notre époque les restes humains archéologiques deviennent-ils éthiquement sensibles ? Certes des juristes ont apporté quelques éléments de réponses sur ce point3 mais on peut se demander comment ces points de vue peuvent se concilier avec une recherche qui ambitionne d’explorer tous les aspects de l’humain et qui appréhende de se confronter à des cadres réglementaires qui ne faciliteront ni l’étude, ni la diffusion des travaux (comme l’homme de Kennewick du chapitre IV.5) ? Comment sera-t-il possible d’étudier ces matériels biologiques récents si le problème n’est abordé que d’un point de vue juridique (par exemple dans le cadre d’arbitrage d’un conflit de type identitaire ou éthique) et non sous la stricte tutelle des scientifiques ? En accord avec M. Cornu « c’est avant tout les conservateurs de musées et les archéologues, et non les juristes, qui doivent faire avancer cette réflexion. »

26Ces cas de figures sont pour l’heure assez marginaux et l’avenir n’est pas toujours compromis, même dans le cas outre-Atlantique où les arbitrages ne vont toujours pas dans le sens des études anthropologiques. Les gestionnaires et scientifiques ont su « s’adapter » et faire évoluer leur praxis pour sauver leurs disciplines et la connaissance scientifique apportée par le matériel biologique ancien. Les conservateurs de musée et les chercheurs américains se sont résolus au NAGPRA et les pratiques ont donc évolué. Cette adaptation a contribué notamment à la mise en place des « standards d’étude paléobiologique » et à améliorer la conservation des vestiges.

27En France, les acteurs sont plutôt confrontés actuellement à l’accroissement considérable des séries anthropologiques issues des fouilles archéologiques. Faute de statuts précis pour ces restes et de moyens suffisants pour assurer leur bonne conservation, chaque intervenant est amené à composer avec les moyens dont il dispose. Nous ne sommes donc pas à l’abri d’un emballement médiatique qui à l’instar de ce qui est arrivé aux collections médicales et/ou tératologiques en France au début des années 2000 (comme le rappelle A. Froment), a conduit à une rupture radicale des pratiques et à la disparition d’un précieux matériel de recherche. Fort heureusement, les juristes français ont montré qu’ils étaient en quelque sorte « préparés » et ont pris connaissance du « fait ostéo-archéologique » dans le large spectre des restes humains patrimonialisés et seraient à même d’apporter des réponses adaptées aux législateurs. Seul actuellement le respect de « grands principes » éthiques à l’égard des restes humains nous met à l’abri d’un tel emballement.

28Les travaux autour des sépultures issues du premier conflit mondial 14-18 montrent que ces « grands principes » ne sont pas incompatibles avec le réflexe archéologique (cf. supra III chap. 4). Ce dernier adapté à un statut juridique particulier (celui des restes militaires, loi de juillet 1975) et à une démarche identificatoire exclusive participerait à ce que B. Bizot qualifie dans le chapitre III.1 de « réparation » que la société doit au défunt.

29Il n’en demeure pas moins que la conservation durable et pérenne (pour le patrimoine des musées comme pour les réserves archéologiques, il n’y a pas de limite dans le temps prévue) de la quantité considérable de vestiges humains anciens extraits de fouilles archéologiques mobilise des moyens qui, s’ils ne sont pas quantifiés, n’en sont pas moins conséquents. Un tel investissement, renouvelé chaque année, impose de bien comprendre pourquoi et dans quel but on conserve ces vestiges.

30Cette question a priori simple – il suffit pour y répondre d’interroger les spécialistes travaillant sur le matériel biologique ancien – en sous-tend une autre plus complexe, celle de la représentativité et de la valeur heuristique de l’échantillon biologique constitué à partir d’une fouille archéologique. Beaucoup de paramètres sont à prendre en compte. Les qualités intrinsèques d’une série anthropologique en fonction de l’état de conservation du matériel, de la qualité des informations archéologiques qui s’y rapportent, de sa bonne intégration dans un complexe chronologique précis sont primordiales mais ne suffisent pas. Il faudrait aussi apprécier l’état de la ressource archéologique : quelle quantité de vestiges de même type a déjà été exhumée et combien en reste-t-il potentiellement à exploiter ? Deux notions qui sont évidemment capitales mais qui, pour l’instant, ne sont absolument pas abordées. Pourtant l’impression d’abondance qui ressort de la fouille de grands contextes funéraires peut être trompeuse. Il est un temps pas si éloigné (jusque dans les années 1970) où, dans certaines régions, les sépultures collectives du Néolithique ou les nécropoles protohistoriques ou mérovingiennes étaient découvertes en abondance et vidées sans scrupules. Combien ont été réellement étudiées ? Très peu, et, sans aucun doute, malgré l’accroissement considérable du nombre d’opérations archéologiques au cours des deux dernières décennies, les découvertes de tels complexes funéraires se font plus rares (comme le souligne B. Bizot). Cette question ne relève pas seulement de l’histoire de l’archéologie, il y a lieu actuellement de s’interroger sur le devenir et l’intérêt scientifique des cimetières d’Époque Moderne, en proie aux restructurations urbaines.

31Avant de demander au législateur de statuer sur les restes anthropologiques issues d’opérations archéologiques, il serait bon que ces questions soient abordées. Que nos appréciations de la ressource et de ses potentiels scientifiques soient affermies et puissent être démontrées. En apportant au débat une appréciation objective de la ressource et de ses apports pour la connaissance de l’homme biologique, il sera alors possible de dépasser les seuls points de vue émotionnels et les ressentis personnels qui, sans cela, s’imposeront sans contradiction possible. Il n’y a pas urgence, l’avenir immédiat des séries anthropologiques n’est pour l’instant pas en danger, mais il est néanmoins nécessaire de se préoccuper de ces questions ne serait-ce que pour affermir l’avenir de nos disciplines et démontrer qu’un matériel anthropologique n’est jamais définitivement étudié : les méthodes et les questionnements évoluent, contraignant à revenir sans cesse sur ce matériel.

De la conservation à la mémoire

32Dès l’introduction de l’idée de patrimoine humain universel, l’ouvrage suggère de manière originale l’élargissement de la signification des termes « conservation des restes patrimonialisés ». En effet, il fait apparaître une évolution dans l’équation de la patrimonialisation des restes anthropologiques. Par association inconsciente avec les difficultés rencontrées dans les musées et en considérant l’évolution des réflexions juridiques et éthiques, beaucoup considèrent que des questions exclusivement axées sur le « temps de la conservation pérenne des témoignages » ne suffisent plus à cerner la globalité du débat.

33Certes ces interrogations perdurent et cette étape est obligatoire. Un grand nombre de dépôts archéologiques en France ont du faire face à un passif de « non-gestion » des collections ostéo-archéologiques qu’il a fallu assimilé et géré, comme en témoigne l’abondante littérature sur les modalités d’une conservation pérenne, les ostéothèques et la mise en place de « bonnes pratiques » de gestion des restes anthropologiques évoqués plus haut mais aussi les inventaires à grande échelle parfois adossés à la construction de centres de conservation et d’étude et de créations de poste de gestionnaires des données scientifiques de l’archéologie.

34Désormais, toute la communauté des acteurs scientifiques en contact avec des restes ostéo-archéologiques est informée de cette notion de conservation pérenne. C’est un fait acquis et nous devrions entrer dans l’étape suivante.

35En effet, la conservation de ces archives biologiques « encapsulées dans le temps de la vie des hommes et des femmes du passé » semblent aujourd’hui dans une phase d’ouverture et de diffusion du contenu des « ostéothèques » et des travaux qui s’y réfèrent. D’aucun dirait que par mimétisme avec des comportements de la sphère muséale, la conservation des restes ostéo-archéologiques vient d’entrer dans sa phase plus concrète de « transmission ». C’est à dire que potentiellement tout ce qui est conservé pourra être étudié, réévalué, valorisé, exposé… Cette étape de transmission signalerait que nous avons retenu les erreurs du passé, à tout le moins que nous essayons la plupart du temps.

36Cependant il faut considérer qu’au cours de cette phase naissante, ce qui est transmis (et ce qui le sera) ne concerne pas seulement les ossements et leur documentation associée. Doivent être aussi pris en compte : les contextes régionaux, les contextes scientifiques (méthodologie et concepts selon les époques), les objectifs de valorisation ou de restauration, la réglementation (voire son absence) et enfin, dans certains cas, le devenir des vestiges s’ils sont promis à réinhumation ou restitution. Aujourd’hui la transmission intègre la nécessité pour le chercheur de pouvoir apprécier le contexte dans lequel a été constituée la série anthropologique, il s’agit de toute l’histoire scientifique des restes humains et de la documentation, depuis leur collecte jusqu’aux études. Cette nécessaire mise en contexte et la « traçabilité » (pour reprendre le terme d’A. Froment) qui en découle, sont désormais un pré-requis d’une part, à la compréhension générale de l’ensemble « ossements/documentation » et d’autre part, à sa mise à disposition pour étude ou pour une opération de valorisation (fig. 37).

37À l’aune des contributions, il apparaît qu’une série patrimonialisée pourrait être définie comme une série conservée de manière pérenne, totalement apte à être diffusée et transmise dans divers cadres d’étude, dont la composition, les contextes d’études, de gestion et d’acquisition sont bien connus et renseignés. La patrimonialisation de restes humains équivaut à une nouvelle équation « la conservation, la transmission et la contextualisation de ces mêmes restes humains » dont le chercheur, l’archéologue, le conservateur de musée, le restaurateur sont les garants, à court, moyen et long terme. Ces différentes approches autour des restes humains patrimonialisés, montrent qu’à l’équation étudier, conserver et transmettre devrait s’ajouter « anticiper ».

Fig. 37. Illustration des diverses étapes de l’acquisition à la patrimonalisation des restes humains, Y. Ardagna (DAO A. Dagand).