Dans ses ateliers de rénovation, la Nature est pour nous d’une superbe indifférence ; au fond de ses creusets, bêtes et gens, gueux et monarques sont absolument même chose. Voilà vraiment l’égalité, la seule de ce monde, l’égalité devant l’asticot (Fabre 1907 : chapitre XVII).

1Longtemps envisagés de la même manière que n’importe quel objet ou œuvre d’art, les restes humains apparaissent de plus en plus comme un domaine « à part » dans les collections patrimoniales. L’évolution de la considération contemporaine à l’endroit du corps mort mais aussi la mise en œuvre d’une démarche critique envers des pratiques de collecte mises en place au nom de la science et aujourd’hui décriées, tendent à restituer une dimension sensible et une individualité, à défaut d’une identité, à ces dépouilles patrimonialisées. Ce pouvoir d’évocation varie néanmoins considérablement d’un reste à l’autre : la perception de la dimension individuelle et humaine de chaque reste est en effet plus ou moins évidente selon que l’on a affaire au corps de Ramsès II, accueilli en chef d’État à son arrivée en France pour restauration en 1976, ou à la phalange d’un anonyme. Il n’en demeure pas moins que malgré ces différences de perception pour ne pas dire de reconnaissance, les restes humains constituent désormais un domaine à part au sein des collections en vertu de cette singularité mémorielle portée par leur nature de « restes » et pose de fait, de nouvelles questions quant à leur usage et leur gestion au sein des institutions muséales1.

Quels textes réglementaires à la disposition des musées ?

2La nature juridique du corps humain change avec la mort de l’individu : il n’est plus une personne juridique, un sujet apte à exercer des droits, il devient une « chose » au sens du droit, et relève donc théoriquement du droit des biens et non plus de celui des personnes. Mais son statut demeure à part, du fait du principe de dignité et de respect dû aux morts et à l’humain en général, mais aussi de celui du principe d’indisponibilité du corps humain. Cette notion signifie que la Loi ne permet pas de disposer du corps humain dans le cadre de contrats commerciaux ni de conventions lucratives, qu’il soit mort ou vif. C’est-à-dire qu’il ne peut être fait commerce de tout ou partie du corps humain, qui entre dès lors dans le cadre de la non-patrimonialité (cf. supra II chap. 2). Pour les vivants et les morts récents, cet état de fait limite le sacro-saint principe de la « libre disposition de soi » pour les vivants comme pour les morts récents ; mais l’absence de limite de validité de ce principe dans le temps introduit une ambiguïté juridique quant au statut des restes humains anciens, conservés dans nos musées ou dépôts archéologiques, et peut mettre en porte-à-faux patrimonialisation à but culturel et scientifique et non-patrimonialité juridique.

3Les conservateurs et personnels scientifiques des musées, dont le souci est de se mettre en conformité avec les prescriptions légales concernant les restes humains patrimonialisés qui figurent parfois dans leurs collections, se heurtent donc à la complexité et aux apparentes contradictions de l’appareil réglementaire avec la réalité des pratiques institutionnelles. Dans leurs missions quotidiennes et statutaires de conservation, d’inventaire, d’enrichissement, d’étude, d’exposition et de diffusion des collections dont ils ont la garde, ils sont souvent confrontés à la nécessité de se pencher sur les textes légaux et juridiques à leur disposition. Mais quels sont-ils ?

4Le Code Civil, promulgué en 1804, constitue toujours le fondement du droit civil français. Le Titre 1er (Des droits civils) du Livre 1^er (Des personnes) y traite, dans son chapitre II « Du respect du corps humain ». Il y est stipulé, à l’article 16-1, que « chacun a droit au respect de son corps. Le corps humain est inviolable. Le corps humain, ses éléments et ses produits ne peuvent faire l'objet d'un droit patrimonial ». L’article 16-5 précise en outre que « les conventions ayant pour effet de conférer une valeur patrimoniale au corps humain, à ses éléments ou à ses produits sont nulles ».

5Si les lois de Bioéthique de 1994 examinent les questions éthiques et sociétales posées par les innovations médicales et l’usage du corps à des fins scientifiques et médicales, elles ne concernent que les corps vivants et complètent d’ailleurs, pour certaines, le Code de la Santé publique. La troisième loi de Bioéthique, (n^o 94-653) est cependant relative au « respect du corps humain » et son article 2 prévoit que, « la loi assure la primauté de la personne, interdit toute atteinte à la dignité de celle-ci et garantit le respect de l’être humain dès le commencement de sa vie. »

6Code civil et lois de Bioéthique énoncent donc clairement que le corps humain ne peut faire l’objet d’un droit patrimonial, dans le sens où il est juridiquement « indisponible », et que la dignité et le respect du corps humain sont garantis par la Loi. Mais ces textes fondateurs ne fournissent cependant aucune précision sur les éléments et produits de corps humains anciens, ni sur la patrimonialisation de ces restes, c’est-à-dire de leur acquisition (à titre onéreux ou gratuit) et de leur entrée dans les collections publiques françaises, via leur inscription à l’inventaire d’un musée.

7Dans ce contexte, le conservateur se tourne tout naturellement vers la loi du 4 janvier 2002 relative aux musées de France, codifiée en 2004 par le Code du patrimoine. Elle affirme l’imprescriptibilité et l’inaliénabilité des collections des Musées de France, précisant dans l’alinéa II de son article 11 que « les biens constituant les collections des musées de France appartenant à une personne publique font partie de leur domaine public et sont, à ce titre, inaliénables »2. Ce qui ressemble donc fort à un antagonisme entre, d’un côté, l’indisponibilité et l’absence de droit patrimonial appliqués au corps humain et, de l’autre, l’affirmation de la patrimonialité absolue des collections – dont les restes humains font partie – plonge généralement le conservateur dans la perplexité et l’indécision… Il ne semble heureusement pas être le seul puisqu’en 2008 (dans le cadre de l’instruction de l’affaire des têtes maories3), la Cour administrative d’Appel de Douai a éprouvé le besoin de rendre un arrêt clarifiant la situation et réglant la question de la légalité de l’appartenance de restes humains aux collections publiques. Cet arrêt fait aujourd’hui jurisprudence, affirmant que les dispositions de l’article 16-1 du Code civil n’ont « ni pour objet, ni pour effet de faire obstacle à l’exercice d’un régime de domanialité publique sur un reste humain en application des dispositions du Code du patrimoine ». Ce qui revient à affirmer que l’impossibilité d’appropriation des restes humains n’exclut pas leur intégration au domaine public et leur protection à ce titre.

8Soulagé, le conservateur, aussi soucieux de déontologie que de légalité, cherche dès lors à guider sa démarche par l’examen des recommandations professionnelles émises par les différentes instances orientant les pratiques de la conservation et de la restauration du patrimoine. À ce titre, même s’il reste très généraliste dans ses formulations, le Code de déontologie pour les musées de l’ICOM, révisé en 2006, formalise la prise de conscience de la spécificité des restes humains patrimonialisés et – ratifié par quelques cent cinquante pays de cultures et de sensibilités différentes – peut se réclamer d’un indéniable consensus autour de valeurs communes. Il regroupe sous le terme générique de « Matériel culturel sensible » restes humains et objets sacrés, insistant sur la nécessité de les traiter, aussi bien en matière d’acquisition, que de recherche et d’exposition4, avec dignité et dans « le respect des intérêts et des croyances de la communauté, du groupe ethnique ou religieux d’origine ». Ce Code, n’ayant d’ailleurs pas vocation à se substituer aux politiques patrimoniales des États ni des institutions, ne propose guère de pistes pour aborder concrètement ces problématiques au quotidien.

9En revanche, le code publié en 2012 sous l’égide du comité international HISTNAT (ICOM Code of Ethics for Natural History Museums) se révèle plus précis. Sa première section est intégralement consacrée aux restes humains et retrace en sept points successifs les principes à respecter quand il s’agit de les conserver ou de les exposer, en posant comme condition que les normes professionnelles les plus élevées doivent y présider. À l’échelle française, le Comité Consultatif National d’Éthique pour les Sciences de la Vie et de la Santé a publié en janvier 2010 un « Avis sur les problèmes éthiques posés par l’utilisation des cadavres à des fins de conservation ou d’exposition muséale »5. Spécifiquement suscité par la polémique et les débats juridiques autour de l’exposition de cadavres plastinés « Our Body : à corps ouvert », il concerne davantage les morts récents que les restes humains anciens patrimonialisés, mais il met cependant l’accent sur la tendance actuelle à la déshumanisation du cadavre et sur le devoir des peuples envers leurs morts (cf. supra II chap. 5).

10Malgré la subjectivité des notions de respect et de dignité, les récentes publications des instances prescriptrices mettent en lumière la prise de conscience de ces dernières décennies en ce qui concerne le caractère sensible des restes humains patrimonialisés – désormais unanimement reconnu – et identifient clairement les problématiques muséales. Mais il n’en demeure pas moins que les réponses pratiques et techniques sont encore trop allusives et produisent, selon les musées, des prises en charge exemplaires ce qui n’empêche pas des situations de déshérence ponctuelles. Défauts d’inventaire, conservation inadaptée, exposition et discours de médiation discutables, études, diagnostics et restauration mal encadrés se rencontrent encore à intervalle régulier dans les musées de France autour de ces collections « à la marge ». Il faut vraisemblablement y voir, ajoutée à d’autres paramètres, la conséquence de la faiblesse relative de l’arsenal réglementaire et normatif.

Histoire des collections, diversité des musées

11Historiquement, l’entrée des restes humains au musée est un phénomène d’origine occidentale et même européenne, via le cabinet de curiosité et l’intérêt pour l’anatomie6. Les grands cabinets, entre la Renaissance et le xviii^e siècle, recèlent fréquemment des restes humains – restes ostéologiques, spécimens en fluide, momies, etc. – et disposent parfois même d’inventaires publiés, comme celui du Danois Ole Worm, dont le Museum Wormianum illustré paraît en 1655. On notera d’ailleurs que les momies et autres dépouilles humaines partielles y sont décrites dans le livre III, consacré aux animaux, c’est-à-dire au règne animal dont l’Homme fait partie, mais aussi que le catalogue décrit par le menu les vertus et propriétés médicinales de la pharmacopée à base de momie...

12La classification en usage dans la plupart des cabinets de curiosités distinguait les Naturalia, merveilles et monstres de la nature, les Exotica, plantes, animaux et objets exotiques, et enfin les Artificialia, œuvres d’art et objets techniques. Les restes humains y figuraient généralement en bonne place dans les première et deuxième catégories. Ce goût pour l’insolite mais aussi pour la classification de la nature et des productions humaines a donc présidé à la collecte, à la conservation et à l’étude de restes humains de toutes sortes et mèneront ceux-ci directement au musée dès la fin du xviii^e siècle. Le xix^e siècle en verra même la patrimonialisation massive, suivant l’évolution progressive de la curiosité vers l’intérêt scientifique et l’ambition universaliste d’une approche de l’Homme dans tous ses aspects anthropoculturels, dans le temps et dans l’espace. De ce fait, la variété de nature, d’époque, de provenance, de contexte et d’intention de préservation conduira les dépouilles humaines dans différentes catégories de musées, du musée archéologique au musée de sciences, dont les collections se constitueront sur la base de collectes de nature également différente. Fouilles archéologiques, locales ou extra-européennes, collectes ethnographiques, préparations anatomiques et corpus pédagogiques et universitaires sont les modes d’enrichissement les plus fréquents des musées en France à partir du xix^e siècle (même si certains ensembles, liés à l’étude ou à l’enseignement, n’avaient à l’origine pas nécessairement vocation à être conservés de façon pérenne, tout particulièrement les collections des facultés de médecine).

13Cependant, si les acquisitions à titre onéreux sont devenues impensables dans les institutions publiques7, les dons et legs d’anciennes collections privées, sujets isolés ou véritables séries, ont fait ou font inscrire aux inventaires des pièces inattendues et parfois source de polémiques ou de situations conflictuelles. Les « souvenirs » rapportés des champs de bataille, subtilisés sur les échafauds, issus d’expérimentations, de fouilles sauvages, voire de profanations, existent bel et bien dans les collections françaises où se côtoient – le plus souvent sous forme fragmentaire – condamnés à morts, rois de France, braves morts au combat et reliques de gloires anciennes ou de pratiques douteuses. Si bien que l’approche scientifique et systématique (archéologique, anthropologique, ethnographique, épistémologique) qui légitime la présence de restes humains dans les musées, se heurte parfois à la conservation de sujets isolés ou de collections spécifiques dont il est malaisé de justifier, rétrospectivement, la patrimonialisation, ou d’habiller, aujourd’hui, d’une quelconque caution historique ou mémorielle8.

14Les collections actuelles nous donnent à voir l’aboutissement de ce passé de collecte mais aussi de destruction et de « tri » survenu au gré des courants d’idée et des préoccupations hygiénistes. La patrimonialisation, dans son sens le plus large, peut ainsi être considérée comme le résultat d’une sélection qui s’opère à la sortie de la fouille ou à l’entrée dans la collection et qui marque l’attachement d’un intérêt particulier à l’endroit des restes concernés évoluant au fil du temps. À ce titre, tout reste humain n’est pas « patrimonialisable » et cette considération dépend de critères définis par le contexte politico-culturel de l’époque de collecte autant que par la nécessité d’une désactivation de la mémoire individuelle, plus ou moins dépendante d’un éloignement dans le temps et dans l’espace : il semble évident que les corps trop récents ou trop proches de nous sur le plan affectif et/ou culturel ne pourront être l’objet d’une telle considération. Ils seront de fait « hors patrimoine » par manque de distanciation. Cette considération évolue également avec les mentalités et certaines collections anthropologiques amassées pendant la période coloniale par exemple, sont aujourd’hui la cause d’un embarras assez évident voire d’antagonismes profonds avec les populations précédemment colonisées sur lequel nous reviendrons.

15De nos jours, l’enrichissement des collections de restes humains par la collecte, qui engendre inévitablement un changement de valeurs, n’est plus vraiment d’actualité. Quant aux fouilles archéologiques, celles qui sont pratiquées en dehors du territoire national, notamment au Proche et au Moyen-Orient, ne donnent plus guère lieu aux partages de fouilles, tandis que le produit des fouilles nationales est conservé dans des dépôts archéologiques, voire des ostéothèques spécialisées, essentiellement sous tutelle des Services Régionaux de l’Archéologie. Par ailleurs, la multiplication récente des musées de sites représente une nouvelle issue pour les restes humains archéologiques. En effet, le domaine d’application de ce type de musées particuliers, souvent doublés d’un centre d’étude et de recherche, regroupe à la fois le site lui-même, les corpus documentaires et les collections qui en proviennent. À ce titre, les restes humains exhumés, sont conservés, étudiés et, le cas échéant, exposés, dans l’esprit de systématique qui ne prévaut pas forcément dans les autres types de musées. Dans ce cadre muséal propre, ils redeviennent des objets d’étude, en connexion directe avec le site et le contexte dont ils sont issus. Et ce champ s’élargit encore aujourd’hui si l’on prend en considération, à la marge des institutions patrimoniales, les banques de prélèvement ADN, les coupes histologiques, les objets ou œuvres d’art constitués de restes humains, de fluides corporels (sang, excréments principalement).

Diversité des collections : essai de typologie pour l’approche conservatoire

16La constitution des collections a ainsi conduit à la patrimonialisation d’ensembles variables par leur ampleur (d’un individu à plusieurs centaines comme au musée de l’Homme, première collection « Musée de France » en nombre) et plus ou moins hétérogènes quant à leur nature9. Si l’ensemble des restes humains peut se définir de manière très générale comme la portion matérielle résiduelle des individus après leur mort, la diversité des individus eux-mêmes, des provenances, des datations, des contextes d’origine ou du degré de préservation des restes considérés, introduit une variabilité qui, du point de vue conservatoire, se traduit le plus souvent par des problématiques au cas par cas. Chaque sujet sera ainsi caractérisé par des aspects spécifiques qui le distingueront au sein des collections. Des fossiles de Cro-Magnon, aux œuvres contemporaines mettant en scènes crânes et matériaux divers en passant par les momies et corps desséchés, préparations anatomiques, squelettes issus de fouilles, têtes trophées ou crânes surmodelés, la mise en place d’une grille d’identification adaptée se révèle bien utile pour faciliter leur appréhension et permettre une prise de décision conservatoire raisonnée.

17Partant du principe que l’on ne peut conserver de manière appropriée que ce que l’on connaît, l’approche typologique présentée ici (tab. I) ne vise pas tant à classifier les restes humains considérés qu’à mettre en place une démarche d’observation propre à faire ressortir les informations liées aux aspects matériels et immatériels des dépouilles patrimonialisées. Cet outil typologique constitue en outre un cheminement de caractérisation permettant d’aboutir à un niveau d’identification le plus précis possible en l’absence de contexte établi ou de documentation relative au sujet (pour une autre approche, cf. supra I chap. 2).

18Le premier volet de cette typologie s’attache à la matérialité du corps et plus précisément à la nature de ce qu’il reste de l’individu. Os, dents, tissus mous, peau, cheveux, ongles, fluides corporels, constituent autant de matières intimement liées les unes aux autres du vivant de l’individu mais qui connaissent des mécanismes de dégradation différenciés à la mort de ce dernier. Les différentes pratiques autour du cadavre – abandon, inhumation, crémation, soins ou transformations divers – conjuguées aux phénomènes taphonomiques propres aux différents milieux d’enfouissement ou de dépôt des corps, aboutissent ainsi à un état résiduel hétérogène dont la portion organique peut varier de façon très importante. Quasi absente dans le cas des cendres, ou relativement réduite pour les squelettes, elle peut également être encore très bien préservée dès lors que l’on aura affaire à des transformations physico-chimiques naturelles ou artificielles conduisant à la préservation des tissus mous, pour certains dans leur intégrité presque totale. La prise en considération du degré de fragmentation entre aussi pour beaucoup dans la compréhension des interactions avec l’environnement. À titre d’exemple, un fragment de peau pris isolément et la peau encore préservée sur un corps ne réagiront pas de la même manière dans des conditions pourtant identiques. À ceci s’ajoute l’ensemble des matériaux annexes (parures, vêtements, dépôts funéraires) ou substances exogènes mises en œuvre dans les pratiques d’embaumement et bien souvent indissociables du corps.

19Cet état résiduel, identifiable sur la base d’observations directes ou bien à l’aide de techniques d’imagerie, se caractérise par un degré de sensibilité aux facteurs environnementaux tels que l’hygrométrie, la température, les rayonnements lumineux ou encore la pollution (particulaire et gazeuse) parfois inattendu par rapport aux schémas classiques de dégradation des matériaux organiques en milieu muséal. On perçoit ainsi de manière assez évidente la difficulté à prévoir et anticiper les dégradations potentielles au sein des collections et la nécessité d’avoir une connaissance précise de la nature et de l’état de conservation des restes afin de leur offrir les conditions de préservation les plus adaptées à leur fragilité intrinsèque.

Tableau I. Synthèse des caractères typologiques

20L’approche conservatoire ne peut toutefois se résumer à une appréhension strictement matérielle et nécessite de prendre en considération le contexte au sens large, quand celui-ci est connu, ou en tout cas d’amorcer un questionnement propre à la compréhension de la dimension anthropologique de la dépouille. Hors situation accidentelle (typiquement le cas d’Ötzi, « l’homme des glaces » retrouvé à l’endroit même de son décès dans le massif de l’Ötzal), le caractère anthropique de la prise en charge du corps mort se manifeste à plusieurs niveaux en partie décelables sur les restes eux-mêmes. Que ce soit dans un cadre funéraire, cultuel, scientifique, guerrier, apotropaïque, mémoriel ou autre, le cadavre est nécessairement mis en contexte de manière physique. Ce contexte de découverte ou d’usage – on pense notamment aux collections médicales à vocation pédagogique originelle – ultime lieu de dépôt des restes de l’individu, traduit en partie les valeurs qui leurs ont été associées à ce moment précis. Ce choix peut également révéler une intention de préservation physique dans le cas par exemple d’un dépôt dans un lieu propice à la préservation des tissus organiques (certaines grottes ou mines de sel, cryptes aménagées à cet effet…). Ce caractère intentionnel sera plus ou moins évident à discerner selon que l’on aura affaire à des restes squelettisés ou résultant de processus naturels de préservation ou bien à des corps ou fragments préparés selon des techniques variées. La compréhension de l’aboutissement à cet état matériel constituera un premier degré dans l’approche du contexte culturel propre à la dépouille qui pourra être recoupé avec les données historiques disponibles.

21Cette démarche, moins évidente dans les faits que sur le papier, se heurte en partie au manque fréquent de documentation sur ces collections. Conditions d’acquisition souvent floues pour les périodes anciennes, perte ou absence de documents de fouille, imprécisions ou interprétations erronées entraînent la nécessité d’un travail de recherche et d’étude préalable afin de cerner au mieux les différents aspects et spécificités des sujets conservés.

Problématiques de la gestion physique des collections

22En termes de gestion physique des collections de restes humains dans les musées, les écueils se présentent à différents stades, depuis les difficultés d’inventaire et d’identification jusqu’aux spécificités de régie et de manipulation, en passant par la conservation – notamment préventive – et la délicate question des assurances. Ces problématiques, variables selon l’ampleur et la nature de la collection, le personnel scientifique et technique des musées doit les affronter, armé de son bon sens et des quelques recommandations pratiques et déontologiques définies par les codes professionnels spécialisés.

23Les collections de restes humains stockées en réserve doivent idéalement bénéficier des conditions idoines à tout corpus patrimonialisé, mais plus encore que pour tout autre, nature, quantité et usage fonderont les grandes lignes de la politique de conservation mise en place à leur endroit10. L’approche typologique semble devoir constituer la base de la prise en charge, de même que l’enregistrement documentaire, lequel se heurte cependant à des difficultés bien spécifiques : dans de nombreuses collections anciennes, l’identification et la contextualisation des restes humains demeure délicate, voire impossible. De surcroît, les bases de données documentaires communément utilisées par les musées sont souvent inadaptées aux dépouilles humaines, entières ou morcelées, rubriques et thésaurus étant pour la plupart conçus par défaut pour les œuvres d’arts ou, au mieux, pour les objets archéologiques ou ethnographiques parmi lesquels le documentaliste ou le conservateur devront bien se résoudre, la plupart du temps, à classer les restes humains en les faisant entrer tant bien que mal dans des champs inadaptés. Dans de telles circonstances, suivi des localisations, récolement, régie administrative, déplacements et consultations se révèlent malaisés et une gestion physique adéquate et facilitée devra assurément se fonder sur une réflexion typologique et documentaire dont l’indispensable aboutissement devrait être l’adaptation aux restes humains des outils d’informatique documentaire à la disposition du musée, en interne ou dans le cadre d’une concertation plus large.

24Parallèlement à cette rationalisation de l’enregistrement et des opérations afférentes, une gestion physique adéquate des collections de restes humains prendra bien entendu en compte les caractéristiques matérielles des sujets (fragilité structurelle, risques liés à l’ancienneté des spécimens, à leur taille, mais aussi à la complexité des formes et des volumes, nature essentiellement organique et, à ce titre, sensibilité aux facteurs d’altération climatiques, chimiques et biologiques). Mais dans la manière de les conditionner et de les stocker, l’on se gardera d’oublier, pour les vestiges de ce qui fut vivant, les critères immatériels que sont l’approche philosophique et les principes déontologiques de base qui contribueront à éviter de choquer les usagers d’une réserve de musée, dont les croyances, la spiritualité et les principes personnels sont aussi variés et subjectifs que dans toute société humaine. Le respect dû aux morts, indissociable de celui dû aux vivants, présidera au soin tout particulier que régisseurs et personnels de conservation apporteront aux modes de préservation, de conditionnement rapproché, de stockage et de manipulation des momies, squelettes, préparations anatomiques et autres fragments démembrés ou téguments isolés, leur épargnant de la sorte une réification redoublée. Hélas, force est de constater que – certes faute de moyens, mais aussi d’intérêt – emballages rudimentaires, emplacements absurdes, exhibition théâtrale et morbide, état de délabrement avilissant, se rencontrent encore parfois dans nos réserves, suscitant malaise et dégoût. Loin de ces regrettables cas extrêmes, la plupart des musées de France concernés s’accommodent de moyens matériels souvent insuffisants, tant en termes de budget que d’équipements et de personnel, trouvant des solutions pour procurer à leurs collections de restes humains un conditionnement, digne et adapté, qui réponde aux besoins de protection vis-à-vis de l’environnement sans entraver leur nécessaire accessibilité. Une conservation préventive vigilante, le contrôle environnemental et climatique (humidité relative n’excédant pas 50 à 60 %, température stable autour de 20 °C, mise à l’abri de la lumière et des agents polluants…), l’emploi de matériaux neutres et stables, des dispositifs de rangement et de manipulation autorisant manipulation et consultation sans risque, l’élimination de systèmes de montage invasifs et inappropriés, sans oublier le respect des obligations sanitaires légales stipulées par le Code du Travail à propos de produits nocifs comme, par exemple, le formol de certaines collections en fluide, suffisent généralement à assurer un niveau élémentaire de conservation11.

25Mais les difficultés potentielles se renforcent dès lors qu’il s’agit de « sortir les morts » du musée. Que ce soit pour réaliser un scanner à l’hôpital dans le cadre d’une étude ou à l’occasion d’un prêt interinstitutionnel pour exposition, la question du transport et des assurances se heurte possiblement à la législation. Doit-on ainsi se soumettre à la réglementation inhérente au transport des cadavres et théoriquement réservé aux ambulanciers et aux pompes funèbres12 ? Dans les faits, ce sont en général les services du musée ou de la municipalité ou bien un transporteur d’œuvres d’art qui s’occupent de ce genre de trajet mais rien n’indique qu’en cas de contrôle de police les responsables de ces opérations ne puissent être mis en cause pour non-respect de la législation en vigueur. Quand on sait que ce type de transport est soumis à une déclaration préalable en mairie, elle-même soumise à la détention d’un certificat de décès, on mesure le caractère surréaliste de ce genre de situation, et pourtant des précédents, certes isolés, tendent à prouver qu’il n’est pas complètement superflu de s’interroger sur la bonne démarche à mettre en place… Du côté des assurances, il est souvent malaisé de déclarer un montant de police lors de ces mêmes situations de transport ou de prêt. Calquée sur les cotations du marché de l’art, il est en effet bien difficile d’attribuer une valeur marchande à ce qui, comme nous l’avons vu précédemment, doit en toute théorie être considéré comme « hors marché ».

26Enfin, destinées à en prolonger la préservation, les interventions de restauration sont quant à elles encore moins anodines que pour d’autres types d’objets et constituent une étape non dépourvue de risques dans l’existence muséale d’une dépouille patrimonialisée.

Conservation-restauration

27La considération des restes humains du point de vue de leur conservation – restauration s’inscrit dans la mouvance générale de l’élargissement des champs de la discipline au patrimoine scientifique, technique et naturel depuis les années 1970. Ces collections parfois autant affectées par la volonté de les préserver que par la négligence à leur égard bénéficient aujourd’hui d’une approche éthique et déontologique autant que technique renouvelée, s’appuyant sur les principes de la discipline fixés dans les différents codes professionnels13. L’intérêt encore récent pour ce qui tend à devenir un champ d’expertise à part entière pourtant à la croisée de tant d’autres, permet aujourd’hui d’introduire de nouvelles compétences et expériences dans un domaine jusqu’alors pris en charge par les préparateurs, archéologues, anthropologues, conservateurs ou gestionnaires de collection (Voir par exemple Cadot 2012). Le maintien de l’intégrité de ces collections d’un genre particulier au travers de leur conservation est maintenant acquis par les chercheurs et personnels institutionnels. Cette reconnaissance participe ainsi à la redécouverte de leur valeur historique autant que de leur fragilité, dans la perspective non plus de leur seule étude sur le plus ou moins court terme mais de leur transmission et de leur mise en valeur auprès d’un public élargi et demandeur.

28L’approche matérielle des restes humains, sous quelque forme que ce soit, les associe à la grande famille des matériaux organiques composites. Le corps réduit, transformé ou dissocié n’en demeure pas moins constitué de matière organique particulièrement vulnérable à son environnement et place les momies, bocaux, préparations sèches et autres – et, dans une moindre mesure, les ossements secs – parmi les collections particulièrement sensibles du point de vue de leur conservation. Pour autant, leur essence individuelle et la charge religieuse, mémorielle ou tout simplement émotionnelle qu’elle peut véhiculer, pose question quant aux limites de la discipline appliquée à des « sujets ». Que signifie aujourd’hui « restaurer des restes humains » ? Où placer la limite entre matériau d’origine humaine et restes d’un individu ? Leur caractère spécifique au sein des collections, qui les distingue fondamentalement des objets, introduit‑il une différence de traitement notoire ? L’enjeu central qui ressort des débats et discussions internationales des dernières années repose comme on l’a vu précédemment sur la nécessité de respect envers la personne et du maintien de son potentiel d’étude. Dans les faits, les opérations de conservation-restauration fondées sur les principes de respect de l’intégrité et de l’authenticité des biens culturels se placent dans la droite ligne de ces orientations14 ; la nuance par rapport au reste des collections se traduit davantage par un état d’esprit, une prise de conscience de la dimension humaine et pas seulement matérielle du sujet, aboutissant à une démarche la plus minimaliste possible. Aussi étayée déontologiquement soit-elle, la justesse des prises de décisions se heurte néanmoins à la difficulté d’appréhension de la notion d’altération sur des sujets dont la dégradation dans le temps est une partie intégrante quasi ontologique.

29À ce titre, l’observation des différentes solutions mises en œuvre par le passé pour pallier les dégradations inhérentes à ces avatars organiques illustre parfaitement l’évolution des pratiques aussi bien que celle des mentalités. Traitements fongicides et insecticides non identifiés, couches de protection devenues nocives, nettoyages excessifs, collages et comblements hasardeux devenus difficilement réversibles dans le temps, fils de fer ou de nylon, épingles aujourd’hui corrodées… Le restaurateur se retrouve ainsi régulièrement confronté à l’absence de documentation des interventions antérieures et face à des sujets irrémédiablement altérés par des conditions de prélèvements, de transport, d’étude et de conservation inadaptées voire indélicates. Cet état de fait amène à envisager avec la plus grande prudence l’impact des traitements actuels sur la compromission ou la perte d’information qu’ils peuvent occasionner et à cibler au plus juste les besoins en termes de traitement.

30Indépendamment des mesures de conservation préventive au cœur de la gestion conservatoire des restes humains et des collections en général, les interventions s’orientent en pratique selon deux axes : la démarche curative d’une part, qui consiste principalement à stopper ou limiter les risques de dégradation, constitue la majeure partie des traitements pratiqués. Elle inclut les opérations de désinfestation ou de décontamination bien sûr, mais aussi les interventions de stabilisation des dégradations évolutives occasionnant des risques de perte de matière ou de fragments, ainsi que des mesures de maintenance comme le renouvellement des solvants évaporés dans le cas des collections en fluide. Les interventions de restauration, plus rares en termes de fréquence, visent à redonner un aspect esthétique et à faciliter la lisibilité du sujet, tant du point de vue de l’étude que de l’exposition. Opérations souvent délicates en ce qu’elles nécessitent des connaissances anatomiques et biochimiques autant que techniques, ces dernières intègrent, aussi infime soit-elle, une part de subjectivité de la part du restaurateur dans ses choix de traitement. Dans un souci d’optimisation des pratiques, les interventions de nettoyage, de remontage osseux ou de remise en continuité anatomique, ou encore de dérestauration gagneraient à être pratiquées davantage en concertation avec les anthropologues, archéologues, médecins légistes qui travaillent ensuite sur les sujets restaurés, ceci afin de garantir une préservation optimale du potentiel informatif tant du point de vue des choix d’intervention que des techniques et matériaux mis en œuvre dans ce but.

Étude : maintenir un potentiel exploitable pour les générations futures

31Les restes humains sont souvent comparés à un livre ouvert. Le corps enregistre en effet toutes les informations de notre existence dans ses moindres détails : croissance, maladies, alimentation, conditions de travail, pollution apposent leur empreinte physique et chimique qui se maintient au-delà de la mort. Les domaines d’investigation ne manquent pas et intéressent aussi bien les sciences dites humaines, qu’appliquées.

32Anatomie comparée, évolution morphologique et physiologique, reconstitution des modes de vie passés (pathologies anciennes, causes de décès, régimes alimentaires, conditions environnementales, habillement et parures…), étude des peuplements et des migrations, des parentés, histoire des techniques de préparation et d’embaumement, des pratiques funéraires, histoire des sciences et des collections… Les limites de ces études et du champ des possibles sont repoussées à intervalles de plus en plus rapprochés en fonction du développement des connaissances, du matériel d’analyse et de l’affinement des protocoles. Les recherches sur l’ADN aujourd’hui au cœur des investigations sur les restes anciens n’étaient ainsi pas imaginables voilà 30 ans (cf. supra I chap. 3).

33À l’exception du cas de plus en plus rare des collections médicales encore conservées dans leurs lieux d’origine (comme par exemple le conservatoire d’anatomie de la faculté de Montpellier), les restes humains présents dans les collections, à la différence des études sur le terrain ou en sortie de fouille, sont par essence coupés de leur contexte d’origine. Selon leur date d’entrée dans les collections, leur mode d’acquisition, ou la qualité apportée à la documentation, les informations de provenance peuvent être partielles voire complètement manquantes selon qu’elles ont disparu ou qu’elles n’ont jamais existé. Pour nombre de disciplines dont l’intérêt repose sur l’ampleur et la cohérence des corpus à des fins comparatives, cet aspect combiné à la faible proportion de grands ensembles dans les musées (muséums exceptés) constitue un point limitatif majeur. Les études plus ponctuelles se révèlent néanmoins fructueuses et contribuent à établir ou confirmer des hypothèses quant à la recontextualisation de certains sujets jusqu’alors muets. Si les collections de musées ne connaissent pas toutes des lacunes documentaires, elles sont en revanche toutes concernées par la « pollution » muséale. Dépôts citadins (fumées, poussières, pollens…), et contaminations diverses viennent en effet brouiller les éventuelles informations de surface. Les pratiques muséales comme le dépoussiérage et le nettoyage, le dégraissage des ossements introduisent aussi la question de la perte d’information pour les chercheurs et nous ramène de nouveau à la nécessité d’une collaboration accrue entre les différents spécialistes.

34Le maintien du potentiel informatif passe également par la mise en place de bonnes pratiques15 dans l’étude et d’une réflexion sur l’innocuité des techniques d’examen et d’analyse. Momies débandelettées, crânes portant les traces de résidus de moulage, de crayon ou du passage d’outils et de brosses abrasives altérant l’état de surface nous rappellent les pratiques passées, peu soucieuses de maintenir l’intégrité physico-chimique de leurs spécimens d’étude. À l’heure du développement des technologies non invasives et non destructives – au premier rang desquelles l’imagerie occupe une place privilégiée – l’impact de la recherche peut désormais être réduit à son minimum. La miniaturisation des échantillons ainsi que la mise en place dans certaines institutions, comme le musée de l’Homme ou le musée national de la Préhistoire aux Eyzies de Taillac, de commissions consultatives discutant et délivrant les autorisations de prélèvement en fonction du type d’analyses, des données déjà existantes, de la rareté du spécimen tend à établir un compromis de plus en plus satisfaisant entre besoins de la recherche et impératifs de conservation.

L’exposition : quand le musée montre des morts aux vivants

35Au-delà des chercheurs, c’est avant tout le public des musées tout entier qui est concerné, via l’exposition permanente ou temporaire, par les collections de restes humains patrimonialisés. Musées archéologiques, musées de beaux-arts, musées ethnographiques et musées d’histoire et de sciences, tous sont susceptibles d’être le théâtre de la mise en présence du visiteur avec des dépouilles humaines, entières ou fragmentaires, exposées à sa vue et à son entendement. Car le musée ne donne pas seulement à voir, il donne surtout à connaître et à comprendre. Et sans doute davantage que pour toute autre collection, les restes humains exigent que les conservateurs fondent sur une solide réflexion leur politique d’exposition : il s’agit en effet de déterminer ce que l’on peut montrer, de quelle manière et dans quel objectif.

36Si la difficulté réside dans le choix muséographique qui permettra d’exposer ces vestiges humains avec le respect qui leur est dû, il conviendra essentiellement de les intégrer dans un discours signifiant – ils peuvent être multiples et variés – et de les considérer comme les témoins irremplaçables de civilisations passées, de groupes humains, de faits historiques, de systèmes de pensée philosophiques ou religieux. Les valeurs patrimoniales dont ils sont investis justifient à coup sûr qu’on les conserve et qu’on les expose, mais la manière de le faire peut être source de polémique. Au cours de ces dernières années, certaines expositions temporaires (dont l’origine était cependant privée et non point institutionnelle) ont divisé l’opinion et mis en marche la lourde machine juridique. En 2009, la mise en scène spectaculaire de cadavres plastinés de « Our Body : à corps ouvert », autant que l’origine litigieuse des corps et l’intention clairement lucrative de l’opération, a choqué une bonne part du public et donné lieu, quelques semaines à peine après son ouverture, à une décision du Tribunal de grande instance puis de la Cour d’appel, confirmée enfin par la Cour de cassation, d’interdire l’exposition à Paris. Les retentissements médiatiques de l’affaire n’ont pas manqué d’alarmer conservateurs, archéologues, égyptologues et autres historiens de la médecine, inquiets de voir la jurisprudence s’appliquer aux morts anciens de leurs collections et remettre en cause leur présence au sein des musées. Il est vrai que la position du juge des référés du Tribunal de Grande Instance de Paris pouvait susciter l’inquiétude : « L’espace assigné par la loi au cadavre est celui du cimetière16 »… Mais l’arrêt de la Cour de cassation17 prendra par la suite le soin de stipuler avec la plus grande clarté que le législateur a « entendu réserver [aux dépouilles humaines] un caractère inviolable et digne d’un respect absolu, conformément à un principe fondamental de toute société humaine », mais que « cette protection et ce caractère n’excluent cependant pas l’utilisation des cadavres à des fins scientifiques ou pédagogiques ». Il reprend à ce titre les termes de l’arrêt de la Cour d’appel, établissant que « le respect n’interdit pas le regard de la société sur la mort et sur les rites religieux ou non qui l’entourent dans les différentes cultures, ce qui permet de donner à voir aux visiteurs d’un musée des momies extraites de leur sépulture, voire d’exposer des reliques, sans entraîner d’indignation ni de trouble à l’ordre public ».

37En vérité, la plupart des restes humains exposés en contexte muséal ne suscite ni « indignation, ni trouble à l’ordre public » et les squelettes archéologiques ou les momies, égyptiennes ou sud-américaines, provoquent auprès du public un intérêt et une curiosité que rien ne vient démentir. Dans un climat général de bannissement des morts de l’espace social quotidien autant que d’exhibition complaisante dans les médias et dans le domaine de la fiction, l’exposition de défunts au musée se charge d’un sens renouvelé à la lumière de l’enjeu sociétal qu’est celui de notre rapport à la mort. Charge au musée de faire de ces sujets humains l’illustration judicieuse du discours qu’il souhaite tenir à l’intention des publics : les squelettes de la sépulture reconstituée de Téviec, au Muséum de Toulouse, illustrent certaines pratiques funéraires du Mésolithique et rendent compte de la campagne d’analyses et d’études paléoanthropologiques dont ils ont fait l’objet en 2010 ; les peaux humaines de l’exposition « Tatoueurs, tatoués », visible au musée du Quai Branly jusqu’en octobre 2015, proposent un riche éclairage sur les sources de ce phénomène anthropologique, sociologique, mais aussi artistique ; au musée des Confluences de Lyon, la restitution de la sépulture féminine de Koban (Nord-Caucase), avec son habile jeu de miroir, habite le parcours « Éternités, visions de l’au-delà », tandis que les momies égyptiennes retracent l’histoire des techniques de momification sur plus de trois millénaires. Les exemples d’exposition/médiation pertinente et subtile ne manquent heureusement pas.

38Cependant, certaines expositions temporaires exploitent parfois – dans la plus stricte légalité mais sans complexe – les ressources de « spectaculaire macabre » que peuvent receler ces collections. En 2007, le Reiss-Engelhorn-Museen de Mannheim, en Allemagne, proposait un florilège de cadavres en tous genres sous le titre « Mumien. Der Traum vom ewigen Leben » (Wieczorek et al. 2007). Grand succès populaire, l’exposition ne reposait pourtant que sur un maigre propos scientifique et pédagogique (largement étoffé dans le catalogue, il est vrai). À l’heure actuelle, une grande exposition exclusivement consacrée aux momies humaines, très médiatisée et concoctée par la « Mummies Of The World Touring Company » tourne à travers les Etats-Unis et trouve son argument dans les études de pointe et dans cette science récemment consacrée qu’est la « momiologie ». Les organisateurs affichent leurs préoccupations déontologiques en déclarant : “All of the mummies and artifacts presented in the “Mummies of the World” exhibition have been held in established and well-respected European museum and university collections for a century or more and have a traceable provenance. They were acquired at a time when collection of archaeological objects and human specimens were a common practice […]. We present “Mummies of the World” recognizing that ethical guidelines of global museum partnerships demand that human remains are treated with respect and dignity, taking into account the interests and beliefs of the social, ethical and religious groups from which the human remains originate”18. Le principe de précaution – parfois jusqu’à la pruderie – semble aujourd’hui un viatique dont il serait risqué de se priver quand il s’agit d’exposer des restes humains. Pourtant, sur la base d’un discours muséographique solidement fondé, les solutions sont multiples et les musées font désormais souvent preuve d’imagination pour exposer des dépouilles humaines dans des conditions matérielles et intellectuelles irréprochables, propres à ne choquer aucune sensibilité ni croyance. Architectes muséographes et conservateurs mettent de plus en plus fréquemment l’accent sur le principe de la confrontation librement consentie, consistant à laisser le choix au visiteur de voir ou de ne pas voir.

39En ce sens, les espaces, la scénographie muséale, les choix de soclage, de vitrines et de mobilier, les mises à distance, l’éclairage, les matériaux de conditionnement et de présentation, sans oublier l’appareil critique et pédagogique contribuent largement à réinvestir de tout leur sens ces dépouilles humaines, dans la décence et la dignité dont le musée ne saurait les priver. En janvier 2010, l’avis n^o 111 du Comité consultatif national d’éthique, sous la plume de Jean-Claude Ameisen et Pierre Le Coz, indique que « la régulation des pratiques en matière d’exposition du corps des morts doit intervenir autant dans le domaine des expositions publiques que privées » (cf. supra II chap. 5). La réflexion et les applications matérielles devront sans aucun doute être mises en œuvre par l’institution muséale elle-même et c’est à ce prix que sera restituée aux défunts exposés l’humanité dont certaines pratiques peuvent les dépouiller, les ravalant au rang d’objets, voire d’objets de curiosité morbide.

Conclusion

40La reconnaissance d’un statut spécifique pour les restes humains patrimonialisés tend à s’imposer comme une nécessité de plus en plus pressante pour les professionnels en charge de leur gestion et, ce, aussi bien en contexte archéologique que muséal. Les demandes de restitution instruites ces quinze dernières années pour la dépouille de Sartjee Bartmann, la Vénus hottentote, les têtes maories, et tout récemment le crâne d’Ataï ont à chaque fois mis en lumière les contradictions et le caractère inadapté de la législation actuelle en matière de protection des collections aussi bien que de celle du corps humain. Sans doute en partie poussés par des pressions politiques et diplomatiques mais aussi par l’inquiétude de plus en plus forte des acteurs de terrain, le ministère de la Culture et de la Communication et le secrétariat d’État chargé de l’Enseignement supérieur et de la Recherche décident conjointement, en décembre 2014, de la création d’un groupe de travail spécifiquement consacré aux restes humains dans les collections et à leur statut, au sein de la Commission Scientifique Nationale des Collections. La direction en est confiée à Michel Van Praët, professeur émérite au Museum national d’histoire naturelle et membre du Comité consultatif national d’éthique pour les sciences de la vie et de la santé. Les axes de réflexion affichés sont à la fois l’état de la question au plan juridique, la cartographie et la typologie des collections publiques françaises, le statut des restes humains en contexte patrimonial, la question des revendications et des restitutions et enfin les « perspectives en matière de gestion des restes humains et définition des bonnes pratiques »19. Au terme de quatre années d’enquête, les travaux et réflexions de ce groupe pluridisciplinaire ont abouti à la publication d’un vade-mecum « Les restes humains dans les collections publiques » (Van Praët, Chastanier 2019) présentant à la fois le panorama des collections publiques en France jusqu’alors mal connu ainsi que le contexte légal et éthique autour des questions de conservation relatives aux restes humains dans leur plus large diversité. Saluons ici cet outil désormais incontournable pour quiconque se trouve en situation d’appréhender les problématiques liées à ces collections à part.