Introduction
p. 7-9
Texte intégral
1Le présent ouvrage se propose d’organiser une rencontre entre la philosophie et la médecine sur le terrain de l’éthique biomédicale. Ces deux disciplines sont apparues de façon contemporaine en Grèce, il y a 2600 ans. Hippocrate (460-377) a fondé la médecine sur les principes de bienfaisance et de non-malfaisance : « Face aux maladies, avoir deux choses à l’esprit : faire du bien ou au moins ne pas faire de mal1 ». La médecine d’aujourd’hui restera fidèle à cette éthique hippocratique, tout en intégrant d’autres valeurs telles que le respect de l’autonomie du patient ou la juste distribution des biens de santé. De son côté, Socrate (470-399) a jeté les bases de la philosophie par son questionnement sur les vertus en vue d’« améliorer son âme2 » et de donner du sens à son existence.
2Depuis, la philosophie s’est développée de façon multidirectionnelle et constitue désormais un vaste champ de connaissances que l’on peut schématiquement scinder en deux catégories : la première est la philosophie théorique qui réfléchit sur l’essence des concepts et interroge les principes des savoirs existants. La seconde est la philosophie pratique qui réfléchit sur l’essence des valeurs et interroge les principes moraux qui orientent les conduites. Fidèle en cela à l’esprit socratique, l’éthique est une discipline qui relève davantage de la philosophie pratique. Elle consiste à réfléchir sur le sens de l’action à la lueur des valeurs du bien et du mal, du juste et de l’injuste. Elle puise ses concepts et ses méthodes dans un corpus de connaissances que l’on regroupe sous l’appellation de « philosophie morale ». On entend par là l’ensemble des réflexions menées depuis Socrate et Platon sur le fondement de nos évaluations morales et les arguments utilisés dans les discussions éthiques.
3L’exercice de la médecine apporte une dimension concrète aux questions de la philosophie morale. De leur croisement émerge l’éthique biomédicale qui désigne l’ensemble des réflexions suscitées par les conflits de valeurs auxquels sont confrontés les professionnels de santé dans leurs pratiques du soin. Les dilemmes moraux en médecine sont particulièrement aigus lorsqu’il s’agit de prendre des décisions de maintien ou d’arrêt de soins vitaux ou d’annoncer des mauvaises nouvelles à l’issue du diagnostic d’une maladie grave. L’éthique médicale prend aussi quelques accents métaphysiques lorsque médecins, soignants, patients ou observateurs extérieurs se demandent, dans certaines situations critiques, si vivre est un bien en soi, si la vie vaut d’être vécue, ou si la mort peut lui être préférée.
4Au cours des dernières décennies, à mesure des avancées techniques, le champ de l’éthique médicale n’a cessé de s’étendre. C’est ainsi que la philosophie morale s’est trouvée mobilisée par les problématiques de la bioéthique liées à l’essor des techniques d’identification et de manipulation des éléments du corps humain. Doit-on faire tout ce qui est techniquement possible ? La technique est-elle devenue un processus qui se déploie aveuglément ? Les nouvelles possibilités de modifier génétiquement l’embryon, d’améliorer les performances neurocognitives de l’homme ou de repousser sa longévité renforcent l’acuité du questionnement bioéthique3.
5Étroitement liées à des questions de philosophie morale, les questions d’éthique s’articulent également à des questions juridiques, quoiqu’elles ne soient pas exactement de mêmes natures. Elles sont soulevées, d’abord en amont du Droit, au moment des délibérations collectives. Cette phase d’élaboration des normes se déroule à plusieurs niveaux et en divers lieux, au sein du Comité consultatif national d’éthique, du Conseil de l’Ordre, d’institutions médicales, du Conseil d’État, dans les espaces régionaux d’éthique, avant qu'elles soient débattues et converties en textes de loi par les chambres parlementaires. Elles sont posées ensuite en aval de la loi, lorsque les équipes de soin, sur le terrain, se demandent comment appliquer les dispositions législatives et règlementaires à tel ou tel patient. Les difficultés rencontrées par les médecins et les soignants pour mettre en pratique une loi peuvent réenclencher la dynamique de réflexion en amont. C’est ce que l’on a vu notamment avec la loi « Léonetti » sur la fin de vie d’avril 2005, qui a été amendée en février 2016, après un retour d’expérience de dix années.
6Dans la pratique, en présence de certains choix difficiles, les équipes médicales peuvent ressentir le besoin de partager leurs cas de conscience avec des tiers issus du monde des sciences humaines. Ce peut être des psychologues, anthropologues, philosophes, sociologues. Cette démarche d’ouverture vise à mieux expliciter l’implicite, à faire passer l’éthique du régime de la conscience spontanée à celui de la conscience réflexive. Lorsqu’on ne comprend pas ce que l’on vit, on le subit. Les tiers non-médecins n’ont pas vocation à répondre aux questions que se posent les médecins aux prises avec les nécessités du quotidien. Car si la délibération peut être collective, la décision est toujours individuelle, et c’est au médecin in fine qu’elle revient. Cependant, les médecins et les soignants sont généralement demandeurs d’outils conceptuels susceptibles de leur apporter des éléments de discernement et de formuler leur questionnement. La clarification des dilemmes moraux permet d’engager la réflexion sur la voie de leur résolution.
7Par ailleurs, l’acquisition d’une culture en philosophie morale et en éthique médicale donne des clés théoriques aux acteurs de santé appelés à exercer des responsabilités éthiques au sein d’établissements sanitaires et sociaux, de professionnaliser leur participation à des comités d’éthique ou de déontologie. Cet ouvrage s’adresse à eux mais aussi aux soignants et aux enseignants en philosophie qui se destinent à former à l’éthique les étudiants au sein des écoles de santé.
Notes de bas de page
1 Hippocrate, Épidémies, I, 5, t. IV, 1re partie, texte établi et traduit par J. Jouanna, Paris, Les Belles Lettres, 2016 [410 av. J.-C.].
2 Platon, Apologie de Socrate, 30b, traduction d’E. Chambry, Paris, GF, 1965.
3 J. F. Mattei, Questions de conscience. De la génétique au posthumanisme, Paris, Les Liens qui libèrent, 2017.
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