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    Plan détaillé Texte intégral Le temps du cadavre Le passage de la chair à l’os : le processus de cadavérisation Le danger L’évitement : la sépulture « Je t’aime pour la vie… » Notes de bas de page Auteurs

    Les restes humains

    Ce livre est recensé par

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    Table des matières

    7. Avant les os, la chair

    Représentations symboliques autour d’un sujet/objet singulier

    Hervé Guy et Anne Richier

    p. 189-203

    Texte intégral Le temps du cadavre Le passage de la chair à l’os : le processus de cadavérisation Le danger L’évitement : la sépulture « Je t’aime pour la vie… » Notes de bas de page Auteurs

    Texte intégral

    1Aborder la mort ancienne à travers la matérialité du cadavre, ce sujet/objet singulier, a permis un renouvellement total dans la fouille et l’étude des sépultures ou dépôts en contexte archéologique (Duday, Masset 1987 ; Duday et al. 1990 ; Zemour 2016). Le cadavre est imaginé, son enveloppe corporelle restituée afin d’approcher les gestes des inhumants : dans quelle position a-t-il été placé ? Son contenant (fosse, coffre, cercueil…) était-il adapté ? Le cadavre a-t-il fait l’objet de soins avant son inhumation (linceul, vêture…) ? La phase de décomposition est également interrogée afin de mesurer « les distorsions que les facteurs taphonomiques ont déterminées par rapport à l’agencement initial de la tombe » (Duday et al. 1990 : 30). Ainsi, le cadavre n’est pas considéré comme un sujet ou un objet, mais plutôt comme un outil particulièrement opérant pour restituer l’appareil funéraire (Bonnabel, Richier 2013 : 75). La gymnastique intellectuelle de reconstitution d’un corps pourrissant reste toutefois dans les limites de l’acceptable dans la discipline et la réalité de l’entropie d’un cadavre est bien souvent méconnue. Or, le cadavre constitue le « point de rupture » dans la transition entre chairs et os mais également entre être (la pensée) et néant (l’impensable). Sa lente transformation, insoutenable pour les vivants, est en lien direct avec la construction des discours eschatologiques et la réponse matérielle offerte par les rites funéraires. Ces derniers ne sont pas là uniquement pour assurer la cohésion du groupe malgré la perte, mais également pour opérer une difficile transition : la dissolution des chairs accompagne la dissolution de l’être. Ce temps de la décomposition est aussi celui de toutes les frayeurs, rappelant à chacun que « le corps ne se pense pas seulement comme futur cadavre, le cadavre n’est pas seulement le futur du corps. Il est déjà là, contenu dans le corps » (Baudry 1991 : 33). Pour pallier cette insupportable perspective de pourrir, les rites constituent de véritables stratégies d’évitement : la décomposition peut ainsi être accélérée (crémation, cannibalisme, inhumation céleste), esquivée (momification, embaumement, cryogénisation) ou le plus souvent escamotée (enfouissement). Dès lors, peut-on dégager une universalité non pas dans les gestes et les pratiques (l’imagination des êtres humains étant à ce sujet sans limites), mais dans les attitudes et les imaginaires collectifs ?

    2Si les études sur le corps1 comme celles relatives à la genèse du fait funéraire (Lauwers, Zemour 2016) commencent aujourd’hui à être nombreuses et diversifiées, envisager l’impact de la thanatomorphose sur les inhumants et la part symbolique du cadavre permet de poser un regard nouveau sur la mort dans les sociétés anciennes. Le rapport à la dissolution des corps renseigne en outre, aujourd’hui comme hier, les notions de mémoire, d’oubli, de conservation et d’aliénation. Cette thématique inclusive oblige à aller puiser dans d’autres disciplines des sciences humaines et sociales tout en embrassant le temps long, qui débute à la première sépulture reconnue.

    Le temps du cadavre

    3Si le cadavre se reconnaît par ses constituants organiques, chair, organes, muscles, fluides, peau, il est éphémère et s’inscrit de fait dans une temporalité. Socialement, le cadavre se place entre le décès et le « temps de l’oubli ». Jean Leclerc distingue l’oubli individuel, la durée plus ou moins longue du deuil, et l’oubli collectif, qui signe la fin de la mémoire où « les restes humains déshumanisés ne sont plus que du sédiment et sont traités comme tels » (Leclerc 1990). Ce temps de l’oubli peut correspondre au temps de la décomposition : dans les terres communes des cimetières d’époque contemporaine par exemple, la durée de renouvellement des sépultures est de cinq ans, ce qui correspond peu ou prou au temps nécessaire à la totale décomposition des chairs dans l’espace confiné que forme une tombe. Pour autant, la squelettisation ne correspond pas forcément à la fin du temps funéraire, comme l’illustre par exemple la pratique des doubles funérailles décrite par Robert Hertz (Hertz 1970). Plusieurs découvertes archéologiques questionnent cette temporalité et le rapport que les vivants entretiennent avec elle : des sépultures collectives néolithiques ou des sarcophages paléochrétiens contenant plusieurs squelettes qui peuvent soit avoir été réduits et rangés (donc totalement décomposés), soit avoir été superposés (encore à l’état de cadavre lors de la réouverture ?) ; de rares sépultures secondaires à inhumation2 ; des ossuaires du xixe siècle qui contiennent, mêlés à des ossements en position secondaire, des portions entières de sujets en connexion anatomique3… Les gestes et les pratiques sont-ils les mêmes selon le degré de squelettisation du cadavre ? Quand les deux premiers exemples permettent de répondre apparemment par la négative, le dernier contredit cette affirmation. Mais peut-on dégager une universalité dans le rapport de l’humain à ses cadavres ?

    4Inscrit dans le temps, le cadavre représente une sorte d’entre-deux : pas tout à fait mort mais plus du tout vivant, il est organique, instable, il bouge, se gonfle, se dégonfle, évacue, émet des odeurs, des bruits, se transforme, accueille des escouades d’insectes participant au cycle de la vie… Pour certains, un cadavre est « un corps en crise, un corps intouchable pas entièrement séparé du monde des vivants ni encore intégré dans celui des morts » (Saraiva 1993). Cette « vie » entre la mort biologique et la mort sociale est toutefois nécessaire aux survivants puisqu’elle marque la lente séparation, le « voyage » d’avec le monde des vivants (Bloch 1993). Cette notion de mouvement, opposée à la fixité, la pétrification du défunt dans sa tombe comme dans ses os, s’accompagne socialement d’une multitude de rites laissant plus ou moins de traces. Les fouilles archéologiques peuvent livrer des objets à mettre en relation avec ce « voyage » : monnaie pour payer le passeur, nourriture, boissons, lampe à huile pour éclairer les ténèbres entre les deux mondes… La crémation, qui connaît un regain dans les pays occidentaux après dix-huit siècles d’abstinence presque totale, accélère ce voyage en évitant la décomposition : à travers la chaîne opératoire de la crémation on accède à une minéralité (les cendres) quasi immédiate. Pour autant, Jean-Didier Urbain évoque le refus américain de la crémation, dont « l’usage doublement meurtrier tue mort et symboles » (Urbain 1989). En France, la récente modification de la loi relative à la législation funéraire (Loi no 2008-1350 du 19 décembre 2008) a donné un statut aux cendres et interdit leur conservation à domicile. Cette loi s’appuie sur le constat de difficulté pour les familles à faire leur deuil face à la rapidité et l’insuffisance de rituels autour de la crémation4. Et si le temps de la décomposition était nécessaire aux sociétés pour accompagner le deuil ? Si l’état de cadavre en cours de putréfaction, impensable, inimaginable pour les vivants, était à la fois indispensable à la cohésion sociale ? Le cadavre, cet « outre-signifiant » pour Louis-Vincent Thomas (Thomas 1980), serait donc tout autant utile qu’intolérable, par son caractère éphémère, instable et de fait inquiétant, accompagnant l’ouragan émotionnel que constitue le temps du deuil avant de devenir support de mémoire, fixe, stable et rassurant (autrement dit les os).

    Le passage de la chair à l’os : le processus de cadavérisation5

    5Tout être qui meurt passe du statut de vivant à celui de mort. Si la science est dans l’incapacité d’observer et de juger avec précision l’instant « T » du passage d’un état à un autre, la mort finit toujours par s’imposer : elle agit selon un processus que l’on nomme « cadavérisation ».

    6La cadavérisation est un état évolutif qui se caractérise par de nombreux symptômes (Thomas 1980). L’on commence habituellement par invoquer des signes négatifs coïncidant avec l’arrêt des fonctions vitales : respiration, rythme cardiaque, circulation sanguine, activité cérébrale. Puis, des signes positifs se mettent en place : refroidissement, rigidité cadavérique, lividités. Ainsi, puisque la mort s’étale dans la durée, mieux vaut se fier, pour comprendre les mécanismes de la cadavérisation, à la succession des symptômes thanatiques.

    7Macroscopiquement parlant, un mort se caractérise par des signes précoces : immobilité, aréflexie et hypotonie. Le corps est totalement sous l’influence de la pesanteur : la tête bascule sur le côté, les pointes des pieds s’orientent vers l’extérieur, le relâchement musculaire induit un fléchissement des doigts de la main, une bouche béante, la chute de la paupière inférieure, une dilatation pupillaire (mydriase), un relâchement des sphincters. Pendant encore quelques temps, le cadavre reste le siège de mouvements internes : le péristaltisme intestinal (motricité digestive) peut générer des flatulences. De même pour une femme enceinte, le péristaltisme utérin peut expulser son fœtus ; archéologiquement parlant un tel cas a été identifié dans un charnier de pestiférés à Martigues (Tzortzis, Rigeade 2010). Des écoulements de sang dans la moelle peuvent causer le retrait des membres inférieurs ou une extension croisée. Enfin, les poils de barbe semblent pousser mais ce n’est que sous l’effet de la rigidité des muscles horripilateurs.

    8Les signes gnomiques de la cadavérisation (Ceccaldi, Durigon 1979) confirment son irréversibilité. En relation directe avec l’arrêt des fonctions vitales et des modifications physico-chimiques qu’il entraîne, le premier de ces signes est le refroidissement, qui va tendre pour le cadavre vers un isotherme égal à la température ambiante. Rigidité cadavérique, déshydratation, divers signes ophtalmologiques, et enfin apparition de lividités signent un état de thanatomorphose bien installé et évolutif.

    • Le refroidissement est parfois amorcé dès l’agonie, mais en règle générale il se précise entre deux et trois heures après le décès. Il débute par le visage et les extrémités. Sa vitesse est tributaire du climat, de la tenue vestimentaire et de la masse corporelle du cadavre. Sous nos latitudes, on estime qu’un cadavre perd un degré par une ou deux heures. Seule la région hépatique garde la température corporelle pendant une vingtaine d’heures. En règle générale, au bout de trente à quarante heures, un cadavre se trouve en équilibre thermique avec son environnement.

    • La rigidité cadavérique signe le trépas de façon certaine. Elle provient de liaisons entre actine et myosine qui coagulent. Les tissus originellement acides deviennent alcalins. Cela concerne essentiellement les muscles lisses et striés. Le cadavre se rigidifie avec des intensités variables selon la circonstance de la mort. Classiquement, elle débute par la nuque. Le cadavre rigide présente des membres inférieurs et la tête en extension, tandis que les membres supérieurs sont en flexion.
      Elle est moins intense et plus lente en cas d’extrême épuisement ou d’hémorragie. Elle est faible et lente chez l’enfant et le vieillard.
      La rigidité envahit le cadavre dans la troisième ou la quatrième heure après le décès. En douze heures, elle se généralise et prend possession de toutes les parties du corps. Elle se maintient pendant deux à trois jours. Si elle est rompue avant douze heures, elle se réinstalle. La rigidité cadavérique engendre par contraction le rejet de matière fécale, d’urine et de sperme. Au niveau de l’œil, la pupille dilatée des débuts se rétracte à nouveau. La rigidité est d’autant plus marquée que la musculature est puissante.

    • Les lividités cadavériques sont des hypostases, sang et autres liquides corporels, qui subissent les lois de la pesanteur et s’accumulent dans les parties les plus déclives du corps. Elles sont de couleur lie-de-vin à rouge violacé. Elles apparaissent vers la troisième heure suivant le décès et elles sont maximales (mais encore mobiles) vers la trentième heure. Au-delà de cette durée, elles sont fixes et témoignent d’un éventuel changement de position du cadavre.

    • La déshydratation est variable et dépend des conditions environnementales et de la masse corporelle. Elle est responsable d’une perte de poids d’en moyenne vingt grammes par kilo et par jour. Au niveau de l’œil, la cornée s’opacifie, le globe oculaire s’affaisse dans les cavités orbitales. Une déshydratation rapide peut aboutir à une momification naturelle totale ou partielle (mamelons, lèvres…).

    9Nonobstant ces considérations générales, il nous faut bien maintenant nous attacher à décrire l’entropie du cadavre : son pourrissement.

    10Le pourrissement du cadavre est assurément l’évènement qui catalyse toutes les peurs et toutes les frayeurs. Les épouvantes collectives sont liées à ce stade où le cadavre n’est pas totalement décomposé, où les ossements ne sont pas encore complètement libérés des chairs en cours de putréfaction.

    11Sans l’effroi et le dégoût qu’inspire la corruption du corps, y aurait-il des rites ? En ce sens, l’entropie du corps mort participe à sa manière à l’ordre social.

    12Au cours de cette phase, le cadavre subit ce que les médecins appellent la circulation posthume. Ce processus commence dans les vingt-quatre heures qui suivent le décès. Des épanchements pestilentiels de couleur brunâtre sortent de tous les orifices, bouche, nez, oreilles, anus tandis que des gaz de putréfaction se forment dans les intestins, véhiculant des bactéries à haut potentiel létal pour le vivant qui en serait infecté. La fermentation putride issue du travail des bactéries produit du méthane et de l’hydrogène sulfuré, mais également de l’eau, de l’ammoniaque et de l’azote. Ce sont ces gaz qui entraînent le gonflement bien connu du cadavre. La pression est telle qu’elle peut faire exploser un cercueil si celui-ci est étanche.

    13Puis, au cours de cette même phase, les chairs redevenues molles et flasques en masses fétides, prennent des colorations qui, à partir d’un lacis bronzé superficiel, vire du brun-jaune au vert, puis au noir avec des plaques d’un gris bleuâtre tandis que des moisissures blanches commencent à se répandre.

    14Le signe précurseur de la putréfaction débute avec l’apparition de la tache verte au niveau de l’hypocondre droit, là où siège le coecum. Ce dernier est un appendice situé au niveau de l’intestin qui renferme une flore bactérienne importante, nécessaire à la transformation de la cellulose. La tache verte résulte d’une combinaison, sous l’effet des bactéries, de l’hydrogène sulfuré avec l’hémoglobine et l’hématine. Elle fonce progressivement et envahit tout le cadavre en effaçant les lividités cadavériques. Une fois la tache verte apparue, une tâche noire transparaît dans l’angle interne de la conjonctive, préparant la décomposition de l’œil.

    15La dissémination généralisée des germes de putréfaction colonise tous les tissus. Ceux-ci se creusent alors de bulles putréfactives contenant azote, hydrogène, méthane et gaz carbonique. Puis, des soulèvements de l’épiderme gonflé de sérosités transparentes (phlyctènes) crèvent, laissant le derme à nu. L’abdomen se déchire, les cartilages osseux se rompent, la chair désagrégée laisse apparaître l’architecture squelettique. Durant tout ce temps l’on observe aussi :

    • le cerveau qui dégénère en masse pâteuse ;

    • les poumons qui s’écrasent au fond du gril thoracique et qui fondent dans les jus de transsudation ;

    • le foie qui devient spongieux et noirâtre et s’entoure de bulles de putréfaction ;

    • le cœur qui se réduit en une mince poche aplatie.

    16Lorsque le cadavre a été exposé, et que le milieu est favorable à la ponte des mouches, des cohortes de pupes envahissent les orifices, accélérant le processus de décomposition.

    17Pour reprendre les mots de Louis-Vincent Thomas : « ainsi s’en va l’homme » (Thomas 1980).

    Le danger

    18Le cadavre dans son processus de décomposition est donc repoussant, dangereux et incommodant à l’odorat. De ce point de vue, la description de son pourrissement est sans appel. Il requiert impérativement une réponse appropriée à ce qu’il va devenir pour un temps au moins : un « objet » à éviter, voire dans certains cas, un déchet. Désigner le cadavre comme un déchet est sans aucun doute une conjecture aporétique et les anthropologues sociaux ne manqueront pas de souligner qu’un déchet est une construction sociale, qu’il s’agit de quelque chose que l’on jette, que l’on abandonne, qui porte en lui une valeur négative. Pourtant cette qualification (« déchet ») correspond assez bien à la longue histoire de l’homme : celle-ci commence vers 2 millions d’années mais ce n’est que vers -100 000 ans, au Proche-Orient, que nous sommes réellement assurés de rites funéraires. Aussi la définition suivante (parmi bien d’autres) semble bien correspondre à ce qu’est un cadavre : « Déchet : toute substance ou tout objet […], dont le détenteur se défait ou dont il a l’intention ou l’obligation de se défaire. » (Article 1 de la Directive européenne 2006/12/CE). C’est le cas d’un cadavre dont on a précisément l’obligation de se défaire et qui au cours des pratiques funéraires est soit recyclé en vue de récupérer les ossements, soit purement éliminé par une dissolution complète dans la nature avant même que le processus de putréfaction ne s’installe. Dans les deux cas, la stratégie vise à se prémunir de ses fluides biologiques ou excreta pouvant contenir des agents infectieux éminemment mortels (virus, flore bactérienne non-commensale, champignons…). À cet égard, les propriétés intrinsèques du cadavre lui confèrent un imposant caractère archétypique : celui de pourriture dont il faut se prémunir. Faire une anthropologie du cadavre serait donc également faire l’anthropologie d’un déchet hors norme à bien des égards. Le caractère éminemment dangereux d’un corps en décomposition a très probablement, de tout temps, été considéré comme tel6.

    19Aborder le cadavre sous cet aspect n’implique pas un processus conscient de réification dans lequel la personne morte serait imaginée par ses proches comme un déchet. Non, car au cours du deuil, il s’opère une nécessaire disjonction entre l’individualité physique du sujet et son individualité sociale. Celle-ci est précisément nécessaire, du fait de la nature putride du cadavre après quelques jours. Il n’y a pas vraiment de mot pour désigner ce qu’il est et ce en quoi il peut être nuisible aux vivants. Ce qui est néanmoins peu discutable c’est que le cadavre est un corps déchu, déchu de vie (étymologiquement déchet  vient de déchoir, du latin cadere : tomber).

    20Robert Hertz dans sa monumentale « Contribution à une étude sur la représentation collective de la mort », fut le premier à insister, et à plusieurs reprises, sur la puanteur et les dangers septiques du cadavre (Hertz 1970). Le système des doubles funérailles qu’il décrit avec précision, à Bornéo ou ailleurs, vise précisément à s’en protéger : les restes de la personne ne seront manipulés qu’à l’état squelettique (à l’état minéral pour faire référence à Louis-Vincent Thomas (Thomas 1980), à qui l’on doit ce terme). Il n’y a plus de chair, plus d’odeur, rien que des os réduits à la formule chimique de l’hydroxyapatite. À propos des populations autochtones de la Nouvelle-Guinée comme les Alfourous des îles Célèbes, Robert Hertz se réfère à une citation populaire : « Laoma (Dieu) ne peut pas souffrir la puanteur des cadavres ». Il écrit encore : « […] la présence d’un mort, pendant la période qui précède les obsèques définitives, ne peut pas plus être tolérée dans le village des vivants, que dans celui des morts ». Joël Candau affirme quant à lui l’existence d’un « lien entre la décomposition du corps, la perte d’odeurs et la dissipation du principe vital » […] « Puer, je crois bien, est la seule et dernière forme d’expression sensorielle, mais aussi d’expression sociale, dont nous disposons une fois mort » (Candau 2012). L’ethnologie, depuis, a recueilli une somme considérable de témoignages en matière de stratégie d’évitement de ce cadavre insane en voie de décomposition. En Europe, le développement de la pensée scientifique et médicale a permis au mouvement hygiéniste de s’affirmer dès la fin du xviiie siècle. Ce mouvement a initié la migration des cimetières hors des villes, en s’appuyant précisément sur les risques sanitaires qu’il existait à mélanger vivants et morts sur un même territoire (Bertrand 2012).

    21De nos jours en France, afin de prévenir les dangers liés au cadavre, l’article R 2213-11 du Code général des collectivités territoriales (CGCT) dispose que : « Sauf dispositions dérogatoires, le transport de corps avant mise en bière doit être achevé dans un délai maximum de 48 heures à compter du décès ». L’article R. 2213-25 toujours du CGCT décrit les caractéristiques prophylactiques du cercueil : « Le corps est placé dans un cercueil en bois d’au moins 22 millimètres d’épaisseur avec une garniture étanche fabriquée dans un matériau biodégradable. Toutefois, un cercueil d’une épaisseur minimale de 18 millimètres peut être utilisé si la durée du transport du corps est inférieure à deux heures, ou à quatre heures lorsque le corps a subi des soins de conservation, ou si le corps est destiné à la crémation ».

    22Les textes sacrés de l’Avesta (culte zoroastrien) sont également très clairs : le cadavre est l’impureté par excellence, qui exhale une « infection démoniaque » (Ries 1983). On ne peut procéder à l’inhumation définitive des corps en décomposition. C’est pourquoi ceux-ci sont exposés au soleil et aux vautours au sommet des tours du silence. Deux fois l’an, les os sont précipités dans le puits central de la tour et recouverts de chaux afin de les réduire en poussière. Les dangers septiques du cadavre sont méthodiquement annihilés.

    23Sans cette crainte du corps putréfié ou en voie de putréfaction, il n’y a pas de frayeurs, pas de représentation idéalisée ou fantasmée du mort. Le corps-déchet est à notre sens LE signifiant de l’hostilité naturelle du corps mort. Il active nos frayeurs les plus séculaires et les plus primales. La réponse de l’Homme face à cet outre-signifiant a été d’hyper-signifier l’individualité (l’âme) de l’objet pourrissant. C’est bien là l’un des rôles assignés à un rite funéraire. Face au cadavre humain en décomposition, l’ambivalence la plus complète demeure : l’âme du défunt est le plus souvent considérée comme utopique (quelle forme prend-elle ?) mais ses divagations sont topiques (on sait les lieux et personnes qu’elle fréquente) ; le cadavre en cours de dissolution est topique (le corps en train de pourrir est là et nulle part ailleurs) alors que ses nuisances fantasmés sont utopiques (il frappe où il veut, qui il veut, comme il veut, sans logique apparente, ce sont les vampires, les zombies). Le corps en décomposition est une ordure (« chose qui souille, à l’aspect sauvage, horrible » Alain Rey 2000).

    24Les représentations les plus évidentes du « corps-déchet » nous sont données, de triste mémoire, par les charniers des camps nazis à leur libération. Qui n’a en tête ces images d’un bulldozer britannique en 1945, charriant des montagnes de corps lors de la libération du camp de Bergen-Belsen ? Dans un passé plus lointain, nous possédons un certain nombre de témoignages archéologiques de la gestion des fosses communes en période d’épidémie, notamment de peste. Les scènes de corps empilés, jetés pêle-mêle et sans rituel7, devaient être tout aussi hallucinantes (Dutour 2002 ; Tzortzis, Rigeade 2010).

    25Notre propos ici est bien d’affirmer que la gestion des cadavres en période de crise aigüe de mortalité appelle une gestion qui n’est pas sans évoquer celle mise en place dans le traitement moderne de nos déchets domestiques. Quand il arrive qu’une société rejette une partie de sa production biologique, tels les enfants morts en période périnatale, ceux-ci sont traités au même titre que les reliefs d’un repas, c’est-à-dire comme des déchets (Rodet-Belarbi, Séguy 2014).

    26Toujours autour de cette notion, des ethnologues ont exploré les arcanes de professions très particulières : la réquisition des cadavres et les fossoyeurs (Jeanjean, Laudanski 2014). Les verbatim qu’ils ont récoltés sont très éloquents : « Les travailleurs, écrivent-ils, nomment les corps morts « monstre », « sac de patate », « poids mort », « macchabée », « carcasse », « rôti », « bœuf », « barbaque ». Les cadavres deviennent des choses ou de la viande, le mot même de « cadavre » est très peu employé dans leur quotidien professionnel. Les acteurs de la discipline archéothanatologique, qui exhument et étudient pléthore de squelettes au cours de leur carrière, montrent cette même aversion lexicale : lorsque le cadavre doit être restitué dans les écrits ou les imaginaires, les mots préférentiellement choisis sont : corps, sujet, individu, homme, femme, enfant. L’exhumation de squelettes sort de l’oubli non pas des cadavres mais des ex-vivants. User de superlatifs, ne pas nommer directement est aussi une manière d’esquiver des représentations dérangeantes : « la matérialité de la mort produit de l’innommable » (Courtois 2015 : 17).

    L’évitement : la sépulture

    27Les stratégies d’évitement du corps en décomposition sont très nombreuses, à l’image de la diversité de l’humanité. Mais pour autant, si nous essayons de remonter à l’origine du fait sépulcral, il apparaît que, comme toute production humaine, il a bien fallu un jour que quelqu’un décide d’honorer son mort ou, tout au moins, de ne pas le laisser à l’appétit des charognards et autres faunes thanatophages pour le protéger de ces outrages, tout en s’épargnant la dure tâche de le conserver auprès de lui. En ce sens, la première sépulture et les rites d’accompagnements, en tant que lieu de mémoire, est un évènement en soi, une invention par essence (une invention essentielle ?). À quand remonterait cet évènement ? Les preuves archéologiques les plus tangibles se trouvent au Proche-Orient (Israël), plus précisément à Skhül et à Qafzeh (entre -100 000 et -90 000 ans). À Skhül, le gisement a livré 10 squelettes (7 adultes et 3 enfants) et 16 os isolés (Tillier 2009). Tous les fossiles étaient en position repliée, inhumés dans des fosses de faible profondeur. À Qafzeh ce sont 25 squelettes qui ont été mis au jour. Les sépultures ne contenaient qu’un seul individu par fosse. L’ensemble de ces restes humains correspond à des hommes modernes et appartiennent à l’espèce Homo Sapiens, certains présentant même des caractéristiques communes avec l’Homme de Cro-Magnon (Tillier 2009). Mais il se pourrait que nous ayons des indices de sépultures encore bien plus anciennes, vers -350 000 ans. Dans la grotte de La Sima de los Huesos (Atapuerca, Espagne) (Carbonell, Bermúdez de Castro 2004), une cheminée verticale de 13 mètres a livré les squelettes à peu près complets de 32 Homo heidelbergensis, ancêtres de Néandertal. La distribution par âge des individus correspond aux hypothèses d’une population préhistorique naturelle. Un biface très particulier aurait pu faire office d’offrande funéraire (Maureille 2004). S’agirait-il du premier cimetière, de la première sépulture collective ?

    28Plus on avance dans l’histoire et plus les occurrences se multiplient. Il faut attendre le Paléolithique supérieur pour que les trouvailles se fassent moins rares (May 1986 ; Tillier 2009), doux euphémisme, sachant qu’entre -100 000 et -12 000 ans, le nombre d’occurrences avérées dépasse à peine 350. Le Néolithique et sa révolution démographique (Bocquet-Appel 2008) nous livre en revanche pléthore de témoignages, qu’ils relèvent de la sépulture individuelle ou collective. Mais l’archéologie n’atteste que de l’inhumation, voire dès le Mésolithique de la crématisation (Valentin et al. 2008) parmi les pratiques funéraires préhistoriques. Peut-être a-t-il existé, dès -100 000 ans, une pratique assimilable aux doubles funérailles. Nonobstant, les cas de sépultures secondaires sont très contestables en préhistoire car difficilement démontrables. Peut-être y a-t-il eu des cas d’embaumement ? La science n’est actuellement pas en mesure d’y répondre. Ce qui est bien attesté en revanche dans le cas des sépultures préhistoriques, est une utilisation de l’ocre rouge. Or ce matériau, chauffé entre 250° et 700°, acquiert plusieurs vertus dont celle d’être anti-putride, ce qui permet de retarder la décomposition (Audoin, Plisson 1982).

    29Dans tous les cas, sur tous les continents et dans toutes les cultures bien étudiées par les ethnologues, il est possible de relever un invariant : la neutralisation des effets toxiques du cadavre-déchet, l’esquive de son impureté. Bien évidemment, comme pour toute activité humaine, il existe des comportements à risque8 face au cadavre : mais il s’agit de risques calculés qui concernent un ou quelques individus, jamais la collectivité.

    30À titre d’hypothèse, nous pensons qu’il y a eu dans l’histoire de l’Homme un évènement : celui où l’un d’entre eux s’est projeté dans la charogne de l’autre. Cet évènement est conceptuellement un fait relevant de la culture matérielle. Il peut donc être rattaché au concept de tendance propre à André Leroi-Gourhan (Leroi-Gourhan 1964) et se décliner en plusieurs degrés, correspondant à autant de possibles. Nous pouvons proposer une première tendance binaire : il s’agira soit de conserver des restes (les os, voire aussi la peau en cas d’embaumement) pour les honorer à travers le temps, soit de dissoudre le cadavre dans une représentation idéalisée de la nature ou du cosmos. Dans ce cadre, les grilles de lecture dualistes (sociétés chaudes/modernes et froides/traditionnelles, rupture entre Nature et Culture)9 sont sans aucun doute d’une aide précieuse. Pourtant d’importantes religions, en rupture avec la Nature, envisagent le cadavre et son devenir de manière radicalement différente. Le système des doubles funérailles dans le sud-est asiatique est exemplaire de cette nécessité qu’il y a de récupérer la partie minérale de l’autre et n’est pas si éloignée des trois grandes religions du Livre qui sanctuarisent les reliques osseuses. A contrario, les funérailles célestes (Martin 1996), qu’il faut rattacher à la religion bouddhiste, relèvent, dans leurs intentions, d’un registre qui n’est pas si éloigné de l’endo-cannibalisme amérindien décrit par Guille-Escuret (Guille-Escuret 2013) : se réapproprier le défunt en dissolvant son cadavre dans la naturalité du monde. Vu sous cet angle, les différents traitements subis par le cadavre traduisent les univers mentaux des sociétés et peut-être leur positionnement dans une typologie ontologique des sociétés. Il y aurait des sociétés qui opèreraient une distinction entre chair et os, d’autres qui concevraient l’être physique comme un tout indissociable, dans lequel le putréfiable (chairs) et l’imputréfiable (os) se confondraient. Par inférence, il y aurait des sociétés qui assoiraient leur histoire sur la patrimonialisation des restes des ancêtres, d’autres qui opteraient pour une patrimonialisation immatérielle à travers le récit.

    31Dès lors se poserait pour les premières, les sociétés « conservatrices », une question à la fois spatiale et temporelle : où conserver les restes des ancêtres et pour combien de temps ? La façon dont une société garde ou se débarrasse de ses « vieux os » est tout aussi révélatrice de son positionnement ontologique que sa façon de traiter les cadavres. La constitution et la conservation des collections ostéo-archéologiques issues de fouilles au sein de dépôts spécifiques permettent de concilier deux postures a priori antinomiques : éradiquer et conserver. Il s’agit d’une part de « laisser la terre aux vivants », selon le célèbre adage des crématistes, et d’autre part de fournir un lieu de dépôt pérenne aux restes des ancêtres. S’il n’est nullement question de lieu de mémoire, en revanche l’existence même de ces dépôts illustre un souci à l’échelle sociétale du devenir des restes osseux.

    « Je t’aime pour la vie… »

    32La question du pourquoi en sciences sociales est généralement éludée au profil du comment. Beaucoup (notamment dans la tradition empirique française) prétendent en effet que le pourquoi est une fausse question et préfèrent privilégier la question du comment. Comment est-on passé d’un état à un autre ; quelles sont les transformations ou évolutions qui ont été nécessaires ? Cette posture intellectuelle remporte l’adhésion générale car elle repose sur des fondements épistémologiques maintes fois discutés et approuvés. Cependant, nous pensons que la question du pourquoi permet d’émettre des hypothèses ouvrant sur de nouveaux sujets à penser. Donc : pourquoi la première sépulture ? Notre hypothèse est qu’elle serait une réponse à un sentiment antithétique : honorer et chérir celui (ou celle) dont il faut éviter les restes. Cette assertion suppose déjà, pour l’humanité, un niveau de conscience de soi et de l’autre suffisamment élaboré. Si l’on se tourne vers nos plus proches cousins du règne animal, les chimpanzés, Solly Zukermann disait d’eux : « les singes et les anthropoïdes ne reconnaissent pas la mort, car ils réagissent à leurs compagnons morts comme s’ils étaient vivants mais passifs » (Zukerman 1937). En ce sens, son affirmation n’est pas loin de ce que dit Edgar Morin : « la conscience de la mort est un concept acquis au même titre que le langage » (Morin 1976). La conscience de sa propre mort serait par conséquent une notion purement humaine, bien que de récentes observations faites par une équipe japonaise (sous la direction de Tetsuro Matsuzawa) nous interrogent : un film10 présente les comportements d’une mère chimpanzé (Jiré) et de sa fille de 2,5 ans (Jokro). Cette dernière agonise et finit par mourir. La mère chimpanzé conserve auprès d’elle le corps de sa progéniture pendant trois semaines au moins, si bien que celui-ci finit par se momifier naturellement. Sur les séquences filmées, on observe que la mère chimpanzé, au cours des jours où elle garde son enfant mort auprès d’elle, continue de l’épouiller et de le transporter de lieux en lieux, de chasser les mouches attirées par l’odeur de charogne. Toute la séquence commentée tend à nous faire admettre que nous serions en présence d’une scène de proto-attachement, d’une sorte de déni conscient d’une mère face à la mort de sa fille. Pourtant si l’on fait abstraction des commentaires clairement anthropo-centrés, les images de ce court documentaire nous ramènent irrémédiablement aux propos de Solly Zukerman : l’on constate qu’une mère chimpanzé agit avec son enfant mort comme s’il était vivant mais passif. S’il y a indubitablement « attachement » à la « chose » qu’est le cadavre de Jokro, Jiré la mère, ne laisse en rien penser qu’elle a des aptitudes qui marqueraient ne serait-ce qu’un début de commencement de perception de ce qu’est la mort de l’autre. Si les études éthologiques, et particulièrement en primatologie, tendent à repousser les limites de la notion de culture, la conscience de sa propre mort à travers celle de l’autre, reste, de notre point de vue, un fait exclusivement humain.

    33Face à l’indigence des faits matériels, qu’ils soient archéologiques ou paléo-anthropologiques, il serait tentant d’interroger la philosophie pour essayer de comprendre pourquoi, un jour, un être humain a décidé d’enterrer un « autre », et de développer autour de ce fait, des gestes et des paroles, c’est-à-dire un rituel. La philosophie reste muette à ce sujet et les interprétations les plus triviales voient dans l’émergence du fait sépulcral la signature d’une croyance en l’au-delà.

    34Nous restons prudents face à cette conjecture et préférons avancer sur un terrain plus spéculatif et peut-être plus fécond grâce à l’anthropologie sociale. Quelles sont les conditions évolutives requises ? Plus que dans tout autre geste technique, c’est dans la preuve scientifique de la sépulture que nous consignerions « le décalage humain » (sur cette notion, voir Guille-Escuret 1994). Ainsi pouvons-nous nous interroger sur la nature des interactions bio-psycho-sociologiques agissant sur cet homme ou cette femme de la Préhistoire. Est-ce là, dans ce triangle, que se forge l’évènement sépulcral, assurément plus humain que la fabrication d’un chopper ?

    35La première condition est « bio » et consiste dans la connaissance de son environnement naturel, dans lequel s’inscrit une expérience du devenir d’un cadavre pourrissant. Les reconnaissances visuelles et olfactives de cet « objet » sont très largement partagées dans le monde animal et ne distinguent pas l’Homme.

    36La seconde condition est psycho et requiert le développement d’un substrat psychologique où l’individu se construit autant sur la conscience du soi que sur la conscience de l’autre, avec un socle d’émotions allant du narcissisme à l’empathie. Edgar Morin toujours, écrit à propos de la genèse de l’Homme : « Son affirmation individuelle ne peut être dissociée de l’irruption du monde en lui » (Morin 1976). Nous avons vu à travers l’exemple des chimpanzés Jiré et Jokro que cette condition n’était pas remplie.

    37La troisième condition est socio et témoigne d’une organisation sociale basée sur une forte interdépendance entre individus, probablement fondée sur une hiérarchie générationnelle, et par-là même sans doute filiale. Elle implique une reconnaissance des géniteurs comme autorité n’agissant plus seulement pour protéger l’espèce, mais l’individu. Ces liens d’un nouveau type agiraient comme une nouvelle forme d’adaptation, affranchie des contraintes naturelles.

    38Au sens de la « théorie de l’attachement » de John Bowlby, l’attachement est un lien affectif entre un individu et une figure d’attachement qu’il appelle caregiver (Bowlby 2002). Cette théorie propose que les enfants s’attachent instinctivement à ceux qui favorisent leur existence. Elle peut s’appliquer aussi bien aux humains qu’aux animaux en tant que stratégie de survie pour l’espèce. Dans ces conditions, l’attachement ne peut à lui seul expliquer l’événement sépulcral. Il aura fallu autre chose.

    39La conjecture que nous souhaiterions émettre serait celle-ci : il aura fallu une bonne dose d’attachement et surtout un sentiment que les philosophes ou les psychanalystes appellent l’amour (Platon, Schopenhauer, Kierkegaard, Heidegger, Spinoza, Lacan : à ce sujet voir Badiou 2011) pour que le cadavre ne soit plus traité pour la chose qu’il est (un déchet, une ordure, une pourriture) mais comme une expérience fondamentale de l’altérité avec son cortège de représentations idéalisées et historicisées de l’être cher et de son individualité sociale. Par effet miroir, la psychanalyse ne nous dit pas autre chose, en creux, à travers la honte (Guille-Escuret 2012)11.

    40C’est l’émergence d’un individu éthique (avec toute sa gamme de sentiments) par refoulement de l’espèce qui aurait permis à l’être humain de sécréter une société construite sur la base d’un regard « décalé » sur l’autre. Le fait sépulcral signerait matériellement et indubitablement ce moment : « L’homme est né lorsque pour la première fois, devant un cadavre, il a chuchoté : Pourquoi ? » (Malraux, 1974).

    Notes de bas de page

    1 Parmi les nombreux travaux en sciences humaines et sociales traitant du sujet, nous citerons ceux de Patrick Baudry, Anne Carol, Alain Corbin, David Le Breton, Valérie Souffron, Louis-Vincent Thomas, Jean-Didier Urbain, Georges Vigarello.

    2 Comme une des sépultures découverte dans la nécropole paléochrétienne de la rue Malaval à Marseille, où les restes osseux complets d’un adolescent ont été réduits et replacés dans une petite tombe en bâtière (A. Richier, information inédite).

    3 Le cimetière du quartier des Petites Crottes à Marseille en usage entre 1784 et 1905 a livré 26 fosses ossuaires de ce type (sur un total de 190), qui interrogent la temporalité : le délai légal de cinq ans applicable dans les fosses communes n’aurait-il pas été respecté ou plus vraisemblablement les conditions hydrologiques du site auraient-elles retardé la décomposition des corps ? (A. Richier, information inédite).

    4 Voir le rapport préliminaire au texte de loi du 19 décembre 2008 rédigé par J.-P. Sueur et J.-R. Lecerf., chapitre 1B2, Les évolutions sociologiques : http://www.senat.fr/rap/r05-372/r05-3727.html#toc63.

    5 Il existe de nombreux manuels de médecine légale. En la matière les observations faites des processus de cadavérisation sont connues depuis plusieurs décennies. Voir Ceccaldi, Durigon 1979 ; Durigon 1997 ; Beauthier 2011.

    6 Au Moyen Âge par exemple, on lançait par-delà les murailles de la ville assiégée des cadavres d’animaux en cours de décomposition. En 1346, les Mongols assiégeant la colonie génoise de Caffa en Crimée catapultèrent par-dessus les fortifications de la ville, leurs propres cadavres porteurs du bacille de la peste. La guerre bactériologique n’est pas une invention du xxe siècle, et en l’espèce, un cadavre constitue une arme terriblement efficiente.

    7 Voir Dutour 2002 sur la découverte du charnier de Vilnius, correspondant à la retraite de Russie de 1812 : « … les squelettes sont enchevêtrés et superposés tels un mikado macabre… C’est donc plusieurs milliers de corps qui sont là, entassés le long des quelque quarante mètres d’un fossé ré-ouvert par les engins de terrassement… ».

    8 Louis-Vincent Thomas donne quantité d’exemples de comportements à risque : les Olo Maagan d’Indonésie qui inspectent les produits de la décomposition (Thomas 1980 : 85), les Pygmés qui au cours d’un rite de passage doivent vivre attachés face à face et bouche contre bouche avec un cadavre pendant 6 jours (Thomas 1980 : 87), les Dayak de Bornéo (Malaisie), les prêtres tibétains (rite bön-po) ou les Betsileo de Madagascar qui ingèrent les jus de décomposition, (Thomas 1980 : 88).

    9 Pour ces notions nous renvoyons aux œuvres de Claude Lévi-Strauss (Lévi-Strauss 1973) et Philippe Descola (Descola 2001). Claude Lévi-Strauss distingue :
    a. les sociétés froides, de la tradition, qui recherchent un équilibre qui les préserve de changements intervenants de manière inévitables mais dans une histoire lente ;
    b. les sociétés chaudes, modernes, qui recherchent les changements, au point d’en faire le moteur de leur développement.
    Descola, quant à lui, dispose que « l’analyse des interactions entre les habitants du monde ne peut plus se cantonner aux seules institutions régissant la société des hommes, ce club de producteurs de normes, de signes et de richesses où les non-humains ne sont admis qu’à titre d’accessoires pittoresques pour décorer le grand théâtre dont les détenteurs du langage monopolisent la scène. Bien des sociétés dites « primitives » nous invitent à un tel dépassement, elles qui n’ont jamais songé que les frontières de l’humanité s’arrêtaient aux portes de l’espèce humaine, elles qui n’hésitent pas à inviter dans le concert de leur vie sociale les plus modestes plantes, les plus insignifiants des animaux. »

    10 Pour visionner le film : Primate Research Institue Kyoto University : http://www.pri.kyoto-u.ac.jp/press/20100427/index-e.html - voir également Biro et al.2010).

    11 « La conjecture à laquelle nous sommes irrésistiblement conduits ne critique nullement la conviction freudienne d’une sorte de cadavre dans le placard de la culture. Elle conteste le choix du placard et s’énonce ainsi : si l’école freudienne a raison de prétendre que l’avènement de la culture humaine exige la honte parmi ses ingrédients déterminants, alors comment cette honte ne se serait-elle pas constamment recréée sous l’effet de la frustration ressentie face au devenir du cadavre, comment ne se serait-elle pas nourrie de sa répétition, et comment la culture n’en viendrait-elle pas à s’élaborer, pour une part au moins, autour de la nature prévisible de ce déchirement implacable ? Car cette frustration-là véhicule, bien entendu, toute l’ambivalence décantée par Freud des sentiments éprouvés par les fils à l’égard du père (pour ne parler que de cette relation). Ceci, en une ère ancienne, face à l’être que l’on quitte parce qu’il est mort ou, quand la pression du milieu s’accentue, parce qu’il ne peut plus suivre les déplacements dont dépend la survie du groupe. Puis, aux temps ultérieurs de la culture triomphante, face à un traitement technique qui ne réussit jamais à protéger l’intégrité du corps sans vie » (Guille-Escuret 2012).

    Auteurs

    • Hervé Guy

      DAC Martinique-SRA, France

      Conservateur régional de l’archéologie, direction des Affaires culturelles de Martinique, archéologue préhistorien et anthropologue biologiste et chercheur associé de l’UMR 7268-ADÉS dans la thématique « Archéo-anthropologie des populations holocènes ».

    • Anne Richier

      Inrap Midi-Méditerranée, France

      Ingénieure chargée de recherche à l’Inrap, archéologue et archéoanthropologue spécialisée dans les périodes moderne et contemporaine. Titulaire d’une thèse en anthropologie sociale et historique (EHESS Paris). Membre de la thématique « Archéo-anthropologie des populations holocènes » de l’UMR 7268-ADÉS.

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    1 Parmi les nombreux travaux en sciences humaines et sociales traitant du sujet, nous citerons ceux de Patrick Baudry, Anne Carol, Alain Corbin, David Le Breton, Valérie Souffron, Louis-Vincent Thomas, Jean-Didier Urbain, Georges Vigarello.

    2 Comme une des sépultures découverte dans la nécropole paléochrétienne de la rue Malaval à Marseille, où les restes osseux complets d’un adolescent ont été réduits et replacés dans une petite tombe en bâtière (A. Richier, information inédite).

    3 Le cimetière du quartier des Petites Crottes à Marseille en usage entre 1784 et 1905 a livré 26 fosses ossuaires de ce type (sur un total de 190), qui interrogent la temporalité : le délai légal de cinq ans applicable dans les fosses communes n’aurait-il pas été respecté ou plus vraisemblablement les conditions hydrologiques du site auraient-elles retardé la décomposition des corps ? (A. Richier, information inédite).

    4 Voir le rapport préliminaire au texte de loi du 19 décembre 2008 rédigé par J.-P. Sueur et J.-R. Lecerf., chapitre 1B2, Les évolutions sociologiques : http://www.senat.fr/rap/r05-372/r05-3727.html#toc63.

    5 Il existe de nombreux manuels de médecine légale. En la matière les observations faites des processus de cadavérisation sont connues depuis plusieurs décennies. Voir Ceccaldi, Durigon 1979 ; Durigon 1997 ; Beauthier 2011.

    6 Au Moyen Âge par exemple, on lançait par-delà les murailles de la ville assiégée des cadavres d’animaux en cours de décomposition. En 1346, les Mongols assiégeant la colonie génoise de Caffa en Crimée catapultèrent par-dessus les fortifications de la ville, leurs propres cadavres porteurs du bacille de la peste. La guerre bactériologique n’est pas une invention du xxe siècle, et en l’espèce, un cadavre constitue une arme terriblement efficiente.

    7 Voir Dutour 2002 sur la découverte du charnier de Vilnius, correspondant à la retraite de Russie de 1812 : « … les squelettes sont enchevêtrés et superposés tels un mikado macabre… C’est donc plusieurs milliers de corps qui sont là, entassés le long des quelque quarante mètres d’un fossé ré-ouvert par les engins de terrassement… ».

    8 Louis-Vincent Thomas donne quantité d’exemples de comportements à risque : les Olo Maagan d’Indonésie qui inspectent les produits de la décomposition (Thomas 1980 : 85), les Pygmés qui au cours d’un rite de passage doivent vivre attachés face à face et bouche contre bouche avec un cadavre pendant 6 jours (Thomas 1980 : 87), les Dayak de Bornéo (Malaisie), les prêtres tibétains (rite bön-po) ou les Betsileo de Madagascar qui ingèrent les jus de décomposition, (Thomas 1980 : 88).

    9 Pour ces notions nous renvoyons aux œuvres de Claude Lévi-Strauss (Lévi-Strauss 1973) et Philippe Descola (Descola 2001). Claude Lévi-Strauss distingue :
    a. les sociétés froides, de la tradition, qui recherchent un équilibre qui les préserve de changements intervenants de manière inévitables mais dans une histoire lente ;
    b. les sociétés chaudes, modernes, qui recherchent les changements, au point d’en faire le moteur de leur développement.
    Descola, quant à lui, dispose que « l’analyse des interactions entre les habitants du monde ne peut plus se cantonner aux seules institutions régissant la société des hommes, ce club de producteurs de normes, de signes et de richesses où les non-humains ne sont admis qu’à titre d’accessoires pittoresques pour décorer le grand théâtre dont les détenteurs du langage monopolisent la scène. Bien des sociétés dites « primitives » nous invitent à un tel dépassement, elles qui n’ont jamais songé que les frontières de l’humanité s’arrêtaient aux portes de l’espèce humaine, elles qui n’hésitent pas à inviter dans le concert de leur vie sociale les plus modestes plantes, les plus insignifiants des animaux. »

    10 Pour visionner le film : Primate Research Institue Kyoto University : http://www.pri.kyoto-u.ac.jp/press/20100427/index-e.html - voir également Biro et al.2010).

    11 « La conjecture à laquelle nous sommes irrésistiblement conduits ne critique nullement la conviction freudienne d’une sorte de cadavre dans le placard de la culture. Elle conteste le choix du placard et s’énonce ainsi : si l’école freudienne a raison de prétendre que l’avènement de la culture humaine exige la honte parmi ses ingrédients déterminants, alors comment cette honte ne se serait-elle pas constamment recréée sous l’effet de la frustration ressentie face au devenir du cadavre, comment ne se serait-elle pas nourrie de sa répétition, et comment la culture n’en viendrait-elle pas à s’élaborer, pour une part au moins, autour de la nature prévisible de ce déchirement implacable ? Car cette frustration-là véhicule, bien entendu, toute l’ambivalence décantée par Freud des sentiments éprouvés par les fils à l’égard du père (pour ne parler que de cette relation). Ceci, en une ère ancienne, face à l’être que l’on quitte parce qu’il est mort ou, quand la pression du milieu s’accentue, parce qu’il ne peut plus suivre les déplacements dont dépend la survie du groupe. Puis, aux temps ultérieurs de la culture triomphante, face à un traitement technique qui ne réussit jamais à protéger l’intégrité du corps sans vie » (Guille-Escuret 2012).

    Les restes humains

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    Format

    Guy, H., & Richier, A. (2022). 7. Avant les os, la chair. In Y. Ardagna & A. Chaillou (éds.), Les restes humains (1‑). Presses universitaires de Provence. https://doi.org/10.4000/books.pup.67331
    Guy, Hervé, et Anne Richier. « 7. Avant les os, la chair ». In Les restes humains, édité par Yann Ardagna et Anne Chaillou. Aix-en-Provence: Presses universitaires de Provence, 2022. https://doi.org/10.4000/books.pup.67331.
    Guy, Hervé, et Anne Richier. « 7. Avant les os, la chair ». Les restes humains, édité par Yann Ardagna et Anne Chaillou, Presses universitaires de Provence, 2022, https://doi.org/10.4000/books.pup.67331.

    Référence numérique du livre

    Format

    Ardagna, Y., & Chaillou, A. (éds.). (2022). Les restes humains (1‑). Presses universitaires de Provence. https://doi.org/10.4000/books.pup.67196
    Ardagna, Yann, et Anne Chaillou, éd. Les restes humains. Aix-en-Provence: Presses universitaires de Provence, 2022. https://doi.org/10.4000/books.pup.67196.
    Ardagna, Yann, et Anne Chaillou, éditeurs. Les restes humains. Presses universitaires de Provence, 2022, https://doi.org/10.4000/books.pup.67196.
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