1Un ensemble anthropologique tel que celui réuni au musée de l’Homme, qui en raison de son importance numérique et historique servira d’exemple, est avant tout constitué de squelettes, pour la plupart issus de fouilles archéologiques, mais pas seulement. Aussi convient-il de s’entendre sur la notion de reste humain, qui va bien au-delà des ossements ou des momies : il peut s’agir de photographies (certains peuples détruisent les photos des personnes décédées), de cheveux, de moulages ou de préparations anatomiques1. Cette collection, au sens muséal du terme, sert à la mise en perspective de ces échantillons organiques, issus de contributeurs multiples, et destinés à illustrer la diversité humaine. Étudier ou exposer ces éléments sont deux missions qui bien que différentes, requièrent une réflexion éthique spécifique. Dans le premier cas, les recherches, ainsi que le stockage et la conservation, se font dans l’espace protégé des réserves, dans le second cas les restes sont exposés au public, ce qui demande des précautions particulières. Et si les individus échantillonnés dépassent la population archéologique d’une région, comme on le voit souvent dans les musées municipaux ou départementaux, et représentent des peuples plus lointains, alors leur importance devient générale et soulève la vieille question que les éthiciens appellent la règle d’or : peut-on faire aux autres – en l’espèce manipuler les ancêtres des autres – ce que l’on ne ferait pas pour soi-même. Une prise de conscience émergente conduit donc à une réflexion sur les compromis possibles entre recherche scientifique et éthique, notamment en ce qui concernent les ossements réclamés par certains groupes de pression. La collection du musée de l’Homme, une des plus vastes et des plus diverses du monde, est un bon exemple de l’évolution des pratiques.

Les squelettes du musée de l’Homme

2« Que faire des squelettes du musée de l’Homme ? ». Ainsi titrait le Monde dans son numéro daté du 14 octobre 2015, à quelques heures de la réouverture très médiatisée du musée, sous la plume du journaliste scientifique Hervé Morin. Le sous-titre affirmait que « le statut des restes humains entreposés dans les musées français fait aujourd’hui débat ». Faisant remarquer que « le Musée de l’homme ne donne à voir qu’une infime partie de sa collection anthropologique, un choix qui témoigne de l’évolution récente des mentalités, y compris chez les scientifiques, vis-à-vis de ces reliques au statut parfois incertain ». Il en concluait que ces squelettes étaient « dans les limbes2 ». Puisque la collection anthropologique du musée de l’Homme est de loin la plus importante de France, et une des plus importantes du monde, et qu’elle fait l’objet de recherches très actives (cf. infra I chap. 3), il est légitime de la prendre en exemple pour revisiter la question du statut des restes humains dans les musées. Il faut simplement noter une différence entre un tel ensemble, dont l’effectif n’augmente pas3, et les collectes archéologiques qui, elles, croissent considérablement chaque année et posent des problèmes spécifiques de gestion sous forme d’ostéothèques.

3Pour reprendre l’interrogation de notre journaliste, y a-t-il véritablement chez nous un débat sur le fait d’entreposer des squelettes dans un musée ? Et y a-t-il volonté de les dissimuler dans les réserves pour n’en montrer qu’un minimum, eu égard aux sensibilités contemporaines ? Un petit point d’histoire est à ce stade nécessaire. Le Muséum national d’histoire naturelle, dont le musée de l’Homme est une partie, est l’héritier du Jardin du Roi, ou Jardin royal des plantes médicinales, devenu, un peu bizarrement, Jardin des Plantes tout court (car le propre d’un jardin n’est-il pas de posséder des plantes ?). Dès sa fondation en 1635, sa vocation médicale est affirmée, puisqu’on y créée d’emblée trois chaires qui correspondent à la botanique, à la pharmacie et à l’anatomie. C’est là que Tournefort (1656-1708), bien avant Linné, invente la taxonomie, c’est là également que les distillations d’extraits végétaux jettent les fondations de la chimie, c’est là enfin que les démonstrateurs d’anatomie procèdent à l’ouverture de cadavres devant des foules nombreuses, qui se passionnent pour les controverses du moment, comme celle concernant la circulation du sang, au point d’en venir aux mains parfois (Verneau 1910). Il est logique que ces dissections conduisent à l’accumulation de pièces anatomiques, qui vont venir enrichir les collections zoologiques. C’est qu’au Jardin du Roi, qui pratique une recherche plus en pointe qu’à la Faculté, mais qui ne délivre pas de diplôme en médecine, la perspective est d’emblée comparative.

4Et quand la Révolution créera le Muséum, et avec lui une subdivision entre anatomie humaine et anatomie comparée, c’est tout naturellement que le prestigieux titulaire de la chaire d’anatomie comparée, Georges Cuvier, nommé en 1802, rassemblera la première collection de squelettes humains ayant une certaine ampleur (526 sujets). Après l’interminable magistère du mondain et très conservateur Portal (de 1777 à 1832), la chaire d’anatomie sera dynamisée par Flourens sous le nom de chaire d’Anatomie et d’histoire naturelle de l’Homme, et deviendra par la suite chaire d’anthropologie. À cette époque on ignore la notion de réserves, la totalité de la collection est exposée, accessible au chercheur, et au terme de ses rangements dans la galerie d’anthropologie du Muséum, ouverte en 1860, Ernest Hamy (1842-1908), l’éminent professeur d’anthropologie, peut fièrement affirmer que « le visiteur éprouve une réelle impression lorsque de la salle de Vibraye il passe sur le balcon et peut contempler d’un coup d’œil circulaire cette armée de squelettes4 méthodiquement alignés » (Hamy 1907).

5Avec l’ouverture en 1937 du musée de l’Homme, bâti sur la structure de l’ancien musée d’Ethnographie du Trocadéro, le nouveau directeur, Paul Rivet, décide le transfert des restes humains depuis le Jardin des Plantes jusqu’au Palais de Chaillot, afin que toutes les collections relevant de la science anthropologique au sens large (ethnologie, préhistoire, anthropologie physique) soient rassemblées. Dans les galeries du musée, la présence de squelettes se fait discrète, non parce qu’on les cache, mais parce que la nouvelle pédagogie muséale abandonne les accumulations d’objets, et aussi parce que le musée de l’Homme, qui se définit comme un musée-laboratoire, a bâti d’amples réserves pour accueillir les chercheurs, qui auraient du mal à accéder aux éléments exposées dans les vitrines publiques.

Pour une épistémologie des collectes

6Le maître mot en matière de collection est celui de traçabilité. Il faut admettre que certains ossements, dans un contexte historique très différent du nôtre, en particulier colonial, ont été ramassés dans des conditions qui ne seraient plus admises aujourd’hui (puisqu’évidemment la colonisation elle-même ne serait plus tolérée ni même imaginable). Mais dans le contexte de la légalité de l’époque, on ne peut ni récrire l’histoire, ni appliquer des lois rétroactives. Ces ramassages ne concernent du reste pas seulement les pays lointains ; on a ainsi une relation manuscrite du vol nocturne de crânes dans un cimetière de la province de Guipuzcoa par Paul Broca (1824-1880), porté par son désir d’élucider l’origine du peuple basque.

7Depuis plusieurs années, les restes humains sont, au sein de la communauté scientifique, et bien entendu aussi dans le public, à l’origine de questionnements éthiques et juridiques pressants5. Ainsi, à l’occasion de la restitution des têtes maories à la Nouvelle-Zélande en janvier 2012, deux colloques ont été tenus, l’un, au moment des négociations, au musée du Quai Branly en 2008, l’autre6 au Muséum national d’Histoire naturelle en 2012, pour débattre publiquement de ces questions, tandis qu’en 2010, l’Institut national du Patrimoine réunissait des professionnels sur le thème « Exposer le corps humain : déontologie et questions juridiques ».

8L’évolution du contexte international, en particulier la loi américaine NAGPRA (Native American Grave Protection and Repatriation Act) instaurée en 1990 (cf. infra IV chap. 5), l’émoi lié au sort de l’infortunée Sarah Baartman (dite « Vénus hottentote », décédée en 1815, rapatriée en 2002 au Cap, en Afrique du Sud), l’incompréhension des anthropologues culturels et des historiens vis-à-vis de l’anthropologie biologique, et un contexte post-colonial fait d’explosion de nouveaux activismes identitaires, doublé d’un sentiment de culpabilité de l’Occident, la mise en exergue des arts, et partant, des peuples « premiers », dans un contexte de réparations morales, font que la mise en cause de collections de vestiges humains pourrait devenir préoccupante à très court terme.

9Mais ces débats ne concernent pas seulement les peuples dits premiers : un projet de loi a été récemment proposé en Grande-Bretagne, exigeant des archéologues qu’ils ré-ensevelissent tous les squelettes exhumés à l’issue de leurs fouilles (cf. infra IV chap. 4). Des groupes se réclamant du paganisme font pression sur les archéologues travaillant sur la période pré-chrétienne. En France, des demandes de restitution et de réinhumation d’ensemble ostéo-archéologiques existent également (cf. infra III chap. 5) en dépit d’un cadre de collecte réglementé par les autorités du Patrimoine et sans comparaison avec ce qui a pu se produire par le passé (même récent).

10Pour répondre à cette évolution, il convient donc de mettre en balance deux points de vue : l’intérêt strictement scientifique de ces collections, mais aussi le contexte philosophique et idéologique de leur exposition, qu’on ne peut dissocier des demandes de restitution mais qui ne se limite pas à elles. Il est important que de la consultation des diverses instances (chercheurs, éthiciens, juristes) émergent des règles qui ne cèdent ni aux circonstances, ni à la démagogie.

Un flou juridique

11Le point de vue juridique connaît des évolutions récentes concernant les droits inhérents à la protection du cadavre. Si celui-ci n’est plus un patient sa « représentation » évoluerait vers la notion de déchet au sens littéral du terme7 dès lors que la décomposition entre en jeu.

12Dans notre pays (mais pas dans les autres), le débat s’est égaré à propos de l’exposition « Our Body », mettant en scène des cadavres placés en position ludique. En effet, plusieurs questions ont été mélangées dans cette affaire : son caractère commercial, sa portée pédagogique, la position déroutante des corps, et surtout le caractère douteux de la provenance de ceux-ci. Seul le principe de monstration (et dans montrer, il y a monstre) de cadavres ouverts, et son côté voyeuriste ou non, aurait dû être discuté sur le fond, mais le mélange des genres n’a fait qu’aggraver la confusion, encore augmentée par un juriste (cf. infra II chap. 4) qui voyait une manifestation raciste dans le fait que les sujets étaient chinois. La véritable question était en réalité : peut-on exposer de façon conventionnelle ou non les corps de personnes qui ont donné leur consentement pour cela. D’autant qu’un anatomiste de renom, Von Hagens, qui a breveté une méthode d’embaumement, réalise lui aussi des dissections spectaculaires à usage d’exposition8. Si la vocation non-lucrative et la mission éducative du musée de l’Homme, qui a pourtant montré jusqu’à sa fermeture l’écorché d’un Soudanais évoquant d’assez près une plastination, le mettent à l’abri de certaines critiques adressées à « Our Body », la question de l’exhibition du corps de ceux qui n’ont pas donné leur consentement demeure posée.

13Comme on le voit dans la première partie de cet ouvrage, les spécificités d’utilisation, de conservation ou de valorisation scientifique et muséale des vestiges humains génèrent des problèmes bien particuliers, gravitant autour du statut juridique des collections anthropologiques. Le corps mort a en effet un positionnement flou en droit positif : étant inanimé, il est une chose, de la même façon que l’animal, dénué de raison, est classé dans les choses, alors que clairement, ces deux « objets » ne répondent pas à la définition courante d’une chose, au point que certains juristes prévoient de créer une troisième catégorie de « non-personne » (Fontanieu 2011). Peu de temps après le décès le cadavre peut encore, pour le médecin légiste (Charlier 2013), passer pour un patient mais plus la squelettisation avance et plus il tend vers la réification. En fait c’est moins l’absence de textes que leur caractère disparate qui entretient la confusion.

14En France, si les nouvelles lois de bioéthique sont plus contraignantes qu’auparavant en ce qui concerne la protection des personnes, elles doivent épargner les musées et l’archéologie comme en témoigne l’exemple anglais rapporté dans le chapitre IV.4. Comme le dit L. Cadot (Cadot 2007), « en l’absence de dérogation concernant les restes humains patrimonialisés, rien n’en conforte ou n’en restreint l’interprétation. C’est au juriste que revient la charge de décider de l’application ou non de ces dispositions au cas par cas ». La formulation maladroite du comité consultatif d’éthique pour les Sciences de la Vie et de la Santé9, qui se base sur la « règle d’or » issue de la vieille sagesse zoroastrienne (traduction littérale : « tout ce qui te répugne, ne le fais pas non plus aux autres ») pour préconiser les restitutions aux peuples lointains, est inappropriée, si l’on considère que dans toutes les collections les ossements d’origine européenne dominent et que donc lointains et proches sont également traités.

15Les pouvoirs publics ont tendance à adopter une surenchère, qui consiste à incinérer10 tous les restes humains ne faisant pas l’objet de recherches en cours, comme si on pouvait préjuger de l’avenir de la science.

16Ont notamment été visés les squelettes destinés à l’enseignement des sciences naturelles dans les lycées, les fœtus en bocaux, ou les musées ou collections anatomiques, qui sont en pleine déréliction notamment dans les caves des hôpitaux. Ces pratiques constituent une véritable menace non seulement pour la science médicale et anthropologique mais aussi pour l’éducation du public à qui on a besoin d’expliquer concrètement la genèse des maladies (Josset 2010).

De quelques principes directeurs

17Toute éthique est fondée sur des valeurs, et chaque institution détentrice de restes humains doit faire des choix concernant les priorités qu’elle souhaite afficher, notamment en privilégiant la science ou bien la croyance religieuse, ou, comme le dit A. Denolle dans le chapitre IV.5, entre valeur cognitive et identitaire. Plusieurs questions sont dès lors à considérer.

La question du fardeau colonial dans la collecte muséale

18Un des reproches adressés aux collections anthropologiques est qu’elles ont été bâties dans un contexte d’exactions coloniales (on étend en général ce reproche aux études sur le vivant, en particulier dans ce qui est abusivement appelé des « zoos humains11 »). Une étude critique des collectes du Muséum montre d’une part que la provenance de ces pièces ne se calque nullement sur un découpage colonial (Froment, Mennecier 2014), d’autre part que la très grande majorité des cas ne correspond pas à des abus (fouilles archéologiques, expéditions de recherche), même si quelques cas le sont incontestablement et doivent être traités comme tels. Si le musée de l’Homme se veut véritablement être un musée de l’humanité, c’est qu’il conserve des représentants de l’ensemble de notre espèce, car ses concepteurs l’ont voulu ainsi ; il s’agit d’une question centrale pour la recherche, puisqu’une collection de référence se doit d’être représentative. Faut-il pour autant exposer ces restes quelle que soit leur origine géographique ? La réponse à cette question se fonde sur le respect et l’illustration du principe de la biodiversité humaine car autrement s’imposera une situation autrement plus embarrassante : faire de l’Européen la référence de l’humanité. C’est le meilleur argument à opposer à ceux qui mettraient en cause cette exposition, car une partie du parcours est justement d’expliquer l’histoire de l’Homme par ses adaptations morphologiques, et de dédramatiser ainsi la question des différences.

La question de l’anonymat

19Au nom de la protection de l’individu, il est important de repérer au sein d’une collection les sujets qui ont une identité, car ils peuvent avoir des descendants et peuvent être impliqués dans des demandes de restitution. On évitera par conséquent de les exposer, sauf si leur importance historique et l’absence d’opposition familiale le justifient. En mettant en avant l’anonymat, en archéologie notamment, un consensus pourrait être trouvé : ouvrir une tombe personnalisée dans un cimetière actuel n’a pas la même portée que la fouille d’une tombe ancienne dépourvue de marquage. Autrement dit, quand l’identité s’efface, le mort rejoint une vaste cohorte de personnes qu’il est impossible de raccorder à des descendants vivants (Charlier 2014) ; l’archéologie se penche sur la mort au quotidien de gens « sans histoire » comme l’écrit S. Tzortzis dans le chapitre III.3. Pour autant, la fouille de cimetières récents désaffectés s’avère très riche en enseignements, surtout si une pierre tombale vient renseigner sur l’âge au décès, le sexe et, par conséquent, sur l’identité du défunt. Les restes sont du même coup sauvés de la destruction et de l’oubli puisque dans la gestion des cimetières en activité on relève régulièrement les tombes, en fonction de la durée de la concession, en général inférieure à un siècle, pour disposer les ossements dans une fosse commune.

La question de l’ancienneté et du délai mémoriel

20Malgré le principe précédent, il est considéré comme licite de fouiller la tombe d’un personnage connu (pharaon égyptien, chevalier, moniale…), et d’en décrire la pathologie en laissant de côté tout secret médical : c’est même l’objet d’un champ de recherche particulier, la pathographie (Charlier 2006). Une tradition présente en Occident mais aussi en de nombreuses autres cultures est la mise en scène de reliques, de trophées ou de figures d’ancêtres (Boutry et al. 2009). Il s’agit là encore de personnes à l’identité connue, mais ce qui va les faire admettre dans la cohorte évoquée plus haut est la notion de temps passé : la distance nécessaire pour que le lien affectif avec le mort se dissolve. Ce ne sera alors plus son anonymat mais son ancienneté, qui lentement le fait glisser dans l’oubli. Fixer une limite de temps, mille ans par exemple, est une démarche arbitraire, qui n’est justifiée par rien sinon le côté « rond » du chiffre. Exclure de l’étude les populations du Moyen-Âge, de la Renaissance ou même modernes n’est pas scientifiquement justifiable, et plus on s’adresse à des périodes récentes, plus on retrouve la question traitée ci-dessus, celle de l’anonymat.

La question du (non-)consentement

21Les sujets qui subissent une autopsie n’ont en général pas donné leur accord, car ce principe de consentement est transgressé dès lors que la recherche d’une vérité médicale ou judiciaire prime sur les droits de la personne. Il en va de même de l’étude des momies égyptiennes, un geste qui viole expressément la volonté du défunt puisque dans sa conception religieuse l’intégrité physique du corps doit être respectée pour pouvoir passer dans l’au-delà. Les recherches sur Toutankhamon et notamment l’élucidation de sa parenté présumée incestueuse ont gêné certains médecins (Holm 2001 ; Markel 2010) bien que la question de l’inceste n’ait pas eu de sens pour les Égyptiens. Il faut donc se garder, dès que l’on entreprend des recherches sur les populations disparues, autant de l’ethnocentrisme que de l’anachronisme, et renoncer soit à la question préalable du consentement, soit à toute recherche qui pourtant, en servant les progrès de la médecine, ou de l’archéologie est plus défendable du point de vue éthique que l’absence de recherche.

La question des investigations

22Une réserve de squelettes est une nécropole, les comportements des utilisateurs doivent se conformer aux règles de respect et de décence appropriées à la gestion des cadavres ou au cadre réglementaire de l’archéologie dans le cas de fouille. C’est aussi un endroit où s’applique l’égalité des droits, tous les individus ont droit aux mêmes égards quelle que soit leur origine12. L’étude des ossements humains se répartit schématiquement en deux domaines, celui de l’anatomie évolutive et celui de la bio-archéologie. Le premier champ de recherche est le plus ancien et le plus traditionnel, il participe de l’anatomie comparée. Il est beaucoup investi par la paléo-anthropologie, et repose principalement sur la biométrie, qu’elle soit classique ou digitalisée. Un développement récent est représenté par les études tridimensionnelles, soit surfaciques soit radiographiques. Pour ces dernières et surtout si les quantités d’énergie délivrées sont importantes (micro-CT-scan), des dommages sur une datation du spécimen ou sur l’ADN qu’il contient sont suspectés, ce qui confère à cette technique un aspect invasif nouveau, que n’avait pas la biométrie auparavant. Mais le deuxième domaine, celui de la bio-archéologie, est celui qui a connu les avancées les plus spectaculaires, avec la biologie moléculaire, l’étude des isotopes etc. Des prouesses telles que des séquençages d’ADN complets vieux de dizaines de milliers d’années montrent que la course au progrès est étonnante. Dès lors, faire des prélèvements n’est pas seulement un droit, c’est un devoir confié à chaque génération avec les moyens de son époque ; c’est en effet la seule justification à une collection de restes humains, qu’elle serve la science et mieux encore s’il s’agit de médecine, quand les projets sont orientés dans cette direction qui correspond à un vieil adage : mortui viventes docent13 (les morts enseignent aux vivants). Leur application doit être encadrée, mais, comme pour les prélèvements réalisés lors des autopsies, leur légitimité n’est pas en cause.

La question des restitutions

23Il s’agit là du corollaire des questions précédentes, où sensibilités identitaires et stratégies politiques s’entrecroisent. Par pur calcul, un ancien premier ministre, François Fillon, élu de la Sarthe, avait spéculé sur la disparition du musée de l’Homme pour réclamer le crâne de Descartes, présent dans les collections du Muséum depuis l’époque de Cuvier, au motif qu’il avait fréquenté le prytanée de La Flèche. Mais il s’agit surtout de répondre à la demande de peuples qui, piétinés par le colonialisme, exigent des réparations. Bien souvent, en Australie et en Nouvelle-Zélande notamment, ce sont les gouvernements issus de cette colonisation qui font diligence, avec l’espoir qu’en rendant quelques ossements à leurs minorités autochtones, ils leur feront oublier de réclamer les terres spoliées. Mais il faut replacer les crises identitaires dans leur historicité : les peuples bafoués ont besoin de reconnaissance, mais une fois celle-ci obtenue, leur attitude peut changer, et l’étude scientifique des restes de leurs ancêtres peut devenir prioritaire par rapport à une préoccupation plus militante et plus immédiate. Toutefois, la spécificité française fait que, au nom de la laïcité, les impératifs religieux ne dictent pas les politiques publiques ; de plus, la République récuse et combat le communautarisme, ce qui rend l’État français peu sensible aux revendications ethnico-religieuses : les demandes de rapatriement ne portent donc, dans les principes du Muséum, que sur des individus identifiés et non des anonymes14, et ce au prix d’une démarche diplomatique officielle.

24Trois des quatre restitutions opérées jusqu’ici par le musée de l’Homme n’ont en aucune façon été liées à l’histoire coloniale, que ce soit dans le cas de Sarah Baartman qui se donnait en spectacle à Paris, du cacique amérindien Vaimaca Peru (rendu très discrètement à l’Uruguay en 2002) mort de maladie lors de son exil en France, ou des têtes maories données légalement au Musée par des collectionneurs.

Figure 1. Le crâne d’Ataï, présenté ici réuni au moulage facial fait avant dissection, a été étudié par Paul Broca. Il a été rendu en août 2014 aux communautés Kanak, après enquête médico-légale pour confirmer son identité (image A. Froment, plateforme 3D Surfaçus, MNHN).

25Dans le quatrième cas au contraire, celui d’Ataï, leader de la révolte Kanak de 1878, il s’agissait bien d’un trophée de guerre, mais le retour récent de sa tête (Froment et al. 2015, Marchal et al. 2016) a servi de ciment à la réconciliation des communautés divisées par ce meurtre depuis l’époque de la conquête, et le crâne a en quelque sorte incarné la présence de ce personnage puissant alors que l’absence de restes (et notamment du corps, dont la tradition orale est incapable de situer le devenir) aurait rendu les cérémonies vides et abstraites. À cet égard et malgré l’horreur du contexte, la collection anatomique a ainsi conservé la matérialité du fait historique. Il en est de même pour des peuples victimes de génocide (les Patagons exterminés par les Chiliens et les Argentins, les Tasmaniens pourchassés par les colons anglais, ou les habitants des îles Chatham massacrés par les Maoris). Dans ces cas, seuls quelques os peuvent matérialiser tout à la fois leur existence et les crimes commis (fig. 1).

Conclusion en forme de préconisation

26Étudier les collections de restes humains, c’est donc justifier leur existence (Froment 2011). Mais dans les galeries publiques la question est d’abord quoi/qui exposer, et ensuite comment l’exposer. En ce qui concerne le premier volet, toute autocensure doit être évitée, le choix des pièces ne doit être guidé que par leur valeur démonstrative et non par l’origine géographique du sujet ; bien au contraire, le Musée faisant une pédagogie de la diversité, se doit de l’illustrer à tous les niveaux. De même, l’âge du sujet, adulte, enfant ou prénatal, ne doit pas être un frein à la mission pédagogique sous-jacente. Pour ce qui est de la façon d’exposer, notamment le corps nu ou altéré des momies, des dispositifs muséographiques respectant la pudeur sans pour autant tomber dans la bigoterie peuvent être mis en place.

27Dans son Code of Ethics for natural History Museums adopté en 2013, l’ICOM a formulé le souhait que lorsqu’une représentation significative des peuples premiers existe, toute initiative soit prise en pleine collaboration avec eux. Des collègues travaillant sur les momies ont défini une stakeholder-approach où toutes les parties prenantes, et avant tout les groupes dont sont issus les vestiges, sont associés (Kaufmann, Rühli 2010). Cette recommandation fonctionne bien dans les pays où musées et peuples indigènes coexistent, mais se heurte ailleurs à des difficultés insurmontables, non seulement pratiques mais aussi juridiques. Au minimum on doit faire en sorte que des formations à l’anthropologie soient offertes à ces autochtones, afin de contribuer à combler le fossé inter-culturel qui tend à persister ; il est indispensable que la bio-archéologie, et plus généralement l’anthropologie biologique, ne demeurent pas confinées à la communauté scientifique occidentale, mais qu’elles soient largement enseignées, ce qui signifie aussi une levée des réticences dans certaines cultures15.

28Mais surtout, la notion à retenir est que les restes humains constituent des archives qui conservent la mémoire de notre espèce (Froment et Mennecier 2014). Tout comme les fossiles de la lignée humaine, qui sont nos ancêtres à tous, les séries ou ensembles de restes humains subactuels ou contemporains doivent accéder au statut de bien commun de l’humanité, dont l’étude doit être, comme toute science, universellement partagée. Cette notion de bien commun ne doit donc pas être prise au sens économique du terme16, comme le droit romain l’a invoqué pour les éléments inappropriables tels que l’air ou l’eau, sachant que les biens publics appartiennent à l’État mais peuvent in fine être privatisés. Les restes humains patrimoniaux étant inaliénables, ils n’entrent pas dans ce cadre, pas plus que dans celui des biens immatériels, puisqu’ils sont par essence concrets et personnalisés, représentant des individus, certes anonymes dans la plupart des cas, mais dotés d’une existence passée. Ces restes sont donc des témoins de l’histoire humaine, et des archives d’autant plus précieuses qu’elles ne sont pas des artefacts culturels mais littéralement des morceaux de vie de nos ancêtres. Les grandes collections mondiales (muséales ou ostéo-archéologiques, ou même médicales et médicolégales) pourraient donc être mises sous la protection de textes nationaux voire supra-nationaux afin d’en garantir la transmission aux générations futures, l’accès à toute personne qualifiée, et, en tenant compte de dossiers individuels à discuter au cas par cas, la protection contre les restitutions destructrices de mémoire.