1En France, après presque 25 ans de formalisation et de travaux scientifiques en anthropologie de terrain, en archéologie funéraire ou en archéothanatologie et 20 ans après les colloques nationaux et internationaux1 traitant du devenir de la conservation du mobilier archéologique ou des restes humains (archéologiques ou pas), 10 ans après la réalisation de travaux universitaires sur le récolement des données et des séries ostéo-archologiques (Ardagna et al. 2006 ; Crubézy et al. 1990 : 5-12 ; Crubézy et al. 2000 ; Deverly 2006 ; Deverly 2007 ; Deyber-Persignat 2001 ; Duday 2001 ; Duday 2005 ; Duday et al. 1990), un « procédé » peu codifié mais courant persiste encore : la réinhumation de vestiges ostéo-archéologiques.

2Les documents officiels, la production scientifique classique et l’iconographie illustrant cette pratique en France sont très rares. Citons à titre d’exemple, L. Buchet qui en 1980 écrivait « jusqu’à une époque encore récente, l’archéologue […] adoptait la méthode la plus simple : la réinhumation des squelettes mis au jour, sans plus de procès, en ne mentionnant leur présence que sous forme anecdotique […] » (Buchet 1980) ou encore les propos d’un journaliste marseillais des années 1890 cités par A. Richier et M. Moliner qui témoignent de l’ancienneté du procédé « les ossements trouvés […] ont été remis en terre et que le conservateur du cimetière Saint Pierre avait dressé un procès-verbal d’inhumation » (Moliner, Richier 2006).

3Si la littérature anthropologique et archéologique ne renferme que peu de témoignages en revanche, la réinhumation est très fréquemment, pour ne pas dire systématiquement, évoquée par la littérature de vulgarisation et la presse. À un niveau tel que l’on pourrait croire que la société civile ne conçoit pas l’existence d’autres destins à ces vestiges humains ostéo-archéologiques. Dès qu’une fouille met au jour des restes humains, les articles de presse2 rapportent très souvent cette volonté de réinhumation avant même de faire état de leur datation ou de l’intérêt scientifique qu’ils peuvent présenter. Ceci contribue à alimenter une fausse image des pratiques de l’archéologie et du destin scientifique de ces vestiges.

4Aujourd'hui à l’opposé de ces points de vue radicaux, on constate que les acteurs des fouilles ou les spécialistes redoublent de précautions quant à la conservation et à l’exploitation des restes ostéoarchéologiques. Il est par conséquent pertinent d’appréhender sur le territoire national en quoi consiste cette pratique de la réinhumation qui peut se décider à différents moments de la chaîne opératoire des interventions archéologiques voire, parfois, bien après. Cette question est d’autant plus d’actualité, car outre la définition de cadres éthiques autour des ossements humains, la multiplication des interventions et des opérateurs archéologiques ainsi que la fouille de grands ensembles funéraires y compris modernes voire contemporains (cf. supra III chap. 3) contribuent à soulever de nouveau la question de la gestion des collections et de leur conservation (cf. supra III chap. 2). En effet, alors que l’anthropologie, depuis les années 1980-1990, s’est progressivement dotée d’outils d’analyse de plus en plus diversifiés et qu’elle s’est ouverte à de nouveaux champs chronologiques, chacun à bien conscience qu’une définition inappropriée du statut juridique de ces restes prise sous le coup d’une réaction parlementaire exacerbée risquerait de porter gravement atteinte à la valorisation scientifique de ce patrimoine. De plus, alors que la pratique de la réinhumation pouvait être considérée jusqu’au milieu du xx^e siècle comme un acte pragmatique réglant le problème de la gestion d’un matériau encombrant dont on ne savait parfois que faire d’un point de vue scientifique, il paraît peu concevable que de telles décisions puissent encore être prises arbitrairement alors que tous les aspects touchant au patrimoine archéologique sont encadrés par la législation et que, par ailleurs, la valeur scientifique des vestiges anthropologiques a été largement démontrée.

5Cela ne veut pas dire pour autant que tout doit être conservé. Comme l’évoque le chapitre II.2, la communauté scientifique s’accorde à penser que, au regard de l’inégalité des potentiels attachés à ces collections et, pour bien gérer aussi bien le passif que les futures séries anthropologiques, une réflexion approfondie sur la sélection est nécessaire. Mettre un terme à la conservation de certains ensembles osseux n’ayant aucun passé ni avenir scientifique doit pouvoir être envisagé. Dans ce dernier cas, la réinhumation pourrait sortir d’une certaine forme de marginalité et, moyennant l’application des protocoles plus ou moins contraignants, devenir un « outil », en même temps qu’« un témoignage » de ces populations passées comme c’est le cas par exemple dans d’autres pays avec (cf. supra III chap. 3 et infra IV chap. 4, 5).

6Avant de considérer les motivations et expériences de réinhumations récentes dont nous avons pu recueillir le témoignage, il importe de préciser en quoi consiste un tel acte. Nous avons opté pour une proposition de définition simple : une réinhumation en contexte archéologique est considérée comme le nouvel enfouissement de tout ou partie des restes humains ostéologiques issus d’un site archéologique. Ces vestiges anthropologiques ont préalablement été fouillés et/ou prélevés et/ou temporairement conditionnés et stockés. Le lieu de leur ré-enfouissement peut être : soit identique à celui de l’opération archéologique soit être un lieu différent, ce qui implique alors un transfert de tout ou partie des ossements et l’édiction, selon les cas, de modalités spécifiques d’enfouissement et de conservation. Une réinhumation de restes anthropologiques issus de fouilles archéologiques prescrites ou autorisées par l’État n’est donc pas assimilable à une translation de cimetière tel qu’on pourrait l’entendre dans le langage juridique courant (ordonnance de 1843, code général des collectivités territoriales (CGCT)). Cette dernière relève en effet des compétences des collectivités (art. L.2321-2 14 du CGCT et ordonnance du 28/07/2005). Lors d’une translation, les corps inhumés sont transférés dans le nouveau cimetière aux frais de la commune3. Les transferts de monuments funéraires (comportant leur démontage et leur reconstruction) sont quant à eux assurés par les familles4. Les restes des sépultures en terre communale sont, selon le choix de la municipalité, transférés dans un nouvel ossuaire ou incinérés5.

7Par ailleurs, les demandes de réinhumation de pièces ostéo-archéologiques que nous considérons ici, ne sont en rien des « réattributions » ou « restitutions » ni des « rapatriements6 » de pièces anthroplogiques émanant de certaines communautés. Au cours de nos recherches dans la littérature anglo-saxone, nous avons constaté des précautions visant à éviter des confusions entre ces termes « restitution / repatriation » (ou « reburial / reinterment » de la littérature anglo-saxonne). Selon certains auteurs, une restitution ou un rapatriement de vestige est un retour de pièce vers le pays ou la région d’origine (Clegg 2013), comme ce fut le cas en France pour la Venus Hottentote (Patin 2013), Attaï ou encore les têtes Maori7. Cela ne signifie pas forcément une réinhumation et cela met en jeux un certain nombre de paramètres historiques, religieux, diplomatiques,… complexes mais également des considérations de conservation/gestion des pièces en accord avec les communautés (Clegg 2013).

8Il serait ainsi très malvenu de faire le parallèle entre la réinhumations de séries ostéo-archéologiques issues d’opérations archéologiques survenues dans l’hexagone et les demandes de restitution émanant de divers peuples hors du territoire national. De telles demandes de restitution sont généralement suivies d’un rapatriement des pièces dans un cadre juridique de déclassement strict et parfois complexe (Badou 2002 ; Cadot 2009 ; Patin 2013) créé dans certains cas pour les circonstances. Ceci reste par conséquent très différent de la réinhumation de pièces ostéoarchéologiques issues de fouilles pratiquées sur le territoire national. Le parallèle ne pourrait s’établir que si le reste humain recouvrait une identité propre8 (identification de l’individu) ou prenait une valeur symbolique dépassant sa nature scientifique (archéologique et paléobiologique). Il ne faut pas nier cependant que les anthropologues et les conservateurs des musées constatent ces dernières années une évolution des réactions du public face à la dimension humaine de ces vestiges (Cadot 2009 : 13). Celle-ci ce fait jour au travers des demandes émanant de la société civile (par exemple lors d’une exposition ; cf. supra II chap. 5).

9Le cas des sépultures militaires (notamment des deux conflits mondiaux) demeure aussi complexe (cf. supra III chap. 4) puisque les objectifs anthropologiques ne sont plus la recherche stricto sensu mais l’identification individuelle. Le devenir des restes est quant à lui encadré par les lois internationales sur les conflits. Toutefois, des exemples de réenfouissement (non intégrés à notre étude car ayant eu lieu hors de l’Hexagone) de squelettes issus de conflits plus anciens restent à ce jour les cas de réinhumation les plus documentés dans la presse voire par les services de l’État9.

Les objectifs de l’étude et le questionnaire

10Les objectifs de ce travail sont multiples. Tout d’abord, il importe de recenser, dans la mesure des informations disponibles, le nombre de réinhumations « officielles » et le rôle exact des archéologues et des anthropologues dans cette pratique. En second lieu, il convient de s’interroger sur les multiples facteurs conduisant à la réinhumation :

1. Quels sont les types de vestiges réinhumés (sujet, fragments,…) et les séries impliquées (séries entières, ensembles partiels, séries ou éléments modernes/contemporains…) ?

2. Qui formule la demande et quelles sont les motivations à l’origine de la réinhumation ?

3. Quel est le déroulement de la réinhumation et quels sont les acteurs (depuis la réception de la demande jusqu’au réenfouissement effectif) ?

11Pour mener à bien ce recensement, nous avons élaboré et diffusé un questionnaire divisé en trois parties (voir encadré). Une première partie réunit les informations générales sur la série considérée, la seconde est consacrée à l’analyse de la demande de réinhumation accompagnée de plusieurs questions : qui fait la demande ? Quelles sont les raisons de la demande (éthique, filiale, historique, religieuse,…) ? Tous les restes sont-ils concernés par la demande ? Quand l’exigence a-t-elle été exprimée ? Qui a traité cette demande (le service régional de l’archéologie, le responsable d’opération,…) ? Quel fut le rôle des archéologues, des anthropologues, des autorités archéologiques locales ou nationales dans le processus de décision ? Enfin, la troisième partie du questionnaire retient les conditions de la réinhumation (NMI, lieu de la réinhumation, type de contenants, modalités,…), le financement de la réinhumation et son déroulement.

12Afin de comprendre au mieux la demande de réinhumation et les motivations qui l’accompagnent, nous avons proposé des choix relevant d’un caractère pratique, éthique, filial, historique, ou religieux. En ce qui concerne le traitement de la demande elle-même, nous avons également sollicité les « intervenants classiques » des opérations archéologiques (service régional de l’archéologie, responsable d’opération, archéo-anthropologue, opérateur d’archéologie,…). Le questionnaire laissait de nombreux espaces de texte libres et ne comportait pas de listes fermées ou de cases à cocher. En effet, le manque de recul sur la pratique et l’absence de données publiées conféraient à cette première enquête un aspect plus documentaire que statistique. De plus, nous avons choisi via ce questionnaire de ne traiter que les cas de réinhumation « avérés, en cours ou en préparation après accord ». En somme, tous les cas pour lesquels une demande avait été formulée, déposée, entérinée, voire traitée (ou en cours de traitement). Eu égard à notre définition de la réinhumation qui présuppose que les restes humains aient été extraits de leur contexte initial et conservés un temps pour étude ou non, nous n’avons pas retenu les démarches d’élimination qui auraient pu être intégrées à une stratégie de fouille. Le corpus n’a pas non plus été augmenté par la consultation de rapports de fouilles ni d’articles de presse.

13Nous avons envoyé ce questionnaire accompagné de l’exemple d’un véritable cas de réinhumation dans le Var (avec l’article de presse et une photo, voir Encadré à la fin du chapitre). Sa diffusion a touché la plupart des acteurs de l’anthropologie à l’échelle nationale, sans oublier des listes de diffusion des services régionaux de l’archéologie (SRA), notamment le réseau des gestionnaires de mobilier, les autorités archéologiques nationales et les principaux opérateurs d’archéologie préventive (INRAP, collectivités territoriales et opérateurs privés). De plus, nous avons contacté la communauté scientifique via les sociétés, associations, ou groupements scientifiques10. Ce questionnaire a aussi été diffusé plusieurs fois entre 2012 et 2015. On peut ainsi considérer que la majorité des intervenants réguliers de la chaîne opératoire de valorisation des collections depuis la fouille jusqu’à l’exploitation scientifique ont été, à un moment ou à un autre, informés de son existence.

Qui a répondu à l’enquête ?

14Après avoir multiplié les sollicitations auprès de la communauté scientifique, nous avons reçu une quarantaine de réponses qui constituent un petit corpus de 24 réinhumations parmi lesquelles un cas particulier et quatre expériences d’un seul archéologue de l’INRAP. En regard de celles-ci, 20 réponses « négatives » à ce questionnaire nous sont parvenues des SRA ou des opérateurs. Le faible nombre de réponses est très certainement consécutif à la nature du questionnaire qui sous-entend l’existence de réinhumations « officielles » associées à une documentation (administrative, iconographique, journalistique par exemple) et nécessite de s’appuyer sur des données exactes, que le réenfouissement ait déjà été effectué ou simplement acté officiellement.

15Les questionnaires remplis proviennent d’intervenants issus de l’INRAP, des collectivités territoriales, du CNRS et bien sûr, des SRA. Les fouilles programmées sont autant concernées que les opérations préventives.

16Par choix et pour simplifier la diffusion des informations recueillies, nous avons opté pour un anonymat strict. En aucun cas, le nom précis des séries et/ou des localités ne sera rapporté dans la restitution des résultats de cette enquête. Aussi, cette dernière ne comportera aucun encart spécifique dédié aux remerciements.

Les limites de cette enquête

17Avant d’analyser les résultats, il convient de préciser que, dans notre étude, les acteurs de la fouille sont ceux qui ont répondu à l’enquête. On a pu constater au travers des réponses (voir ci-après) que ces mêmes acteurs ont été la plupart du temps exclus du processus de réinhumation, ce qui limite la précision des réponses sur les conditions de réinhumation. Outre cette difficulté, la diffusion par mails de cette enquête a pu ne pas trouver le bon interlocuteur au sein des services régionaux de l’archéologie, des opérateurs ou des laboratoires. D’autre part, pour que le dossier soit complet, il aurait fallu questionner individuellement tous les protagonistes des cas cités dans les réponses à l’enquête. Cette démarche n’a pas été faite faute de temps et de compétences.

18De même, pour être complet, il aurait fallu élargir l’enquête aux cas de réinhumations réalisés hors de tout cadre officiel en sollicitant les souvenirs des archéologues et des anthropologues ou en consultant la presse, les articles de société savantes régionales et les anciens rapports de fouilles qui comportent parfois des mentions erratiques11 « de remises en terre des vracs osseux ». Mais, une telle quête, extrêmement longue, devient vite hasardeuse dans la mesure où les informations collectées sont rarement comparables.

19D’autres types informations comme les problèmes rencontrés en amont de la fouille (pression de communautés, d’aménageurs, etc.) n’ont pas non plus été collectées. Elles permettraient sans doute de mieux préciser les motivations des demandes de réinhumation et le cadre dans lequel elles ont eu lieu. Pour certaines interventions ou contextes délicats, une bonne connaissance, à l’échelle régionale, des problèmes survenus lors d’une fouille pourrait également être une source contextuelle non négligeable. Ces informations seraient de nature à mieux faire comprendre dans certains dossiers les enjeux qu’ont du prendre en compte les autorités de l’État lors de la préparation d’opérations ou lors de leur réalisation.

Résultats de l’enquête

20Le corpus des 24 cas de réinhumation issu de cette enquête montre tout d’abord que ce n’est pas le propre d’une région particulière.

Les ensembles réinhumés

21La première interrogation est assez simple : quelles sont les séries concernées par ces réinhumations ; un type d’ensemble se dégage-t-il des résultats de l’enquête ?

22Parmi les réponses, nous avons identifié des cimetières classiquement associés à des édifices religieux dont trois sont encore actifs (frères Prémontrés, sœurs du Sacré-Cœur) ainsi que des contextes mal définis ou parfois décrits avec des termes peu précis rappelant des fouilles très anciennes13.

23On note une grande diversité des vestiges réinhumés ou voués à la réinhumation : des moniales contemporaines, des populations asservies, les restes anthropologiques d’un cimetière juif médiéval, des ossements épars issus de caveaux ou d’ossuaires modernes, une sépulture de catastrophe liée à une épidémie de peste du xvi^e, des inhumations médiévales ou encore des ossements issus de dépôts secondaires sans datation précise.

24Bien que les ossements épars ainsi que les ensembles issus de contextes modernes, voire contemporains, soient apparemment les plus directement concernés (parfois très rapidement et sans autre stratégie), les périodes plus anciennes ne sont pas absentes. Malgré tout, aucun cas de réinhumation de vestiges antérieurs au Moyen Âge ne figure dans notre corpus. Les périodes les plus récentes sont certes très représentées (60 % des cas) mais les vestiges des xix^e et xx^e siècles ne sont pas les plus nombreux. Presque la moitié des cas concerne des ensembles datés du Moyen Âge.

25La somme des ensembles réinhumés ou destinés à l’être représente près de 2 400 sujets. Ce chiffre demeure très approximatif puisque des séries ont été réinhumées sans avoir été étudiées. Dans certains cas, les valeurs fournies pour l’enquête étaient ainsi exprimées en « nombre de caisses » et non pas en nombre de sujets.

26Ce NMI n’est donc pas précis mais il souligne que ce ne sont pas que des sujets isolés ou des petits ensembles qui sont réenfouis ; il s’agit dans certains cas de véritables collections ostéologiques. Cinq cas portent ainsi sur des séries de plus de 100 sujets14 en instance d’être réinhumées.

Qui sont les demandeurs à l’origine des réinhumations ? Quelles sont leurs motivations ?

27Pour les demandeurs, une première analyse nous a amené à opter pour un classement en trois catégories qui, déjà, sous entendent les motivations présidant à la demande de réinhumation.

28La première catégorie de demandeur est composée des interlocuteurs logiquement concernés par la procédure dans le sens où il s’agit des personnes ou institutions les plus proches du processus de fouille : le propriétaire du terrain, la commune (si celle-ci n’est pas le propriétaire du terrain) par l’intermédiaire d’un service (service archéologique, service du patrimoine voire un musée15 en charge de la gestion des vestiges), une collectivité territoriale (comme un conseil départemental) ou encore le SRA, l’opérateur ou le responsable de l’opération (RO) archéologique16. Dans certains des cas de notre corpus d’étude la réinhumation était déjà inscrite et préparée dès la prescription de l’opération.

29La seconde catégorie est illustrée par les « communautés ou associations religieuses » (5 cas sur 24). Dans notre corpus, nous avons un exemple d’Indre et Loire avec des tombes contemporaines des Sœurs de l’ordre du Sacré-Cœur (parcelle utilisée comme cimetière de 1857 jusqu’en 1989) qui ont fait en 2012 la demande de réunir ces restes avec d’anciennes sépultures précédemment déplacées. Deux autres cas font aussi état de demandes émanant de communautés monastiques propriétaires du terrain. Un autre émane d’une association religieuse juive et le dernier d’une association (ou rassemblement) de prière.

30On constate aussi que, dans trois autres cas, la demande provient de personnes n’ayant aucun lien administratif, filial ou spirituel avec les restes humains en question : des riverains via un syndic de copropriétés, une association locale de préservation du patrimoine, le directeur d’un théâtre municipal.

31Bien entendu, cette troisième catégorie de demandeur, plus singulière, met également en lumière la question de la motivation à l’origine de la demande ainsi que sa formulation, voire son argumentation, auprès des autorités.

32Notons que, dans cinq cas, ces demandes émanent selon les circonstances de plusieurs interlocuteurs, sans distinction de catégorie (aménageur et congrégation, mairie et association,…).

33Les raisons évoquées par les demandeurs sont parfois difficiles à synthétiser, d’autant que plusieurs motivations sont rapportées de concert. Il s’agit là de l’un des effets de notre questionnaire qui, par souci de neutralité, se devait d’être suffisamment ouvert pour ne pas orienter les réponses.

34Les réponses peuvent être regroupées en grandes catégories.

35Si la motivation évoquée fait appel à « un hommage aux anciens ou aux ancêtres de la commune » ou « pour entretien de la mémoire du village/quartier/communauté » nous avons retenu des « raisons historiques/mémorielles locales »17. À travers cette notion, la volonté serait de faire perdurer plus longuement et ce, de manière plus ou moins locale, le souvenir du site funéraire révélé par les fouilles archéologiques. Ces motivations peuvent être plus exacerbées et sortir complètement du champ historique, patrimonial ou scientifique, comme par exemple dans le cas des revendications face aux sépultures de la virée de Galerne18. De telles raisons historiques peuvent parfois être fantasmées (« ancêtres de la commune du ix^e siècle »...) tant le mirage de l’ancrage génétique, maintenant relayé par l’ADN, est présent dans l’inconscient collectif (cf. supra I chap. 4). D’autres en revanche s’appuient parfois sur des archives familiales ou communales des périodes moderne ou contemporaine. De plus, la réinhumation d’ossements archéologiques dans un souci mémoriel offre l’occasion de relater un pan de l’histoire (nationale ou locale) à travers les archives du sol tout en « honorant » des disparus, même s’ils sont très anciens. Ceci s’avère d’autant plus prégnant que la réinhumation peut être intégrée à un projet plus vaste de mise en valeur du site archéologique, comme ce fut le cas pour un prieuré. D’autre part, dans certains contextes, ce cadre historique a un impact plus sociétal, illustré ici par les exemples des départements d’Outre-Mer. En effet, en 2011, à la Réunion, une intervention archéologique a démontré l’existence d’un cimetière d’esclaves et engagés des années 1800-1850 à proximité du cimetière communal officiel. La réinhumation et la cérémonie qui ont suivi la fouille ont marqué la fondation du site comme lieu de Mémoire des esclaves et engagés de la Réunion (fig. 22). Dans ces trois autres exemples, les dimensions filiale et historique imposent un dialogue entre les communautés et les acteurs du patrimoine.

Figure 22. Vue de détail de la stèle posée sur le site de découverte de ce cimetière réunionnais (Photo Édouard Jacquot, DAC Océan Indien).

36Soulignons également que la raison éthique n’est quasiment jamais évoquée isolément. En termes de fréquence, cette considération vient en seconde position. Toutefois, ces raisons éthiques  restent rarement définies. L’analyse des questionnaires met en lumière trois acceptions différentes :

• certains de nos collègues accordent des vertues « éthiques » à la réinhumation de restes humains n’ayant pas ou plus d’avenir scientifique (c’est le cas de 40 caisses d’os modernes jamais étudiés depuis des années et conservées dans les réserves d’un musée municipal). Dans ce cas, cette mention renverrait simplement à la notion de « respect » à l’égard des restes osseux et de dignité vis à vis de l’image individuelle qu’ils sont susceptibles de renvoyer. Respect et dignité, autant de termes évoqués dans les textes juridiques encadrant les dépouilles mortelles (cf. supra II chap. 2). Ces notions deviennent plus prégnantes lorsque ces vestiges se rapportent à une période douloureuse, massacre, mauvais traitements ou asservissement de populations par exemple19 ;

• les raisons éthiques sont également mises en avant, dès lors qu’elles font appel au respect accordé aux restes osseux issus d’un site dont la sacralité est reconnue. Nous citerons cet exemple tiré de notre corpus d’un ancien cimetière de prieuré où une communauté monastique est encore présente (même si l’ordre a changé). Cet exemple montre également que la sacralité du lieu peut renforcer la complexité des représentations de ces vestiges qui, dans certains cas, concourent à une unité patrimoniale et spirituelle ;

• enfin, on trouve aussi sous ce terme une notion pouvant s’apparenter à une forme de déontologie vis à vis de riverains témoins de manipulations de restes ostéo-archéologiques jugées sommaires ou peu respectueuses. Ce fut le cas d’une demande de réinhumation d’ossements au début des années 2010. La fouille (ancien cimetière du xix^e siècle), s’est déroulée dans un contexte difficile et a porté sur un ensemble de 300 squelettes sur près de 5 000 tombes estimées qui ont été évacuées sans ménagement lors des terrassements, ce qui a suscité l’émoi des riverains. Aussitôt la municipalité concernée s’est engagée, comme le rapporte le questionnaire « d’une part à restituer au public les résultats sous forme d’une exposition et de conférences, d’autre part à organiser de manière symbolique l’inhumation d’une partie des prélèvements ne présentant pas d’intérêt scientifique dans un cimetière ».

37Le terme « éthique » regroupe ainsi des motivations variées. Bien qu’employé avec différentes nuances de sens dans les réponses à notre enquête, ce terme, dont la législation et les médias se sont emparés dans le courant des années 1990, semble faire consensus parmi les divers intervenants où il devient souvent synonyme de dignité. À n’en pas douter, ce mot fédère l’ensemble des protagonistes dans une quête de respect pouvant se traduire par une requête de réinhumation.

38Un peu trop ouvert, notre questionnaire n’a pas cherché à savoir si cette question a pu se poser en amont de fouilles portant sur des sites jugés sensibles. Des exemples plus ou moins documentés de réinhumations rattachés à des contextes sensibles existent bel et bien. C’est le cas des cimetières de l’époque coloniale figurant dans notre enquête ou encore des sépultures militaires des derniers conflits armés qui soulèvent, avec acuité, la question des inhumations en masse et les interrogations sur l’identité des restes humains. Ces cas peuvent concerner des vestiges relativement anciens, comme les soldats de la Grande Armée de Napoléon morts à Vilnius en 1812 qui furent mis au jour en 2001 par une équipe franco-lithuanienne (Signoli et al. 2008). Dans l’incapacité d’une identification individuelle formelle, ces soldats issus de 20 nations différentes, morts pour la France (quoique cette notion n’existe pas avant 1871) ont fait l’objet d’une cérémonie officielle de réinhumation au cimetière d’Antakalnis à Vilnius en 2003 (fig. 23).

Figure 23. Illustration de la cérémonie de réinhumation des soldats de la Grande Armée à Vilnius (Photo Michel Signoli).

39Les autres motivations constituent un ensemble plus disparate. L’évocation des motifs religieux ou eschatologiques, rarement isolés, se trouve souvent confortée par les dimensions éthiques et historiques. La raison « diplomatiques » est quant à elle encore plus difficile à cerner.

40Il faut reconnaître également que les acteurs de la fouille et de la conservation des restes humains ne sont pas forcément les plus à même d’analyser de telles motivations, à plus forte raison sur la seule base de notre questionnaire. Mais le simple fait de rapporter l’existence concrète de ce facteur souligne pour certains cas précis la nécessité de collaborations interdisciplinaires (hors du champ des interlocuteurs habituels de l’archéologie) autour de la question des restes humains ostéo-archéologiques. En effet, si notre étude rapporte quelques rares sollicitations de réinhumaiton pour motif religieux (voir ci-après), les exemples provenant d’Outre-Manche, plus ouverts sur cette question, sont beaucoup plus nombreux20.

41Il n’est donc pas inutile de s’attarder un peu sur la question du motif religieux. Dans notre corpus, nous avons le cas, déjà cité, d’un cimetière monastique encore récemment en usage (jusqu’en 1989) pour lequel les motivations paraissent évidentes. Dans le cas de cimetières anciens, des demandes existent aussi depuis de nombreuses années21 et doivent être analysées avec recul. Un exemple provenant du sud de la France est illustré par la sollicitation directe de l’opérateur et du SRA. Après une courte intervention sur un terrain appartenant à une communauté monastique encore présente et active, le père abbé souligne par courrier les bons rapports entretenus avec l’équipe d’archéologues, avant de poser la question de la réinhumation des « ossements provenant des fouilles […] naturellement après tous les examens prévus. Respectant la volonté de ces êtres humains, dont ils sont les témoins, nous voulons les enterrer dans notre terre ». Puis d’illustrer en ces termes l’importance des données récoltées par la fouille et les études « Il s’agit de l’histoire de notre maison et de la population qui l’a entouré au cours des siècles. Notre communauté, sensible à son histoire et consciente de son enracinement conservera ces données aux archives ».

42À travers ses quelques lignes, les motivations semblent en fait triples, à la fois spirituelles, patrimoniales et mémorielles et non exclusives l’une de l’autre : respect de vœux passés mais aussi mémoire sépulcrale et dimension historique de l’abbaye (par extension le lieu de culte ou de dévotion) dans un souci de l’inclure dans ce qui l’entoure tant aujourd’hui que par le passé. On ne peut cependant évacuer l’hypothèse que le rédacteur de ce plaidoyer, conscient de s’adresser aux représentants d’un état laïc, ait cherché à conforter son propos en invoquant un souci patrimonial. Néanmoins, dans ce cas précis, les faits ont largement démontré que la communauté religieuse a eu à cœur de mener à bien ce projet patrimonial. C’est donc plutôt vers une notion de « responsabilité partagée » vis-à-vis de ces restes humains qu’il faut en l’occurrence se tourner. Il faut d’ailleurs souligner que la fouille et la demande formulée s’inscrivent dans un contexte de concertation sans aucune pression d’aucune sorte.

43Malheureusement, notre corpus n’a pas pu renseigner pleinement d’autres contextes plus délicats où des tensions avec les communautés s’expriment parfois, à tel point qu’il peut être envisagé de prescrire d’emblée la réinhumation, comme c’est le cas en Angleterre notamment (cf. supra IV chap. 4). Cette pratique est encadrée par la mise en place d’un document publié dès 2005, encadrant l’ensemble des étapes (dont la réinhumation) de la fouille d’ensembles ostéoarchéologiques datés de la période « chrétienne » (vii^e au xix^e siècle) sur le sol britannique « Guidance for best practice for treatment of human remains excavated from christian burial grounds in England22 ». Ce document a été conjointement préparé par English Heritage qui est une agence nationale chargée du patrimoine historique, archéologique et bâti du territoire (Schlanger 2012) et le clergé britannique (église anglicane) via « the Church of England ».

44Les motivations religieuses sont aussi représentées dans notre corpus par un autre cas : un cimetière médiéval juif. Cette intervention et les études en post-fouille ont pu être menées en dépit des complications rencontrées en amont. Son existence souligne la grande rareté des opérations archéologiques portant sur des cimetières juifs dans l’hexagone (Blanchard et al. 2009). Très vite, entre le diagnostic et la fouille, les autorités (le SRA et la municipalité) ont accédé à la demande de réinhumation émanant de la communauté juive de la ville concernée. L’opérateur, par l’intermédiaire de notre questionnaire ne fait pas état de complications particulières liées à cette demande de réinhumation qui s’est déroulée après l’analyse des vestiges mais sans concertation avec les archéologues concernés23. Selon plusieurs sources, jusqu’en 2015-2016, il existe en France trois cas archéologiques de fouilles de cimetières juifs (Blanchard et al. 2009) et ce, après 30 ans d’archéologie extensive sur le territoire national. La question d’une crainte ou d’une réserve24 vis-à-vis de ces contextes se pose et l’exemple fréquemment cité d’un projet immobilier avorté impliquant la fouille du principal cimetière juif de Paris renforce cette idée (Blanchard et al. 2012 ; Polonovski 2010). Outre l’interrogation qui peut naître sur le devenir de ces cimetières communautaires anciens, le manque de données archéologiques, lui-même alimenté par les problèmes d’identification d’autres structures funéraires, le manque d’échange entre les communautés et les archéologues pourraient devenir à terme un « obstacle à une plus large réflexion du public sur le patrimoine de la communauté des descendants » (Silberman 2010 : 231). Certaines situations demeurent complexes25, mais, sur ce sujet précis, de tels exemples doivent être pondérés par quelques réussites. Une opération récente dans le Vaucluse a permis de restaurer l’espace funéraire et restituer les monuments funéraires (Boehm et al. 2015).

45Un autre exemple ultramarin de revendication de communauté religieuse les raisons religieuses méritent aussi d’être citées. Dans un premier cas, un collectif de prière musulman a sollicité, conjointement au conseil départemental, la réinhumation des ossements découverts au cours d’une intervention de sauvetage urgent faisant suite à une découverte fortuite. Les conditions de déroulement de l’opération et cette réinhumation rapide ont semble-t-il eu un effet pédagogique puisque, selon les informations qui nous sont parvenues, une seconde fouille s’est déroulée un an après sans que la réinhumation ne fut demandée par ce même collectif de prière pourtant toujours actif. Ceci montre bien que chaque cas est unique mais que la dimension religieuse n’est jamais vraiment loin des considérations d’éthique et de respect.

46Pour conclure sur ce point, nous rapportons ici les propos de Polonoswski figurant dans les réponses à notre questionnaire qui illustrent clairement de possibles dérives, dès lors que les considérations religieuses se transformeraient en pression sur toutes les étapes de la fouille : « Il s’agit d’un patrimoine qui a vocation à appartenir à tous en tant que partie intégrante du patrimoine national et universel. Il n’y a pas de raisons, dans un pays de droit d’empêcher des citoyens d’accéder à leur histoire et à leur culture sous prétexte d’interdits religieux qui ne concernent qu’une partie de la population. Le droit à la culture doit être revendiqué par tous les citoyens. La connaissance de l’histoire des juifs en Europe ne peut être tronquée au prétexte d’un obscurantisme qui serait encouragé par les pouvoirs publics » (Polonoswski 2010 : 41).

47Notre étude montre aussi l’existence de motivations plus obscures26. Dans notre corpus, nous avons deux cas où les raisons évoquées sont « d’ordre mystique », pour reprendre le terme employé dans l’une des réponses au questionnaire. Un cas relate le souhait d’une riveraine « fascinée » en quelque sorte, par la vision des sujets issus d’un caveau médiéval en cours de fouille et qui souhaite les remettre en terre (demande officielle faite au responsable d’opération et financement prévu par une association de riverains). Dans ce cas précis, les archéologues ayant répondu à notre questionnaire ont souhaité souligner l’attrait voire la curiosité morbide qui peut graviter autour de nos travaux. Ce cas nous permet de souligner que, par maladresse, et à l’instar de ce qui a pu se faire dans certains musées ou certains sites archéologique27, ou encore par méconnaissance de la nature et des motivations des travaux archéo-anthropologiques, des projets28 (municipaux notamment) proposent de présenter : une « tombe ou un caveau ouvert mais recouvert de plexiglas dans la chapelle » ; « de faire une reconstitution de la fosse ou de mettre en place des catacombes/ossuaires » ou encore « un mausolée ajouré laissant voir les crânes » dans le cimetière municipal.

48De tels projets peuvent déboucher sur des réalisations qui posent question à plus d’un titre. L’un des ces cas est lié à une intervention archéologique dans un théâtre municipal d’une grande ville française (bâti sur un ancien couvent) au cours de laquelle deux sujets (abbés, prieurs ou bienfaiteurs laïcs), datés autour du xv^e siècle, ont été mis au jour. Une demande de réinhumation émanant de la direction de l’établissement a fait l’objet d’un accord de principe entre le SRA et le responsable d’opération (sans mention dans le questionnaire de documents officiels). La réinhumation a eu lieu deux ans après l’intervention, et les ossements ont été déposés en position anatomique dans une niche faisant l’objet d’une mise en scène : « Deux petits cercueils (coffres de bois) tapissés d’une étoffe rouge avaient été prévus à cet effet (bien que trop courts pour la longueur des squelettes). Ils ont été recouverts d’une vitre afin que le demandeur et les employés du théâtre puissent avoir vue sur ce dépôt quotidiennement ». Ce cas (fig. 24, 25) illustre à sa manière les craintes de dérive qui transparaissent dans diverses réponses. Il est à craindre en effet que dans certains cas le traitement réservé aux restes humains réinhumés se trouve très éloigné de préoccupations scientifiques ou éthiques (dans tous les sens du terme comme évoqué plus haut). D’autre part, on peut s’inquiéter que la réinhumation dans ce cas précis place les restes anthropologiques hors de tout contrôle ; il les exclut en tout cas de fait du cadre scientifique et patrimonial auquel la fouille et l’étude devaient logiquement les conduire. Outre le fait que l’on peut s’interroger sur les motivations profondes des intervenants dans ce dossier, ce processus de réinhumation assez déroutant (hormis le fait que ces sujets demeurent sur le site initial de leur inhumation et donc de la fouille) fait que les ossements « échappent » complètement à toute forme conventionnelle de conservation ou de respect du patrimoine archéologique tel qu’il peut être garanti dans une réinhumation concertée et maîtrisée réalisée dans un lieu adéquat.

Figure 24. Réinhumation singulière dans un théâtre municipal (Photo Emma Bouvard, service archéologique de la ville de Lyon).

Figure 25. Vue de détail des deux sujets superposés et replacés en cohérence anatomique (Photo Emma Bouvard, service archéologique de la ville de Lyon).

49Pour finir sur cet item du questionnaire, il est intéressant de souligner que les problèmes de place de stockage sont peu évoqués, de même que le manque d’intérêt scientifique (trois cas seulement). Faut-il en conclure que ce problème est secondaire ou qu’il a été réglé d’une autre manière ?

Périodicité des demandes et délais

50Les réponses recueillies ont montré que les demandes de réinhumation sont exprimées très tôt, dès les opérations de fouilles, avec parfois une évocation faite au cours de la programmation de l’opération dans le cas de caveaux ou de sépultures modernes/contemporaines. Les demandes formulées au delà de 5 ans après la fouille sont rares.

51Ce laps de temps (dans les 5 ans suivant la fouille) montre aussi que l’on ne procède pas à des réinhumations immédiates et que les délais d’étude, de remise du rapport ou du mobilier (aussi bien des fouilles programmées que préventives) sont globalement respectés29. Ainsi, si les demandes sont exprimées très tôt, le processus de réinhumation met, en grande majorité, plus de deux ans à se réaliser30.

52Pour résumer, sur des secteurs, des sujets sensibles ou encore à faible potentiel de valorisation scientifique avérée ou supposée, la question de la reinhumation intervient dès la programmation de l’opération. Elle n’apparaît que plus rarement après la mise en réserve de la collection. À l’exception de deux cas de musées31, peu de gestionnaires de dépôt ou de collections ont proposé une réinhumation. Et, dans tous les cas, on se situe dans les cinq années qui suivent l’opération archéologique. Ce délai dépasse celui de la durée d’étude laissée aux opérateurs d’archéologie préventive mais permet-il de répondre à toutes les exigences scientifiques ? Cette interrogation n’apparaît pas de manière directe dans notre enquête. On trouve cependant une amorce de réponse dans les délais ou la durée des études anthropologiques.

53Si l’on observe plus précisément le niveau d’étude des restes ostéologiques, hormis lorsque la motivation est le manque d’intérêt scientifique, les ensembles semblent rarement réinhumés sans analyse. En effet, près de 65 % des séries étudiées (17 au total) de notre corpus sont réinhumées deux ans après la dernière étude anthropologique et 80 % sont réenfouies quatre ans après l’étude la plus récente.

54Mais cette question complexe, où il importe en premier lieu de savoir ce que l’on entend par étude anthropologique32, mériterait une enquête plus approfondie.

55Malgré tout, les éléments recueillis dans l’enquête montrent que, dans 75 % des cas, il existe un délai quasi incompressible entre la fouille ou l’étude et la réinhumation. Dans les 7 cas de réinhumations sans étude : 2 concernent des restes osseux mal documentés, parfois conservés des décennies dans des musées (voir plus haut), 3 autres sont des ensembles partiels et / ou mal documentés qui ont été réinhumés in situ conformément à une stratégie de fouille et de post-fouille préalablement définie et les deux derniers correspondent à des restes osseux contemporains découverts fortuitement. Notre étude montre donc que dès lors que l’on reste dans le cadre de la fouille et de la période de remise du rapport final d’opération (1 à 2 ans) la concertation est possible et les enjeux scientifiques et patrimoniaux peuvent être appréhendés à la fois par les spécialistes concernés et par les demandeurs. Passé ce délai, notre enquête montre que l’intervention dans le processus de réinhumation des responsables d’opération ou des anthropologues et/ou des autres spécialistes ayant œuvré sur l’opération devient plus rare (voir plus loin).

Fonctionnement général du processus de réinhumation

Les intervenants et les financeurs

56Dans notre corpus la majorité des demandes (21 sur 24) sont soumises, traitées et entérinées par le service régional de l’archéologie (MCC DRAC), en concertation le plus souvent avec les différents partenaires de l’opération.

57Encore une fois, notre questionnaire interrogeait la communauté scientifique et nous n’avons retenu que les demandes « officielles ». Toutefois on peut constater que l’autorité ayant prescrit et autorisé les fouilles archéologiques n’est pas toujours consultée au préalable. Dans trois cas, d’autres acteurs ont pris manifestement leurs décisions sans associer le service régional de l’archéologie.

58Par ailleurs, les responsables d’opération et les anthropologues ne sont quasiment jamais des interlocuteurs privilégiés puisque, dans 15 cas sur 24, ils n’interviennent d’aucune manière.

59Dans 75 % des cas, le responsable d’opération ne participe donc ni à la prise de décision ni aux discussions avec les demandeurs ; il n’est parfois pas informé de la réinhumation. On retrouve dans les questionnaires des phrases comme « nous avons été mis devant le fait accompli. La décision était prise antérieurement » ou « Aucun rôle puisque la demande de réinhumation a été imposée dès le départ ». De même, on constate souvent que l’anthropologue voit son rôle réduit à la sélection avant la réinhumation de pièces d’intérêt pathologique ou pédagogique.

60On note néanmoins six cas pour lesquels le responsable d’opération et l’anthropologue participent au processus de réinhumation et pas seulement en sélectionnant les éléments de la série ostéologique devant être réinhumés (4 cas). Dans ce contexte, le responsable d’opération et l’anthropologue (4 cas sur les 6 avec intervention des RO et anthropologue dans le processus) sont souvent à l’origine de la demande de réinhumation.

61Une fois le processus décisionnel enclenché, un délai, pouvant s’étaler sur une décennie, est observé avant la phase active. Dans la grande majorité des cas, le financement de la réinhumation, parfois conséquent, est rapidement fixé et ce dernier est le plus fréquemment pris en charge par la collectivité.

62Sur cette question, nous ne disposons que d’informations parcellaires, faute d’avoir interrogé directement les financeurs. On note cependant une cohérence dans la prise en charge des demandes de réinhumation pour motif religieux ou commémoratif. Dans ce cas, le coût de la réinhumation, depuis la demande jusqu’au financement du caveau ou de la stèle, est assumé en tout ou partie par une association religieuse ou le diocèse. Par ailleurs, nous avons déjà évoqué plus haut les opérations prises en charge par un syndic de copropriétaires et un théâtre municipal. Encore une fois, notre étude montre que, lorsque les demandes suivent le cadre officiel auprès du service régional de l’archéologie, le processus aboutit même lorsque la question du coût est évoquée.

63À l’exception de ces quelque cas, cette rapide analyse des questions financières montre également que le demandeur est presque toujours accompagné par une mairie ou une collectivité. La chaîne administrative, de la décision au financement et à la mise en œuvre, demeure alors maîtrisée par les instances publiques. C’est plutôt les réflexions scientifiques préalables et surtout le mode de réinhumation (plus que le déroulement effectif) qui échappent parfois aux archéologues et aux acteurs des fouilles et des études post-fouille.

Le mode de réinhumation

64Dans notre corpus restreint, la réinhumation concerne 21 cas sur 24. Dans les trois autres cas, la réinhumation a concerné uniquement les ossements déconnectés, issus d’épandages, d’ossuaires ou de remblais des périodes moderne et/ou contemporaine33. On ne rencontre pas dans notre corpus de réinhumation symbolique où quelques pièces, crânes ou squelettes sélectionnés au hasard, représenteraient tous les autres sujets de la collection. Au contraire, le processus privilégie les ensembles complets ou volumineux.

65Le second élément qui apparaît dans les réponses au questionnaire est le caractère définitif de la réinhumation (16 sur 24), en dépit du souhait de « pouvoir revenir sur les pièces » souvent évoqué dans les réponses au questionnaire.

66Le transfert des ossements vers un lieu de sépulture contemporain, comme un cimetière municipal (dans une structure aménagée ou réaménagée spécialement) est assez rare (7 cas sur 24).

67Généralement, les réinhumations ont lieu in situ ou au plus près du lieu de découverte34. Ce qui signifie que la valeur mémorielle du site fouillé (dans notre corpus abbaye, chapelle ou cimetière de population asservie) n’est pas surfaite ou inventée pour la circonstance.

68Notre étude montre aussi que ces réinhumations se déroulent dans 12 cas sur 24 dans un contexte de diffusion assez restreint, sans aucune manifestation ni cérémonie (religieuse ou civile) particulières.

69Hormis dans quelques circonstances, l’évocation dans les médiats des actes de réinhumations (qui interviennent des années après les opérations) reste souvent assez confidentielle.

70On note seulement une cérémonie, assez complexe (œcuménique et laïque), dans le cas particulier des DROM. Dans les réponses au questionnaire que nous avons reçues, les événements autour des réinhumations dans les DROM semblent avoir été mis en place pour leur valeur fédératrice dans un contexte « multiconfessionnel et culturel spécifique »35. L’avenir des restes exhumés a dans ce cas été très clairement exposé dès l’engagement des opérations de fouilles, au même titre que l’apport de leur étude à la connaissance d’un passé tragique dont la mémoire est très présente dans la société actuelle.

Les apports de cette enquête

71Malgré le nombre limité de réponses, la convergence d’une bonne partie d’entre elles montre que les apports de cette enquête concernant les trois grands axes de l’étude sont certains. Outre ce constat, quelques recommandations naissent de ces observations préliminaires.

72À la question du type de vestiges réinhumés (sujets, fragments, séries entières, ensembles partiels, datation…), il ressort que plus de la moitié des vestiges concernés sont datés de l’Époque Moderne parmi lesquels 10 contextes contemporains. Ces derniers incarnent des champs chronologiques encore peu explorés (cf. supra III chap. 3) dont l’intérêt scientifique n’est pas toujours pleinement compris, sans doute parce que mal défini par les chercheurs, et par conséquent partiellement pris en compte par les autorités en charge de prescrire les fouilles ou les mesures conservatoires. Cet apriori sur le faible intérêt scientifique de certains ensembles se traduit par la forte représentation des ossements épars des cimetières modernes et contemporains qui ne sont que très peu étudiés et qui deviennent ainsi des candidats privilégiés au réenfouissement. Certes, les vastes épandages osseux et ossuaires modernes remaniés plusieurs fois deviennent parfois des fardeaux en terme de conservation, ne serait-ce qu’au regard du volume qu’ils occupent ou de l’investissement que représente la collecte des os sur le chantier de fouille, mais, à ce jour, la communauté scientifique n’a que très peu évalué la valeur informative de ces ossements épars. Aujourd’hui, si l’on perçoit sans peine leur contribution au NMI, on connaît peut être moins l’apport de ces couches ou concentrations d’ossements disjoints dans la restitution des grands et petits évènements touchant le fonctionnement d’un cimetière urbain (comme les reconquêtes d’espaces d’inhumations, les translations,...). Par ailleurs, certaines considérations scientifiques ont pu être, dans certains cas de notre étude, très rapidement éludées en raison notamment du peu d’implication des responsables d’opération ou des spécialistes dans la décision de réinhumer (voir plus loin). Plus logiquement, d’autres bons candidats à la réinhumation restent les ensembles (non conditionnés, ni restaurés et dissociés de toute documentation archéologique) pour lesquels l’intérêt d’une étude paraît très limité.

73Bien entendu, ces réflexions autour du type de vestiges réinhumés soulèvent des interrogations sur l’intérêt ou les perspectives d’étude et « l’équilibre éthique » qui doit s’installer entre la conservation de ce que certains anthropologues appellent « material memory », vecteur unique de connaissance des populations anciennes (Walker 2000), et les souhaits, les revendications, voire l’indignation, de la société civile ou des communautés. À n’en pas douter, la réalisation de fouilles portant sur de très grands ensembles d’époque moderne36 sera très vraisemblablement confrontée de manière récurrente à ces questions. Par ailleurs, il est clair qu’au regard des énormes potentiels de valorisation du matériel anthropobiologique, le temps alloué à l’étude dans le processus de l’archéologie préventive ne peut suffire à aborder tous les thèmes de recherche concernant une série (recrutement, démographie, biométrie, paléopathologie, diète, biochimie, ADN,…). Il ne faut pas négliger non plus le fait que la conservation pérenne de restes anthropologiques parfaitement documentés constitue l’un des moteurs de la progression de la discipline qui, pour l’heure, n’aborde encore que très rarement les approches populationnelles intéressant plusieurs séries partageant le même cadre chrono-culturel ou issus d’une même entité géographique.

74En ce qui concerne l’identité des demandeurs et les motivations à l’origine de la réinhumation, ces premières observations montrent une certaine disparité. L’adéquation entre demande et demandeur est une question que l’on est en droit de se poser dès lors que l’autorité publique n’intervient pas dans la décision. L’implication des SRA et de représentants de collectivités dans le processus est sans aucun doute sur ce point la meilleure garantie.

75L’analyse des motivations illustre pour sa part assez directement (en dehors de contextes religieux ou historiques exacerbés ou trop récents) les ressentis de la population et des autorités locales face au travail de fouilles, d’exhumation de squelettes matérialisant un passé parfois assez proche. Les articles de presse relatant des fouilles de cimetière montrent bien que la question du devenir des défunts exhumés est une préoccupation immédiate. L’émotion n’est pourtant pas toujours un élément à opposer à l’étude des vestiges comme l’ont montré les trois cas de réinhumation dans les DROM. De fait, notre corpus ne fait pas état de dérives majeures (hormis un cas assez singulier) ni de publicité créant un précédent préjudiciable. On peut simplement constater que les contacts entre la population et les fouilleurs, comme la diffusion auprès d’un large public des motivations et des résultats scientifiques d’une fouille, sont de nature à rassurer et limiter d’autant les pressions diverses que peut exercer la population sur les élus et l’administration. Ce souhait d’échange avec le public est commun à de nombreuses réponses à notre questionnaire au même titre qu’un contrôle des demandes.

76Enfin, le dernier questionnement de notre enquête concerne les acteurs, les conditions et le déroulement de la réinhumation. Si l’encadrement administratif et financier de la réinhumation demeure centré autour des collectivités ou des services de l’État, l’implication des responsables d’opérations archéologiques et des anthropologues est très faible et ce, tout au long de la chaîne opératoire conduisant à la réinhumation. Outre le déficit d’explication au public exprimé plus haut, cet état de fait a une incidence sur presque tous les autres sujets abordés dans notre étude. Tout d’abord, les acteurs de la fouille ayant engagé leur responsabilité scientifique, il ne paraît pas incongru de supposer qu’ils sont les mieux à même de faire des propositions sur le bien fondé de la réinhumation, sur la nature du matériel à réinhumer, les éléments à conserver ou encore, de s’exprimer sur les délais et la complétude des études réalisées, sur le conditionnement, la préparation du matériel... Une délégation de responsabilité auprès des services régionaux de l’archéologie survient certes, après intégration des ossements dans un dépôt, mais, comme pour tout prélèvement de matière organique ou sédimentaire, le responsable d’opération ou le spécialiste demeurent les mieux à même d’en rappeler les motivations et d’apporter des informations sur leur exploitation prochaine. Ne serait-ce que, par exemple, pour exprimer la nécessité d’accéder à nouveau aux pièces après la réinhumation.

77L’absence de consultation des responsables d’opération et des spécialistes relève aussi de la crédibilité de la discipline. L’exemple d’une demande de réinhumation en Lorraine émanant de riverains de la fouille d’un grand ensemble contemporain, montre la nécessité d’exposer et d’apporter très concrètement la démonstration que la démarche archéo-anthropologique est scientifique et respectueuse de l’objet qu’il soit de nature biologique ou pas. Pour revenir sur la question de l’accès aux collections après réinhumation – 4 cas dans notre enquête où un caveau, voire les combles d’une église ont été spécifiquement aménagés pour cela – de tels projets peuvent apparaître comme de « fausses bonnes idées » pour deux raisons principales. La première est que le devenir de ces restes se voit confié à des autorités non formées ni intéressées à leur valorisation scientifique, la pérennité des dispositifs de conservation mis en place n’est jamais totalement assurée. La seconde est que ces vestiges anthropologiques ne sont pas intégrés dans des lieux de conservation où ils seraient les mieux à même d’être scientifiquement valorisés. Ils sont en quelque sorte extraits de fait du parcours scientifique normal. L’enquête montre ainsi que, concrètement, les modalités d’accès à ces collections ne sont pas compatibles avec la recherche scientifique (réouverture d’un caveau dans un cimetière municipal, accès au sous-sol d’une chapelle). Dans les quatre cas en question aucune réponse ne précise véritablement les modalités de consultation. Les procédures d’accès à ces collections étant nécessairement plus compliquées que dans un dépôt de fouilles, il est à craindre qu’une sous-utilisation des collections amène à terme la collectivité, à qui a été confiée la charge de ces restes, à s’interroger sur le bien-fondé des dépenses engagées, voire à se désintéresser de leur devenir ; le risque étant qu’elles disparaissent ou soient altérées à l’occasion de travaux. Ainsi, outre le fait que la valorisation de collections difficiles d’accès sera limitée, lier le destin de restes ostéo-archéologiques à celui d’une structure étrangère à la gestion du patrimoine archéologique paraît hasardeux.

Recommandations préliminaires et conclusions

78Il paraît sans doute présomptueux de formuler des recommandations sur la base d’un nombre aussi réduit de réponses à l’enquête. Mais, à n’en pas douter, les éléments recueillis montrent que l’on pourrait aisément anticiper les questions et problèmes exprimés dans ces exemples. En premier lieu, l’implication des responsables d’opération et des spécialistes ayant œuvré à l’opération archéologique ou, à tout le moins, d’un interlocuteur rompu à l’étude des restes humains et aux données archéo-anthropologiques régionales, s’avère nécessaire. Cette nécessité est d’autant plus forte lorsque la fouille a été source de tensions avec la population ou encore lorsque la réinhumation est sollicitée très rapidement. D’autre part, notre étude a montré que les services régionaux de l’archéologie ne sont pas systématiquement interrogés avant la procédure, ce qui n’est absolument pas envisageable réglementairement ni compatible avec une démarche scientifique responsable. Pour remédier à cela, le mode opératoire proposé par A. Chaillou (cf. supra III chap. 2) insiste sur la nécessité de documenter le potentiel de valorisation scientifique des collections concernées par une réinhumation avant toute décision de sélection ou d’exclusion de tel ou tel ensemble osseux du domaine scientifique.

79En ce qui concerne le déroulement des négociations et la décision de réinhumation, il conviendrait de faire en sorte que cette décision ne soit jamais dictée ni par des pressions extérieures immédiates ni par des questions purement matérielles de place disponible dans les dépôts. En aucun cas, la réflexion sur cette question ne doit privilégier le contexte social ou politique immédiat au détriment de l’intérêt scientifique. L’expérience montre en effet que malgré la dimension tragique et les enjeux sociaux inhérents à la fouille de certains ensembles funéraires tels que les cimetières de populations asservies, les interlocuteurs sont toujours prêts à entendre un argument scientifique clairement exposé ; ils en sont même souvent les premiers demandeurs.

80Notre enquête montre également que les acteurs de la fouille et les spécialistes sont à même de concevoir la réinhumation comme l’étape ultime de l’histoire scientifique d’une série ostéoarchéologique. Cette étape, comme les autres, doit être soumise aux divers contrôles scientifiques et administratifs. Pour ce faire, il importe qu’un minimum de règles s’appliquant aux vestiges anthropologiques issus de fouilles archéologiques soit édicté. Cette nécessité se fait l’écho des craintes de nombreux gestionnaires et chercheurs de voir naître un fâcheux amalgame entre les problèmes spécifiques posés par les restes humains des « peuples indigènes » conservés dans les musées, les lois bioéthiques sur le vivant et les vestiges anthropologiques issus de fouilles. Ce sujet est important car la dimension patrimoniale et heuristique des restes humains issus de fouilles s’oppose dans une certaine mesure au cadre juridique de la bioéthique qui ne peut pleinement répondre aux besoins et pratiques de notre discipline. La crainte d’un traitement global des questions de restitution (application de ce qui se pratique dans les musées aux dépôts archéologiques) ou d’éthique à l’égard des restes humains est récurrente parmi nos interlocuteurs et marquerait sans aucun doute un coup d’arrêt à de nombreux travaux de recherche paléo-anthropologique. Il importe aussi que les intervenants sur le terrain et en laboratoire prennent en compte cet enjeu en adoptant un comportement en conséquence. Sur le terrain, une fouille archéologique se déroulant dans des conditions normales où les restes humains sont dégagés et prélevés manuellement est sans aucun doute de nature à apaiser le débat.

81Bien que l’argumentaire et les revendications demeurent différents, chaque décision prise dans un contexte de conservation peut avoir des conséquences dans un autre cadre. Si les musées disposent d’une réglementation plus détaillée, qui fait craindre le risque de traitement global à toutes les formes de restes humains conservés, les approches et les décisions prises en contexte ostéo-archéologique pourraient influencer le champ argumentaire des revendications. Encore une fois, bien que les contextes soient très différents le fait de conserver un crâne contemporain, mal daté et de provenance peu renseignée37 et de réenfouir un ensemble médiéval bien daté, d’effectif conséquent, ayant fait l’objet d’une fouille/post-fouille avec des moyens modernes, via un financement conséquent et présentant potentiellement un intérêt scientifique notable,sont deux actes nécessitant des explications propres à chaque discipline avant une diffusion à la société civile38.

82D’autre part, nous ne pouvons qu’insister sur l’inestimable potentiel scientifique intrinsèque des restes ostéologiques qui sont une  « source durable dont la force réside dans leur nombre » (Quickley 2001 : 236). Aussi, il faut bien comprendre qu’une réinhumation n’est pas un acte anodin, ni du point de vue scientifique, ni du point de vue patrimonial. Face à cet enjeu bien compris des archéo-anthropologues, notre étude ne montre pas d’opposition acharnée entre un clan qui serait « conservationniste » et un autre « réinhumationiste ». Mais il ne faut pas ignorer que la réinhumation pour les spécialistes, ou la population, ne répond à mêmes questionnements. Pour les professionnels, ces restes s’insèrent dans un processus patrimonial et scientifique bien cadré, ils sont un matériau de recherche ; pour la population, il s’agit d’une réponse digne ou d’un acte de réparation religieux, social ou simplement émotif répondant à l’exhumation de corps morts. Les restes humains anciens occupent en effet toujours, comme le montrent les problèmes autour des expositions sur ce thème, un « espace émotionnel  dans la communauté des vivants » (Sayer 2010 : 126). Une réinhumation, comme une exposition de squelettes ou de momies dans un musée aurait tendance à « réduire cette distance émotionnelle39 ».

83Malgré le respect que la population marque en général à l’égard du patrimoine et des travaux archéologiques, il faut bien se garder de considérer que l’enjeu scientifique et le mirage de la génétique constituent une parade à opposer aux demandes de réinhumation sans un minimum d’arguments et d’explications. Cet acte ne peut constituer non plus une réponse toute faite aux questions du public. Pour peu que l’on se donne la peine d’expliquer, par leurs simples fonctions de sauvegarde et de valorisation, l’archéologie et l’anthropologie sont tout à fait à même de rendre hommage collectivement et sous une forme scientifiquement « évocatrice » à ces individus décédés dont l’identité s’est dissoute dans le temps. En effet, comme le précise Sayer, la fouille et la post-fouille vont commémorer « the people of the past and their humanity, their struggles and their achievments » (Sayer 2010 : 126). Ainsi, la réinhumation des restes anthropologiques exhumés lors des opérations archéologiques ne peut constituer qu’une réponse exceptionnelle répondant à des enjeux précis. L’avenir de l’archéo-anthropologie et de la connaissance de l’homme biologique du passé en dépendent.

Figure 26. Var matin 17 février 2008, article de Tanguy Cohen (© Var Matin).

Figure 27. Couverture du caveau dédié à la réinhumation (Photo Yann Ardagna et Phillipe Hameau, ASER du Centre-Var).