1Les relations nouées par Marseille avec les ports du Ponant ont été essentielles dans l’élan commercial donné à la place provençale au début du xviii^e siècle¹. Par Saint-Malo, l’ouverture a été déterminante vers l’Extrême-Occident (mer du Sud et Caraïbes), tandis que les rapports avec Port-Louis puis Lorient ont en partie contribué à entraîner le négoce marseillais vers les Indes orientales. Certes, le port de Marseille était, par l’intermédiaire des Échelles du Levant, tourné vers l’Orient, mais il s’est trouvé aussi associé à ces mondes lointains par des navires de la Compagnie des Indes armés à Lorient.

2Les liens avec ce port sont difficiles à percevoir dans la mesure où, ainsi que l’écrit Gérard Le Bouëdec, « aucune source lorientaise n’évoque les relations commerciales entre Marseille et le port breton avant 1752² ». Néanmoins, quelques indices fournis par des sources marseillaises laissent entrevoir, dès les années 1740, de discrets échanges de produits de l’économie bretonne, mêlés à des articles asiatiques, contre des marchandises des deux rives de la Méditerranée. Dans la connexion de ces espaces, un rôle privilégié est à mettre au crédit de la maison Audibert, de Marseille, liée notamment à la Compagnie royale d’Afrique et intéressée au commerce avec les Îles françaises d’Amérique.

3La configuration n’est pas totalement inédite dans la mesure où la situation de la maison marseillaise se rapprocherait de celle de Hugues Mahé de Vitry-la-Ville, actionnaire dans les années 1680 de la Compagnie des Indes et de la Compagnie du Bastion et exportateur vers les Indes depuis Marseille, à titre personnel ou pour les entreprises dans lesquelles il était intéressé, de produits fournis par les établissements français de Barbarie.

4La suspension du monopole commercial de la Compagnie des Indes et l’ouverture de l’océan Indien au commerce privé, à compter de février et avril 1770, laissent en partie le champ libre aux ambitions marseillaises dans le monde asiatique au cours du dernier tiers du xviii^e siècle. Les Audibert qui ont anticipé le mouvement – car bien placés pour le faire – s’engouffrent dans cette brèche et entraînent, avant même la décision de 1769, d’autres négociants marseillais, et non des moindres, dans l’organisation de lointaines expéditions alors que le traditionnel commerce avec la Méditerranée orientale donne, comme l’économie de plantation aux Antilles, des signes d’essoufflement³. Le segment ponantais est alors court-circuité, sinon totalement délaissé, par ces opérations en droite ligne vers l’océan Indien et au-delà.

5La création d’une troisième Compagnie à privilèges (avril 1785) modifie cette nouvelle architecture et heurte l’émancipation de négociants marseillais, ainsi qu’en témoignent les protestations qui l’accompagnent, alors que semble se briser le maillon fort un temps représenté par la maison Audibert dans l’articulation des échanges entre ces espaces marchands.

Progressive et discrète croissance des échanges entre Marseille et Lorient (première moitié du xviii^e siècle)

6Les entrées de navires dans le port de Marseille en provenance du golfe du Morbihan sont limitées dans le dernier tiers du xvii^e siècle et au début du siècle suivant. Un navire en provenance du Port-Louis est signalé en 1660, un en 1668 et un autre en 1679 accompagné d’un bâtiment « venant du Morbihan » avec des cargaisons non-précisées⁴.

7Créé en 1666 pour les besoins de la Première Compagnie des Indes (1664), le port de Lorient, qui peut être alors confondu sinon assimilé à Port-Louis de Bretagne, n’est pas mentionné, pas plus d’ailleurs que des navires de la dite Compagnie⁵. Des Marseillais ne sont pas pour autant indifférents à celle-ci. En 1677, Pierre Sebolin, un des pionniers des relations de Marseille avec les Îles françaises d’Amérique, est intéressé au Notre-Dame du Bon Voyage, de la Compagnie des Indes occidentales, dans une expédition « au retour des Amériques⁶ ». Néanmoins, alors que les échanges avec le monde atlantique se sont prolongés, plus ou moins légalement au-delà de la guerre de Succession d’Espagne, on trouve très peu de contacts entre Marseille et cette Compagnie⁷.

8Pour être rares ceux-ci n’étaient pas complètement absents comme le montre l’expédition du Duc de Chartres, vaisseau de 600 tonneaux construit à Marseille et acheté par Coustan et Piquet pour le compte de la Compagnie, équipé de 50 canons et monté par 218 hommes⁸. Armé en ce port à destination du Pérou, comme d’autres navires envoyés en interlope dans la mer du Sud par la Compagnie à partir de ports ponantais, le Duc de Chartres quitte Marseille le 1^er juillet 1720, alors que la « contagion », entendez la peste, y fait ses premières victimes⁹. Commandé par Renault Des Bois Clairs, le vaisseau est un des dix bâtiments que possède la Compagnie d’Occident¹⁰. Celle-ci avait réuni, selon la volonté de John Law, contrôleur général des Finances, la Compagnie du Sénégal en 1718, la Compagnie des Indes orientales en 1719, dont elle reprend le nom, la Compagnie de la Chine et la Compagnie d’Afrique, qui commerce avec Tunis et Alger ayant Marseille pour port d’attache¹¹. Le Duc de Chartres est désarmé à son retour à Lorient le 27 janvier 1723, mais cet épisode sans lendemain n’ouvre pas une page d’échanges commerciaux entre Marseille et la Compagnie.

9À la suite de la confirmation de tous ses privilèges commerciaux (1725) et des remous engendrés par la fin du système de Law, la nouvelle Compagnie « perpétuelle » des Indes connaît un décollage de ses activités mais sans conséquence pour le trafic portuaire marseillais. Car aucune entrée de navires venant de Lorient ou de Port-Louis n’est enregistrée avant 1733 dans les dépositions faites par les capitaines à l’intendance sanitaire, à leur arrivée dans le port de Marseille, ou dans les manifestes d’entrée de navires¹². Et ce ne sont, dans les années suivantes, que des échanges sporadiques réalisés par des transporteurs étrangers. En décembre 1734, deux vaisseaux, la Concorde Galère et la Galère Marie, commandés par des capitaines hollandais, livrent 1 500 charges de seigle à la puissante maison marseillaise Jean-Baptiste et Honoré Roux. Au printemps 1735, trois bâtiments (Constance Galère, Jeune Abraham et Duchesse de Berry), commandés par des capitaines hollandais et anglais apportent à divers négociants une semblable cargaison, augmentée de « marchandises diverses » prises lors d’une escale à Cadix et, pour la Duchesse de Berry, de 35 balles de poivre dont on ignore si elles ont été prises à Lorient acheminées par la Compagnie des Indes ou chargées en cours de route¹³. Aucune entrée ensuite si ce n’est, en octobre 1738, celle d’un vaisseau, Aimable Carmagole, venant de Port-Louis, commandé par un capitaine de Dieppe, avec des harengs et sardines salées.

10« Marseille s’intéressait peu à l’océan Indien. Un bon signe est l’insignifiance des relations entre Lorient et Marseille jusqu’à la guerre de Sept Ans¹⁴. » Insignifiantes certes, mais pas absentes pour autant. Les premières cargaisons de produits des Indes orientales redistribués par la Compagnie apparaissent dans les dépositions à l’entrée du port de Marseille à compter de 1739. Si en janvier de cette année-là, le Marguerite Michel, vaisseau du capitaine Jacques Mahé, apporte 77 tonneaux de sardines en barils et des marchandises prises à Cadix, c’est le Juste, vaisseau du capitaine malouin Jean-Baptiste Serre, en provenance de Port-Louis mais ayant fait escale à Alicante, qui est chargé de « marchandises diverses de la Compagnie des Indes ». Marchandises prises en Espagne ? Nous ignorons le contenu des cargaisons des deux bâtiments qui les suivent en décembre, à savoir l’Hercule, du capitaine Jacques Le Baude, de Vannes, et la Renommée, de Guillaume Le Godel, du même port. En revanche, cette dernière, que l’on retrouve à la fin de l’année suivante, porte à Marseille, comme la Comtesse de Watteville commandée par Pierre Saloy, de Dieppe, des produits de la Compagnie des Indes pour divers négociants de la place¹⁵. Ainsi trouve-t-on, notamment à bord du dernier de ces navires, 120 balles de poivre, 60 balles de café, 31 caisses de thé, 14 balles de curcuma¹⁶. Plus traditionnellement c’est du poisson salé qu’apporte de Port-Louis à Marseille, la Reyne des Anges, après avoir touché Toulon puis La Ciotat. Par ailleurs, pour la première fois, avec l’enregistrement de l’entrée de la Renommée, le 28 novembre 1740, l’intendant du bureau de la Santé indique correctement le nom de Lorient, écrivant néanmoins parfois encore par la suite « Orient » ou « l’Orient » comme port de provenance.

11Amorcé, le mouvement se poursuit et s’amplifie à la veille de la guerre de Sept Ans. Certes, sur les onze vaisseaux qui arrivent de Lorient ou Port-Louis à Marseille en 1750 et 1751, un seul transporte des « marchandises diverses et d’Inde », à savoir le Saint-Firmin, du capitaine Claude Pichon, de Saint-Valéry, les autres portent des sardines salées, du blé et de la morue¹⁷. L’année suivante d’autres bâtiments prennent la route du grand cabotage européen chargés de marchandises d’origine régionale augmentées de produits coloniaux dès leur départ de Lorient : c’est le cas du Canard et du Renard, qui part du port breton avec du blé et des poissons salés mais aussi du poivre et des guinées¹⁸. Parmi la quinzaine de vaisseaux venant de Lorient à Marseille de 1752 à 1754, plusieurs de la Compagnie des Indes, le Comte de Tréguier, le Saint-Nicolas, le Cardinal Saint-Raymond, le Ville de Lorient et l’Olivier apportent des produits des Indes orientales et retournent à Lorient avec des marchandises provençales et levantines (vins, huiles, toiles)¹⁹.

12La guerre de Sept Ans n’interrompt pas totalement le mouvement commercial amorcé entre les deux façades maritimes du royaume. Outre l’appel à des pavillons neutres, comme en 1755 celui du Magdalena Dorothea du capitaine suédois Petersen²⁰, les marchandises empruntent le canal des Deux-Mers ou « canal de Languedoc ». Ouvert à la fin du xvii^e siècle, celui-ci permet une liaison permanente entre les façades atlantique et méditerranéenne, ne formant qu’un seul axe entre Bordeaux et Marseille²¹. Les Marseillais l’ont utilisé durant les conflits de la fin du règne de Louis XIV pour expédier du savon et de l’huile aux commissionnaires d’Agde qui assuraient les expéditions vers Bordeaux, via Toulouse, et recevaient, en retour, du sucre, du café et de l’indigo. Joseph et Georges Audibert réalisent neuf envois de marchandises diverses par ce canal entre 1756 et 1759, alors que l’on n’enregistre aucune expédition par mer²². La « voie de la Garonne », dite aussi « d’Agde, Toulouse, Bordeaux », avait auparavant été utilisée en temps de paix, par la maison Audibert, fils et neveu, pour adresser des marchandises au négociant bordelais Jean Pellet. Cette voie intérieure, secondaire et coûteuse, concerne surtout des produits de valeur, comme ces 34 caisses de corail adressées, en décembre 1752, par Joseph et Georges Audibert à Godeheu d’Igoville, directeur la Compagnie des Indes. L’opération est renouvelée en 1768 par ces mêmes négociants de Marseille avec l’envoi, dans un autre contexte et pour un autre dirigeant, de 70 caisses de corail²³.

13En rien anecdotiques, ces expéditions pointent à la fois le renforcement des échanges entre Marseille et Lorient, et la place occupée, à compter des années 1740, par la maison Audibert, fils et neveu, puis les frères Joseph et
Georges Audibert.

Les Audibert, d’une compagnie l’autre

14La traditionnelle défiance des négociants marseillais à l’égard des grandes compagnies de commerce n’a pas empêché la Compagnie des Indes d’y avoir toujours un correspondant sur place, comme elle en avait dans d’autres grands ports (Rouen, Saint-Malo, Nantes, Bordeaux, Bayonne) et dans des villes intérieures en situation de carrefour pour des échanges régionaux (Orléans, Lyon, Roanne, Toulouse).

15En 1720, Toussaint Catelin, membre de la Compagnie d’Afrique, est dit « agent de la Compagnie » à Marseille où Coustan et Piquet ont acheté pour celle-ci le Duc-de-Chartres. Deux décennies plus tard, le Marseillais Pierre David sert les intérêts de la Compagnie des Indes orientales en mettant à son service l’économie des Mascareignes par l’exploitation de ressources minières (minerai de fer), le développement de l’élevage du ver à soie, la culture du café, du coton, de l’indigo et d’arbres à épices (acclimatation du cannelier)²⁴.

16Rien de tels avec les Audibert, partenaires de « toute confiance » de la compagnie lorientaise aux privilèges peu appréciés, il est vrai, par d’autres acteurs du commerce marseillais, à commencer par Georges Roux, dit Roux de Corse. C’est pourtant auprès de ce « géant des affaires » (Gaston Rambert), farouche défenseur de la liberté des échanges et adversaire de la Compagnie des Indes, que se sont formés les frères Audibert, notamment dans le fructueux commerce des Antilles²⁵.

17Reste une inconnue majeure que nous ne pouvons pas évacuer et qui marque les limites de notre documentation : comment rendre compte de la rencontre entre les Audibert et la Compagnie des Indes ? Comment ces négociants ont-ils accédé au rang de « correspondants » de celle-ci ? Généralement ceux-ci, d’une certaine envergure économique, reçoivent de la direction parisienne de la Compagnie, après qu’ils l’aient souvent fortement sollicitée, l’habilitation officielle à remplir cette fonction. Celle-ci consiste à rechercher les marchandises « commises » par des « mémoires » rédigés par le Bureau des Achats de Paris, à s’adresser pour cela aux négociants et producteurs régionaux et à centraliser les achats effectués. Ils constituent ainsi un maillon à l’intérieur d’un vaste réseau commercial contrôlé par la Compagnie²⁶. Par quel cheminement, par quel canal sont-ils entrés en contact avec la direction centrale pour obtenir cette position ? Nous sommes réduits à construire un faisceau de probabilités pour saisir cette prise de décision qui nous échappe.

18Petit-fils de Pierre Audibert et fils de Gaspard originaire de Mison et bourgeois du Caire (diocèse de Gap), les frères Joseph et Georges appartiennent à cette aristocratie du négoce marseillais dont le marchepied a été la « droguerie ». Leur neveu, Joseph Hugues, dit Hugues l’aîné, marchand-droguiste installé à Marseille vers 1740, a fait rapidement fortune, notamment dans le trafic des denrées coloniales et pharmaceutiques, fournissant les armées du roi pour toutes sortes de drogues en France, en Lorraine et en Allemagne, le hissant parmi les plus importantes maisons de la place à la veille de 1789²⁷.

19La fréquentation de la foire de Beaucaire, qui était encore à l’ordre du jour des Audibert en 1739 et 1745 en qualité de marchands-droguistes, secteur commercial où les « sociétés entre frères » sont fréquentes²⁸, n’a plus cours pour eux dans la seconde moitié du siècle. L’opulence à laquelle ils sont parvenus à la fin du xviii^e siècle ne fait aucun doute. Dans la contribution patriotique du quart du revenu, dont le rôle fut établi en 1790, la maison Audibert est la plus forte de la place avec 40 000 livres. Au moment de l’emprunt forcé de 1793, Georges, considéré comme « bourgeois », a investi 695 000 livres dans les affaires de ses fils, somme qui approche le million une fois ajoutés les « intérêts en diverses marchandises ». La déclaration de son frère Joseph, également bourgeois retiré des affaires, indique un semblable niveau avec 780 177 livres de « billets en portefeuille » et 448 177 placées dans les affaires de son fils Dominique²⁹.

20Les unions familiales des Audibert font état de leur proximité avec les autres puissantes familles protestantes de la place : Dominique, le fils de Joseph, est marié à Élisabeth Seimandy, Georges, l’époux de Louise Dolier, a pour gendre Louis d’Illens, de Lausanne, et leur sœur Suzanne est mariée à Balthazar Hugues. De communes affaires, comme la création en 1780 par Joseph Audibert, André Liquier, Jacques Rabaud et Jacques Seimandy d’une « Compagnie pour le commerce des assurances, le prêt à la grosse aventure et l’escompte des papiers de commerce³⁰ », ainsi que diverses spéculations avec les membres de ce « cousinage qui unit toutes les familles riches de la bourgeoisie protestante marseillaise³¹ », ne sauraient masquer le développement original des affaires des Audibert. Leurs investissements aux Îles d’Amérique, leurs intérêts au sein de la Compagnie royale d’Afrique³² et plus encore leur « goût de l’Inde » traduisent assurément le passage de la droguerie au grand négoce, sans renoncer à l’industrie, à l’instar de Georges Audibert, négociant et savonnier.

21En 1740, parmi les premières cargaisons de produits des Indes qui arrivent de Lorient à Marseille sur la Comtesse de Watteville, les Audibert, fils et neveu, reçoivent 30 balles de poivre, 28 de café, 7 de thé sur respectivement 120, 69 et 31 balles de ces marchandises. En 1749, une lettre de Pierre Honoré Roux, de Marseille, à la maison Barrau, de Bayonne, signale l’arrivée de deux petits bâtiments espagnols porteurs d’un million de piastres pour compte du roi d’Espagne et vendues « à MM. Joseph et Georges Audibert, pour la Compagnie des Indes³³ ». La correspondance des frères Audibert et les connaissements des marchandises expédiées à Lorient font état, dès avant le milieu du siècle, de l’extrême diversité des envois effectués en réponse aux commandes passées par les administrateurs de la Compagnie des Indes. Les anciens marchands-droguistes fournissent, par leurs réseaux, cette grande variété de produits souhaités à commencer par les « drogues pour la pharmacie de Lorient » (quina, rhubarbe, térébenthine, réglisse, gingembre, tamarin, baumes) et

qui mieux que l’apothicaire du port de la Compagnie aurait pu nous indiquer l’efficacité curative de ces drogues dont les Audibert sont les fournisseurs exclusifs de la Compagnie³⁴.

22Ils expédient également des matières premières et produits manufacturés (sel de saturne, alun, savon, sparterie, colle), des denrées alimentaires dites aussi « munitions de bouche » (huile d’olive, anchois, câpres, amandes, miel) et des vins de Provence qu’ils proposent pour les équipages des navires. En 1753, convaincue par les arguments des Marseillais, la Compagnie en commande plus de 500 barriques, une centaine d’eau-de-vie et une « dame-jeanne de vin de Chypre et Syracuse » destinée à un usage domestique³⁵. Les marchandises extraites du Levant et de Barbarie (coton filé, gomme, séné, cire, cuirs, corail) figurent également dans ces premiers envois. Les liens avec la Compagnie royale d’Afrique, créée en 1741, permettent à la maison Audibert de s’approvisionner au meilleur compte et de servir de relais privilégié. En contrepartie ils achètent à la Compagnie, à l’arrivée de ses navires à Lorient, toute la gamme des articles venus d’Inde : thé vert, poivre, café de moka, percales, satin, indiennes dont guinées et « garas »³⁶, en bénéficiant de 10 % d’escompte sur presque tous.

23En partie interrompu par la guerre de Sept Ans, le mouvement des échanges reprend dès 1764. En janvier la Néréide, de Lorient, capitaine Pascal, qui entre à Marseille chargée de diverses marchandises régionales (poissons, toiles) et de 800 charges de blé³⁷, est suivie de bâtiments avec des produits asiatiques. Un fort assortiment arrive en 1765 sur la Charmante-Julie (porcelaine de Chine et 350 charges de blé), suivie de cinq autres bâtiments en 1766, quatre en 1768 (Flore, Picardie, Breton, Saint-François) et deux en 1769 (Élisabeth, Saint Jean l’Évangéliste). Ces navires sont chargés de thé, café de moka, poivre, porcelaine, rhubarbe, cauris, laque en feuilles, étoffes (taffetas, percales, damas, pékin rayé, nankin jaune, mouchoirs de Bengale et de Masulipatam, satin broché, guinées).

24En retour, la Compagnie augmente fortement ses achats sur la place marseillaise tant en marchandises locales (vins, huile d’olive, figues, raisins secs, amandes, savon marbré, bougies, soude, anchois…) qu’en produits du Levant et de Barbarie (éponges, toileries, maroquineries, cuirs fins, cire, corail)³⁸. Les connaissements font état de plus de 70 produits, avec parfois de volumineuses et coûteuses cargaisons à l’instar de ces 300 jarres d’huile d’olive chargées en septembre 1768 sur le brigantin Saint-François, du capitaine Blavet, de Saint-Valéry³⁹.

25Les Audibert sont bien placés pour approvisionner la Compagnie des Indes en produits des concessions barbaresques (Bône, La Calle), à commencer par le corail, étant donné le contrat qui les unit jusqu’en 1780 à la Compagnie royale d’Afrique dont le siège est à Marseille. Outre la réexportation du corail d’Afrique du Nord vers le Grand-Duché de Toscane pour approvisionner les ateliers de Livourne à l’occasion de la foire annuelle ouverte pour ce produit⁴⁰, le Ponant est un débouché majeur pour les frères Audibert. La totalité des coraux des années 1770 ainsi que de grandes quantités des années précédentes sont acquises par les Audibert qui s’engagent quelquefois à majorer les prix d’achat avant « récoltes » pour s’assurer de l’intégralité de la ressource. En 1766, et à la fin de l’année 1769, ils emportent aux enchères toutes les ventes de corail, dont 130 caisses à un prix majoré de 8 %⁴¹. En juin 1777, ils s’engagent à acquérir « tous les coraux que recevrait la Compagnie pendant six ans ou pendant neuf ans à leur option à 30 % ». Une facture dressée vers 1770 par Joseph et Georges Audibert fait état d’un caisson de corail ouvré en grains, d’une valeur de 4 830 livres, destiné au Lorientais Julien Le Lubois qui travaille pour la Compagnie des Indes et qui en fut le garde-magasin à l’île de France⁴².

26Ces échanges marchands sont quelquefois doublés ou prolongés par des services « diplomatiques ». En 1763, à la demande de la Compagnie, les Audibert interviennent pour participer à la résolution d’un délicat problème qui l’oppose à des négociants marseillais à propos de l’achat de moka. La Compagnie, qui n’a pas été en mesure à cause de la guerre de s’approvisionner en café dans l’océan Indien, a eu l’occasion d’en acheter en Égypte et l’a fait transporter à Marseille sur deux navires hollandais. Cependant elle refuse de payer à la Chambre de commerce, gardienne du monopole du commerce du Levant, le droit de 20 % ad valorem exigé sur les marchandises « levantines » débarquées à Marseille de navires étrangers⁴³. Cet incident, qui a vu l’intervention du secrétaire d’État de la Marine, de l’Intendant de Provence et du contrôleur général des Finances, a finalement pu être réglé à l’amiable, sous le contrôle de la Chambre de commerce, par la conclusion d’un marché avec les frères Audibert pour des achats de grosses quantités de café et la réduction de moitié des droits exigés à la Compagnie qui a fait « irruption dans la chasse gardée marseillaise » (Ch. Carrière). Plusieurs expéditions de café de Moka et de Bourbon à destination de Lorient ont suivi cet accord, initialement prévu pour une seule année : une en 1763, deux en 1765 dont 8 000 balles chargées sur le Grand Bourbon pour être négociées « à la vente de la Compagnie », et deux autres en 1766⁴⁴. S’il ne semble pas que les Audibert aient été les seuls à bénéficier au final des ventes de café d’Orient à la Compagnie, ils ont assurément tiré profit de leur intermédiation entre la Compagnie et la Chambre consulaire.

27La nature des relations entre les Audibert et certains responsables de la Compagnie des Indes se perçoit au fil de leurs correspondances ponctuées de « courtoises attentions ». Les Marseillais se chargent ainsi gracieusement des acquisitions des directeurs et commandants de port établis à Lorient (François Rothe, Delavigne-Buisson) ou des constructeurs et officiers de la Compagnie (Levêque et Caro) en les agrémentant de quelques présents⁴⁵. Sensibles à de tels gestes, ces correspondants facilitent en retour des transactions, comme ce transport en 1764 d’une quantité de porcelaines à l’adresse des frères Audibert accompagnée, en cadeau, d’un « assortiment de porcelaine des Indes ». Celles de Chine ayant été en partie endommagées pendant le voyage, les agents de la Compagnie effectuent, en compensation de cette infortune, un envoi spécial d’objets intacts sur la Charmante-Julie⁴⁶. Et c’est avec regret que le directeur de la Compagnie, Godeheu d’Igoville, n’a pas pu auparavant répondre favorablement à la demande des Marseillais d’accorder un poste d’écrivain, sur un des vaisseaux de l’expédition en cours de préparation, « à un jeune homme auquel vous vous intéressés, tous les vaisseaux étant pourvus […] Dès que la chose sera possible j’aurai tous les égards que mérite votre recommandation⁴⁷ ».

28Des visites effectuées lors des ventes de cargaisons indiennes contribuent à renforcer ces liens et participent à l’apprentissage des jeunes générations. Dominique, fils de Joseph, se rend en 1766 à Lorient et c’est son cousin Joseph Jean, fils de Georges, qui s’y trouve l’année suivante pour assister aux opérations : « Le fils aîné de notre sieur Georges sera cette année à votre vente. Il aura l’occasion de vous rendre ses devoirs. » L’année suivante, après un passage à Paris, il est de nouveau à Lorient avec les directeurs « députés pour la vente » et y reste jusqu’en février 1769⁴⁸. Cette présence lui permet aussi de recueillir, à la source, de « bonnes informations » alors qu’ont été préparés les voyages du Marquis-de-Beuvron et de la frégate l’Heureuse à destination de l’océan Indien et que le monopole de la Compagnie est sur le point d’être suspendu.

Émancipation des Audibert ?

29Toutefois, « le mirage indien avait brillé très tôt » pour les frères Audibert. Dès 1764, alors que le privilège de la Compagnie des Indes ferme encore l’océan Indien au commerce libre, ils ont obtenu la permission d’envoyer un vaisseau à l’île Bourbon, « première liaison de Marseille avec les Mascareignes⁴⁹ ». Au retour, le Grand-Bourbon, monté par 89 hommes d’équipage et commandé par Pierre Galocheau, de La Rochelle, parti de « Saint-Paul, île Bourbon le 8 mars (1765) chargé de café pour Messieurs Joseph et Georges Audibert entre dans le Détroit (Gibraltar) le 18 juin », fait escale à Toulon et arrive à Marseille le 6 juillet, avant de regagner Lorient⁵⁰.

30Peu après, et dans une autre configuration, les frères Audibert ont affrété deux navires pour le service du roi. Le 30 décembre 1768, le ministre de la Marine, qui a demandé à la Compagnie de faire passer à l’île de France
« 7 002 tonnes d’effets, munitions et marchandises », écrit au commissaire général du port de Lorient que :

les vaisseaux de la Compagnie […] ne pouvant suffire au transport des hommes et des approvisionnements […] il est nécessaire d’y suppléer par des navires marchands. J’ai été informé que le sieur Audibert, négociant à Marseille, se chargerait volontiers de tous ces transports. Ce négociant se trouvant actuellement à Lorient [il s’agit de Dominique, fils de Joseph] vous pourrez le voir à ce sujet⁵¹.

31Le Marquis-de-Beuvron (ex Grand Bourbon) a quitté Lorient en juin 1768 et la frégate l’Heureuse (ex Garonne), qui avait eu quelques ennuis lors du premier départ, est partie dans le cours du mois suivant. Les résultats commerciaux de ces deux voyages sont méconnus. Le Marquis-de-Beuvron qui a été « condamné » à l’île de France en février 1769, y a néanmoins été vendu et a continué à naviguer localement sous le nom de Chevalier-des-Roches⁵² comme ce sera peut-être le cas plus tard du Robert-Édouard, destiné aux Mascareignes en 1781, mais vendu au Port-Louis (île Bourbon) en août 1782⁵³. Quant à la frégate l’Heureuse, commandée par le capitaine marseillais de Campis⁵⁴, lieutenant de frégate du roi, elle disparaît dans la région des Comores en avril 1769 alors qu’elle se livrait vraisemblablement à la traite négrière⁵⁵.

32Les frères Audibert ont entraîné très tôt d’autres négociants marseillais, à commencer dès 1765 la maison de leur neveu Joseph Hugues, dans ces opérations lointaines qui exigent l’immobilisation d’importants capitaux mais laissent entrevoir « de prodigieux profits ». À la veille de la suspension du monopole de la Compagnie des Indes, les Audibert, qui sont bien placés pour connaître cette prochaine prise de décision, amplifient leurs achats dont les montants passent de 40 223 livres-tournois en 1765, à 202 885 en 1767 et bondissent à 2 448 855 en 1768⁵⁶. Ils achètent tout ce qu’ils considèrent pouvoir être écoulé sur un marché qui devra attendre de longs mois les retours des premières expéditions du commerce libre. Ces achats font d’eux les premiers clients de la Compagnie en 1768, les seconds étant la maison Dominique Deubroucq, de Nantes, pour 2 383 896 livres.

33L’intérêt porté à l’océan Indien, avant la suspension du privilège le 13 août 1769, est indéniable, mais suspension ne signifie pas pleine liberté. Les expéditions « libres » sont soumises à diverses formalités comme l’obligation d’un passeport (gratuit mais sa demande permet de contrôler la circulation), le paiement de taxes (5 % ad valorem), le droit du roi de disposer sur chaque navire d’un dixième de sa portée, un régime de faveur accordé par le roi aux armateurs employant au moins deux officiers de la marine de l’ex-Compagnie et surtout les retours comme les ventes effectués obligatoirement à Lorient.

34Nonobstant ces contraintes des voyages ont lieu dès 1771. Outre celui de la frégate l’Aigle, de 250 tonneaux, achetée par l’armateur Pierre Jean Grenier pour « l’île de France, l’île Bourbon et la mer des Indes »⁵⁷, qui fait voile pour les Mascareignes commandée par le capitaine Bonnegrace le 10 juillet 1771 et qui y fait naufrage deux ans plus tard (10 avril 1773), les Audibert font une expédition avec la Thétis, frégate en rade de Brest, prêtée par le roi par l’entremise de la maison nantaise Deubroucq. Ce bâtiment est armé pour les Indes en septembre 1771, sous le commandement du lieutenant de vaisseau Trobriand et avec Blancard pour subrécargue. Riche d’expériences antillaises, le Marseillais Pierre Blancard est novice dans ce nouveau commerce ainsi qu’il le reconnaît volontiers : « je n’avais aucune lumière pour trafiquer utilement avec les habitants de l’Asie⁵⁸ ». Toutefois, comme il le note ultérieurement dans son Manuel du commerce des Indes, il paraît avoir réussi à surmonter des obstacles que les frères Audibert n’avaient pas entrevus :

MM. J. et G. Audibert […] qui en étaient les armateurs avaient adopté un plan dont les résultats offraient des bénéfices hors de toutes proportions ordinaires, puisqu’ils allaient à trois capitaux pour un, mais ces habiles négociants ne m’astreignaient point à le suivre. Ils prévirent que cette belle expectative pouvait s’évanouir ; ils m’en laissèrent le juge et, sans considérer que j’allais dans l’Inde pour la première fois, ils me permirent de substituer toute autre opération à celle qui était le but de l’entreprise. Je m’assurai, à l’île de France, que le plan qui m’avait été donné ruinerait l’expédition. J’en formai un autre et j’eus la satisfaction de voir que j’avais assuré le succès du voyage de la Thétis⁵⁹.

35Les instructions ou « raccord » données par les armateurs ont assurément laissé une certaine souplesse à leur représentant à bord, malgré sa méconnaissance du nouveau marché, afin de faire fructifier au mieux l’expédition, « but de l’entreprise ». Ces considérations sont peut-être aussi, pour Pierre Blancard, une occasion de faire-valoir, sinon d’exagérer, son savoir-faire quelques décennies après avoir mis un terme à ses activités. Néanmoins si ses compétences n’avaient pas été à la mesure des attentes des armateurs ceux-ci ne lui auraient pas confié, comme ils le firent rapidement, d’autres cargaisons indiennes. Dès 1773, ils lui donnent le commandement du Gracieux, associés à Feray et Massieu du Havre d’où part ce navire.

36Après avoir perdu à la suite d’un naufrage le Duc-de-Duras, acheté à Bordeaux en 1775, les frères Audibert acquièrent, en 1781 à Marseille, la Julie-Bien-Aimée qui y revient en mai 1783 avec du café de moka et du bois de teinture pour leur compte. Entre temps, en janvier 1782, soit à la fin de la guerre d’Amérique, ils ont fait enregistrer une commission en guerre et marchandise pour la Georgette, de 180 tonneaux, petite entreprise dont on ignore les résultats.

37Une fois les ventes réalisées à Lorient, où doivent se faire les retours de l’océan Indien, des navires attachés ou non à Marseille prennent le chemin du grand port provençal avec des marchandises ramenées d’Asie à l’adresse de consignataires locaux. Le Ville de Saint-Pétersbourg, senau du capitaine Sausset, du Havre, arrivé à Marseille en décembre 1771, comprend surtout du café de Bourbon (878 barriques et 9 balles), comme le Ville de Honfleur du capitaine Gilles quelques mois plus tard. En revanche, sur le Septentrion, arrivé en janvier 1777, c’est le poivre qui domine (378 balles) sans exclure un large éventail d’autres marchandises asiatiques avec, dans tous les cas, les grandes maisons de la place comme destinataires : les frères Audibert, Jacques Rabaud, Hugues l’aîné, Jacques Seymandi et Solier. Des produits bretons (toiles et sardines salées) sont parfois glissés dans ces cargaisons comme dans celles du senau Saint-Valéry, capitaine Lambert, en 1770, de la Marie-Françoise capitaine Menot, de la Ville de Saint-Pétersbourg capitaine Sausset en 1771. Le capitaine Raymond, qui commande en 1776 la Marie-Adélaïde, apporte de Lorient du café, du poivre, de la porcelaine, des mouchoirs des Indes, des nankins et de la cannelle sauvage⁶⁰.

38Près de 62 % des capitaux des armements effectués à Marseille entre 1771 et 1785, année de la création de la troisième Compagnie, sont à mettre à l’actif des négociants dominés par Rabaud, Solier et compagnie, auxquels sont associés les Audibert⁶¹. Ceux-ci figurent en 1783 parmi les souscripteurs (20 actions pour Joseph et Georges, 15 pour Dominique, fils de Joseph) de l’expédition commerciale vers la Chine organisée par la société Miraillet, Rémuzat & C^ie qui a succédé, en 1780, aux frères Audibert dans le bail passé avec la Compagnie royale d’Afrique pour la fourniture de corail⁶².

39Voulant éviter de revenir à Lorient au terme des expéditions vers l’océan Indien, certains armateurs marseillais font effectuer les retours de leurs navires en passant par les Antilles, mettant en place un nouveau « commerce circuiteux⁶³ ». Après avoir écoulé une part de leurs marchandises aux Îles françaises d’Amérique, les navires y chargent des produits coloniaux et regagnent en droiture Marseille en ignorant l’ancien siège de la Compagnie des Indes. Ces manœuvres destinées à s’affranchir du monopole de Lorient, dont le pointage reste à effectuer en croisant les sources des ports impliqués dans cette circulation, n’ont sans doute pas été très nombreuses. Elles révèlent néanmoins l’agacement de certains négociants qui n’hésitent pas également, comme Jacques Rabaud, à faire appel à des pavillons étrangers :

[ainsi en est-il pour] l’expédition du Victor Amédée savoyard, pour les Indes, qui partira d’ici [Marseille] sous un mois pour aller prendre ses expéditions à Nice […] et aller dans tous les ports au-delà du cap de Bonne Espérance et jusqu’à la Chine⁶⁴.

40La création de la troisième Compagnie pour faire le commerce de l’Inde et de la Chine, dite parfois Compagnie de Calonne (avril 1785), avec Lorient comme port d’attache et des ventes, renforce les oppositions à ce privilège. Elle provoque notamment de vifs débats à propos de bâtiments, comme la Vicomtesse de Besse, qui ont été expédiés par des Marseillais peu avant la décision du Conseil du roi, et qui ne sauraient de ce fait se plier aux exigences de la nouvelle structure commerciale⁶⁵. Malgré ces protestations et manœuvres engagées pour contourner les nouvelles règles commerciales, les pratiques anciennes de ventes à Lorient des cargaisons de retour d’Inde et de Chine, comme les envois ensuite vers Marseille de produits asiatiques depuis le siège de la Compagnie, restent de mise. Il demeure néanmoins difficile de connaître l’état exact des cargaisons des 42 navires (vaisseaux et brigantins) qui arrivent à Marseille en provenance de Lorient entre 1786 et 1790, soit le nombre le plus important relevé au cours du siècle. Les enregistrements des dépositions faites par les capitaines à l’entrée du port de Marseille ne nous autorisent pas à séparer clairement les bâtiments exclusivement chargés de produits issus de l’économie bretonne de ceux transportant uniquement des produits orientaux. Qui plus est un tel cloisonnement ne répondait pas aux pratiques marchandes. Entre 1786 et 1790, trois bâtiments seulement, l’Antoinette du capitaine Jean Augier, de l’île d’Yeu, la Conception, du capitaine Étienne Rabasso, de Saint-Malo, et l’Aimable Rose Françoise, de Philippe François de la Marre, de Honfleur auraient été uniquement chargés de poissons salés, d’huile de poisson et de sardines, mais avec quelques « marchandises diverses » à côté de poissons salés sur la Pauline, de Marc Benoît, de Lorient et la Jeune Charlotte, d’Alexandre Desjardins, de Rouen⁶⁶. Une étude exhaustive des connaissements et des manifestes permettraient, quand ils ont été conservés, de savoir ce que contiennent les « marchandises diverses » souvent mentionnées à l’entrée dans le port. Ce sont ainsi, près de 2 000 balles de café sur l’Heureuse Zoé, capitaine Malaval, 1 185 sacs de salpêtre sur le Chêne, capitaine Boulouvard, ou encore un large assortiment dominé par des balles de poivre (183) et des guinées blanches (108 balles) sur le Nancy, capitaine Bonavie. Un point commun demeure : les destinataires de ces « diverses » sont généralement les grandes maisons de la place comme Jacques Rabaud, Joseph et Georges Audibert, Strafforello et Peragallo, Jean et David Baux, Solier, Martin Salavy et C^ie, Samatan frères. Cette présence souligne l’intérêt soutenu pour les arrivages à Marseille de « cargaisons indiennes » sur les navires venant de Lorient, mais ne sauraient faire oublier, en contrepartie, les envois effectués en direction de l’océan Indien et de la mer de Chine (depuis Marseille ou non). Le rappelleraient si nécessaire ces ventes réalisées pour les maisons Audibert et Laflèche et Rafinesque par le capitaine et subrécargue Pierre Blancard lors de voyages organisés vers Canton en 1786 et 1791⁶⁷.

41Cependant, comme au temps du « commerce libre », sinon plus encore après la création de la troisième Compagnie, les relations de Marseille avec l’espace asiatique ne sauraient se limiter aux seules entrées à Marseille de navires venant de Lorient et aux seuls départs effectués à partir du Lacydon ! Comme il serait tout aussi imprudent de passer sous silence les navires armés pour les Indes orientales, munis d’un passeport délivré par la compagnie des Indes et enregistré par l’amirauté de Marseille, mais n’ayant pas fait leur retour en France. Tel est le cas du Saint-Charles parti de Marseille en 1786 et rentré en 1789 à Ostende, du Liberté parti de Marseille en 1790 et amené à la Barbade après sa prise par les Anglais en mai 1793, ou encore de l’Argonaute, qui a quitté Marseille en août 1791, avec un retour prévu à Lorient, mais qui a été dérouté vers Philadelphie en mai 1793. Ce ne sont là que quelques fragments d’une longue, riche et passionnante histoire en construction⁶⁸.

42Néanmoins, tous les négociants marseillais ne se sont pas dressés, en 1785, comme Jacques Rabaud, contre la « nouvelle Compagnie des Indes ». Henry et Louis Bergasse, maîtres de chais au quai de Rive-Neuve à Marseille, ne sont pas insensibles aux propos de leur frère Nicolas qui demande « s’il y a de la prudence à opposer aux compagnies des Indes anglaise et hollandaise les efforts divisés des négociants ». Plusieurs opulentes maisons du commerce libre, comme les frères Hermitte, la veuve Peschier et Hugues l’aîné ne sont pas totalement hostiles à la nouvelle compagnie. Et le « fastueux Dominique Audibert » (G. Rambert) en est actionnaire pour 211 actions de 1 000 livres, contre 120 pour Hugues l’aîné, 25 pour les frères Hermitte et 12 pour la veuve Peschier⁶⁹. Cette dernière présence rend-elle également compte de la fonction de correspondant à Marseille, pour la nouvelle Compagnie des Indes, de Jacques Bouillon, originaire de La Ciotat et associé jusqu’en 1786 au Suisse Peschier, sous le nom Jacques Bouillon et C^ie70 ?

Conclusion

43L’itinéraire commercial des frères Audibert, qui n’a pas seulement la « saveur de l’Inde », illustre dans une certaine mesure les mutations enregistrées par le négoce marseillais au cours du xviii^e siècle. Les relations traditionnelles de la place avec les familières Échelles du Levant semblent marginales dans leur parcours, mais leurs entreprises s’inscrivent dans le changement de stature du port et participent à la mondialisation des échanges qui caractérise le xviii^e siècle marseillais. La fortune des marchands-droguistes amorcée dans le commerce des Îles françaises d’Amérique, un temps prolongé vers la Nouvelle-France, a été amplifiée par le commerce des Indes grâce à leur position d’interface entre la Compagnie des Indes orientales et la Compagnie royale d’Afrique. Les aléas de l’une et les ambitions des autres ont mis fin à cette construction.

44Les Audibert se sont « dégagés » de ces liens mais ont mis à profit le rôle de maillon qu’ils ont un temps occupé entre ces deux structures commerciales. Leur qualité de correspondants de la compagnie de Lorient sur la place marseillaise leur a permis de saisir les rouages de ce négoce lointain, de nouer des liens avec des acteurs locaux et de s’élancer vers les horizons asiatiques avant même qu’ait sauté le verrou placé sur cette route par le monopole de la Compagnie. Pour organiser des expéditions vers les Mascareignes, voire Canton, les maisons marseillaises ont drainé des capitaux sur toutes les grandes places européennes. Cependant le développement des affaires des Audibert, par le moyen de sociétés strictement familiales – un cercle de familles qui compte il est vrai de puissantes maisons – garde une physionomie originale dans la mesure où, pour financer les expéditions, elle ne montre aucune stricte dépendance à l’égard d’un groupe quelconque, international ou non⁷¹.

45Si Dominique Audibert apparaît dans une certaine mesure comme l’héritier de la maison⁷², s’il a participé avec son père Joseph et son oncle Georges, ainsi qu’avec son beau-père Jacques Seimandy, à quelques opérations commerciales aux Antilles et en Inde, et s’il s’est montré attentif aux relations entrouvertes par ces parents vers les jeunes États-Unis d’Amérique, son itinéraire emprunte des voies plus institutionnelles (Chambre de commerce, Conseil général du commerce) et d’un autre temps qui tendent à l’éloigner du comptoir des négociants⁷³.

Joseph Audibert dans Gaston Rambert