1Les restes humains ont un statut équivoque ; ils sont à la fois les traces matérielles de notre mémoire commune et appartiennent à l’histoire des populations. L’Homme de Lindow, un homme des tourbières datant de l’Âge du Fer découvert à Lindow Moss, en Cheshire, en 1984 et actuellement exposé au British Museum, en est une bonne illustration. Depuis longtemps la légitimité du British Museum sur la conservation du corps est remise en question. En 1987 par exemple, les enfants de l’école primaire de Lindow chantaient : « Lindow Man We Want You Back Again1 » et portaient des t-shirts bleus avec le même slogan dans une vidéo publicitaire. Cette légitimité fut encore plus malmenée lorsque ces restes humains furent prêtés au Musée de Manchester, pour la troisième fois, en 2008. Des associations de « Pagan » britanniques doutaient que l’exposition fut respectueuse du corps et s’interrogeaient sur l’intérêt de le présenter au public. En même temps, la communauté scientifique se questionnait sur la signification et l’impact de l’exposition qui semblait ne plus concerner le sujet lui-même ou le passé lointain auquel il était rattaché. La presse locale a rapporté dans ses colonnes que l’Homme de Lindow « est retourné à ses racines » dans le nord-ouest de l’Angleterre. Le musée de Manchester fut critiqué sur le défaut de perspectives locales qu’aurait dû intégrer cette nouvelle exposition et sur le non-respect des valeurs défendues par certaines associations et le milieu scolaire. Cette exposition a toutefois gagné le prix 2010 de la « Best Archaeological Innovation » des British Archaeological Awards. L’Homme de Lindow continuera à attirer la controverse et son histoire montre la pluralité des enjeux archéologiques concernant les restes humains. De même, l’histoire de l’Homme de Lindow illustre bien la controverse persistant autour de la fouille et de l’exposition de vestiges humains. À la différence d’autres vestiges archéologiques matériels, les restes humains restent un sujet sensible, inspirant un intérêt particulier et divisant les opinions.

2Entre 2008 et 2011, sans consulter les archéologues ou les anthropologues, le gouvernement britannique modifia les conditions s’appliquant à l’autorisation officielle d’exhumation et de déplacement de restes humains (« Licence to remove human remains ») qui doit accompagnée l’autorisation de fouille archéologique lors de découverte de restes humains. Jusqu’à cette date, l’attribution de cette autorisation officielle d’exhumation et de déplacement de restes humains était régie par le Burial Act de 1857, une loi qui, à l’époque, avait été votée pour réguler les pillages de tombes, répandus au xix^e siècle, et non pour encadrer les pratiques archéologiques. La modification législative intervenue en 2008, impliquait la ré-inhumation dans les deux mois de tout reste humain exhumé. Les archéologues insistèrent sur la révision de cette situation et obtinrent un léger aménagement de la loi : les vestiges d’importance nationale peuvent maintenant être conservés durablement dans les musées. Si les archéologues découvraient aujourd’hui un autre Homme des tourbières à Lindow Moss, il pourrait être conservé et préservé pour les générations futures.

3Cette modification de l’autorisation officielle d’exhumation et de déplacement de restes humains fut en fait le point de départ de la « crise de l’archéologie funéraire britannique ». Cette contribution présente les différents aspects des problématiques liées à la mise au jour, à l’étude et à la conservation des restes humains en Angleterre et essaye de définir ce que nous a appris la « crise de l’archéologie funéraire britannique ».

Quelques exemples de ré-inhumations d’illustres et les controverses qui en ont découlé

4Les morts sont puissants, un fait qui a pu être illustré en 2009 par la décision de Nicolas Sarkozy, alors président de la République française (2007-2012), de ré-inhumer, au Panthéon, les restes d’Albert Camus, intellectuel d’après-guerre et prix Nobel, aux côtés d’autres héros et intellectuels français. Cette volonté suscita le mépris de la part du fils d’Albert Camus, Jean Camus, qui la décrivit comme un procédé politique illusoire et cynique pour s’approprier l’héritage intellectuel ancré à Gauche laissé par Albert Camus (Hutton, 2009). Cette opposition et le « droit moral » dont dispose les descendants en France ont permis à Jean Camus de s’opposer à l’inhumation secondaire de son père (Ivry, 2009).

5Mais dans le cas de personnages historiques, il n’existe pas systématiquement de descendants encore vivants potentiellement responsables du devenir de leurs restes. En revanche, des individus ou des groupes de personnes peuvent leur accorder une valeur (notamment identitaire ou sociale) telle qu’ils se sentent investis de cette responsabilité.

6En 2008 au Royaume-Uni, l’Église catholique romaine essaya de déplacer les restes du « vénérable » John Henry Newman et de les ré-inhumer dans une tombe en marbre au sein d’un oratoire catholique. John Henry Newman était un cardinal du xix^e siècle, un catholique converti qui avait appartenu auparavant au clergé de l’Église Anglicane. Ce projet de ré-inhumation, qui avait pour but d’honorer cet homme d’église et contrevenait aux souhaits initiaux du cardinal, échoua car ses restes ne furent pas retrouvés (Sayer 2010). Compte tenu de la vénération et de la dévotion dont il était l’objet en 2008, cette tentative pourrait être perçue comme une volonté, assez habituelle dans la tradition catholique, de conserver ces reliques de saints personnages dans une église accessible pouvant accueillir les curieux ainsi que les pèlerins et recueillir leurs offrandes. Newman fut béatifié en 2010, dernier stade avant la sanctification. Un autel lui est aujourd’hui consacré à l’Oratoire de Birmingham.

7Les deux cas de Camus et Newman échouèrent parce qu’un descendant vivant refusa la ré-inhumation de son ancêtre ou parce que les restes n’étaient pas présents matériellement dans la tombe identifiée comme telle2.

8En 2012, des archéologues de l’Université de Leicester exhumèrent ce qu’ils pensaient être les restes de Richard III, le dernier roi Plantagenêt d’Angleterre (AD 1452-1485). Richard ne fut pas enterré à Westminster ni dans une autre cathédrale d’intérêt national, car ce dernier roi médiéval – son successeur fut Henry VII, le premier monarque Tudor – mourût au combat. L’équipe de Leicester se basa sur les pathologies osseuses et l’ADN mitochondrial (mtADN) pour identifier le corps (Buckley et al., 2013), et même si cette identification est controversée, elle n’est toujours pas remise en question3. Cependant ce n’est pas tant la question de l’exhumation de Richard III qui fut posée mais celle de son lieu de ré-inhumation. L’équipe de Leicester fouilla sous couvert d’une autorisation de fouille du ministère de la Justice, stipulant que les vestiges devraient 1. être traités avec dignité, 2. être dissimulés du regard du public, et 3. être temporairement conservés dans un musée de Leicester, puis ré-inhumés dans la cathédrale de Leicester ou un lieu habilité et de statut comparable. Le lieu privilégié fut la cathédrale de Leicester. Des élus de la ville de York remirent en cause cette décision et demandèrent qu’en tant que dernier Roi de la Maison de York, Richard soit enterré au sein de la cathédrale de York. Quant à elle, la ville de Leicester voulait qu’il resta sur place. La loi anglaise ne permettant pas de régler cette situation4, il y eut un « examen judiciaire » de la décision de ré-inhumer Richard III à Leicester par la Haute cour de Justice5. De même que la béatification et la tentative d’exhumation de Newman, le lieu de la ré-inhumation de Richard III ainsi que le musée qui y serait associé attireraient un nombre important de visiteurs et de touristes. Ajoutée au désir d’une ville d’accueillir la tombe de Richard III, cette démarche pourrait bien avoir été à l’origine motivée par la perspective d’un gain financier, plutôt qu’autre chose.

9Pour comprendre cette situation il est important de cerner la nature des allégations portées contre Leicester à l’occasion de l’examen judiciaire ; cette procédure est utilisée lorsque les tribunaux sont requis afin de contrôler l’action du gouvernement, après agrément d’une requête formulée par une personne ou par un groupe de personnes. Il s’agit d’une démarche, initiée par des individus issus de la société civile ou des personnes morales, visant à ce que soit engagée la responsabilité des autorités gouvernementales. Toutefois, seulement 10 % environ de ces demandes aboutissent.

10Les possibilités de faire appel à un examen judiciaire sont nombreuses mais peuvent être classées en trois catégories : 1. la décision est illégale, 2. la décision est injuste car irrationnelle ou inappropriée ou 3. il y a un vice de procédure (Auburn et al. 2013).

11Le juge voulut éviter un conflit prolongé ce qu’il souligna dans ses commentaires, identifiant ainsi son désir d’« avoid embarking on the (legal) Wars of the Roses Part 26 » (Haddon-Cave, 2013 : 40). La Reine (par le bais de la Plantagenet Alliance Limited company) fut à l’origine de l’appel contre la décision du ministère de la Justice (représenté par le bureau politique du Secrétaire d’État) et contre l’université de Leicester (qui est considéré comme un organisme public), en partenariat avec les Collèges des Canons, et les instances dirigeantes, tant pour la cathédrale de York que pour celle de Leicester, au titre des parties concernées. L’affaire reposait sur une plainte concernant l’équité et les irrégularités procédurales : les plaignants affirmant qu’il n’y avait eu aucune consultation appropriée avec les descendants (indirects) de Richard III, représenté par la Plantagenet Alliance Limited company. Les défendeurs ont montré qu’ils avaient bien tenté de consulter la famille Royale, et qu’il n’y avait aucune raison de demander une consultation plus approfondie car Richard III était mort il y a plus de 100 ans. La mise au jour des restes de Richard III fit beaucoup de bruit, et au vu des nombreux partis impliqués et des rapports conflictuels entre les groupes, la situation prit la tournure d’une affaire publique. Ainsi, trois juges furent désignés pour régler la situation, et conclurent qu’« there are no public law grounds for the Court interfering with the decisions in question7 » (Hallett et al., 2014 : 40). Les juges conclurent également qu’il ne serait pas avantageux de recourir à une consultation publique plus large, car elle ne serait pas applicable en pratique (Hallett et al., 2014 : 17, 39). En effet, s’ils avaient décidé que des consultations publiques devaient avoir lieu, cela aurait eu de graves implications pour tous les travaux archéologiques qui auraient suivi. Dans l’affaire Richard III, les juges n’ont pas considéré que les descendants, des 16^e, 17^e et 18^e générations, étaient suffisamment proches du mort pour avoir des liens personnels avec lui et pouvoir décider de son lieu d’inhumation. De fait, les vestiges exhumés par l’université de Leicester ont été ré-inhumés à Leicester.

12Cet exemple d’inhumation royale controversée n’est pas unique en son genre. Il est intéressant aussi d’aborder celle ayant fait suite à la découverte d’Ann Mowbray en décembre 1964. Ann Mowbray, ou Anne, Duchesse d’York, était, elle aussi, membre de la famille royale ; fille et héritière du duc de Norfolk et femme de Richard de Shrewsbury, duc d’York alors second fils du Roi Edward IV et cadet des frères royaux emprisonnés à la tour de Londres puis tués (par Richard III). Ann mourut le 19 novembre 1481, âgée de seulement neuf ans (Ann Mowbray et Richard de Shrewsbury était âgés de cinq ans lorsqu’ils se marièrent). Son cercueil anthropomorphe en plomb fut découvert dans un caveau oublié de l’église St Clare Minoresses dans le quartier d’Aldgate, à Londres, qui avait été détruite lors de la seconde Guerre Mondiale. Ses restes furent remis à la police puis à un archéologue du Musée de Londres (l’équivalent de l’actuel service archéologique du musée de Londres). En raison de son lien avec la famille royale, l’affaire eut un retentissement médiatique international comparable à celui de la découverte de Richard III. Les descendants (indirects) d’Ann, le Lord Mowbray de l’époque et le duc de Norfolk, demandèrent l’arrêt des investigations pour procéder à une ré-inhumation des vestiges (Sayer, 2010 : 49). L’affaire fut débattue au parlement, notamment à la Chambre des Lords :

lord Derwent :
My Lords, I am sorry to press this matter, but are any of these things that are supposed to have been discovered really of the slightest historical interest? Is the noble Lord aware that this is a public museum controlled by the Government? Is it not about time that the Government stepped in and said that these experiments – and they are little more than that – should stop?8 (Vanden-Bempde-Johnstone 1965 : 182-185).

13À cette époque, les archéologues n’avaient pas pour habitude de demander une autorisation officielle d’exhumation et de déplacement de restes humains. La Chambre des Lords exigea d’eux une demande autorisation a posteriori (Vanden-Bempde-Johnstone 1965). En avril 1965, l’autorisation a posteriori fut accordée au musée de Londres par le ministère de l’Intérieur9 sous la condition que les analyses soient terminées le 15 mai de la même année au plus tard afin que la ré-inhumation puisse avoir lieu à la Cathédrale de Westminster. La seule publication de l’époque concerne l’étude dentaire d’Ann (Rushton, 1965 ; Warwick, 1986 ; Pitts, 2013).

14Ces cas de Richard III et d’Ann Mowbay, sont tous deux intéressants. En premier lieu, ils soulignent un changement significatif des centres d’intérêt par le public au cours de ces 50 dernières années (entre 1960 et aujourd’hui). Dans les années 1960, l’intérêt du public sur ces découvertes était celui réservé à la création d’une figure populaire : la découverte d’une princesse, sa garde-robe, sa vie, sa famille et son histoire. Cette situation est évidente pour Ann Mowbay, enfant royal. Mais la naissance d’une figure populaire s’applique également au cas de Richard III (Sayer, Walter, 2016) même si la majeure partie de l’intérêt médiatique et scientifique pour ces restes d’un adulte se porta sur l’aspect scientifique de la découverte et de l’enquête qui suivit, en particulier sur l’ADN et l’ostéo-archéologie. Ceci est en partie dû à l’équipe de Leicester qui prit en charge l’affaire et notamment la gestion des médias, orienta l’attention sur la découverte et l’identification du sujet exhumé. En outre, ce sont des membres de la classe dirigeante britannique – des descendants éloignés – qui se sont opposés aux décisions prises par les archéologues. Lors de l’affaire Ann Morwbray, la classe dirigeante condamna le projet et força les archéologues à requérir l’autorisation officielle d’exhumation et de déplacement de restes humains. Une fois remise, cette autorisation entraînait un délai spécifique qui empêchait une étude plus poussée. Si le recours à une révision judiciaire avait été aussi courant en 1964-1965 qu’il l’est aujourd’hui, le Musée de Londres aurait eu de solides arguments pour revenir sur une décision qui semble aujourd’hui injustifiée. Plus récemment, dans l’affaire Richard III, les plaignants ne tentèrent pas d’arrêter la science, comme ils l’avaient fait auparavant, mais, comme lors de l’affaire Ann Mowbray, ils souhaitèrent contribuer à la décision finale concernant le lieu de ré-inhumation de Richard III et influencer celle-ci. Cependant, pour l’aristocratie britannique, les motivations derrière cette volonté d’action n’étaient pas financières mais plutôt identitaires. L’héritage (biologique et cérémoniel) est une part importante de l’identité aristocratique et justifie leur position et leur rôle dans la société. Durant l’affaire de Richard III, le public, les institutions scientifiques et traditionnelles avaient des priorités différentes.

15Faut-il voir dans la décision des tribunaux de bloquer des demandes des institutions traditionnelles qui avaient été jusqu’alors acceptées comme ce fut le cas pour la ré-inhumation d’Ann Mowbray, une évolution du rôle de l’aristocratie dans l’Angleterre moderne ? La modification des centres d’intérêt du public liée aux changements opérés dans la pratique de l’archéologie, ainsi que dans la perception et la représentation de celle-ci par les médias modernes est aussi une évolution importante à prendre en compte.

La crise funéraire

16L’une des différences principales entre les exemples d’Ann Mowbury et de Richard III est l’utilisation du Burial Act de 1857. Cet acte date du xix^e siècle et comme c’était le cas à ce moment-là, il fut écrit de manière moins précise que les lois modernes. Cette loi sur l’inhumation donnait le droit à un bureau gouvernemental d’assortir de conditions particulières l’autorisation officielle d’exhumation et de déplacement de restes humains. En retour, accepter les conditions de l’autorisation protègeait son détenteur de poursuite judiciaire et de sanctions encourues en l’absence d’une telle autorisation. Lors de l’affaire Ann Mowbury, les archéologues n’avaient pas d’autorisation officielle. En effet dans les années 1960, il n’était pas courant que des archéologues sollicitent une autorisation officielle d’exhumation et de déplacement de restes humains. Ils n’exhumèrent donc pas eux-mêmes les restes humains, ceux-ci furent manipulés par un médecin légiste « coroner » qui avait la charge judiciaire de cette exhumation. Son intervention était légitime aux yeux des archéologues. L’obtention d’une autorisation officielle d’exhumation et de déplacement de restes humains ne devint courante qu’après la professionnalisation de la discipline archéologique dans les années 1990, et même alors, elle ne concernait majoritairement que les inhumations historiques, et non préhistoriques. Aujourd’hui, même les restes humains préhistoriques et pré-chrétiens sont exhumés sous réserve que le responsable de l’opération archéologique soit titulaire d’une autorisation officielle. Dans le cas de Richard III, les archéologues détenaient cette autorisation avant que ne débute la fouille. Comme le stipule l’autorisation, ils se tournèrent vers le ministère de la Justice pour définir le lieu qu’ils devraient privilégier pour la ré-inhumation dans l’éventualité de la découverte d’une figure historique connue. Ils contactèrent également la famille royale afin de solliciter leur opinion sur un lieu de ré-inhumation, mais ils n’obtinrent aucune réponse en retour. Comme avec Ann Mowbury, ce ne fut qu’après la découverte que les descendants (non-biologiques) s’impliquèrent dans l’affaire.

17Concernant les restes humains, une première cause de confusion est le flou juridique apparent, source de difficultés pour les archéologues, mais aussi pour les représentants du gouvernement et la communauté juridique. C’est cette équivoque dans l’interprétation des dispositions juridique qui fut à l’origine de ce qui a été appelé Crisis in British Burial Archaeology ou crise de l’archéologie funéraire britannique (Sayer, 2009 ; Pitts, Sayer, 2010 ; Pearson et al., 2013). Si les problèmes liés à cette crise devinrent plus évidents entre 2007 et 2012, cette situation persiste encore aujourd’hui. En 2007, le ministère de la Justice exerça la responsabilité concernant la législation sur les inhumations, sans que les modalités de délivrance des autorisations en soient toutefois modifiées. Des avocats travaillant pour le ministère de la Justice firent une nouvelle lecture du Burial Act de 1857 et déterminèrent que celui-ci ne donnait pas le droit au gouvernement d’accorder des autorisations d’exhumation et de déplacement de restes humains dans le cadre d’opérations archéologiques. Ils conclurent que les lois concernant les inhumations ne s’appliquaient pas à l’archéologie (Gallagher, Cosgrove-Gibson 2008). Cependant, après avoir intégré l’utilisation de cette autorisation officielle d’exhumation et de déplacement de restes humains dans le développement de leur pratique, les archéologues n’étaient pas prêts à accepter ce changement législatif. Une petite campagne médiatique fut organisée par le Concil of british archaeology (CBA)10 à York pour faire pression sur le ministère de la Justice afin qu’il reconsidère cette décision qui, selon les archéologues, paralyserait leur activité (Sayer, 2010 : 47).

18Début 2008, après une consultation interne, le ministère de la Justice modifia son interprétation de la législation. Sans discussion, ni argumentaire officiel, il revint sur sa position et décida que tout reste humain exhumé, archéologique ou non, devrait être ré-inhumé après une période de deux mois (Gallagher, Cosgrove-Gibson 2008). Après examen, la durée de la période précédant la-ré-inhumation passa à deux ans afin de ménager un délai pour des analyses scientifiques. Mais ces nouvelles conditions ont eu pour conséquence de favoriser la destruction plutôt que la conservation des restes dans des musées, sans tenir compte de l’importance ou de l’ancienneté des restes humains en question. Le ministère de la Justice reconnut alors que le Burial Act de 1857 n’avait pas été établi pour être appliqué en contexte archéologique et nécessitait d’être revu ou abrogé. Avant que cela ne soit possible, le ministère de la Justice et les archéologiques s’entendirent pour que soient délivrées en fonction des besoins, des extensions à la période officielle de deux ans (Pearson et al. 2013).

19En 2010, cette révision du Burial Act n’avait toujours pas été faite et cette question fut portée à l’attention de la communauté archéologique et du grand public par un article de fond écrit par Mike Pitts et Duncan Sayer dans le très populaire magazine British Archeology (Pitts, Sayer 2010), qui fut ensuite relayé par l’émission scientifique Material World de la station de radio BBC Radio 4. L’histoire fut également mentionnée dans le journal l’Observer (McKie 2010).

20Le ministère de la Justice ne fit aucun commentaire à propos de cet article ou de sa couverture médiatique. En prévision d’une réaction du ministère de la Justice, une lettre fut envoyée par les scientifiques à la commission parlementaire « sciences et technologie » de la Chambre des Communes (House of Commons Science and Technology Committee). Celle-ci écrivit à Kenneth Clarke, alors secrétaire d’État à la Justice, lequel répondit en indiquant qu’il n’y avait eu aucune manifestation officielle contre le nouveau système d’autorisation d’exhumation et de déplacement de restes humains. En réponse, Duncan Sayer, Mike Pitts, Mike Parker Pearson et un groupe de 40 professeurs d’archéologie écrivirent, en février 2011, à Kenneth Clarke. Leur lettre fut simultanément publiée dans le British Archeology (Pearson et al., 2011). Une version plus courte de cette lettre parut dans le quotidien le Guardian et sur son site internet, dont le correspondant scientifique publia également un article sur le sujet (Cunliffe et al. 2011, Sample 2011). Cette campagne bénéficia d’une grande couverture médiatique ; elle fut commentée nationalement dans les programmes Today et PM de la station de radio BBC Radio 4 et internationalement dans le programme Europe Today de la BBC World Service, sur CBC news au Canada et à la radio publique suisse. L’affaire fut aussi relevée par la revue Science et l’agence de presse Reuters. La réponse initiale de Jonathan Djanogly, alors ministre de la Justice, responsable de la législation funéraire et supérieur hiérarchique de Kenneth Clarke, fut une lettre adressée au quotidien le Guardian. Il y affirmait que les scientifiques étaient «  wide of the mark » (« complètement à côté de la plaque »). Par la suite, le ministère répondit plus concrètement aux professeurs d’archéologie (ainsi qu’aux centaines de personnes qui avaient fait part de leurs inquiétudes) pour leur signifier que le ministère de la Justice avait procédé à une relecture de la loi et agirait avec plus de souplesse à l’avenir. La procédure de remise des autorisations fut reconsidérée, et le formulaire de demande fut réécrit pour inclure davantage d’informations sur le demandeur. Les restes humains d’importance historique pourront être conservés sans limitation de temps dans des musées sous la responsabilité des gestionnaires de mobilier archéologique. Cependant, malgré ce petit changement, la loi de 1857 est toujours en place et la Commission Législative rejeta une proposition concernant son abrogation ou sa modification. Le problème sous-jacent de l’ambiguïté de cette loi persiste, car l’étendue du pouvoir accordé au ministère de la Justice par la loi de 1857 n’est pas clairement explicitée.

Stonehenge et les druides

21Lors des affaires de l’Homme de Lindow, d’Ann Mowbury et de Richard III, de multiples intervenants (publics, scientifiques, gouvernementaux…) furent impliqués, avec chacun des intentions spécifiques quant au devenir des restes osseux concernés.

22Une autre affaire qui a nécessité un arbitrage de la justice britannique peut encore être évoquée. Lors d’une campagne de fouille à Stonehenge faisant partie du programme « Stonehenge Riverside Project », Mike Parker Pearson demanda la permission d’étendre la durée de son autorisation officielle d’exhumation et de déplacement des restes humains à cinq ans, afin de procéder à une analyse complète du matériel exhumé. En effet, le devenir du matériel des crémations trouvé dans les Fosses dites d’Aubrey à Stonehenge était incertain car l’autorisation accordée en 2008 allait expirer. Ces os brûlés furent d’abord fouillés au début des années 1920 à une époque où l’étude scientifique des restes humains était pratiquement inconnue, et déposés ensuite dans l’une des Fosses d’Aubrey de Stonehenge en 1935. Leur importance, en tant que représentants potentiels des constructeurs de Stonehenge, a justifié la seconde fouille de ces vestiges. Cependant, cette fouille rencontra une série d’obstacles inhabituels en raison de la présence d’un groupe d’environ 60 manifestants qui se définissaient comme des pré-chrétiens, « modern pagan », se réclamant « Druides » et menés par un homme se décrivant lui-même comme « Arthur Pendragon » (le « Roi Arthur »). Après la campagne de fouilles et la requête des archéologues concernant l’extension de la durée de l’autorisation d’exhumation et de déplacement des restes humains, le ministère de la Justice allongea à cinq ans la durée de celle-ci. Arthur Pendragon (le « Roi Arthur ») déposa une demande d’examen judiciaire contre cette décision.

23La plainte d’Arthur Pendragon était basée sur un vice de procédure : pour lui le ministère de la Justice avait agi irrationnellement sans l’avoir consulté, ni lui ni d’autres groupes ou associations concernés, avant d’accorder une extension de l’autorisation d’exhumation et de déplacement de restes humains sur le site de Stonehenge. En août 2011, la requête d’Arthur fut rejetée lors d’une audience à la Cour Suprême à Londres (BBC 2011). Le juge décida en effet qu’Arthur Pendragon n’avait pas fourni assez d’éléments en faveur de sa plainte.

24Les groupes ou associations pré-chrétiennes (« pagan groups ») ont souvent été considérés comme une menace pour l’archéologie au Royaume-Uni (Moschenska 2009), mais seule une minorité de ces groupes réclament la ré-inhumation de restes humains archéologiques. Par exemple, « Pagans for Archaeology », nouveau groupe médiatique qui revendique l’adhésion de plus de 2000 membres, dit préférer que les vestiges préhistoriques soient analysés et conservés dans le but de comprendre le passé plutôt que d’être ré-inhumés ou utilisés pour des rituels religieux. Dans l’affaire de Stonehenge, le ministère de la Justice avait consciencieusement pris la peine de consulter les associations « pagan » ou religieuses concernées avant de prendre sa décision.

25D’autre cas de nouvelles études de restes humains provenant d’un site connu sont à rappeler même si ceux-ci ne concernent pas l'Angleterre. Les vestiges osseux provenant des fouilles de bateaux-tombes d’Oseberg ou de Gokstad en Norvège en sont de bons exemples.

26Au début du vingtième siècle, selon la croyance populaire, le principal occupant du tumulus d’Oseberg était la Reine Åsa, la grand-mère du premier roi de Norvège (Holck 2006 : 205-6). Les restes humains retrouvés dans le bateau tombe de Gokstad avaient été attribués au Roi Olav Geirstadalv. Après les fouilles de 1904-1905, les vestiges d’Oseberg furent conservés à l’Institut Anatomique d’Oslo, mais en 1946 la société historique de Vestfold sollicita par courrier auprès de l’université d’Oslo leur ré-inhumation. Ce qui lui fut accordé. Et malgré l’opposition de la communauté scientifique, la société historique de Vestfold procéda à la ré-inhumation des vestiges dans un cercueil en aluminium, reconstitua le tumulus funéraire et le consacra lors d’une cérémonie publique, en présence du Prince Héritier de la couronne norvégienne Olav (Holck 2006). Cette ré-inhumation intervient en 1945 au moment de la ré-instauration de l’indépendance norvégienne après l’occupation allemande. De même, les vestiges de Gokstad furent ré-inhumés dans un cercueil en plomb placé au sein d’un sarcophage de granit et le tumulus reconstitué fut consacré par le Roi Haakon VII en juillet 1928 (Holck 2009 : 41-42).

27Ces restes furent ré-inhumés à la demande des nationalistes du début de ce siècle selon la raison évidente de leur lien avec la souveraineté et l’élite aristocratique. En 2007, les restes humains d’Oseberg et Gokstad furent ré-exhumés pour qu’une étude plus exhaustive soit menée. Ils sont depuis exposés au musée naval d’Oslo.

28Les cas d’Oseberg et de Gokstad sont comparables aux exemples de Richard III et d’Ann Mowbury dans le sens où les restes humains concernés avaient une dimension royale, et où la classe dirigeante – la société historique de Vestfold et le Prince Héritier – est intervenue dans la procédure pour contrôler leur ré-inhumation. Néanmoins, comme pour les crémations des fosses d’Aubrey à Stonehenge, il était important que les archéologues puissent mener de nouvelles études sur ces restes pour répondre à de nouvelles problématiques de recherche. Les nouvelles techniques scientifiques permettent l’étude d’isotopes osseux ou d’ADN ancien ou simplement d’effectuer une étude plus fiable des ossements et des os brûlés grâce aux connaissances et méthodologies actuelles, plus approfondies et plus rigoureuses qu’elles ne l’étaient par le passé. Ces ré-exhumations étaient donc nécessaires, tout comme celles des crémations de Stonehenge.

En quoi consiste, finalement, « la crise britannique de l’archéologie funéraire » ?

29Les restes humains ne suscitent pas la même approche chez tout le monde et ils n’ont pas la même signification pour chacun d’entre nous. Pour certains, ceux sont des éléments spirituels ou religieux dédiés au pèlerinage ou à la vénération. Pour d’autres, ils sont un support identitaire. Dans les cas présentés ci-dessus, ils sont considérés par les membres de l’élite aristocratique européenne comme faisant partie intégrante d’un héritage historique. Dans d’autres circonstances, ces vestiges relèvent plus de la notion de figure populaire comme pour Richard III ou Arthur Pendragon (Sayer, Walter 2016). Même les restes humains dont l’identité a été perdue peuvent encore avoir un intérêt aujourd’hui en raison de leur valeur scientifique, religieuse, locale, touristique ou encore politique. L’Homme de Lindow en est un bon exemple ainsi que la « Fille de Windeby ». La Fille dite de Windeby est un corps retrouvé momifié naturellement dans une tourbière danoise en 1952. À cette l’époque, il fut admis qu’il s’agissait d’une fille, en raison de présomptions émises sur les vêtements et des conditions entourant cette mort. Les danois élevèrent ce corps au rang de personnage d’importance nationale et l’archéologue Peter Glob romança les circonstances de sa mort (Glob 1973 :114). Touché par cette histoire, le poète irlandais et prix Nobel de littérature Seamus Heaney composa un poème la décrivant :

her shaved head
like a stubble of black corn,
her blindfold a soiled bandage,
her noose a ring
to store
the memories of love.
Little adultress,
before they punished you
(Heaney 1975 : Punishement, vers 17-24)11

30Cependant, une étude datant de 2006 (Gill-Frerking 2014) identifia les restes comme appartenant à un jeune homme (âgé d’environ seize ans). Lorsque ces découvertes furent présentées à la communauté scientifique, elles suscitèrent de l’incrédulité et furent récusées (Gill-Frerking 2008). Pour l’archéologue, les restes humains offrent des possibilités scientifiques, mais même les scientifiques leur associent des valeurs multiples et complexes.

31Ce pluralisme de valeur est central pour comprendre n’importe quelle crise en archéologie funéraire. Mais au Royaume-Uni, c’est la nature ambiguë de la loi anglaise qui provoque ces multiples défaillances. En effet, les lois qui impactent l’archéologie funéraire anglaise sont multiples : le Burial Act de 1857 (pour les autorisations officielles d’exhumation et de déplacement de restes humains les sépultures), The Disused Burial Grounds Act 1981 (loi sur les cimetières désaffectés), The Protection of Wrecks Act de 1973 (loi pour la protection des épaves), The Protection of Military Remains Act de 1986 (loi pour la protection des vestiges militaires dont les dépouilles de soldats), l’Historic Buildings and Ancient Monuments Act de 1953 (loi sur la gestion des monuments historiques et bâtis anciens), l’Ancient Monuments and Archaeological Areas Act de 1979 (loi sur la gestion des monuments historiques et des zones archéologiques), l’Open Spaces Act de 1906 (loi sur le transfert des terrains publics, dont les espaces funéraires, aux autorités locales) ou encore the Human Tissue Act de 2004 (gestion des restes humains de moins de cent ans). En fonction du type de projet pour lequel une opération archéologique est nécessaire, l’autorisation de fouille sera délivrée par une instance ou un autre ; les lois qui s’appliqueront alors auront un impact différent sur le statut et le traitement des restes humains qui seront mis au jour. Par exemple, lors d’un aménagement urbain à portée nationale, la construction peut être ordonnée par le Parlement. Ou lorsque l’aménagement a lieu sur un terrain propriété d’une église encore en activité, c’est l’Église d’Angleterre qui prendra en charge les vestiges et le diocèse devra donner son autorisation pour l’exhumation des restes humains.

32En plus des différentes lois applicables, les recommandations concernant la fouille, l’analyse et la conservation des restes humains ne sont pas les mêmes selon les institutions : la British association for biological anthropology and osteoarchaeology12 (BABAO), English Heritage13, le Chartered Institute of Archaeologists14 et les associations de musées présentent des avis divergents sur l’attitude à observer pour la fouille mais aussi pour l’analyse et la conservation des restes humains. Malheureusement, cette quantité de codes de pratique ou d’éthique et la multitude de réglementations ne font qu’obscurcir la situation. Quoi qu’il en soit, les archéologues doivent connaître la loi et agir de manière professionnelle.

33Cependant, une législation est nécessaire, car bien qu’elle puisse poser des difficultés, une partie de son rôle est d’être le garant de la protection des restes humains archéologiques contre les intérêts privés.

34La prochaine étape dans la crise anglaise sera celle de la conservation : maintenant qu’il est autorisé de garder des restes humains importants, l’attention de la profession doit se porter sur la présence d’espace de stockage suffisant dans les musées et les dépôts d’archives locaux pour les conserver. Malgré la commercialisation de l’archéologie britannique, personne aujourd’hui ne finance la conservation pérenne du matériel archéologique. De nombreux dépôts et musées locaux ont même cessé de recevoir du matériel archéologique et en particulier des restes humains de grand intérêt scientifique.