L’« institutionnalisation » des collections documentées portugaises

1La constitution d’une collection ostéologique documentée, comme les Collections Ostéologiques Humaines Identifiées (Human Identified Skeletal Collection « HISC ») au Portugal, est dépendante du cadre historique des institutions où elles sont conservées. Leur genèse peut être liée à un besoin historique des disciplines dont elles sont le support, telle que l’anthropologie biologique (autrefois anthropologie physique) et plus récemment l’anthropologie médico-légale. Ceci étant, bien que ces collections aient d’abord été constituées pour un usage pédagogique, le cadre général des recherches imposé ces dernières années aux enseignants et aux programmes universitaires a eu un rôle significatif dans l’émergence de nouvelles collections documentées, en particulier celles associées à la recherche en anthropologie médico-légale. De fait, la recherche et l’enseignement ont tous deux toujours été d’une importance capitale dans la constitution des collections documentées (Bosio et al. 2012 ; Cunha et al. 2007 ; Ferreira et al. 2014 ; Hunt, Albanese 2005 ; Salceda et al. 2012 ; Rocha 1995). En conséquence, il serait possible d’affirmer que le paradigme associé à la constitution de collections documentées, initialement en rapport avec l’enseignement et la formation, s’est significativement rapproché de la recherche. Cette observation a déjà été faite par L’Abbé et al. (2005) au sujet de la collection ostéologique conservée au Département d’Anatomie et l’École de Médecine de l’université de Pretoria, et s’appliquerait en effet au cas des collections portugaises.

2Au Portugal, l’attention de nombreuses disciplines associées à la recherche en anthropologie, dans son acception la plus large, s’est portée sur l’importance de ce type de collections. Cependant, dans d’autres pays, ce sont les sciences médicales qui ont joué un rôle plus important dans l’émergence de ces ensembles de restes humains documentés. Parmi les collections documentées les plus connues se trouvent la collection Hamman-Todd (Musée d’Histoire naturelle de Cleveland, États-Unis), la collection Terry (Musée National d’Histoire naturelle, Institut de la Smithsonian, États-Unis), la collection Dart (Département de sciences Anatomiques de l’université de Witwatersrand, Johannesbourg, Afrique du Sud) ou encore la collection de squelettes légués William M. Bass (Université du Tennessee, États-Unis) (Dayal et al. 2009 ; Hunt, Albanese 2005 ; Komar, Grivas 2008 ; Usher 2002). Ces dernières années, des information sur les collections plus récentes ont été publiées, la plupart d’entre elles ont une origine médico-légale. Leur nombre ne cesse d’augmenter, ce qui a recentré les objectifs des études anthropologiques concernant le « profilage » biologique humain (Alemán et al. 2012 ; Chi-Keb et al. 2013 ; Eliopoulos et al. 2007 ; Hens et al.2008 ; Salceda et al. 2012 ; Ferreira et al. 2014).

3La recherche sur le « profilage » biologique humain a trouvé dans les collections documentées le meilleur contexte pour son développement. Les collections documentées ont la particularité d’être composées d’individus dont l’âge au décès, le sexe, le lieu de naissance ou d’origine, et les causes de la mort, entre autres données biographiques, sont connus. Cela permet de développer des méthodes anthropologiques pour estimer l’âge et déterminer le sexe, pour identifier des critères morphologiques et pathologiques permettant d’établir des facteurs biographiques et le profil biologique d’un individu (en vue d’une identification positive) ou d’une population. Dès lors que ces méthodes de recherche sont essentielles en anthropologie médico-légale, les collections documentées sont également devenues fondamentales pour cette discipline. L’importance de la discipline et des collections a été encore plus accentuée par le nombre croissant de recherches en anthropologie médico-légale et par sa popularité grandissante. Les sciences médico-légales ou « forensiques » sont devenues un terrain scientifique prisé et privilégié par de nombreux jeunes universitaires et étudiants, ce qui induit un nombre grandissant de formations aux niveaux de la licence et du master. C’est précisément à l’intersection entre recherche et enseignement que nous pouvons affirmer que les collections documentées se sont institutionnalisées. Ce qui était une ressource pour la recherche et l’enseignement est devenu le moteur de développement de parcours, de programmes universitaires et de modules d’enseignement. L’ancien département d’Anthropologie [actuellement Département de Sciences de la Vie] de l’université de Coimbra en est la meilleure illustration. L’enseignement de l’anthropologie, en association avec la paléontologie humaine et l’archéologie préhistorique, fait partie du cursus universitaire depuis 1885, bien que ce ne soit qu’à la fin du xx^e siècle (1982) qu’un diplôme universitaire en anthropologie y a été instauré (Areia et al. 1991 ; Areia, Rocha 1985 ; Santos 2007 ; Santos 2012). À l’heure actuelle, ce diplôme en anthropologie est une référence nationale pour l’anthropologie biologique et l’étude des restes osseux et dentaires humains. Il est également devenu une référence internationale pour les étudiants désireux d’obtenir un master en Évolution humaine et Biologie et un doctorat dans les disciplines de l’anthropologie socio-culturelle, biologique et médico-légale1.

4Comme pour d’autres universités européennes, l’intérêt premier pour les études anthropologiques au Portugal se portait essentiellement vers les vestiges humains fossilisés, l’anthropologie physique et l’anthropométrie (Areia et al. 1991 ; Madureira 2003). C’est précisément dans ce contexte que les collections ostéologiques présentaient de l’intérêt : pour faire progresser les sciences anthropologiques. Les premières collections de squelettes identifiés de Coimbra (détaillées ci-dessous) ont été assemblées au début du xx^e siècle par Bernardino Machado et Eusébio Tamagnini, deux figures importantes de l’instauration et du développement de l’anthropologie physique au Portugal, et tous deux directeurs du Musée d’anthropologie (Oliveira 1997 ; Rocha 1995). Le rôle de Bernardino Machado et Eusébio Tamagnini fut central dans le développement de la discipline, dont le support de connaissances provenait essentiellement de la paléontologie, de l’anatomie comparée et de l’anthropométrie. Ces développements ont eut lieu dans un contexte où la science et la systématisation du monde naturel étaient de puissants alliés du pouvoir politique (Santos 2012). Il est important de rappeler que le Portugal a été un empire colonial jusqu’en 1964, dont les colonies étaient au Brésil, en Afrique, en Chine et en Inde. Avec un territoire si vaste, représentant de manière exceptionnelle la variabilité humaine, l’anthropologie physique et la systématisation du monde naturel constituaient effectivement de puissants outils politiques.

Bref état des lieux sur les collections documentées portugaises

5Il y a actuellement six collections documentées au Portugal, composées de squelettes humains complets, conservées dans plusieurs institutions. Il existe d’autres collections identifiées, associées spécifiquement à l’université de Coimbra et au musée d’Histoire naturelle, mais elles correspondent à des pièces osseuses individuelles – en particulier des crânes (Rocha 1995). Toutes les collections portugaises sont associées aux universités de Coimbra, Évora, Porto et Lisbonne, même si la collection de Lisbonne a une histoire liée au Musée National d’Histoire Naturelle et de Sciences (Cardoso 2006 ; Cunha et al. 2007 ; Ferreira et al. 2014 ; Rocha 1995).

6Les collections identifiées incluent non seulement du matériel ostéologique, mais également des informations biographiques sur ces individus, ce qui représente l’un de leurs principaux intérêts. Connaître le lieu de naissance, le sexe, l’âge au décès, le lieu et les causes du décès, la profession, le statut marital, le nom et l’origine des parents permet de tester des hypothèses de recherche tout en maîtrisant un certain nombre de variables pouvant influencer le développement biologique du tissu osseux et biaiser les méthodes servant à déterminer le sexe ou à estimer l’âge au décès.

7Les trois principales collections ostéologiques documentées conservées au Musée d’Anthropologie de Coimbra sont connues sous les appellations Colecção das Escolas Médicas (Collection des Écoles de Médecine), Colecção de Trocas Internacionais (Collection d’Échanges Internationaux) et Colecção de Esqueletos Identificados (Collection de Squelettes Identifiés) (Cunha et al. 2007 ; Fernandes 1985 ; Rocha 1995). Une nouvelle collection est actuellement en cours de constitution – la « Collection de Squelettes Identifiés du xx^e siècle » (Ferreira et al. 2014). L’origine des restes constituant ces collections est variable. Par exemple, la Collection des Écoles de Médecine est composée de vestiges récoltés par Bernardino Machado entre 1896 et 1903, issus du Musée d’Anatomie de la Faculté de Médecine de l’université de Coimbra et des Écoles de Médecine de Lisbonne et Porto (Rocha 1995). L’objectif de cette collection était de regrouper un nombre égal de spécimens provenant de différentes régions du Portugal, créant ainsi une collection de référence des habitants du Portugal (Fernandes 1985 : 78). Cette collection en particulier comprend trois groupes de matériel ostéologique : I, II et III. Tous ces groupes sont majoritairement composés de crânes (Fernandes 1985 ; Rocha 1995). La Collection des Écoles de Médecine I comprend 585 crânes identifiés (366 masculins et 219 féminins) provenant des Écoles de Médecine de Porto et Lisbonne (Areia et al. 1991 ; Oliveira 1997) ; la Collection des Écoles de Médecine II consiste en un squelette adulte et 13 crânes immatures ; la Collection des Écoles de Médecine III se compose de 34 crânes (Rocha 1995). À l’origine, 28 crânes appartenaient à l’École de Médecine de Lisbonne, 4 à l’École de Médecine de Porto et 2 au musée Anatomique de Coimbra. Contrairement au groupe composé uniquement d’individus portugais, cette collection, hormis 2 crânes d’origine portugaise, comporte des spécimens d’Espagne (28), d’Allemagne (1), d’Italie (1), de France (1) et d’Angola (1). L’existence de ces différents sous-groupes de crânes d’origine externe au Portugal peut s’expliquer par le cadre de comparaisons et de classifications populationnelles des espèces vivantes en vigueur à l’époque. Constituer ces collections dans le but d’effectuer des comparaisons populationnelles suivait les courants de pensée et les pratiques d’autres pays européens, et de l’anthropologie physique telle qu’elle était pratiquée au xix^e siècle (Santos 2012).

8Les deux autres collections identifiées associées au Musée d’Anthropologie de l’université de Coimbra furent créées sous la responsabilité d’Eusébio Tamagnini, qui succéda à Bernardino Machado en tant que directeur du musée (1907 et 1950). Les collections sont : la Collection d’Échanges Internationaux et la Collection de Squelettes Identifiés (ISC) (Oliveira 1997 ; Rocha 1995). Cette dernière est internationalement connue, et elle est utilisée pour des travaux de recherche de portée scientifique importante. Les vestiges de ces deux collections proviennent du cimetière de Conchada de Coimbra. La Collection d’Échanges Internationaux fut constituée entre 1932 et 1942, avec pour objectif principal de servir de support d’étude aux spécialistes portugais ou étrangers. Elle est composée de 1 075 crânes et mandibules (Areia et al. 1991). La Collection de Squelettes Identifiés comprend les squelettes entiers et extrêmement bien préservés de 505 individus (Areia et al. 1991 ; Fernandes 1985 ; Oliveira 1997 ; Rocha 1995).

9La dernière collection associée à l’université de Coimbra, plus récente, se nomme la Collection de Squelettes Identifiés du xxi^e siècle (Colecção de Esqueletos Identificados do Século XXI) (Ferreira et al. 2014). Les restes humains de cette collection ont été récupérés au cimetière municipal de Santarém, une ville située à 140 km au sud de Coimbra. Elle se compose actuellement de 200 individus, mais d’autres acquisitions ont en cours pour la compléter (Ferreira et al. 2014). Hormis des restes osseux, une attention particulière est portée sur l’acquisition de données complémentaires sur les individus, comme leurs dossiers médicaux ou les rapports d’autopsie via des sources documentaires ou archivistiques telles que les bases de données hospitalières. Cette collection a permis de développer un logiciel spécifiquement dédié à l’enregistrement de toutes les données individuelles, i.e. les informations ante- et post-mortem, avec une attention particulière aux marques particulières d’identification, telles que les variations anatomiques et les lésions osseuses, ou la présence de prothèses. Tous ces détails sont enregistrés afin de servir à l’identification et faciliter la traçabilité des individus.

10Toutes les collections de l’université de Coimbra sont imposantes. Jusqu’à maintenant, sur le territoire portugais, seule la collection Luis Lopes, également appelée la Collection de Lisbonne, leur était comparable. Cette collection fut initialement associée au nom de Francisco Ferraz de Macedo (1845-1907), qui fit don en 1907 de sa collection personnelle, essentiellement composée de 1200 crânes récupérés dans les cimetières de Lisbonne – elle reçut à l’époque le nom de Collection Ferraz de Macedo (Almaça 2000 ; Santos 2012). Malheureusement, la collection fut presque intégralement détruite par un incendie en 1978 et seul un petit nombre de crânes a été sauvegardé et ceux-ci sont actuellement conservés au Musée national d’Histoire naturelle et de Sciences. Cependant, à partir de 1980, une nouvelle collection fut constituée grâce aux efforts de Luis Lopes, un ancien technicien du musée et professeur adjoint à l’université de Lisbonne (Cardoso 2005). Cette nouvelle collection est toujours en cours de constitution depuis 1980, et était composée de 1692 squelettes complets en 2006 (Cardoso 2006). À l’heure actuelle, plus de 1 700 squelettes sont conservés au Musée d’Histoire Naturelle et de Sciences de Lisbonne. Les restes assemblés pour cette collection ont été récoltés dans les cimetières lisboètes d’Alto de S. João, Benfica, Prazeres, Lumiar et Ajuda.

11À ces deux collections plus anciennes de Coimbra et Lisbonne, nous pouvons ajouter deux autres plus contemporaines : la collection du projet de recherche BoneMedLeg (BoneMedLeg Research Project Collection) et la Collection Évora. La collection du projet de recherche BoneMedLeg n’a pas encore été présentée à la communauté scientifique, hormis son évocation lors de présentations à quelques conférences. Un rapide résumé du projet accessible sur le site internet qui lui est dédié2 indique que l’objectif de ce projet est de développer deux ensembles composés des restes osseux d’individus contemporains, l’un composé de squelettes entiers, et l’autre d’échantillons osseux récupérés lors d’autopsies. Cette collection émane d’un projet de recherche financé par la Fundação para a Ciência e Técnologia (FCT-Fondation pour la Science et la Technologie) portugaise, débuté en 2011. Il est porté par plusieurs institutions, et les restes humains sont actuellement conservés à la Délégation Nord de l’Institut National de Médecine Légale et de Sciences Médico-légales, à Porto. Cette collection est composée de spécimens (matériel ostéologique mais également échantillons de tissus osseux récupérés dans les principaux cimetières de Porto : Agramonte et Prado do Repouso.

12La collection de l’université d’Évora est l’une des collections documentées portugaises la moins connue et étudiée. Elle est constituée d’individus issus du cimetière municipal d’Évora – le Cemitério de Nossa Srenhora dos Remédios. Elle fut constituée en 1997, après que l’université et le conseil municipal de la ville se soient mis d’accord sur un protocole collaboratif. À ce jour, 160 squelettes ont été récupérés du cimetière et sont conservés au laboratoire d’anthropologie biologique de l’université. Les vestiges appartiennent à des individus morts entre 1887 et 1988. De même que pour les autres collections, les données documentaires comprennent le nom, les lieux de naissance et de résidence, l’âge au décès, la profession, et la date de décès des individus. La cause de la mort est connue pour 50 individus seulement (31,25 %).

13Cet état des lieux donne les principales similitudes entre les collections. À l’exception des collections d’origine médicale de l’université de Coimbra, elles sont toutes composées de squelettes d’individus exhumés de cimetières modernes, toujours en cours d’utilisation. Tous ces individus, ainsi qu’un bon nombre de leurs données biographiques, ont été intégrés dans les collections. Ces données biographiques associées sont utilisées en complément de l’étude des restes ostéologiques. De manière générale, tous les sujets sont nés et ont perdu la vie durant une période qui s’étend de 1800 à aujourd’hui. Les plus anciennes collections sont celles aujourd’hui conservées par l’université de Coimbra, de même que la plus récente qui est encore en cours de constitution. Au total, plus de 4 500 individus identifiés sont conservés dans les universités portugaises et forment l’ensemble des collections ostéologiques documentées portugaises.

L’impact scientifique des collections

14Les collections portugaises, en particulier celle de Lisbonne et la Collection de Squelettes Identifiés (ISC) de Coimbra, sont parmi les plus utilisées par la communauté scientifique. Depuis 2006, lorsqu’une note technique dans l’American Journal of Physical Anthropology a présenté la collection de Lisbonne (Cardoso 2006), les demandes pour y accéder ont été nombreuses. Entre 2008 et 2014, 79 chercheurs internationaux ont étudié cette collection. La majorité d’entre eux était de nationalité portugaise (26), espagnole (17) et américaine (16). Les autres venaient d’autres pays d’Europe, du Canada, d’Amérique du Sud et du Japon3. Des données quantitatives sur les productions scientifiques basées sur les collections documentées de Coimbra sont connues pour des périodes antérieures. Entre 1898 et 1995, environ 106 travaux universitaires basés sur la collection ont été produits (Rocha 1995 ; 21-33). À ce nombre, Eugénia Cunha et Sofia Wasterlain ont ajouté en 2007 une liste de 21 thèses de doctorat, et autant de mémoires de master (Cunha et al. 2007 : 30-31). Ce nombre est non seulement significatif, mais la diversité de nationalités des spécialistes et étudiants ayant utilisé cette collection pour leurs recherches est très importante. Hormis le Portugal, d’autres pays européens sont mentionnés, dont l’Espagne, la France, l’Italie, la Suisse et l’Angleterre. De plus, des pays hors Europe sont référencés, tels que le Brésil, les États-Unis, la Nouvelle-Zélande et le Canada (Cunha et al. 2007 : 31). Actuellement, les chercheurs provenant de nombreux pays ont eu le privilège d’accéder à ces collections ainsi qu’à la nouvelle Collection de Squelettes Identifiés du xxi^e siècle. Jusqu’à présent, des chercheurs brésiliens, croates, français, espagnols, allemands, mexicains, sri lankais, colombiens, américains et saoudiens ont eu accès à cette nouvelle collection. Les sujets scientifiques qui sont traités grâce à ces collections englobent les études des habitudes et des conditions de vie mais aussi des maladies au sein des populations du passé, la variabilité humaine, l’anthropologie médico-légale et le « profilage » biologique (sexe et âge au décès), la paléoanthropologie et l’anatomie comparée. Tous ces sujets ont été testés, explorés, révisés et critiqués, contribuant ainsi de manière significative au corpus de connaissances de l’anthropologie et d’autres disciplines. Par exemple, diverses recherches récentes sur la nature et la distribution des marqueurs osseux d’activité (modification des os suite à une activité professionnelle répétée par exemple) via l’étude de ces collections ont donné des résultats assez troublant car peu en adéquation avec les données biographiques. Ces résultats ont eu un impact sur la reconstitution des schémas d’activité et des comportements humains des populations du passé, à partir de l’analyse de ces modifications osseuses (Alves Cardoso, Henderson 2010 ; Alves Cardoso, Henderson 2013 ; Henderson et al. 2013 ; Henderson, Alves Cardoso 2013 ; Jurmain et al. 2012 ; Milella et al. 2015 ; Perréard Lopreno et al. 2013). Ceci aurait été impossible sans l’accès à ces collections documentées.

15Il existe également un nombre croissant de travaux de recherche en anthropologie médico-légale, plus particulièrement sur les méthodes de détermination du sexe, d’estimation de l’âge et de l’origine biogéographique (ou « ancestry »), qui sont cruciales pour construire le profil biologique d’un individu. Sans l’accès à des collections de référence, ces travaux (Cardoso 2008 ; Navega et al. 2014 ; Navega et al. 2015 ; Ríos, Cardoso 2009, pour n’en citer que quelques-uns), n’auraient pas vu le jour.

16Construire et tester des méthodes ne se réduit pas aux collections elles-mêmes ; elles sont utilisées de manière comparative avec les données issues de populations vivantes. Par exemple, l’équipe du Laboratoire d’Anthropologie médico-légale de Coimbra projette de comparer des données provenant des collections documentées à des données issues de coupes tomodensitométriques et d’autres sources d’imagerie médicale pour tester et évaluer des méthodes d’estimation de l’âge au décès et la pertinence des facteurs d’identification osseux, mais aussi pour apprécier les marqueurs osseux du vieillissement.

17D’autres sujets de recherche comme l’étude bioculturelle des pathologies des populations du passé, telles que la tuberculose, la syphilis ou encore la paléoépidémiologie des atteintes cancereuses et les méthodes de recherche paléopathologiques ont pu être bien plus approfondis grâce à l’accès à ces collections (Curate et al. 2013a ; Curate et al. 2013b ; Lopes et al. 2010 ; Matos, Santos 2006 ; Marques et al. 2013 ; Marques et al. 2015 ; Santos, Roberts 2006). Evaluer les critères diagnostiques des pathologies fondés sur des atteintes osseuses, explorer les causes de la mort, le sexe et le vieillissement ont accentué l’ampleur des biais liées à la reconstitution de l’état sanitaire des populations du passé et des profils épidémiologiques. La possibilité d’explorer les maladies, tout en maîtrisant plusieurs variables susceptibles de les influencer, a favorisé la prudence dans l’approche adoptée en paléopathologie.

18Les exemples cités ici n’illustrent que quelques aspects de l’impact des collections documentées sur l’expansion des connaissances scientifiques. Contrairement aux restes humains archéologiques, ces collections documentées sont uniques par la possibilité qu’elles offrent de combiner les données biologiques, biographiques, sociales et culturelles. Grâce à elles, il est alors envisageable d’adopter une approche bioculturelle contrôlée de l’étude des restes humains. Cette documentation individuelle associée au squelette permet de repousser les limites de la discipline tout en mettant l’accent sur les difficultés et les obstacles associés à l’étude des ossements humains. Elles offrent également de nouvelles pistes de recherche. Par exemple, à l’université de Coimbra, parallèlement au développement d’un nouveau laboratoire d’anthropologie médico-légale et de la collection de Squelettes identifiés du xxi^e siècle, émergent des sujets de recherche sur les restes humains brûlés. La mise en place d’une collection Identifiée de Squelettes humains brûlés fait partie des projets de recherche actuels du laboratoire. Cette nouvelle collection est décrite comme étant « la première collection au monde de squelettes humains dont l’un des côtés a été brûlé de manière expérimentale », qui va servir à élaborer des méthodes dédiées spécifiquement à l’analyse des os humains brûlés4.

19Cette collection permettra une meilleure compréhension des effets de la chaleur sur les os et les dents et constituera le premier ensemble osseux de ce genre.

20Les avancées scientifiques fondées sur les collections documentées sont concrètes au Portugal. Il convient également d’affirmer que les collections documentées portugaises ont été et continueront à être primordiales pour la communauté scientifique internationale.

La constitution de collections documentées identifiées

21Comme nous l’avons présenté, la constitution des collections documentées au Portugal trouve ses racines dans l’enseignement et la recherche. C’était le cas par le passé, et c’est toujours le cas aujourd’hui pour la constitution de collections plus récentes. L’enseignement de l’anthropologie allié à la recherche basée sur les restes humains, les contributions de la recherche au développement de disciplines telles que l’anthropologie au sens large, c’est-à-dire incluant l’anthropologie biologique et médico-légale, ont été des éléments-clés pour la constitution de ces collections. La majorité des individus intégrés dans ces collections documentées proviennent de cimetières modernes pour la plupart toujours utilisés aujourd’hui. En l’état actuel, les collections portugaises se composent de plus de 4 500 individus : hommes, femmes et enfants. La majorité des individus des collections de Lisbonne et des plus anciennes collections de Coimbra sont morts au cours du xx^e siècle. La collection la plus récente comprend des individus morts au cours des dix dernières années. Quasiment tous ces individus ont été intégrés dans les collections après avoir été considérés comme abandonnés, négligés et/ou non réclamés par leurs descendants ou leurs proches (Cardoso 2006 ; Cunha et al. 2007 ; Ferreira et al. 2014 ; Rocha 1995). Le contexte derrière la qualification des restes humains comme étant abandonnés et la manière dont cela est arrivé ont été rapportés en détail pour la première fois par Hugo Cardoso (Cardoso 2006 : 45-46) au sujet de la collection Luis Lopes. Il déclare :

The skeletons in this collection originate from modern cemetery sources and correspond to the remains that, by virtue of being abandoned or neglected by relatives, were destined for communal graves in the local cemeteries in Lisbon. […] The practice at these cemeteries is to exhume individuals from temporary graves after the legally stipulated period of five years and if complete skeletonization has occurred so that the grave can be reused. The bones are then deposited in the communal grave or, for an annual fee paid by relatives or legal representatives; they are placed in small urns that are kept in individual block compartments or niches (ossuaries). […] In the case of temporary graves, if the family or legal representatives do not claim the remains shortly after exhumation or do not pay a periodic fee for the ossuaries the cemeteries issue an order of removal. Because failure to pay for the periodic fee can occur anytime from one year to several decades after exhumation, a substantial lapse of time can pass between the secondary interment in the ossuaries and the order of removal. Individual remains in irregular situations (due to abandonment or failure to pay the periodic fee) are deposited in a storage room until a relative or other rightful person shows up to claim them. After waiting for a relatively long period of time (usually a few years) the cemetery authorities deposit them in the communal grave or, more recently, destroy them in the cemetery incinerator if present. Just before the remains are destroyed or reburied, the Museum steps in and collects the skeletal material 5.

22Les comptes rendus sur le mode d’acquisition des restes humains sont sensiblement identiques pour toutes les collections portugaises (Cunha et al. 2007 ; Ferreira et al. 2014 : 2 et 4-5). Le transfert des restes humains du cimetière aux lieux de conservation dans les institutions de recherche telles que les musées et les universités se fonde sur des protocoles établis entre le Conseil Municipal et lesdites institutions, puisque les cimetières fonctionnent sous la législation du Conseil Municipal qui est l’autorité responsable des cimetières et des restes humains qui s’y trouvent. La procédure d’acquisition des ossements humains abandonnés est documentée, et tombe sous la législation des gestionnaires de cimetières. Bien que les règlements des cimetières portugais aient évolué au cours du temps et que certaines spécificités existent en fonction des circonscriptions, ils se réfèrent tous au Décret n^o 411/986 publié en 1998. Les règlements sont généralement clairs en ce qui concerne l’exhumation de restes osseux des tombes temporaires ou abandonnées, après une période d’occupation donnée. Dans le cas de tombes temporaires, cette période est récemment passée de 5 à 3 ans. S’ils sont déclarés comme étant abandonnés, les restes peuvent être ré-inhumés, incinérés, ou placés dans des sépultures secondaires, ce qui peut induire des coûts. Si ceux-ci ne peuvent pas être payés, la procédure de mise à disposition des restes sera purement administrative.

23Pour les chercheurs travaillant sur les restes humains issus de contextes archéologiques ou en association avec des collections documentées, plusieurs considérations et dilemmes éthiques peuvent se poser. Il n’y a qu’un pas entre la prise de conscience de l’importance des travaux associés aux restes osseux, le malaise lié à l’absence de consentement éclairé concernant leur utilisation et le constat que ces restes humains sont disponibles pour l’étude uniquement parce qu’ils ont été abandonnés. Leur condition d’êtres humains devrait leur garantir le respect et la dignité dans leur traitement funéraire, lequel doit s’équilibrer avec l’importance de leur rôle dans l’amélioration des connaissances de notre passé biologique. Cette dernière remarque indique qu’ils devraient donc effectivement être préservés et accessibles pour la recherche scientifique (Larsen, Walker 2005).

24Aujourd’hui, les discussions concernant l’éthique et les restes humains concernent un cadre très large. Ces réflexions impliquent des discussions sur le traitement de l’excavation du matériel ostéologique archéologique jusqu’à la conservation et la gestion de ces vestiges dans les musées tout autant que sur leur étude et leur accessibilité scientifiques, leur exposition, ou encore d’autres préoccupations comme le rapatriement de restes humains (Esquerre 2011 ; Fine-Dare 2005 ; Flessas 2008 ; Martin et al. 2013 ; Mays 2005 ; Mays et al. 2004 ; Moon 2013 ; Swain 2005). Ces préoccupations concernent non seulement les restes humains archéologiques, mais devraient également concerner le cas des collections documentées. Pour ces dernières, les réflexions en rapport avec la préservation et la dignité de traitement des vestiges sont sans doute d’autant plus urgentes que le statut des restes est connu et qu’elles impliquent d’avoir accès non seulement aux ossements, mais également aux informations personnelles des individus. Comment gérer conjointement la dignité et l’intégrité dévolues au défunts et les avancées scientifiques, la déshumanisation et réification des restes humains actuellement en cours ? Tandis que des spécialistes se concentrent sur une approche des restes dont les principales préoccupations sont l’objectivité scientifique, la vérification d’hypothèses et le développement méthodologique, sommes-nous dans ce cas en train de compromettre la dignité et la prise en charge correcte des vestiges ? En pratique, que signifie « un traitement et une manipulation digne et attentionnée » de ces restes humains ? Le respect et la décence sont effectivement pratiquées en ce qui concerne les collections portugaises. Lorsqu’une demande est formulée auprès du gestionnaire des collections pour avoir accès à celles-ci, un protocole et des règles de fonctionnement (individuelles et professionnelles) sont soumis avant acceptation aux demandeurs. Cependant, ces règles ont été jusqu’à présent trop simplifiées, surtout si l’on considère la complexité associée à l’étude des restes humains. Des nouvelles politiques de consultation des collections sont en cours de rédaction notamment pour la Collection de Squelettes Identifiés du xxi^e siècle de Coimbra. Cette collection est pour le moment la seule qui bénéficie d’une présentation par le biais d’un site web, permettant de faire connaître ses caractéristiques mais aussi les membres du laboratoire qui la gère, les travaux de recherche liés et les activités d’enseignement en d’anthropologie médico-légal en rapport avec cette collection7. Une grande partie de cette approche alternative d’accès et de valorisation virtuels des collections documentées portugaises renvoie aux travaux en cours d’un réseau international à l’initiative de la Forensic Anthropology Society of Europe – FASE (Association Européenne d’Anthropologie médico-légale). Ce réseau pose les bases d’une reflexion autour des pratiques de recherche, aux lignes de conduite éthique associées à l’accès aux restes humains et à leur intégration dans des collections documentées, ainsi qu’à leur accessibilité pour la recherche et l’enseignement. Il étudie actuellement ces questions pour les collections du Portugal, d’Italie (Milan possède une très grande collection identifiée) et de Grenade en Espagne. Ces efforts illustrent les changements dans les modes de constitution et de gestion des collections documentées, qui se rapprochent de ceux déjà mis en place aux États-Unis.

25Jusqu’alors, les collections documentées portugaises ont été manipulées par un nombre considérable d’étudiants et de chercheurs, et le seront probablement encore. Des échantillons de tissu osseux ont été prélevés sur les ossements et analysés dans des laboratoires à l’internationale, et d’autres suivront. Des éléments de la collection ont été exposés, photographiés et intégrés dans de nombreux travaux de recherche, et le seront encore dans le futur. Les données sur l’âge, le sexe, la profession, la cause du décès, le lieu de naissance, les informations des dossiers médicaux et des rapports d’autopsie continueront à être exploités. L’accès aux restes humains, aux données biographiques et aux informations personnelles sera toujours sanctionné par leur contribution scientifique qui est extrêmement importante. Cet accès ne devrait pas être remis en question, ni sous-estimée. Il sera de ce fait toujours extrêmement compliqué de trouver un équilibre entre l’intégrité et la dignité des morts et l’apport scientifique de leur étude. En ce sens cette notion d’équilibre reste néanmoins nécessaire et l’apparition de nouvelles discussions sur les considérations éthiques associées aux collections documentées est un progrès indiscutable.