Hiérarchies commerciales et circulation des marchandises dans les économies régionales

1Les xvii^e et xviii^e siècles furent une période de « commercialisation » des économies d’Europe occidentale¹. La quantité de marchandises en circulation par habitant crût, et le recours au marché pour se procurer des biens de consommation augmenta : sans disparaître, l’autoconsommation était vraisemblablement en recul. Dans de telles conditions, se renforcèrent en longue durée les appareils commerciaux locaux, c’est-à-dire les systèmes hiérarchisés d’opérateurs marchands plus ou moins spécialisés assurant la diffusion des marchandises sur un territoire donné. L’augmentation de la circulation des « commodités », produits contribuant à satisfaire le goût pour le confort – comme les étoffes, les accessoires de parure et d’intérieur ou encore l’épicerie – se traduisit en particulier par l’accroissement de la dotation des territoires en boutiques de biens de consommation, en milieu urbain comme dans les campagnes².

2Dès le début du xviii^e siècle au moins, un nombre important de marchands étaient actifs dans les villes, les bourgs et même les villages de Lorraine centrale et méridionale. Celle-ci formait du point de vue commercial un espace intégré, structuré autour de Nancy et de pôles secondaires comme Pont-à-Mousson, Mirecourt, Épinal, Remiremont ou Saint-Dié. Nœuds de communication, ces localités contribuaient à coordonner les flux de marchandises à l’échelle régionale, en assurant notamment leur importation dans la province. Devant la faiblesse des manufactures locales en commodités de qualité moyenne ou supérieure, la majorité de ces produits consommés en Lorraine venaient de l’extérieur. Comme les boutiquiers avaient généralement un niveau d’affaires limité, ils ne passaient pas de commandes très importantes et n’étaient pas en mesure d’effectuer aisément des paiements sur les places lointaines : ils recouraient par conséquent aux services de grossistes, appelés localement « marchands-magasiniers ». Ceux-ci faisaient fonction d’importateurs-distributeurs de marchandises étrangères, mais aussi d’intermédiaires entre producteurs et marchands à l’intérieur de la région. Installés dans les villes et les bourgs, ils se trouvaient ainsi à la tête de la hiérarchie commerciale régionale.

3Malgré quelques traits régionaux spécifiques à la Lorraine comme la modestie de l’appareil productif en commodités ou une large ouverture aux flux de marchandises extérieures favorisée par la faiblesse des droits de douane, de telles structures commerciales se retrouvaient ailleurs en Europe de l’ouest³. La hiérarchie fonctionnelle était en effet liée à la présence de détaillants modestes, et une organisation similaire existait dans toutes les régions un tant soit peu ouvertes sur les espaces environnants, indépendamment de leur niveau de développement. Cela se manifestait par la polarisation commerciale autour de quelques localités où s’installaient les grossistes. À l’échelle de la Grande-Bretagne, Londres faisait ainsi fonction de pôle principal de redistribution pour les denrées coloniales, bien que sa position fût de plus en plus concurrencée par les autres grands ports ou par de grandes villes de province⁴. Pour les autres produits, les détaillants des petites localités s’appuyaient sur un réseau dense de pôles locaux de redistribution d’envergure régionale ou infrarégionale⁵. De même, dans les Pays-Bas autrichiens, de petites villes et de gros bourgs constituaient les centres du commerce de gros et de demi-gros⁶. Dans le cas catalan enfin, un relevé fiscal de 1778 suggère que la moitié seulement des importations d’étoffes dans le Principat étaient assurées par des commerçants de Barcelone, signe de l’existence de marchands de grande envergure en-dehors de la ville⁷.

4Peut-on toutefois parler d’oligopole pour décrire cette configuration de l’appareil commercial régional ? Si tel était le cas, cela signifierait que les marchands-magasiniers disposaient d’un pouvoir de marché considérable leur permettant tout à la fois de créer l’offre par le choix des produits diffusés et d’imposer des prix élevés à leurs clients. En réalité, le cas lorrain laisse plutôt entrevoir l’existence de marges d’initiative importantes des détaillants face aux grossistes. Elles tenaient tout d’abord à la facilité pour les plus aisés des boutiquiers d’accéder aux marchés d’approvisionnement extérieurs, ce qui leur permettait de contourner le maillon des marchands-magasiniers. Ceux-ci avaient par ailleurs beau pratiquer une forme de concurrence monopolistique en se spécialisant sur une gamme spécifique de produits, ils n’avaient en réalité guère le choix de leurs clients : leur aire d’activité se limitait en effet à quelques dizaines de km autour de leur localité d’installation. 

5Nous nous efforcerons ici de caractériser la structure des relations entre grossistes et détaillants dans la Lorraine du xviii^e siècle, en prenant la mesure du niveau et des formes de dépendance des seconds par rapport aux premiers. Cela nous amènera à discuter la pertinence de la notion d’oligopole pour décrire le fonctionnement des appareils commerciaux régionaux des économies préindustrielles. Après avoir vu que le degré de dépendance des détaillants aux marchands-magasiniers était à la fois variable et limité, nous exposerons les stratégies que développaient les grossistes pour renforcer leur pouvoir de marché face aux détaillants. Nous terminerons en montrant que les relations d’affaires entre les divers échelons fonctionnels de l’appareil commercial reposaient sur une dialectique entre fidélité et mise en concurrence, qui conduisait à une préférence pour la négociation extrajudiciaire dans le règlement des conflits.

Quel était le poids des grossistes dans le commerce de la province ?

Le recours des détaillants aux marchands-magasiniers

6On peut a priori supposer que plus un détaillant était d’envergure modeste, plus il avait recours aux grossistes. Nous avons pour le vérifier analysé les inventaires de faillite des détaillants déposés à la Juridiction consulaire des Duchés de Lorraine et de Bar dans les années 1770 et 1780, et réparti les commerçants en quartiles selon leur niveau d’activités. Le meilleur indicateur nous en semble être les dettes passives, qui reflètent l’envergure des affaires des commerçants : un marchand qui sollicitait un atermoiement pour 4 000 livres lorraines (liv. l.) de dettes était assurément un petit commerçant, un autre déposant son bilan pour 50 000 liv. l. de passif était certainement un assez gros opérateur⁸.

7Pour chaque marchand, nous avons calculé la part dans les dettes passives des créances chirographaires en Lorraine, de celles contractées auprès de marchands-magasiniers, et de celles dues à d’autres commerçants de la province. Il apparaît ainsi que les plus petits détaillants réalisaient en moyenne les trois-quarts de leurs achats dans les Duchés, ceux des deuxième et troisième quartiles autour des deux-tiers, le quatrième quartile moins de la moitié. Le lien était donc fort entre le niveau d’affaires et la part des achats effectuée dans la région.

8Sans être écrasant, le recours aux marchands-magasiniers était par contre assez important dans toutes les catégories de boutiquiers : les marchands-magasiniers représentaient autour de 40 % des fournitures chez les détaillants plus modestes, mais encore 30 % chez les plus solides. Il n’y avait ainsi
pas de lien très net entre faiblesse du niveau d’affaires et recours aux
grossistes importateurs.

Comment expliquer le recours des détaillants aux marchands-magasiniers ?

9D’autres pistes d’explication que le seul niveau d’affaires doivent donc être envisagées. Le degré et la nature de la spécialisation rentraient peut-être en ligne de compte : les marchands modestes les plus spécialisés avaient en effet des besoins en certains biens particuliers suffisamment importants pour que des commandes passées directement à l’extérieur de la province fussent rentables. Si à l’inverse un marchand vendait un peu de tout, il devait composer ses assortiments à partir de petites commandes très fragmentées : les produits vendus étant de multiples provenances, il lui fallait compter sur une multitude de filières marchandes pour s’approvisionner. Or, cela pouvait lui revenir très cher en termes de coûts de transaction et de frais de transport s’il s’adressait à des marchands extérieurs à la province – surtout si les achats étaient de très faible niveau. La diversité des types d’achats, combinée à la faiblesse du niveau⁹ des affaires, rendait donc peut-être plus intéressant le recours aux grossistes.

10Un effet-localisation pouvait également jouer. Pour passer des commandes hors de la province, les détaillants lorrains devaient pouvoir les faire acheminer aisément jusque dans leur localité de résidence. C’était sans doute aisé pour ceux installés près de la frontière des Duchés, à proximité de grands pôles commerciaux extérieurs comme Metz, Troyes ou Strasbourg : il leur était assurément plus profitable de se rendre sur ces places marchandes que de recourir aux services des grossistes de Nancy, démarches qui leur causaient des frais d’intermédiation supplémentaires et les empêchaient de sélectionner eux-mêmes les marchandises qu’ils désiraient. De la même manière, il était probablement plus aisé d’être autonome pour ses approvisionnements dans une ville, un bourg ou un village bien relié au réseau routier que dans une localité enclavée. Les marchands ambulants diversifiaient quant à eux peut-être plus facilement leurs fournisseurs, étant plus mobiles que les commerçants sédentaires : connaissant probablement à ce titre un plus grand nombre de marchands, il leur aurait été plus simple de se passer du maillon des marchands-magasiniers.

11Un modèle de régression linéaire, où la proportion des créances auprès des grossistes dans l’ensemble des dettes passives chirographaires est la variable à expliquer, peut nous aider à tester ces hypothèses¹⁰. Parmi les facteurs explicatifs possibles, le niveau d’affaires est représenté par le montant en milliers de liv. l. des dettes passives, le niveau de spécialisation par la part en valeur dans les stocks de chacune des grandes catégories de produits (étoffes, accessoires de parure, petite mercerie, épicerie, accessoires d’intérieur, matières premières, produits culturels), la résidence dans un village est déduite des indications portées sur le dossier de faillite déposé par le détaillant, le degré de connexité correspond au nombre de tronçons routiers convergeant dans la localité d’installation du marchand, la proximité d’un pôle commercial extérieur est déterminée par la distance de la localité d’installation du commerçant (inférieure ou non à 50 km de Metz, Strasbourg ou Troyes), le fait que le commerçant soit ou non ambulant est tiré des renseignements joints au dossier. Pour mettre ces résultats en perspective, nous procédons aux mêmes calculs sur le recours aux importations et sur celui aux autres marchands lorrains.

12Conformément à nos premières observations, un fort niveau d’affaires allait de pair avec la capacité à constituer soi-même ses approvisionnements en-dehors de la province : la p-value indique une relation significative (< 0,001) et le coefficient est positif (1,344). De même, la bonne connexité de la localité d’installation favorisait l’autonomie en matière d’importation (p-value = 0,001) : mieux on était positionné sur le réseau routier, plus simples étaient les approvisionnements extérieurs. De manière un peu plus contre-intuitive, le degré de spécialisation jouait négativement dans le recours aux importations (coefficient = -0,410) : il se peut en fait que les marchands très spécialisés aient beaucoup fractionné leurs achats en une multitude de produits achetés en petites quantités, ce qui aurait imposé de fréquents approvisionnements chez des commerçants lorrains. La relation négative entre le recours aux importations et la proximité d’un grand pôle extérieur s’explique quant à elle peut-être surtout par un effet d’échantillonnage, les marchands concernés étant de petite envergure.

13Le niveau du recours aux grossistes était très nettement en relation inverse avec le degré de connexité : il était le plus important là où les détaillants étaient les moins reliés au réseau routier, et donc pouvaient le plus difficilement s’insérer dans les flux commerciaux interrégionaux. Les marchands-magasiniers exerçaient ainsi manifestement une fonction de désenclavement et d’intégration à l’échelle régionale. La non-significativité de variables comme le niveau d’affaires suggère par ailleurs que les modalités d’approvisionnement des détaillants étaient extrêmement plastiques et spécifiques à chaque commerçant – les stratégies d’affaires personnelles étant en l’occurrence irréductibles à de grands principes explicatifs.

14Le recours aux autres commerçants lorrains était quant à lui surtout lié au niveau d’affaires (p-value < 0,001), et dans un sens négatif (-0,918) : plus un détaillant était modeste, plus il s’approvisionnait auprès d’autres détaillants pour constituer ses stocks. En d’autres termes, s’il faisait des achats très fractionnés et de petit volume, il avait tendance à recourir un peu plus à des boutiquiers – lesquels lui revendaient probablement en partie leurs invendus.

15Les grossistes étaient en somme des partenaires commerciaux importants pour les détaillants lorrains, et ce quel que soit leur niveau d’affaires. Leur poids dans le commerce de la province n’était toutefois pas écrasant, car ils étaient concurrencés comme demi-grossistes par les détaillants de grande taille. Les commerçants étaient ainsi en mesure de jouer sur le grand nombre de grossistes et de demi-grossistes actifs dans les différentes localités pour composer leurs assortiments.

Les marchands avaient-ils vraiment le choix de leurs partenaires d’affaires ?

Un défi pour les grossistes : le gabarit des clientèles

16Les grossistes étaient nombreux dans les villes et les bourgs de Lorraine, et ce dès le milieu du xviii^e siècle au moins. Dans les années 1740, on comptait vraisemblablement une bonne vingtaine de marchands-magasiniers rien qu’à Nancy, parmi la cinquantaine de « meilleurs notables négociants » recensés dans les « états de la marchandise¹¹ ». Une génération après, une requête du corps des marchands de Nancy du 9 mai 1778 indique que 25 négociants réalisaient à eux seuls les deux-tiers des entrées de commodités dans la ville¹². Les relevés des dettes actives des marchands-magasiniers dont nous disposons concernent cinq commerçants nancéiens des années 1740 et 1750¹³. L’aire de recrutement de leur clientèle s’étendait sur une centaine de km autour de la capitale des Duchés.

17Entre la moitié et les deux tiers des ventes des marchands-magasiniers se faisaient à moins de 60 km de Nancy. Peu écoulaient des marchandises à plus de 120 km de la ville : dans ce cas, il s’agissait principalement de ventes dans l’extrême nord-est des Duchés, en « Lorraine allemande ». Les clients des grossistes nancéiens se recrutaient en fait surtout dans le centre et le sud de la Lorraine : les Vosges et leurs contreforts, le bassin de Nancy, la Woëvre et le pays de Pont-à-Mousson. Très grossièrement, en tenant compte du fait que les villes et les bourgs comptaient autour de 15 commerçants, toutes spécialités confondues, pour 1 000 habitants, et que l’on trouvait vers 1750 un marchand de commodités dans un village sur trois, on peut évaluer le nombre de détaillants en commodités résidant dans cet espace à 800 pour les villes et les bourgs, et à 300 pour les villages : une petite trentaine de marchands-magasiniers nancéiens devait en somme se partager un bon millier de clients potentiels¹⁴.

18À l’intérieur de cette aire de chalandise, ils étaient toutefois concurrencés par des commerçants de places plus modestes. Au milieu du siècle, plusieurs petits pôles situés à moins de 100 km autour de Nancy comptaient en effet des marchands grossistes ou demi-grossistes¹⁵. Des villes comme Lunéville, Épinal, Neufchâteau, Saint-Dié, Remiremont ou Mirecourt disposaient également de marchands de gros, de même que de petites cités comme Blâmont, Charmes ou Vézelise. Les marchands des villages ou des bourgs de la Plaine vosgienne s’approvisionnaient ainsi par exemple aussi bien à Nancy qu’à Neufchâteau, Mirecourt, Lunéville, Épinal ou Saint-Dié.

19Le niveau de dépendance collective et individuelle des détaillants lorrains vis-à-vis des marchands-magasiniers ne doit par conséquent pas être exagéré : tout semble indiquer que les boutiquiers pouvaient choisir leurs fournisseurs, et mettre en concurrence des commerçants de plusieurs places.

L’enjeu : la mise en concurrence des grossistes par les détaillants

20L’étude précise des achats d’un marchand détaillant nous permet de mettre en évidence cette capacité d’action des boutiquiers. Les modalités d’approvisionnement et les montants des achats de Dominque Jeandel, marchand-drapier de Raon-l’Étape, correspondaient à la modalité classique des relations entre détaillants et grossistes dans l’espace lorrain : des opérations répétées et fractionnées partagées entre une douzaine de fournisseurs relativement stables¹⁶.

21L’éparpillement des achats et la relative modestie de leurs montants s’expliquent sans doute par la volonté de Jeandel de ne pas s’encombrer de marchandises qu’il ne pourrait vendre rapidement. Le risque était en effet grand de devoir acquitter le montant des achats avant de les avoir écoulés – et d’avoir ainsi des difficultés à effectuer les paiements. Le recours à plusieurs grossistes tenait également à la spécialisation des marchands-magasiniers dans certaines branches de produits : bien des marchands détaillants étant merciers ou vendeurs d’étoffes très diverses, il leur fallait visiter plusieurs magasins pour composer leurs assortiments.

La réponse des grossistes : spécialisation commerciale et limitation de la concurrence

22Les marchands-magasiniers cherchaient, de leur côté, à se protéger de la mise en concurrence par les détaillants en se spécialisant dans une branche particulière et en proposant des produits d’appel, tâchant ainsi de mettre en place une forme de concurrence monopolistique. L’étude de la composition des stocks de 14 marchands-magasiniers actifs dans les années 1740 et 1750 fait ressortir quatre grands profils d’activité selon la nature et le degré de leur spécialisation¹⁷ :

• Une première catégorie regroupe les purs grossistes en étoffes : Claudel, Deschamps, Henry, Knops, Mazerand et Vétier.
• Une deuxième catégorie rassemble des commerçants spécialisés dans les étoffes et les accessoires de parure, catégories de produits connexes, dont l’ensemble forme près de 90 % des stocks en valeur. On retrouve parmi eux Broche, Courtois ou encore la société Gérard et Toustain.
• Une troisième catégorie comprend des grossistes en merceries ou épiceries, chez qui les étoffes étaient peu ou pas représentées, mais qui pour le reste proposaient une gamme de marchandises diversifiée. Ils connaissaient cependant tous une spécialisation partielle, une catégorie représentant chez chacun d’eux en valeur près de 40 % des stocks – l’épicerie chez Briey, les accessoires de parure chez Muet et la mercerie chez Salle.
• On peut aussi distinguer un quatrième profil, avec les purs grossistes en épiceries et matières premières comme Henrion ou Chausson.

23À un degré d’analyse plus fin, on repère chez les grossistes en étoffes des sous-spécialisations. S’ils proposaient tous l’ensemble de la gamme des tissus possible, ils tâchaient de se concentrer sur une ou deux grandes catégories de produits seulement. Chez Claudel, les étoffes de bonne qualité – notamment les draps « du Nord » ou de Verviers – représentaient 19,9 % du montant des stocks. Henry et Knops proposaient quant à eux une large gamme d’indiennes – lesquelles formaient respectivement 44,5 et 30 % de l’ensemble. Mazerand, Gérard et Toustain ou Deschamps étaient tournés vers les étoffes de laine communes, notamment les droguets, les flanelles et les calamandres – pour des montants respectifs de 40,1 %, 39,9 % et 31,3 % des stocks. Courtois et Vétier pour leur part proposaient nettement plus de petits lainages, comme les cadis du Languedoc, que leurs confrères. Tous les fonds de magasins présentaient donc un profil d’activité un peu différent : étant donné l’énorme diversité des marchandises disponibles, toutes catégories confondues, cela permettait aux marchands-magasiniers de proposer une gamme très large de produits sur un segment particulier de marché, et in fine de limiter la concurrence entre eux¹⁸.

24Dans un environnement économique potentiellement très concurrentiel, les grossistes s’efforçaient de construire des formes de monopoles partiels sur certains produits en vue de consolider leur pouvoir de marché. Ils cherchaient par ailleurs à fidéliser leurs clients en leur donnant un accès préférentiel à la marchandise et à l’information ou en leur accordant des délais de paiement plus généreux. Les détaillants ayant de leur côté tout intérêt à compter des fournisseurs « amis », les relations entre détaillants et grossistes prenaient la forme d’un jeu à la fois concurrentiel et coopératif, où la qualité des relations d’affaires était l’objet d’une renégociation perpétuelle.

« Amitié » marchande et coopération entre grossistes et détaillants

« L’amitié » dans les négociations commerciales

25Comme dans le grand commerce, « l’amitié » passait entre marchands lorrains par le traitement préférentiel des meilleurs clients¹⁹. Les bienfaits que prodiguaient les marchands-magasiniers à leurs « pratiques » passaient tout d’abord par un accès privilégié aux produits de qualité supérieure : les « amis » étaient les premiers prévenus des arrivages et se voyaient proposer la « fleur de marchandise ». Le marchand-drapier Germain Empereur de
Pont-à-Mousson jouissait ainsi de conditions favorables chez plusieurs négociants de Nancy. Le grossiste Georges-François Petitjean lui offrait des conditions de vente particulièrement avantageuses :

Je vous envoie ci-joint les échantillons des droguets croisés larges de ¾ que j’ai eu l’honneur de vous faire voir à votre dernier voyage. Vous me dites pour lors que vous pourriez pour le printemps en faire un assortiment ; comme la saison avance et que vous m’avez paru en être curieux, c’est pourquoi je vous les offre particulièrement comme vous convenant mieux pour la jeunesse de votre ville à qui cela fera un merveilleux usage. Et pour vous y encourager je partage volontiers avec vous une grande partie du bénéfice que je devrais, vu la bonté de l’étoffe, prendre sur cette marchandise, et au lieu de 7 liv. 10 s. que je les vends, je vous les passerai à 7 liv. 5 s., et si l’assortiment est considérable, je vous les passerai à 7 liv.²⁰.

26Les détaillants « amis » profitaient de prix de connivence de la part de leurs fournisseurs. La discrimination tarifaire se justifiait sans doute en l’occurrence par la confiance qu’inspirait Germain Empereur : installé dans une des plus grosses villes de l’espace lorrain, dotée d’une université et comptant alors près de 6 000 habitants, il pouvait écouler rapidement des quantités importantes de marchandises. Lui accorder des conditions favorables était pour le grossiste un moyen de placer ses produits chez un commerçant renommé, qui l’assurerait de gains substantiels et de paiements rapides. « L’amitié » marchande était donc évidemment intéressée : il était profitable d’un point de vue commercial de faire bénéficier certains détaillants bien installés de traitements de faveur.

27Le traitement préférentiel des bons partenaires incluait également diverses prestations de services. Les grossistes de Nancy et de Metz exerçaient en particulier une fonction de commissionnaires-chargeurs pour les marchands importateurs de la province, en réceptionnant les marchandises arrivant en Lorraine par la route ou la voie d’eau. Les marchands en relation avec la Lorraine avaient en effet de fréquentes difficultés à trouver des voitures en partance pour les Duchés ou les Evêchés, et celles-ci ne se rendaient d’ailleurs généralement qu’à Nancy ou à Metz²¹. Les marchands des pôles commerciaux secondaires de la province devaient alors s’entendre avec leurs correspondants extérieurs pour établir des itinéraires d’acheminement : les chargements étaient envoyés à des « amis » de Nancy ou de Metz, qui les faisaient réexpédier à leur destinataire final par des voituriers locaux.

28Les relations d’affaires avec les grossistes étaient ainsi entretenues par les détaillants pour les avantages qu’elles pouvaient procurer, ce qui n’excluait pas à l’occasion des négociations âpres. Ils n’hésitaient en effet pas à invoquer l’ancienneté des liens pour exiger des conditions commerciales favorables, et à mettre très ouvertement en concurrence les marchands-magasiniers entre eux²².

29C’était encore plus nettement le cas quand se formait une nouvelle relation d’affaires. On en trouve une illustration dans les comptes de la Veuve Navière, dont le mari avait ouvert un magasin en 1754 quelques mois avant de décéder. Cette marchande connut par la suite des difficultés financières à partir de 1760, jusqu’à sa faillite en 1762. Signe du caractère assez opportuniste des relations commerciales, moins de la moitié des clients de la première année (43,4 %) sont entrés dans des relations commerciales durables avec la maison Navière, chiffre du même ordre que celui des détaillants venus faire seulement quelques achats pendant une année ou deux sans entrer dans des relations suivies (40 %). On constate en définitive une polarisation forte des relations entre marchands aux deux extrémités : ou bien les détaillants étaient satisfaits des premières prestations, et cherchaient à faire durer les affaires le plus longtemps possible, ou bien ils mettaient rapidement un terme aux commandes s’ils se trouvaient mieux servis par d’autres maisons. Les marchands-magasiniers s’efforçaient par conséquent d’accroître autant que possible le nombre de leurs relations d’affaires pour ne pas tomber dans la dépendance d’un nombre trop étroit de clients²³. Dans le même temps, les grossistes veillaient à ne pas perdre de clients par des exigences trop fortes.

Le principe de continuité des affaires

30Tout comme entre les marchands-magasiniers et leurs fournisseurs extérieurs, les délais de paiement courants dans la province entre grossistes et détaillants étaient de six à douze mois. Les fonds étaient en effet souvent difficiles à réunir pour réaliser un paiement comptant, et les montants des ventes ne pouvaient être recouverts avant plusieurs mois²⁴.

31L’analyse des comptes courants des clients des marchands-magasiniers à partir des grands livres suggère à la fois un respect global des délais habituels de remboursement et une grande tolérance des grossistes vis-à-vis des retards de paiement, comme en témoigne ceux des clients de la Veuve Navière. Nous avons tiré au sort 11 marchands sur les 120 ayant ouvert un compte chez elle entre 1754 et 1770²⁵.

32Cinq clients accusaient des retards de paiement très prononcés : la moitié des dettes de Fourquain et Hébert mirent ainsi plus d’un an à être réglées. C’était même la totalité chez Jacob et les frères Mercier. Au fil du temps, les sœurs Meslin ont quant à elles eu de plus en plus de difficultés à payer leurs dettes, et les versements s’espacèrent progressivement. Les retards de paiement étaient une donnée structurelle des relations commerciales des économies anciennes, pour des raisons souvent indépendantes de la volonté des marchands²⁶. Chez la Veuve Navière, les mauvais payeurs étaient vraisemblablement surreprésentés, ce qui expliquerait sa faillite en 1762. Sa réaction face aux retards de paiement était toutefois symptomatique des pratiques marchandes de l’époque : elle ne cessait pas les ventes aux clients. On retrouve exactement les mêmes manières de procéder chez les fournisseurs de François Rivet de Commercy qui malgré les délais de paiement démesurément longs – voire la pure et simple absence de paiement – qu’ils devaient subir continuaient à l’approvisionner²⁷.

33Que les marchands-magasiniers aient accepté les commandes de leurs créanciers mauvais payeurs suggère qu’ils ne pouvaient se priver d’eux pour leur commerce. L’étroitesse du milieu commerçant lorrain, renforcée par la concurrence entre les négociants des principales localités (même tempérée par leurs monopoles partiels sur certains produits), faisait que les grossistes ne disposaient pas de larges possibilités de choisir leurs correspondants. Il leur était donc indispensable de ne pas rompre les relations avec les clients en retard sur leurs paiements – et ce d’autant plus que bien des difficultés à payer n’étaient que passagères, liées aux difficultés structurelles à recouvrer les créances dans une économie encore largement dépendante des rythmes naturels et où les chaînes de crédit pouvaient être très longues²⁸. Les opérations de vente étaient donc vaille que vaille continuées avec ces marchands, dans l’attente de temps meilleurs²⁹. L’étude des activités de la justice consulaire conforte cette hypothèse : plutôt que d’exiger leurs paiements, les marchands-magasiniers préféraient manifestement trouver un terrain d’entente avec leurs clients voire subir les délais qu’on leur imposait.

L’exécution judiciaire des paiements est peu pratiquée

34Il était possible aux marchands lorrains de contraindre leurs débiteurs récalcitrants à payer. Les dispositions en matière de crédit suivaient celles qui avaient cours en France, le « Code Savary » servant par défaut de code commercial en Lorraine. Tout comme en France, la signature d’un billet ou d’un arrêté de compte valait reconnaissance de dette et possibilité pour les créanciers d’en exiger le paiement³⁰. Les débiteurs disposaient cependant d’un certain nombre de garanties : pour forcer un débiteur à payer par sentence, une preuve écrite était indispensable³¹. Par ailleurs, un fournisseur ne pouvait attaquer son client pour non-paiement tant qu’il y avait continuité d’affaires – c’est-à-dire tant qu’il lui livrait des marchandises.

35La Juridiction consulaire de Lorraine et Barrois, siégeant à Nancy, avait connaissance du contentieux entre marchands³². Ses juges rendaient des décisions rapides et son fonctionnement était bon marché³³. On pourrait a priori penser que les marchands-magasiniers, qui comptaient parmi les plus gros marchands de Lorraine, trouvaient une oreille favorable auprès des juges-consuls et utilisaient la Juridiction consulaire pour faire rendre gorge à leurs débiteurs retardataires³⁴. L’analyse des affaires traitées montre qu’en réalité l’exécution judiciaire des paiements était peu pratiquée : les grossistes ne faisaient vraisemblablement condamner les mauvais payeurs qu’en dernière extrémité.

36Pour la période 1724-1726, nous pouvons déterminer la nature de 264 affaires instruites par la Juridiction consulaire sur un total de 350. Pour la césure 1745-1750, où la précision des relevés est moindre, cela est possible pour 464 affaires sur 1113. Dans les deux cas, il apparaît que c’était principalement pour des questions de paiement de marchandises fournies que les juges-consuls étaient sollicités – respectivement dans 226 affaires (85,6 % de l’ensemble) et 361 (77,8 %). Un certain nombre d’affaires sont présentées avec suffisamment de précision pour être étudiées plus en détail : la majorité d’entre elles concernait des relations entre commerçants des
espaces lorrains.

37Les demandeurs lorrains dans les affaires de paiement n’étaient pas majoritairement des grossistes, quand bien même ceux-ci étaient fortement représentés : dans la plupart des cas, le contentieux concernait des marchands détaillants ou des artisans entre eux. On ne peut donc pas considérer que les marchands-magasiniers utilisaient la justice consulaire à leur profit pour faire payer leurs débiteurs récalcitrants : au contraire, ils ne semblaient utiliser cette institution qu’avec une certaine parcimonie.

38Pendant la première césure, les grossistes n’ont poursuivi des détaillants devant la justice consulaire qu’à une quarantaine de reprises en trois ans – probablement une soixantaine, si l’on tient compte des affaires mal documentées. C’était donc une vingtaine de plaintes par an seulement qui émanaient de grossistes pour défaut de paiement de leurs débiteurs – alors que les retards de paiement étaient comme on l’a vu monnaie courante.

39Devant l’imprécision des registres d’audience, en particulier pour le milieu du siècle, il n’est pas possible de déterminer l’objet de chaque affaire. Sur 146 affaires de paiement entre 1724 et 1726, 124 sont suffisamment détaillées, dont 60 concernaient des marchands-magasiniers ou des banquiers. Pour la période 1745-1750, les chiffres sont pour 172 affaires respectivement de 65 et 24 seulement. Les demandes d’exécution judiciaire de paiements en retard étaient majoritaires dans l’ensemble de ces affaires, mais représentaient en fait un nombre limité par rapport à l’ensemble des activités de la justice consulaire.

40Les marchands demandeurs devant la Juridiction consulaire semblaient n’employer cette voie d’exécution qu’en dernier recours, et manifestement à contrecœur. Dans les quelques cas où nous pouvons l’observer, le délai était en effet très long, de plusieurs années, entre la date à laquelle la créance était payable, c’est-à-dire exécutoire par voie de justice en cas de non-paiement, et le moment où la procédure d’exécution était effectivement lancée devant les juges-consuls.

41Si le recours à ce type de décision judiciaire était assez rare, il n’en était pas moins efficace : dans la plupart des cas, les défendeurs étaient condamnés au paiement des sommes dues, ainsi qu’à celui des frais de justice. Les juges-consuls étaient en particulier intraitables lorsque les défendeurs étaient non comparants – souvent de petits marchands vivant loin de Nancy, qui ne pouvaient se permettre de se rendre expressément dans cette ville et ne pouvaient payer les frais d’un avocat. Les non-comparants étaient systématiquement condamnés, leur signature étant considérée comme reconnue sans qu’ils fussent assignés une seconde fois.

42Dans l’ensemble, bien que très dissuasive, l’arme judiciaire était très peu employée par les marchands-magasiniers. En cas de paiement en retard, ils préféraient composer avec leurs débiteurs, apparemment même lorsqu’un billet avait été signé ou qu’un compte avait été arrêté. Les marchands-magasiniers n’ayant que des espaces d’activité limités, ils étaient en rapport avec un nombre de commerçants assez restreint et ces derniers les mettaient en concurrence avec plusieurs de leurs confrères. Les grossistes risquaient en se montrant trop exigeants de mettre en péril leurs relations avec leurs clients, et de voir un débouché disparaître. D’un autre côté, et pour des raisons somme toute similaires, les détaillants ne pouvaient retarder indéfiniment leurs paiements. La configuration de l’appareil commercial lorrain, de type partiellement oligopolistique, la concentration géographique de l’élite du monde de la marchandise lorrain dans quelques pôles et les effets de réputation induits pouvaient en réalité fortement inciter les détaillants à exécuter leurs paiements à temps³⁵. Par ailleurs, du fait de la spécialisation partielle des marchands-magasiniers, en se privant des services de l’un d’eux, on s’interdisait l’accès aisé à certains types de produits. Les contraintes structurelles au paiement des créances qui pesaient sur les détaillants étaient ainsi fortes. La configuration de l’appareil commercial induisait en définitive une forme d’autorégulation systémique en matière de respect des délais de paiement, reposant sur l’intérêt bien compris des parties impliquées, et qui ne rendait que marginal le recours au bras de la justice³⁶.

Conclusion

43La distinction fonctionnelle entre grossistes et détaillants instaurait des rapports de dépendance entre eux. Leur degré et leur intensité dépendaient toutefois de la structure du groupe des grossistes et de sa répartition géographique : s’ils étaient concentrés et spécialisés, les détaillants se trouvaient face à une configuration d’oligopole, dans laquelle une poignée d’opérateurs forgeait l’offre disponible et était en mesure d’imposer des prix élevés à des clients tributaires d’eux pour leurs approvisionnements. À l’image de la Lorraine, il semblerait cependant que dans les économies préindustrielles les rapports de dépendance à l’intérieur des espaces commerciaux régionaux aient été plus souples. L’atomisation de la production était grande, ce qui permettait aux marchands de se procurer assez aisément des biens à peu près équivalents auprès de divers fabricants. Les commerçants étaient par ailleurs nombreux sur le territoire, ce qui aidait les détaillants à diversifier leurs achats : nombre de boutiquiers de grande envergure pratiquaient la vente en demi-gros. L’ouverture économique des espaces aux territoires environnants y contribuait aussi, de même que la facilité des transports – qui s’accrût au xviii^e siècle. À moins donc que diverses régulations politiques ou corporatives ne leur ordonnassent des achats auprès d’acteurs économiques spécifiques, les détaillants pouvaient structurellement diversifier leurs approvisionnements et échapper à la dépendance exclusive vis-à-vis d’un groupe local de grossistes.

44Les marchands-magasiniers lorrains tendaient à se spécialiser individuellement sur des gammes plus ou moins larges de produits. Face à la concurrence des autres grossistes, chacun parvenait à consolider son pouvoir de marché : comme un nombre relativement limité d’entre eux disposaient d’un certain type de biens, ils pouvaient un peu plus facilement imposer leurs prix. Il serait néanmoins excessif de parler de concurrence monopolistique. La spécialisation des grossistes se faisait en effet surtout autour de grandes catégories de produits : même s’ils s’efforçaient de différencier leurs fonds de magasin par des sous-spécialisations et divers produits d’appel, ils restaient en compétition avec plusieurs autres commerçants sur de larges gammes de biens.

45Dans de telles conditions, une des principales préoccupations des marchands-magasiniers était de s’appuyer sur le plus possible d’« amis », bons clients prompts à les payer fidèlement – et à ce titre traités avec égards. La recherche de relations d’affaires durables était en effet un jeu profitable aux grossistes comme aux détaillants : ceux-ci y gagnaient des informations, des biens de qualité et des tarifs préférentiels, ceux-là y trouvaient l’assurance de débouchés et de rentrées d’argent stables. La sécurité procurée par ces relations explique la solidité des liens, et le fait que l’on y renonçait difficilement. La manière de traiter les retards de paiement illustre cette recherche de la continuité des affaires : l’intérêt bien entendu des marchands était bien souvent de poursuivre la relation, sans se formaliser d’une mauvaise opération ou d’un retard de paiement. C’était seulement après une série de contentieux répétés que l’on y mettait un terme.

46Ces modalités de règlement des conflits variaient sans doute grandement en fonction des configurations commerciales locales : là où les partenaires alternatifs potentiels étaient nombreux, la conflictualité pouvait probablement conduire assez facilement à la rupture des relations d’affaires ; là où ils étaient en nombre relativement limité comme en Lorraine ou dans de nombreuses autres économies régionales, les contractants étaient peut-être plus enclins au compromis avec leurs partenaires défaillants.

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