Conclusion

J’ai pris grand soin de ne pas tourner en dérision

les actions humaines, de ne pas les déplorer

ni de les maudire mais de les comprendre¹

1Les questions d’éthique biomédicale ne laissent personne indifférent. Qu’elles touchent au début ou à la fin de la vie, ou à tout ce qui advient entre ces deux extrémités, elles éveillent les capacités empathiques et mobilisent les intuitions morales de chacun. Elles renvoient à des valeurs universellement partagées qu’il n’est pas toujours facile de mettre en œuvre, notamment lorsqu’il ne paraît pas possible de les concrétiser simultanément. Un médecin doit respecter la vie humaine mais doit savoir s’incliner devant le refus de soin d’un patient ; il doit dire la vérité mais tenir compte du désir de ne pas savoir, etc. Il en va de même en bioéthique : chacun a le droit de se donner une descendance, mais l’enfant a droit de bénéficier de conditions minimales d’épanouissement, le donneur de gamètes a le droit à l’anonymat mais l’enfant a le droit de connaitre ses origines, il faut prélever les organes des personnes en état de mort encéphalique mais respecter la douleur des proches, etc. C’est ce genre de situation critique qui fait dire à Edgar Morin qu’« en bioéthique nous sommes condamnés à des compromis arbitraires et provisoires² ».

2Pour parvenir à des solutions qui soient les moins hasardeuses et les plus judicieuses, la réflexion éthique doit se montrer exigeante, à la fois méticuleuse dans le choix des mots et rigoureuse dans l’élaboration des arguments. L’éthique est une affaire trop sérieuse pour être abandonnée aux sondages d’opinions et aux raccourcis médiatiques. Non qu’il faille récuser les faits divers car ceux-ci ont le mérite d’amorcer la réflexion de nos concitoyens ; mais il s’agit d’en user à bon escient, en allant au-delà des articles de presse pour apporter consistance et hauteur de vue à la réflexion. L’éthique nécessite de ressentir et de réfléchir, d’investir sa personnalité tout entière, corps et intellect inclus. La mise en forme conceptuelle est une mise à distance émotionnelle.

3Mais pour porter ses fruits, une démarche éthique doit être balisée au moyen d’outils méthodologiques et conceptuels. Avant de prendre position sur un sujet donné, il importe d’expliciter les problématiques, de reformuler les questions, de connaître et de s’approprier les arguments des uns et des autres, de repérer à quel courant d’idées se rattachent leur pensée autant que la nôtre. C’est tout l’apport de la philosophie morale que de nous faire prendre conscience de la diversité des manières d’argumenter et de résoudre un cas de conscience.

4Mais la philosophie morale aide aussi à comprendre pourquoi cette diversité des positionnements éthiques est irréductible. Dans les débats de société, les divergences sont sans cesse renaissantes du fait que personne n’arrive à trouver un argument imparable et définitif, qui justifierait pourquoi telle valeur doit être préférée à telle autre. On peut argumenter en faveur d’un type de hiérarchisation des valeurs (la qualité de vie plutôt que la sacralité de la vie), mais il n’y a pas de « preuve » qu’il faille autoriser ceci ou interdire cela. Chaque argumentation comporte une brèche dans laquelle ne manquera jamais de s’engouffrer un adversaire. Tout système de pensée, qu’il soit juridique, philosophique ou politique renferme des limites, voire des contradictions qui donnent lieu à des objections, lesquelles, à leur tour, comporteront des contradictions, dans un mouvement infini. Même lorsqu’une loi a été votée, le débat n’est jamais clos, comme on le voit dans les pays qui ont légalisé l’euthanasie. L’éthique n’est pas soluble dans la rationalité parce qu’elle met en jeu des intuitions, des émotions et des sentiments qui, sans être contraires à la raison, ne s’en dérobent pas moins à son empire. Pascal, déjà, soulignait l’importance de l’affectivité dans la connaissance des valeurs : « La raison a beau crier, elle ne peut mettre le prix aux choses³ ». Si nous étions dépourvus d’affects, le vocabulaire moral et juridique n’aurait aucun sens pour nous. C’est ce que le philosophe écossais David Hume a mis en évidence, en imaginant un orateur dépeignant un meurtre avec éloquence : « si vous ne sentez ni indignation ni compassion à la vue de ce tableau, en vain lui demanderez-vous en quoi consiste le crime ou la scélératesse contre laquelle il s’élève avec tant de véhémence⁴ ». Cette relation entre les émotions et les valeurs explique qu’il ne puisse y avoir de rationalité pure en éthique, comme cela pourrait être le cas d’une démonstration scientifique. Au demeurant, les mathématiciens eux-mêmes estiment que leur art ne se conçoit pas sans le concours de l’intuition.

5Selon l’amplitude de nos émotions, nous serons plus ou moins réceptifs à telle ou telle valeur. Nous avons tous, grosso modo, les mêmes valeurs mais nous ne les investissons pas affectivement au même degré d’intensité. En proie à une émotion tyrannique, nous avons tôt fait de devenir intolérants et dogmatiques. Ainsi, la colère nous rend réceptifs à une valeur, et aveugles à d’autres. Or, il n’y a de questionnement éthique que s’il y a perception d’une pluralité de valeurs en tension. Cette influence potentiellement néfaste de l’émotion sur les débats éthiques ne lève-t-elle pas le spectre du scepticisme, voire du relativisme ? Ne sommes-nous pas prisonniers de notre subjectivité ? Plusieurs raisons nous conduisent à penser que la réflexion éthique n’est pas fatalement condamnée à cette impasse subjectiviste :

• D’abord, lorsqu’une délibération collective respecte les règles de l’éthique de discussion, l’émotion ne fait pas entrave à la recherche d’une solution réfléchie et équilibrée. Autour d’une table de discussion, les émotions se pondèrent mutuellement au fur et à mesure de la confrontation des points de vue. Dès lors que son expression est maîtrisée, une émotion peut être affaiblie par d’autres émotions véhiculées par d’autres argumentations. Qu’ un raisonnement éthique ne soit pas scientifique ne l’empêche pas de mobiliser des arguments convaincants et d’emporter l’adhésion en faisant naître de nouvelles émotions. Nous ne sommes pas recroquevillés dans nos certitudes subjectives, imperméables aux arguments des uns et des autres. Même si, en éthique, nous ne pouvons pas acquérir de certitudes, il reste qu’en associant notre effort de réflexion à celui des autres, nous pouvons trouver la voie la meilleure, ou la moins mauvaise, celle qui – aux dires d’Aristote –, se situe entre deux extrémités fâcheuses. Dans les situations d’incertitude, nous choisirons le probabilisme cartésien qui nous invite à nous en tenir au plus vraisemblable, à chercher les solutions les moins irréversibles et les moins éloignées du bon sens. Nous voyons ainsi que l’éthique ne se réduit pas à l’émotion, laquelle n’est que le point de départ de la réflexion. L’éthique fait aussi appel à des principes, à des procédures de discussion et à des vertus, autant d’éléments qui assurent le juste équilibre entre sensibilité et rationalité.
• Ensuite, lorsque nous sommes en présence d’un dilemme qui admet des sorties de crise différentes, il nous appartient de privilégier les solutions qui recoupent le plus grand nombre de théories morales. Nous pouvons tester différents modèles de résolution tels que ceux de l’éthique des vertus, du probabilisme, du déontologisme, des divers conséquentialismes dont l’utilitarisme, de la théorie des droits individuels, de l’éthique de la sollicitude. Cette capacité kaléidoscopique suppose de prendre le plus de distance possible avec chacune des écoles de pensée. Nous devons être suffisamment indépendants d’esprit pour ne pas nous réclamer de tel ou tel maître à penser. Selon le mot de Kant, chacun doit « penser par soi-même⁵ », ce qui implique d’affranchir son esprit de l’influence des courants politiques, philosophiques, religieux ou autres.
• Enfin, nous pouvons voir dans la contradiction des points de vue non pas un échec de la pensée mais plutôt son moteur. On suivra en cela Hegel, le penseur allemand de la dialectique qui nous a appris à concevoir le progrès de la pensée comme le produit de contradictions surmontées. Dans chaque théorie morale, c’est une seule et même raison universelle qui est à l’œuvre, une raison qui se cherche à travers des formes successives d’expression théorique et conceptuelle. Par exemple, le conséquentialisme n’est pas un mode de pensée qui s’oppose frontalement au déontologisme. On n’est pas « ou bien » conséquentialiste, « ou bien » déontologiste ; on est tour à tour l’un et l’autre, parce qu’une pensée suscite l’autre, comme le soleil fait naître l’ombre. Affirmer une idée c’est en nier une autre qui ne manquera pas de se rappeler à notre bon souvenir, à travers l’objection d’un adversaire, voire d’une critique que l’on pourra se faire à soi-même. Dans le désaccord, c’est une seule et même pensée qui se dédouble et non pas deux pensées distinctes qui se font face. Ainsi, sans déontologisme, il n’y aurait pas eu de réplique conséquentialiste, de même que sans « l’éthique de conviction », il n’y aurait pas d’« éthique de responsabilité ». Déontologisme et conséquentialisme sont le recto et le verso d’une seule et même pensée. D’une façon générale, les idées philosophiques ne constituent pas un rassemblement contingent d’éléments hétérogènes, comme les lambeaux d’un manteau d’Arlequin ; elles s’appellent les unes les autres, selon une dynamique intellectuelle qui a sa logique interne, celle que Hegel nomme « dialectique ». Thèse, antithèse, synthèse ne sont pas des artéfacts scolaires mais des passages obligés de la pensée. Chaque déontologiste rencontrera, tôt ou tard, une situation qui le conduira à calculer les conséquences de façon utilitariste, de même que chaque utilitariste, face à l’abîme sacrificiel de son calcul conséquentialiste, redécouvrira la valeur déontologiste de la dignité de la personne. Si nous observons nos raisonnements éthiques, nous voyons qu’ils combinent indissolublement des éléments de plusieurs théories. Du reste, lorsqu’un déontologiste pur (si tant est qu’il en existe) trouve un argument utilitariste susceptible d’appuyer sa position, il ne se prive pas de l’utiliser et vice versa. Une théorie morale n’est jamais reléguée dans un passé révolu ; elle continue à exister, y compris au sein des théories adverses. C’est ainsi que la valeur de la dignité humaine, mise en exergue dans le référentiel déontologiste, peut être subordonnée à d’autres valeurs telles que le bien-être ou l’intérêt collectif, sans cesser pour autant d’être prise en considération. On sait du reste que l’un des fondateurs de l’utilitarisme, John Stuart Mill, pondérait la maximisation des plaisirs par le « sens de la dignité ». C’est dire que la meilleure théorie morale n’est pas celle qui triomphe de toutes les autres mais celle qui parvient à les dépasser en les intégrant. Hegel prend l’image du bouton qui disparaît au moment de la floraison. La fleur nie le bouton et, en même temps, le conserve. Ce qui ne se voit pas demeure malgré tout toujours présent. Il en va de même de l’histoire des théories morales qui demeurent éternellement valables, présentes dans chacune des théories successives, exprimant autant que les autres un moment nécessaire de la pensée.

6En définitive, il y a plus de motifs de se réjouir de la pluralité des approches de l’éthique que de s’en plaindre. Nous devons probablement beaucoup à ceux qui ne pensent pas comme nous. Dans le domaine des idées, nous n’avons pas moins besoin d’adversaires que d’amis, car ce sont eux qui nous poussent à approfondir notre pensée, à déployer des trésors d’ingéniosité pour consolider nos argumentaires. Et si, en dépit de ses imperfections, la démocratie demeure le meilleur des régimes, c’est précisément parce qu’elle permet la discorde et l’expression des antagonismes afin de lutter contre l’uniformisation des esprits. En matière politique, nous admettons volontiers qu’il n’est pas souhaitable que tous partagent les mêmes opinions et il nous répugnerait qu’aux élections présidentielles, un chef d’État soit plébiscité par des scores analogues à ceux des dictateurs. Nécessaire en politique, la multiplicité des points de vue ne l’est pas moins en éthique. Dans la théorie comme dans la pratique, l’éthique est toujours une confrontation avec l’altérité. C’est en connaissant la pensée des autres que l’on peut façonner la sienne et participer, chacun à son échelle, à l’aventure intellectuelle de l’humanité.