1La gestion de la mort dans les armées, mort individuelle et « normale » ou morts multiples à la suite d’un combat, est peu connue, peu décrite pour les périodes antérieures à la fin du xviii^e siècle. Ce silence est sans doute en relation avec la perception sociétale de la mort du soldat, surtout du simple soldat, et à la relative autonomie des unités régimentaires.

2Les rares textes qui abordent cette question, comme les opérations archéologiques exceptionnelles ayant livré ce type de contexte témoignent de l’utilisation de fosses communes à la suite d’une bataille. Par rapport à la fouille archéologique de lieux d’inhumations de civils (nécropole, cimetière paroissial, cimetière confessionnel…), l’approche archéo-anthropologique d’un ensemble funéraire à recrutement militaire présente certaines originalités : son recrutement (individus masculins, le plus souvent jeunes), les traces de traumatismes observables sur les squelettes, mais aussi et le plus souvent son lien avec un épisode emblématique d’une histoire nationale : soldats de la Guerre de Trente Ans à Wittstock… (Groth, Jungklaus 2008, 2011) ; ou avec une histoire européenne : soldats de la Grande Armée de Napoléon I^er, à Vilnius… (Signoli et al. 2008). Pour autant, l’approche scientifique de ces ensembles funéraires, même si elle nécessite une interdisciplinarité (entre notamment anthropologues, archéologues, historiens, spécialistes des équipements et des uniformes…), s’inscrit dans le domaine de l’archéologie du fait de sa chronologie comme de l’impossibilité à identifier les individus.

3Avec le premier conflit mondial, plusieurs de ces paramètres changent. Le statut juridique des soldats morts en service (au combat ou pas) se modifie et entre dans un cadre précis : celui de Mort pour la France ou pour tel ou tel autre pays belligérant. L’obtention de ce statut a eu plusieurs conséquences majeures : témoignage de reconnaissance de la nation envers ceux qui ont donné leur vie pour le pays, individualisation et perpétuité de la sépulture, adoption par la nation des orphelins, déblocage des droits à pension des veuves de guerre... Au niveau sociétal, l’hécatombe démographique fut telle que l’ensemble des entités sociales furent impactées : villages, associations professionnelles et bien évidemment cellules familiales. Au niveau d’une mémoire familiale la proximité chronologique qui nous lie à la Première Guerre mondiale fait que, même s’il n’y a plus aujourd’hui d’acteur du conflit, des descendants peuvent encore revendiquer une mémoire immédiate, y compris d’ailleurs des ayants droits directs. Enfin, la mise en place par les administrations militaires, avant même le conflit, d’un système individuel d’identification du soldat, permet bien souvent de mettre un nom sur une dépouille. Ainsi, si la problématique de la gestion des corps demeure, celle de l’identification des individus vient s’y ajouter. Elle est même parfois l’unique problématique puisqu’il n’est pas rare de mettre au jour des corps qui ne furent pas inhumés, mais simplement recouverts du fait de l’intensité des tirs.

L’utilisation de fosses communes

4En France, avec et à la suite de la Révolution, l’armée se dote de services administratifs qui vont tenter de réglementer la gestion de la mort. Durant la première moitié du xix^e siècle, les pratiques funéraires retenues sont celles édictées sous la Révolution. Une circulaire de février 1794 indique le mode de gestion des corps mis en œuvre dans l’armée révolutionnaire :

Les fosses individuelles doivent mesurer au moins un mètre trente de profondeur et être couvertes de terre bien foulée. Pour les fosses collectives, l’inhumation de tous les cadavres, notamment après une bataille, nécessite une épaisseur de terre jetée sur les derniers corps d’au moins un mètre quatre-vingt-dix1.

5Le lecteur aura noté que ce texte fait bien la différence entre la mort individuelle du soldat et la gestion des nombreux corps résultant d’une bataille. Sur le plan de la mort en masse, la circulaire de 1794 appelle au moins deux remarques. D’une part, il n’est pas prévu que chaque soldat reçoive une sépulture individuelle. C’est au plus pressé que l’on doit parer et dans une structure mise en place à la hâte les dizaines ou centaines de corps sont rapidement inhumés, le plus souvent sans distinction des frères d’armes et des ennemis, parfois même sans distinction des hommes et des chevaux. D’autre part, la crainte de la contagion est perceptible par la volonté de positionner ces sépultures multiples et simultanées à bonne distance des hôpitaux et des habitations. Cette pratique explique d’ailleurs les difficultés rencontrées aujourd’hui pour connaître l’emplacement exact de ces structures funéraires et le fait que leur découverte est toujours fortuite.

6Au-delà des textes administratifs, et dans la terrible réalité qui suit un combat ou une épidémie, l’inhumation des militaires va se faire au mieux des circonstances (moyens humains et zones disponibles pour inhumer) et dans une urgence qui tiendra compte des données climatiques, de la décomposition des corps et des risques infectieux. La grande peur est là ! Dans ce danger, réel ou supposé de l’infection.

7De ce fait, les inhumations se feront le plus souvent de façon multiples et simultanées. La fosse commune, que dans notre vocabulaire spécialisé, nous appelons la sépulture multiple et simultanée2, ne répond donc à aucune règle, de localisation, de taille, d’orientation. Elle est tout simplement une adaptation des vivants et des survivants à une anormalité de la mort.

8Le capitaine Coignet évoque l’utilisation de fosses aux lendemains de la bataille d’Eylau :

Et le champ de bataille était couvert de morts et de blessés ; ce n’était qu’un cri. L’homme ne peut pas se faire une idée de cette journée. Le lendemain fut consacré à faire des fosses pour enterrer les victimes et porter les blessés à l’ambulance (Coignet 1968 : 183).

9À Eylau toujours, l’inhumation en fosse commune ne concerne pas que les hommes de troupes, face à l’urgence elle est aussi la dernière demeure des officiers :

On enterre en ce moment dans la même fosse vingt-sept officiers. Les paysans sont commandés pour ouvrir dans la nuit suivante vingt fosses pouvant contenir chacune soixante corps au moins ; il en faudra au moins autant encore pour nettoyer le champ de bataille et la ville (Percy 2002).

10Barrès témoigne de la même chose à Mayence en janvier 1814 :

Les pestes d’Asie, la fièvre jaune des colonies ne firent pas autant de ravages que le typhus dans Mayence. On estime qu’il mourut 30 000 militaires ou habitants. On faisait des fosses qui contenaient jusqu’à 1 500 cadavres, qu’on brûlait avec de la chaux (Barrès 1923 : 200).

11Cette utilisation de la sépulture multiple et simultanée, répond à une urgence liée au nombre des corps, aux risques sanitaires et se traduit souvent par un enfouissement des corps qui est insuffisant. Ce problème est récurent durant la Révolution et l’Empire. À la Buissières (entre Mons et Lobbes), en juin 1794, l’abbé Cognet témoigne de cet état de fait : « D’abord, nous respirons ici un air pestilentiel. L’affaire du 12 mai, engagée précisément dans cet endroit, avait été très meurtrière. Les jardins de la rive droite de la Sambre sont encombrés de cadavres à peine enterrés » (Cognet 1881 : 42). Le général Thiébault en fait état après la bataille de Valmy, dans les premiers jours d’octobre 1792 :

Tous les villages étaient encombrés, empoisonnées de leurs malades (soldats prussiens), qu’ils avaient été forcés d’abandonner ; les cadavres, entassés dans les cimetières, l’étaient à ce point que la terre ne les recouvrait plus… (Thiébault 1893 : 339).

12Entre septembre et octobre 1870, la ville de Paris a procédé à l’ouverture de plus de 1300 fosses communes en prévision du siège de la ville par les Prussiens (Sauget 2015).

13L’utilisation de la crémation des corps a toujours été plus délicate, plus difficile à faire accepter dans des sociétés de tradition judéo-chrétienne et sans doute plus laborieuse à mettre en pratique faute de combustible suffisant. Hantraye (Hantraye 2005), cite des cas de crémations après la bataille de Waterloo. Coignet en témoigne après Marengo :

Vous vîmes le champ de bataille couvert de soldats autrichiens et français qui ramassaient les morts et les mettaient en tas, et les traînaient avec les bretelles de leurs fusils et les chevaux ; on mettait tout pêle-mêle dans le même tas et l’on y mettait le feu pour nous préserver de la peste. Et les corps éloignés, on jetait un peu de terre dessus pour les couvrir (Coignet 1968 : 105).

14Wagre l’atteste en Espagne :

On meurt à Cabrera, vite et beaucoup ! Et il faut se débarrasser des cadavres. Chaque jour, des hommes désignés par les régiments grimpent à travers les collines, cherchent le bois mort et le poussent au bord des chemins. De là des fagots sont tirés ou portés au sommet, assez loin de l’hôpital pour que les malades ne soient pas démoralisés. Les bûchers se dressent à quelques pas des cadavres qui attendent et le lundi le feu est mis. Toute l’île, malades compris, voit la fumée, blanche au début, grisâtre ensuite, franchement noire quand les corps se calcinent sur les braises rouges. La crémation d’ailleurs ne règle pas tous les problèmes : trop souvent les cadavres sont à demi calcinés. Ayant vu cela des anglais débarquent des pics et des pelles, le cimetière sera creusé dans le roc au dessus de l’hôpital derrière un mouvement de la colline. Fin de l’été 1809, Cabrera a son cimetière, le lieu fut nommé « vallée des morts (Wagre 2003).

15Sous le Premier Empire, Berriat envisage la possibilité d’incinérer les corps : « Dans les terrains trop secs ou trop humides, on recouvrira les cadavres d’une couche de chaux, sur laquelle on versera une quantité d’eau suffisante, avant de combler la fosse avec de la terre. A défaut des moyens indiqués, les corps seront brulés (Art. 481) » (Berriat 1812).

16Concernant la Première Guerre mondiale, la crémation des corps semble avoir été très marginale et pratiquée par les deux camps pour les cadavres de l’ennemi. Elle est envisagée dans certains règlements sanitaires : « pour l’incinération de 250 à 300 corps, on utilisera 5 à 6 hectolitres de goudron et 5 à 6 litres de pétrole » (Troussaint 1915 : 398).

17En France, en 1915, la Chambre des députés vota une loi permettant l’incinération des cadavres ennemis, loi repoussée par le Sénat en novembre de la même année (Hardier, Jagielski 2001 : 190). Pour autant, témoignages et images attestent de l’incinération en masse dans d’autres contextes de mortalité de masse et presque à la même époque : épidémie de peste en Mandchourie (hiver 1910-1911) et gestion sanitaire par la première mission internationale en la matière (Chevé, Signoli 2007).

Un changement des mentalités avec la seconde moitié du xix^e siècle

18Durant la seconde moitié du xix^e siècle, dans le cadre de trois conflits3, les progrès de l’artillerie et de la capacité de tir des armes à feu vont entraîner des pertes humaines jusqu’alors jamais vues. Pour les pays européens, les règlements sanitaires envisagent une inhumation individuelle pour les officiers, mais toujours collective pour la troupe (Petit, Collin 1897), préconisant même l’utilisation de désinfectants (chaux, mais aussi acide sulfurique à raison de 10 litres pas cadavre) pour les fosses communes (Troussaint 1915 : 398). En revanche aux États-Unis des cimetières militaires, avec inhumations individuelles furent créés dès 1862 (dans le Maryland), 1863 (en Pennsylvanie) et 1864 à Arlington (Capdevila, Voldman 2002).

19Toutefois, même pour les soldats européens, un changement des pratiques est perceptible malgré l’impossibilité d’identifier individuellement les morts. Ainsi, dans le cimetière de Sébastopol les soldats français furent inhumés dans des tombes communes, mais regroupés par unité régimentaire. Par ailleurs, les traités de paix consécutifs à ces conflits prirent en compte le devenir de ces sépultures. Par exemple, le Traité de Francfort (mettant fin à la Guerre franco-prussienne) prévoyait que les gouvernements français et allemand s’engagent réciproquement à entretenir les tombes de guerre sur leur territoire respectif. En 1919, le Traité de Versailles renouvela les mêmes principes dans les articles 225 et 226.

20L’inhumation individuelle, même si elle a pu exister dans quelques cas (cimetière militaire français en Algérie, à Sidi-Ferruch, contemporain de l’expédition de 1830) était d’autant plus difficile à mettre en œuvre qu’aucun moyen systématique d’identification du soldat n’existait.

21Comme elle le fit dans d’autres domaines, la Guerre de Sécession a ouvert la voie à la reconnaissance individuelle des défunts. Pour se prémunir du méconnaissable, avant la bataille, les soldats écrivaient sur un morceau de papier leur nom précédé de I am, avec le numéro de leur unité. Certains se procuraient des plaques d’identification en métal précisant parfois la ville dont ils étaient originaires. Mais cette pratique n’était pas systématique, près de la moitié des tombes des cimetières de la guerre civile portent la mention « inconnu » (Capdevila, Voldman 2002). En Europe, la Prusse est la première (en 1869) à distribuer de fines plaques individuelles en zinc portant les numéros de l’unité, de la compagnie et le matricule du soldat. En 1881, la France dote ses soldats d’une plaque d’identité faite dans un alliage inoxydable (Marchal 2014). C’est avec son entrée dans le premier conflit mondial que la Grande-Bretagne et les pays du Commonwealth utilisent des plaques en fibres d’amiante vulcanisées et circulaires dont la production était plus économique, mais la conservation moins pérenne.

22Ces différents modèles de plaques ne cesseront d’évoluer entre 1914 et 1918 (informations complémentaires, plaques sécables…). Pour autant, le port de ces éléments d’identification ne sera pas systématique (oubli, perte…) et bon nombre de restes de soldats sont encore aujourd’hui mis au jour sans qu’une plaque y soit associée.

23À partir de la seconde moitié du xix^e siècle, on perçoit une pratique mémorielle autour des lieux de combats, un passage progressif des champs de bataille aux champs de la mémoire.

24Les changements que l’on observe tout au long du xix^e siècle quant à la perception de la mort et des morts impacte les défunts militaires. À cela s’ajoute une volonté politique et sociale de faire appel à ces morts dans la construction des images nationales et de certains épisodes emblématiques. Pour autant, la notion de redevabilité que l’on octroie à ceux qui sont morts sous les drapeaux est fille de son temps ! En France par exemple, difficile d’imaginer aux lendemains de 1815 une volonté politique d’héroïsation des soldats qui sont morts sous la Révolution et sous l’Empire. En revanche, la situation est bien différente après 1870, comme durant et après la Grande Guerre.

Fouiller des restes humains de la Grande Guerre

25En France, c’est la fouille de la sépulture multiple et simultanée de Saint-Rémy-la-Calonne (Meuse) qui constitue l’événement fondateur des études sur les sépultures de la Grande Guerre. Lors de cette opération programmée et conduite par Frédéric Adam en 1991, vingt-et-un soldats du 228^e régiment d'infanterie, ont été exhumés (Adam et al. 1992 ; Adam 2006). Ces hommes disparus le 22 septembre 1914 furent inhumés par les soldats allemands dans une seule et même fosse. Cette fouille est bien connue des professionnels de l’archéologie, comme du grand public, puisque parmi ces corps se trouvait la dépouille de l’écrivain Alain Fournier. Depuis le début des années 1990, les opérations de fouilles se sont multipliées du fait de la découverte fortuite des restes de ces disparus et de quelques opérations programmées. Sur le seul front occidental, c’est-à-dire sur un front allant de la mer du Nord à la Suisse, on estime à 670 000 le nombre de ces disparus, toute armée confondue.

26Dans le cadre de cette contribution il est bien évidemment impossible de dresser un inventaire exhaustif de l’ensemble des opérations de fouilles qui ont fait suite à celle de Saint-Rémy-la-Calonne. À travers quelques exemples, nous aborderons ces contextes à travers trois prismes.

La diversité des contextes

27Autour des sépultures à recrutement militaire, tant avant le premier conflit mondial que durant celui-ci, l’on observe une extrême diversité des contextes funéraires et des pratiques mises en œuvre. Dans certains cas, la relative tranquillité du secteur ou l’évacuation vers l’arrière des corps permet une inhumation sinon individuelle tout du moins rationnelle.

28C’est le cas sur le site du Point du Jour (commune d’Athies, Pas-de-Calais) où vingt soldats britanniques, tombés au printemps 1917, ont été inhumés dans une longue tranchée, les uns à côté des autres (Desfossés et al. 2008). On observe le même type de pratique dans la sépulture multiple de six soldats allemands tombés en Champagne, en octobre 1915 (commune de Massiges, Marne) ou encore dans l’inhumation simultanée de trois soldats français retrouvés dans une cour intérieure du Fort de la Pompelle. Dans ces trois contextes, à la suite d’une offensive ou profitant d’un moment d’accalmie, des soldats ont inhumé des frères d’armes. Les fouilles ont permis d’objectiver des gestes de camaraderie. Concernant les soldats britanniques du Point du Jour, le dépôt des corps a été fait de manière à maintenir un contact physique entre ces frères d’armes, le coude droit de chaque homme recouvrant le coude gauche de son voisin de droite. Plus encore, si la quasi-totalité des squelettes étaient complets, les seizième et dix-septième soldats n’étaient plus représentés que par des fragments. Mais, ces quelques restes ont été soigneusement disposés à l’emplacement exact qu’ils auraient occupés si les individus avaient conservé leur intégrité anatomique (Desfossés et al. 2009). On retrouve cette même volonté de maintenir un contact physique entre soldats soigneusement déposés dans la sépulture de six soldats allemands de Massiges.

29Parfois, ces gestes de respect du défunt sont également observables sur des inhumations individuelles faites en premières lignes. En 2014, sur le site de Massiges, nous avons effectué la fouille d’un soldat français inhumé en fond de tranchée. Dans cette tranchée et contre le bord de celle-ci, une sépulture a été aménagée par quelques frères d’armes pour le soldat A. D.4, ceux-ci prévoyant même lors de la phase de creusement de la sépulture une légère surélévation au niveau de l’emplacement du crâne (un coussin céphalique) avant le dépôt du cadavre.

30Au-delà de ces exemples, il faut bien avouer que le plus souvent il est difficile de percevoir de façon si précise la nature des gestes funéraires qui ont accompagnés les défunts, ni même de savoir s’ils ont été inhumés par l’un ou l’autre des belligérants. C’est par exemple, le cas à Saint-Léonard (Marne), où des trous individuels d’une ligne de défense recelaient les corps de cinq soldats allemands (Desfossés 2009). C’est le cas à Gavrelle (Nord), où douze soldats allemands ont été inhumés dans un trou d’obus, en mars 1918 (Desfossés et al. 2009). Les fossoyeurs amis ou ennemis ont enterré ces corps par respect ou raison sanitaire peut-être dans un contexte de combat et ont évité la phase de creusement de la sépulture en utilisant cette dépression crée par l’artillerie ennemie.

L’absence d’inhumation

31La violence de la Première Guerre mondiale se perçoit aussi par l’absence de sépulture, c’est-à-dire l’absence de toute gestion du défunt, même a minima. Sans doute celle-ci a pu exister dans différents contextes historiques, mais reste très rare, plus qu’exceptionnelle. Avec la Grande Guerre, elle prend de l’importance, du fait de l’hécatombe produite par certains combats, du fait de l’omniprésence de l’artillerie dont la puissance de feu recouvrait parfois les victimes. Il n’est pas rare aujourd’hui de retrouver individuellement certains de ces disparus. Il arrive aussi de mettre au jour plusieurs corps ensevelis sous les mètres cubes de terre soulevés par le bombardement. Ce fut le cas à Bétheny « Sous les Vignes » (Marne) où treize soldats allemands ont été découverts, en 2008. Ils ont été retrouvés dans les trous individuels de protection qu’ils avaient eux-mêmes creusés pour établir hâtivement une ligne de défense face à la contre-offensive française. Position littéralement foudroyée par l’artillerie française, entre les 17 et 18 septembre 1914 (Desfossés 2009).

32L’on retrouve ces corps saisis sur le site du Kilianstollen (Carspach, Haut Rhin). Le 18 mars 1918, vingt-et-un soldats allemands ont été tués par le souffle d’obus ayant touché la galerie d’un tunnel de repli où ils avaient trouvé refuge (Landolt, Pélissier 2013). Ici l’effet blast a saisi en un instantané ces hommes et leur environnement à un point tel que l’on a pu parler pour ce site du « Pompéi de la Grande Guerre ».

Inhumer le corps de l’ennemi

33Dans un contexte de violence tel que celui de la Première Guerre mondiale, et plus particulièrement de certains combats, on peut se demander si les mêmes égards étaient apportés aux amis défunts qu’aux dépouilles de l’ennemi. Sans doute les différentes sources d’archives (écrits des soldats, rapports officiels, films et photographies) sont à questionner sur un tel sujet. Mais l’analyse des archives biologiques que constituent les squelettes et les données que peuvent apporter l’étude des sépultures apportent des informations importantes.

34Comme nous l’avons développé précédemment, Gilles Prilaux et collaborateurs ont bien montré comment l’inhumation des soldats anglais exhumés sur le site du Point du Jour témoigne d’un respect particulier des défunts.

35Il semble que les pratiques soient différentes lors des inhumations faites par l’ennemi ! On peut citer ici le cas de la sépulture de Saint-Rémy-la-Calonne (Meuse) où les vingt-et-un soldats français ont été rapidement mis en terre par des soldats allemands. Si les corps reposent sur le dos, le positionnement tête-bêche atteste notamment d’une gestion très sommaire de ces cadavres par les vainqueurs (Adam 2006).

36Les fosses de Fromelles sont encore plus illustratives à cet égard. À la suite des offensives australiennes et britanniques et des contre-offensives allemandes, les soldats allemands ont géré l’inhumation de plusieurs centaines de cadavres ennemis, en juillet 1916. Deux cent cinquante d’entre-eux ont été inhumés sur le site du Bois du faisan (commune de Fromelles, Nord), dans cinq fosses (Loe et al. 2014a ; 2014b ; Brady et al. 2016). Quatre-vingt-quinze soldats du Commonwealth ont été déposés face contre terre (soit 38 %). Ce positionnement, dans une telle proportion, n’est peut être pas anodin ! Il ne peut simplement résulter que du contexte d’urgence sanitaire qui prévaut à ces inhumations, en plein mois de juillet, puisque les corps ont été déposés un à un dans chaque fosse ! Ne traduit-il pas, plus au moins consciemment, une volonté des vainqueurs de « punition » de « châtiment » (face contre terre) des vaincus au-delà de la mort ?

37Pour autant, il reste parfois difficile de percevoir les raisons qui poussent les fossoyeurs, amis ou ennemis, à réduire au plus strict minimum les gestes d’accompagnement des défunts, frères d’armes ou adversaires.

38C’est le cas à Saint-Léonard (Marne) dans la banlieue de Reims, où comme à Bétheny, ce sont des trous individuels d’une ligne de défense qui recelaient les corps de cinq soldats allemands. Cette petite ligne défensive a été créée par des troupes françaises, puis conquise le 26 septembre 1914 par des soldats allemands. Cette attaque, bloquée quelques centaines de mètres plus au sud, provoque d’importantes pertes dans les rangs des assaillants, qui se replient en abandonnant de nombreux morts. À la suite d’une contre-attaque française, il semble que les cadavres allemands aient fait l’objet d’une inhumation extrêmement rapide. Cette gestion a minima trouve-t-elle son origine dans la volonté manifeste d’une relégation des dépouilles ennemies ? Est-elle le résultat du mieux qui pouvait être fait dans un secteur restant exposé au feu de l’adversaire ?

39C’est encore le cas à Massiges (Marne), où la fouille d’une sépulture multiple de cinq soldats allemands, morts en janvier 1915, met en évidence une gestion des corps réduite au minimum (tête-bêche, certains cadavres face contre terre). Pourtant, à n’en pas douter, ces défunts ont été inhumés par d’autres soldats allemands. Là encore, comment expliquer ces faits archéologiques ? Banalisation de la mort, même de celle des copains, dans un contexte très meurtrier ? Danger pour les vivants à s’exposer à la mort afin de rendre les derniers devoirs aux défunts ?

Conclusion

40Ces quelques lignes et ces quelques exemples d’opérations archéologiques participeront, nous l’espérons, à montrer l’intérêt de fouiller ces contextes d’anormalité de la mort, pour mieux appréhender le panel des réponses apportées par les vivants. En ce sens, la fouille de contextes archéologiques en lien avec des épisodes militaires ne diffère guère de celle des contextes à très forte mortalité épidémique.

41Plus que les précédentes guerres, le premier conflit mondial nous confronte à une mortalité de masse, à la présence de corps qui ne furent pas inhumés, à l’observation de traumatismes et de polytraumatismes peu courants.

42Les restes de ces soldats portent une autre originalité : celle du devenir de ces corps exhumés. Rappelons dans cette conclusion que si les squelettes de soldats antérieurs au xx^e siècle restent du domaine de l’archéologie et donc d’une gestion par les différents acteurs de cette discipline, il en va tout autrement des restes humains de la Première Guerre mondiale (Verna et al., 2021).

43Dès les premiers mois du conflit, l’abandon des corps qui conduit à l’oubli du sacrifice et à la négation de l’immense effort national, ne peut être toléré, d’abord par les familles dont la plainte se fait de plus en plus forte, puis par l’État qui a en charge la mémoire et l’histoire (Pourcher 1993 : 42). En France, dès juillet 1915, une loi crée la mention Mort pour la France dont l’obtention entraîne une individualisation et une perpétuité de la sépulture des ayants droits. L’ensemble des pays belligérants iront dans le même sens. Ces textes sont toujours en vigueur.

44Aujourd’hui, au moment même de la découverte de squelette(s) de soldats de 14-18 nous prévenons immédiatement le service des sépultures militaires du pays concerné. À l’issue de la fouille et de l’étude en laboratoire, si les individus ne sont pas identifiés, une réinhumation est faite dans le cimetière militaire le plus proche du lieu de découverte et de la nationalité du défunt avec la mention « inconnu ».

45Si une identification a été possible, la famille est informée et peut opter soit pour une réinhumation dans la nécropole militaire, soit pour un rapatriement des restes dans une sépulture familiale.

46Même si de par leur statut juridique (loi de juillet 1915 pour reprendre le cas français) la fouille de ces dépouilles de soldats de la Grande Guerre s’inscrit dans un cadre légal particulier, il est à souhaiter que celle-ci se fasse sur la base d’un « réflexe archéologique ». Cet aspect d’une archéologie des conflits est une facette nouvelle de l’utilisation des outils anthropologiques appliquée à un contexte chronologique encore inhabituel (cf. supra III chap. 3), mais propice à une interdisciplinarité (Lagrange et al., 2012 ; Signoli et al., 2015 ; Bruyere-Ostells et al., 2017 ; Bruyère-Ostelles et al., 2020). Nous pouvons faire les mêmes remarques pour la découverte de restes de soldats du second conflit mondial (Verna et al., 2020 ; Verna et al., 2022).