5. Les vestiges anthropologiques
Une histoire scientifique en mutation
p. 79-89
Texte intégral
1Les vestiges anthropobiologiques, issus d’opérations archéologiques, et ayant été rassemblés sous la forme de collection, constituent une source d’interrogations éthique et scientifique depuis maintenant plusieurs décennies. Le cadre législatif dans lequel se situent les restes humains issus d’opérations archéologiques laisse coexister des comportements parfois très rigides et des pratiques issues du passif de la recherche anthropologique (cf infra II chap. 3 et 2) suscitant de nombreuses interrogations dans la communauté scientifique.
2Parmi les vestiges archéologiques conservés, les restes anthropologiologiques demeurent ainsi un patrimoine difficile à gérer dont le statut suscite encore aujourd’hui un débat complexe. En effet, outre les questionnements éthiques ou juridiques (cf infra II chap. 5, 3 et 1) ce dernier doit également tenir compte des récentes modalités d’analyse. La question des restes humains est donc délicate à traiter et pas uniquement en raison de la nature intrinsèque des vestiges.
3Le volume considérable des collections constituées par les fouilles archéologiques conduites en France au cours des quarante dernières années constitue aussi un paramètre à prendre en compte, tout comme les progrès technologiques à l’origine de nouvelles perspectives de valorisation scientifique. En particulier, les nouveaux modes d’investigations, tels que la paléogénétique renforcent les interrogations autour de la conservation pérenne et du statut des vestiges anthropobiologiques. Ces nouvelles méthodes, recourant la plupart du temps à des prélèvements destructeurs, conduisent à s’interroger sur une déontologie de pratiques. De plus, ces approches désormais davantage interdisciplinaires impliquent de nombreux acteurs peu au fait des questions de conservation du patrimoine.
Une ressource paléobiologique unique
4Aujourd’hui la valeur scientifique et la portée patrimoniale des restes anthropolobiologiques n’ont plus lieu d’être justifiées. L’évolution de la discipline anthropologique n’a cessé de tisser des liens avec la recherche archéologique sur le terrain grâce notamment aux travaux d’Henri Duday (Duday et al. 1990 ; Duday et al. 1996 ; Duday 2005). Mais les progrès considérables accomplis dans l’étude et l’interprétation des gestes funéraires ont progressivement été accompagnés par la mise en place de mesures visant à conserver et valoriser les restes anthropobiologiques dont l’exhumation a mobilisé des moyens non négligeables.
5L’histoire de la valorisation des vestiges anthropologiques a longtemps été confronté au manque de formation des gestionnaires de mobilier, du faible nombre de structures capables de les prendre en charge et de l’évolution même de l’anthropologie biologique. Mais, l’exemple de la série anthropobiologique de Serris1 témoigne aussi que même lorsque les compétences sont réunies, le manque d’anticipation et de moyens de conservation sur le long terme peut conduire à de lourdes pertes ou destructions de vestiges. Tous ces constats constituent un « héritage » scientifique et patrimonial dont il nous faut tenir compte. La gestion de ce passif du patrimoine archéologique mis au jour (et pas seulement anthropologiques) fut au centre des préoccupations de la sous-direction de l’Archéologie, ministère de la Culture au début des années 2010 (cf infra III chap. 2).
Comment « transmettre » cet héritage biologique
6L’histoire scientifique des vestiges anthropobiologiques en France est marqué par la volonté de « transmettre » cet héritage biologique aux autres générations de chercheurs. Cela a pu se formaliser dès le terrain avec les travaux de H. Duday (avec la période charnière de 1990-1996 voir infra III chap. 2). Mais aussi dans les structures de conservation avec la disparition des traitements inadaptés de restauration, d’étude ou d’analyse des ossements que l’on pourrait qualifier de « sacrifiés » pour les besoins d’une recherche jugée fondamentale à un moment et qui exclut toute autre étude ultérieure (Ardagna et al. 2017).
7Quelques réflexions récentes autour de la conservation menée en région PACA peuvent illustrer l’impact de ces anciennes pratiques découlant pour la plupart de l’absence de protocole de gestion. Au début des années 2000, le service régional de l’archéologie a été amené à constater de gros problèmes de conservation des vestiges archéologiques en général, et anthropologiques en particulier. Un état des lieux des collections anthropologiques en région PACA a été mené à bien entre 2003 et 2006 dans le cadre d’une recherche doctorale (Deverly 2005 ; Deverly 2006 ; Deverly 2007). Cette étude montre que, parmi les 577 opérations ayant mis au jour des restes anthropobiologiques entre 1960 et le début des années 2000, moins de 40 % des contenants ont pu être localisées, 70 % des opérations étaient associés à une documentation archéologique (30 % seulement à une documentation anthropologique) et 10 % seulement de ces opérations avaient fait l’objet d’une publication. De plus, près de 48 structures de conservation différents avaient été identifiées à cette occasion. Sans appel, le constat issu de cette enquête faisait donc apparaître une situation désastreuse augurant de réelles pertes pour les futures générations de chercheurs si aucune mesure n’était prise. Parallèlement à cet audit, une table ronde réunissant les acteurs de la recherche a conclu que le meilleur moyen de valoriser tous ces vestiges anthropobiologiques était de les réunir dans un lieu adapté où ils pourraient être conservés et mis à disposition de la communauté scientifique (Ardagna et al. 2006). Cette recommandation a été concrétisée deux années plus tard par la création d’un espace réservé aux vestiges anthropobilogiques : « l’ostéothèque régionale PACA » dédiée à la conservation, la gestion et la valorisation des restes humains2. Cette ostéothèque est répartie sur deux sites : le centre de conservation et d’étude régional de PACA à Aix-les Milles et la Faculté des Sciences Médicales et Paramédicales de Marseille Nord.
8La création de cette ostéothèque a permis très rapidement : d’assurer une conservation et une valorisation scientifique pérenne et réfléchie des collections ostéologiques grâce à un protocole d’intégration des collections en accord avec les prescriptions du service régional de l’Archéologie ; de rassembler les ensembles anciens et nouveaux et la documentation associée dans une même structure en vue de réunir le maximum de conditions et de moyens en termes de conservation et de valorisation.
9À l’échelle nationale, la mise en place des centres de conservation et d'étude, d’une politique stricte de versement des données scientifiques issus d’opérations archéologiques et d’un cadre réglementaire (régulièrement réévalué depuis 2001) ont largement contribué à une meilleure conservation mais aussi à un accès facilité au patrimoine archéologique mis au jour et, par conséquent, à une meilleure valorisation. En effet, l’augmentation constante du nombre d’opérations archéologique puis, après 2001-2003, l’ouverture à la concurrence des opérations d’archéologie préventive, le développement des opérateurs d’archéologie préventive (collectivités, institut national de recherches archéologiques préventives, entreprises privées…) ont permis ces progrès qui sont le fruit de conditions matérielles de réalisation des opérations et d’une plus large professionnalisation de la discipline.
L’étude : première source de dommage
10L’étude des vestiges anthropobiologiques est une source d’altération souvent irrémédiable. L’ostéométrie en est un bon exemple tant elle est susceptible d’engendrer des détériorations sur les vestiges par l’intermédiaire des méthodes d’analyse (et leur répétition). La mesure de l’os est un invariant méthodologique depuis le milieu du xixe siècle et la naissance académique de l’anthropologie en France (Spencer 1997 ; Simon 1994). La caractérisation d’un squelette par la mesure a longtemps été considérée comme étant le seul mode d’étude recevable et pertinent. De ce qui fut longtemps ressenti comme une obligation (Dias 1989) découlent trois formes de dommages principaux : ceux en lien direct avec l’action de mesurer (frottements des outils de mesure qui provoquent entailles et striations toujours aux mêmes endroits), les manipulations répétées des squelettes et des ossements que cela nécessite et les dommages liés aux opérations de restauration (remontage anatomique, reconstitution éventuellement via comblement avec un autre matériau, tentatives de collage non réversible…) dans le but de rétablir la pièce osseuse ad integrum (Ardagna et al. 2017). Dans leurs études ou publications, les anthropologues indiquent rarement que certaines de leurs mesures ont été prises sur des pièces reconstituées. En conséquence de quoi, les résultats de l’étude de telles pièces peuvent apparaître discutables, ce qui oblige les chercheurs à procéder à de nouveaux relevés ostéométriques, parfois même à des « dérestaurations », qui auront immanquablement pour conséquence d’altérer un peu plus les pièces osseuses en question. Qui plus est, la multiplication des mesures faites et refaites par des générations de chercheurs sur des sujets et des vestiges emblématiques (comme les restes fossiles de Cro-Magnon) ont produit de réels dommages (Ardagna et al. 2017).
11Ces derniers sont regrettables et nécessitent une réelle évolution des méthodes, des techniques de manipulation et surtout la mise en œuvre d’un partage des données brutes pour éviter la multiplication des mesures sur une même pièce.
12Cependant il convient de reconnaître que l’ostéométrie per se n’implique pas nécessairement de prélèvements destructeurs. Dans l’approche métrique, il n’y a pas de fragment(s) soustrait(s) à un ossement ou à la dentition. Avec les nouvelles techniques d’étude génétiques, génomiques, histologiques, microbiologiques ou encore isotopiques, en raison des prélèvements destructeurs qu’elles impliquent, les archéologues sont confrontés à la création d’altérations post-mortem d’une autre envergure. Ces dernières surviennent au sein même des structures de conservation et ces prélèvements indiqueraient l’existence d’une « taphonomie méthodologique de laboratoire » ayant un impact irréversible ou sur le long terme sur le matériel ostéologique. C’est le cas par exemple des prélèvements de dents qui potentiellement peuvent altérer l’os alvéolaire et les arcades dentaires. Quand ces prélèvements concernent l’os, par exemple dans l’optique de l’identification d’un pathogène (voir infra), les brèches osseuses qui en découlent peuvent être plus ou moins étendues. De plus, elles provoquent l’exposition de l’os spongieux plus fragiles ouvrant la porte à des dommages plus importants. Et ce, même si les protocoles ont largement évolué et vont dans le sens de moindres destructions que par le passé (fig. 21).
Figure 21. Détail et vue générale d’un ancien protocole de prélèvement d’un échantillon de matière osseuse sur un tibia et la fibula présentant des lésions d’origine infectieuse de type syphilis tertiaire, collection ostéologique conservée à l’Embertani Tanszék - Department of Biological Anthropology, Université de Szeged, Hungary (Photo Yann Ardagna).

L’ADN ancien devient-il le nouveau « céphalomètre » des anthropologues ?
13Le manque de considération pour les vestiges anthropobiologiques (via la gestion et l’étude) pose des problèmes concrets de conservation et de la valorisation qui sont davantage issus d’une absence de réflexion sur le moyen / long terme concernant ces vestiges que d’un véritable dédain pour les ossements. Mais, a-t-on retenu toutes les leçons des errances de gestion du passé ? La discipline anthropologique a évolué, ses liens avec le terrain sont désormais indissociables. Les enjeux et moyens d’une bonne gestion du matériel anthropobiologique sont à présent bien définis, tout autant que certaines dérives passées sont identifiées. Reste que le statut des vestiges est toujours assez complexe, même après les révisions réglementaires de 2016, ce qui peut être source d’inquiétude pour une gestion à long terme (cf. infra II chap. 3). La conservation de cette inestimable ressource scientifique fait encore parfois l’objet d’arbitrages discutables, comme l’illustrent des cas de réinhumation encore peu relayés par la littérature archéologique ou anthropologique (cf. infra III chap. 5). C’est dans ce contexte que les gestionnaires des structures de conservation du patrimoine archéologique, les services régionaux de l’Archéologie, les opérateurs d’archéologie préventive… doivent faire face aujourd’hui à une augmentation très importante des demandes de prélèvements destructeurs. Outre les quelques grammes d’os nécessaires à une datation radiocarbone, une multitude d’autres d’analyses impliquant des échantillons osseux et dentaires irrémédiablement détruits sont apparues depuis une quinzaine d’année. On observe principalement :
les études isotopiques (majoritairement Carbone, Azote, Oxygène, Strontium) sur prélèvements d’os cortical et dentaire qui permettent d’aborder sous un nouvel angle les questions d’alimentation, de migration, d’environnement, de santé…3 ;
les déterminations de l’âge via le cément dentaire, grâce aux prélèvements d’os cortical et dentaire (pour ne citer que quelques exemples récents Lanteri et al.2018 ; Bertrand et al. 2019) ;
ou encore la recherche d’ADN ancien dont les techniques d’extraction, d’amplification, d’identification, de séquençage et d’analyse n’ont cessé de s’améliorer depuis les premières études du début des années 1990 (voir par exemple Hänni et al. 1990 ; Pääbo 1993 ; Handt et al. 1996).
14Toutes les études paléogénétiques ne concernent pas spécifiquement l’ADN humain endogène. En effet, on distingue les études dites paléomicrobiologiques qui vont s’intéresser aux agents pathogènes infectieux (bactériens ou viral, pour plus d’informations voir Drancourt, Raoult 2016) dont il subsiste potentiellement des traces dans l’os et l’étude paléogénétique qui se concentre sur la variabilité via des séquence d’ADN humain (par exemple mitochondrial, pour ne citer que quelques exemples Pickrell, Reisch 2014 ; Montgomery 2016).
15On sait depuis le début des années 2000 (Orlando, Hänni 2000) que les potentialités de l’ADN ancien, en complément des approches paléobiologiques macroscopiques, sont bien évidemment d’un intérêt fondamental : évolution moléculaire, phylogénie, peuplement, diversité et variabilité génétique des populations du passé, coévolution homme et pathogène, histoire des maladies, terrain génétique des pathologies des populations anciennes… Cette liste est loin d’être exhaustive mais illustre le fait que l’exploitation des données paléogénétiques dépasse largement le cadre stricto sensu des disciplines qui nous sont traditionnellement familières – histoire, anthropologie, archéologie. Celles-ci sont à la source, à la fois, du support (échantillon), du contexte (stratigraphie, chronologie, vestiges associés, socle interprétatif) et, dans bien des cas, du questionnement du chercheur, tandis que le reste de la « séquence scientifique » propre à l’ADN fait appel à un panel de spécialistes issus de disciplines bien souvent peu au fait de la manière dont sont produites les données archéologiques avec toutes les incertitudes qui les accompagnent. Notamment celles qui sont liées aux cadres chronologiques et culturels auxquels le discours archéologique fait souvent référence.
16Avec l’avènement progressif des études paléogénétiques, on peut affirmer que les vestiges anthropobiologiques commencent à élargir le cadre d’étude qui leur est historiquement et habituellement associé. L’aspect universel de ce patrimoine prend alors tout son sens. D’autant que la paléogénétique n’est plus exclusivement réservée aux fossiles des lignées humaines anciennes, le nombre d’études s’est rapidement multiplié autour du Néolithique notamment, mêlant ADN ancien et paramètres archéologiques4.
17Alors que nos prédécesseurs se devaient de préserver les vestiges anthropobiologiques dans le souci de reproduire et améliorer les techniques majoritairement macroscopiques, nous sommes aujourd’hui confrontés au problème des pertes irrémédiables de parties anatomiques engendrées par les prélèvements destructeurs nécessaires aux études microbiologiques, cémentochronologiques ou isotopiques. Certes l’ADN ancien n’est pas encore devenu le « pied à coulisse et le céphalomètre » de l’anthropologue des années 1970 ou 1980, il est encore possible de tirer profit des erreurs, plutôt des errances, du passé pour anticiper l’avenir.
18En effet, les prélèvements pour la paléogénétique ou encore les isotopes se concentrent sur les éléments dentaires5 et osseux. Trois zones anatomiques sont privilégiées depuis quelques années pour effectuer les prélèvements nécessaires (Margaryan 2018) : la pyramide pétreuse6 (par exemple pour des contextes d’étude de l’ADN endogène), les dents (notamment pour l’ADN endogène ou certains agents infectieux) ou les zones présentant directement des lésions osseuses d’origine infectieuse (notamment pour l’identification paléomicrobiologique des fragments de l’ADN d’un agent infectieux peu septicémique). Comme nous l’avons signalé les dents peuvent être de plus aussi sollicitées pour les études isotopiques, comme les études métagénomiques du tartre ou celles du cément dentaire, pour ne citer que les analyses les plus fréquentes. Que faire face aux demandes croissantes de telles analyses destructrices qui, a contrario des datations radiocarbone, ciblent des segments anatomiques très précis ?
19Les services régionaux de l’Archéologie ou les musées doivent-ils répondre positivement à toutes les demandes de prélèvements au prétexte que l’on ne peut aller contre les progrès de la science et se priver de connaissances nouvelles ? Ces acteurs, mais aussi bon nombre d’anthropologues, disposent-ils des compétences et de tous les éléments nécessaires (connaissances, compétences, techniques et objectifs clairement explicités par le demandeur) permettant de cerner si tel ou tel protocole d’extraction, d’étude et d’analyse de l’ADN ou des isotopes est valide et cohérent ?
20Le corollaire de ces questions est simple : est-il raisonnable de prendre une telle décision de manière isolée et, dans ce cas, qui est en capacité d’apporter les réponses attendues ? Dès lors que l’on ne souhaite pas réitérer les erreurs du passé en détruisant et en cédant du matériel, sans forcément avoir en retour accès à toutes les informations, il convient de prendre un peu de distance et de se préserver de l’emballement suscité par le nombre croissant de publications portant sur l’ADN ancien. À l’instar de tout ce qui fut entrepris pour l’ostéométrie avec l’exemple de la mesure et du pied à coulisse.
21Après le bilan encore partiel des usages passés, la communauté scientifique a pris conscience des conséquences qu’ont pu avoir certaines pratiques. Aussi elle se trouve confrontée à des décisions peut-être lourdes de conséquences pour l’avenir des collections paléobiologiques. Mais y a-t-il lieu de s’alarmer ? De nombreuses études paléogénétiques soulignent qu’elles ne nécessitent que quelques microgrammes de matière extraite de l’os pétreux (particulièrement riche en ADN endogène) par un simple forage ou un grattage peu invasif depuis la base du crâne. Si les images publiées et les résultats semblent encourageants (Sirak et al. 2017), ces techniques créent malgré tout une « ouverture » dans la base du crâne ou dans le labyrinthe pétreux avec la possibilité d’une éventuelle contamination de l’ADN endogène. Ce microforage ou grattage endommage entre outre une partie anatomique sur laquelle, pour l’heure, nous connaissons que très peu de choses (Trinkaus 2018). Cette opération ne peut être réitérée indéfiniment en raison des risques de contamination ; si bien que rien pour l’heure ne nous confirme que ces techniques ne sont pas rédhibitoires à long terme7. Dans l’immédiat, peut-on laisser un crâne subir plusieurs prélèvements successifs et le retrouver privé de ses dents ou constellé de micro-forages qui finiront indubitablement par le fragiliser ? En raison du faible nombre d’analyse entreprises au regard du potentiel, l’ADN ancien n’est pas encore devenu le céphalomètre de l’anthropologue des années 1970-1980. D’un point de vue des attendus et des méthodes mises en œuvre la comparaison ne peut être soutenue longtemps. D’un côté sur une même pièce osseuse, la biométrie produit des mesures répétables et entraînant des destructions maîtrisables sur le matériel osseux ; cette technique produit également des archives scientifiques simples d’usage et pérennes dans la mesure où les protocoles sont connus et stables. Pour sa part, la paléogénétique produit des données uniques, acquises selon des protocoles en constante évolution et qui ne peuvent être reproduites qu’au prix de nouveaux prélèvements.
Nouveaux questionnements en cascade
22Les divers aspects évoqués ne concernent que les problèmes concrets de conservation sur le long terme de ce patrimoine biologique. La paléogénétique par exemple soulève, bien entendu, d’autres interrogations. En effet, jusqu’alors, sauf cas exceptionnel, la majorité des restes anthropobiologiques présents dans les structures de conservation n’avait aucune filiation certaine avec un peuple, une communauté ou une lignée. Or la paléogénétique ne cesse de proposer des hypothèses, retissant les liens que l’on pensait distendus, voire définitivement perdus, entre les populations actuelles et les populations du passé (cf supra I chap. 4), conférant ainsi une plus grande proximité avec les populations anciennes, laissant planer une nouvelle « ombre d’humanité » (pour reprendre l’expression de Antz 2012 ; Antz 2014) sur les vestiges anthropobiologiques. Ces données de parenté biologique, plus ou moins clairement décrites, sont bien entendu très sensibles. Tous les pays ne leur accordent par forcément la même valeur scientifique ou sociétale. Car les résultats paléogénétiques nécessitent d’être interprétés et éprouvés à une large échelle interdisciplinaire avant d’être livrés à la communauté scientifique et à plus forte raison, à la société civile.
23Du point de vue éthique, les raccourcis interprétatifs et les extrapolations « populationnelles » peuvent être préjudiciables en évoquant parfois une « anthropologie physique » qui a eu bien du mal à sortir du débat « public et savant », à l’image de ce qui fut écrit et publié via l’ostéométrie (Ardagna et al. 2017). Certains collègues anglo-saxons ont mis en garde la communauté scientifique sur les abus, à des fins parfois politiques, des études paléogénétiques8. Toutes ces analyses destructrices nécessitent aussi des moyens et des compétences qui sont susceptibles de générer un morcellement ingérable des informations. En effet, le prélèvement, l’extraction, l’amplification, l’identification, le séquençage… jusqu’à l’interprétation, sont des étapes mettant en jeu diverses techniques sur des lieux de traitement différents et par conséquent de multiples acteurs.
24Dans le cadre des restes mis au jour en contexte archéologique le service régional de l’Archéologie et le gestionnaire des vestiges sur lesquels le prélèvement a été fait doivent être informés de ce qui est mis en œuvre à chacune de ces étapes de cette chaîne opératoire. La traçabilité devient donc fondamentale pour éviter la dispersion des échantillons, des résultats bruts fondant les interprétations. Ceci implique un fort degré de formalisation autour des autorisations de prélèvements. Diverses expériences9 montrent qu’il faut largement dépasser le « gentlemen scientific agreement » et établir un véritable partenariat scientifique passant par l’écriture et la validation de protocoles, voire de conventions, comprenant les modes de restitution des données à la structure gestionnaire des vestiges. Ne serait-ce que pour éviter les demandes répétées autour d’une même série et assurer un retour d’information auprès des structures de conservation.
Conclusion
25Les gestionnaires de mobiler, les conservateurs de musée ou encore les services régionaux de l’Archéologie n’ont pas la volonté de s’ériger en remparts face aux progrès techniques et scientifiques. Dès lors que le cadre interdisciplinaire est maintenu et que les hypothèses de travail sont pertinentes, toute la communauté est consciente de l’apport de la paléogénétique, des recherches cémentologiques, isotopiques ou autres. Reste que la question de l’autorisation des prélèvements demeure ; elle nécessite une évaluation objective des problématiques et protocoles d’études appelant des compétences que l’on ne trouve pas nécessairement parmi les instances de l’archéologie. Il devient urgent que la communauté scientifique se saisisse de ce problème pour garantir un traitement égal des demandes sur le territoire national quelle que soit l’institution. Il importe en effet qu’à l’instar de toute expérimentation conduite sur un matériel unique et non reproductible la matière osseuse soit sacrifiée à bon escient. Même si des structures en charge de restes ostéoarchéologiques comme l’ostéothèque régionale PACA ou celle de Bordeaux, se sont déjà dotées de comités de suivi et de protocoles de demandes de prélèvement, le besoin de généralisation de ces pratiques est de plus en plus prégnant. C’est pour cela qu’à la demande de plusieurs acteurs de la communauté scientifique, la sous-direction de l’Archéologie a mis en place un groupe de travail composé d’archéologues, d’anthropologues, de gestionnaires et de spécialiste. Ce groupe a pour objectif à terme de faire des propositions quant au fonctionnement, modalités et suivi des prélèvements (pour plus de détail cf. infra chap. Les vestiges anthropobiologiques mis au jour en contexte archéologique. Conclusion).
26Il importe aussi que les données produites à l’occasion de ces études soient conservées durablement et que les gestionnaires des vestiges anthropobiologiques soient systématiquement destinataires des données brutes et des résultats. Trop d’expérimentations sont en effet encore recommencées fautes d’avoir conservé les données brutes initiales. À ce titre, plusieurs recommandations viennent à l’esprit : établir des conventions précises avec les demandeurs, en insistant par exemple sur la traçabilité des traitements et des intervenants, ou en requérant un « état des lieux » relatif aux études paléogénétiques (ou isotopiques) de la série sollicitée et en signalant diverses obligations de retour d’information, de renvois les prélèvements non utilisés… Il conviendrait aussi de signaler à la communauté les cas de non-respect des engagements pris afin que la même expérience désagréable ne soit pas reconduite ailleurs. Une publication de recommandations ou d’un guide de procédures destiné à traiter les demandes d’analyses destructrices pourrait être pertinente.
27Toutefois, en dépit de ces recommandations, l’autorisation de prélèvement et d’analyse destructeurs semble autant tributaire de la question du « quand ? » que du « pourquoi ? ». En effet, lorsque le cadre interdisciplinaire est maintenu et que les hypothèses de travail sont pertinentes, existe-t-il un moment opportun pour accéder aux requêtes des chercheurs ? Par exemple, une série ou un squelette complètement vierge de toute analyse post-fouille n’est à notre avis pas éligible à des prélèvements destructeurs. Il en est de même pour ceux nécessaires au radiocarbone qui peuvent porter sur des os a priori à très faible enjeux scientifique dont on ne conçoit pas qu’ils puissent être soustraits du squelette avant qu’un examen de l’ensemble n’ait par exemple écarté toute pathologie. Accorder un prélèvement destructeur a une importance dans l’histoire scientifique d’une collection et doit être une responsabilité partagée par tous les acteurs de l’anthropologie, de l’archéologie et de la gestion du patrimoine scientifique.
Notes de bas de page
1 Les squelettes du haut Moyen-Âge issus des fouilles de Serris les Ruelles en Seine et Marne n’ont pu être réétudiés, privant la synthèse de F. Blaizot (Blaizot 2017) de précieuses informations. En effet, le dépôt archéologique qui les conservait ayant fait l’objet d’actes de vandalisme, les os ont été éparpillés rendant impossible une réattribution de ceux-ci par individu précis. Ce qui a empêché l’étude des paramètres paléobiologiques de chaque sujet.
2 Dont le premier exemple français est l’ostéothèque de Pessac (Courtaud, Duday 2006).
3 Pour une vision plus globale des l’étude des isotopes en anthropologie voir Herrscher, Goude, 2015.
4 À titre d’exemple, une recherche au 04/05/2022 dans Google Scholar portant sur « ancient DNA neolithic europe » renvoie à 5220 références depuis 2018.
5 Pour un squelette adulte, le prélèvement consiste en une dent voire deux dents complètes et intactes, de préférence monoradiculées et provenant du cadran antérieur sur un ensemble de 20 dents (incisives centrales et latérales, canines et prémolaires) dans le cas d’une dentition complète. Dans le cas d’une étude conjointe « paléomicrobiologique et ADN ancien endogène » les prélèvements peuvent impliquer jusqu’à 4 dents, soit 20 % de la dentition antérieure permanente. Ce simple calcul souligne que le nombre de prélèvements est limité pour chaque sujet et dépendant de l’état de conservation (dentaire ou osseux) ou de la présence de pathologies. Pour les études isotopiques, l’origine des dents est relativement moins importante tandis qu’un fragment osseux (section partielle et antérieure d’un fémur par exemple ou un petit os court entier) est nécessaire.
6 Pyramide pétreuse : structure osseuse compacte et protégée de par sa situation dans la partie interne de l’os temporal.
7 Un peu comme les anciennes techniques de restauration à l’acétone ou à l’alcool ainsi que les colles ou les consolidant impossibles à retirer qui obéraient toutes les chances de procéder aux analyses C14 et à de nouvelles approches ostéométriques.
8 « Two recommendations can be made for the public behavior of scientists and other scholars. the first: give ample credit to the insights of complementary disciplines. the second: refute statements that misconstrue what your insights actually reveal and that can be used politically to justify disrespect, or worse, to groups of people ». (Nature 2018).
Ce qui peut être traduit par « Deux recommandations peuvent être faites aux scientifiques pour la diffusion. La première : accorder tout le crédit nécessaire aux idées des disciplines complémentaires. La seconde : réfuter les déclarations qui dénaturent ce que vos idées révèlent réellement et qui peuvent être utilisées politiquement pour justifier le manque de respect, ou pire, pour rassembler des groupes humains. ».
9 Une enquête relative aux analyses ADN (Use and Abuse of ancient DNA) menée par la Durhman University en Angleterre (https://www.surveymonkey.co.uk/r/8FW7QQG) montre bien que ces problèmes sont récurrents.
Auteurs
-
Yann Ardagna
Aix Marseille Université, UMR 7268 Adès-CNRS-EFS, Marseille, France
Présentation succincte : Ingénieur de recherches en anthropologie biologique, responsable de la thématique « Archéo-anthropologie des populations holocènes » de l’UMR 7268-ADÉS : Anthropologie bioculturelle, Droit, Éthique et Santé. Faculté de Médecine de Marseille-Secteur Nord, Université/CNRS/Établissement Français du Sang, en charge des collections de l’UMR et de l’ostéothèque Drac PACA en collaboration avec le SRA.
Biographie professionnelle : Yann Ardagna a soutenu une thèse en cotutelle Franco-Hongroise en 2004 sur les problèmes de conservation des collections ostéo-archéologiques. Parallèlement, ses activités au sein de l’UMR 7268 qu’il intègre comme assistant ingénieur en 2000, l’ont amené à participer à des fouilles et à de nombreuses missions d’études en laboratoire en France et à l’étranger (Italie, Égypte, Soudan, Lituanie, Grèce…). C’est encore au sein de l’UMR 7268, qu’il a acquis ses compétences en paléopathologie et paléo-épidémiologie. En 2005, en collaboration avec le SRA PACA, un premier ouvrage formalisait déjà son implication autour des questionnements sur le statut des restes humains. En 2011, il intègre les groupes de travail sur la conservation sélective en tant que correspondant pour les restes humains ce qui l’a amené à côtoyer la sous-direction de l’Archéologie et à proposer avec A. Chaillou la présente publication. -
Bruno Bizot
Drac PACA-SRA, Aix-en-Provence, France
Conservateur général du Patrimoine Drac PACA-SRA et chercheur associé UMR 7268-ADÉS dans la thématique « Archéo-anthropologie des populations holocènes ». Titulaire d’un DEA d’archéologie médiévale et d’un DES de sciences naturelles. Il co-gére l’ostéothèque régionale Drac PACA. -
Stéfan Tzortzis
Drac PACA-SRA, Aix-en-Provence, France
Ingénieur d’étude Drac PACA-SRA. Titulaire d'un doctorat en anthropologie biologique (Aix Marseille Université), membre de la thématique « Archéo-anthropologie des populations holocènes » de l’UMR 7268-ADÉS.

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