1Avant la révolution des transports, l’apparition de nouveaux moyens de communication et la mise en place des premiers réseaux logistiques d’approvisionnement et de distribution des marchandises au cours du xix^e siècle¹, les chaînes de collecte, de circulation et de vente des matières premières et des produits manufacturés étaient d’une grande diversité, le plus souvent segmentées et composées d’une succession d’acteurs aux statuts et aux rôles variés. Selon les cas, elles se trouvaient caractérisées par une plasticité et une instabilité permanente ou, inversement, accrochées à des traditions et des pratiques validées par le temps, des cadres juridiques contraignants ou la force d’appartenances communautaires². Le but de cet ouvrage collectif est de porter un éclairage sur ces chaînes et maillons du commerce dans un temps long allant du xvi^e au xix^e siècle, afin d’approcher leurs natures, d’examiner leurs types de fonctionnement et de saisir leurs évolutions.

2Cerner, dans les échanges, ce qui se joue entre la production et la consommation, c’est essayer de comprendre comment le commerce s’organise avec ses besoins humains, matériels ou juridiques et ses objectifs économiques en termes d’achat, de transport et de vente de marchandises. Comment se construisent et se transforment les chaînes reliant les producteurs aux grossistes, aux vendeurs au détail et aux consommateurs finaux ? Quelles sont les caractéristiques des relations entre les différents maillons des circuits commerciaux ? Quels sont les éléments législatifs et juridiques qui les encadrent ? Quelles sont les modalités de circulation des marchandises entre les différents maillons d’un réseau ? Quels sont les rémunérations et les profits retirés par les différents acteurs ? Comment les intérêts propres à chaque acteur-maillon d’une chaîne commerciale s’accordent-ils ? Quels sont les éléments juridiques et sociaux qui déterminent et sous-tendent leurs relations ? Quels sont les obstacles à l’efficacité de ces chaînes et comment affectent-ils leur niveau de performances économiques ? Existe-t-il des particularités liées aux espaces et aux produits ? Peut-on déceler des évolutions sur quatre siècles d’activités marchandes ? Si ce livre n’a pas l’ambition de répondre à toutes ces questions, son but est d’éclairer nombre d’entre elles et de mettre au jour les pistes de recherche les plus prometteuses pour tenter de les approcher au mieux.

3Avant d’entrer dans le vif du sujet, il convient d’apporter une précision de vocabulaire, en expliquant ce qui est entendu par « chaînes » et « maillons » du commerce. Ici, il est nécessaire de lever une ambiguïté. Les termes « chaîne » et « réseau » sont parfois employés comme synonymes, mais s’il existe des porosités entre les définitions des deux mots, ceux-ci ne recouvrent pas les mêmes réalités. Le réseau marchand est un ensemble organisé autour d’éléments dépendant d’un centre et répartis en différents points³. La chaîne commerciale est quant à elle l’association, au sens large, d’éléments dont le but est la pratique d’une activité d’échanges à profit commun pour tous les acteurs. Cet assemblage peut être pérenne, mais tout aussi bien relever d’une opportunité très passagère, et disparaître aussitôt avec elle. Contrairement au réseau qui suppose une stratégie et une structuration préalables à l’activité pour connecter ses participants, et qui repose sur une certaine force relationnelle entre ses agents, la chaîne peut s’appuyer sur des maillons dont les attaches sont beaucoup plus lâches, parfois nées d’occasions et de rencontres du moment et d’un lieu. Autrement dit, si un réseau marchand forme une chaîne commerciale, une chaîne commerciale ne constitue pas forcément un réseau marchand.

4Par le terme de « maillons », nous entendons tous les acteurs qui participent à la circulation des marchandises, quels que soient leur stade d’intervention, leur statut et l’importance de leur rôle dans les échanges. Le terrain n’est certes pas vierge. Ainsi, de nombreux travaux s’intéressant aux processus de professionnalisation et de spécialisation dans les activités commerciales ont déjà dressé des portraits de groupes, à l’image des courtiers, des colporteurs, des représentants de commerce ou encore des capitaines-géreurs⁴. Le tableau reste néanmoins incomplet pour saisir ce monde dense et hétérogène. Il convient par exemple, de mettre en lumière des acteurs oubliés ou « invisibles » de l’activité commerciale, à commencer par les femmes⁵. Il s’agit aussi d’approfondir la compréhension de la grammaire des relations entre les participants aux chaînes de l’activité marchande. L’idée traditionnelle d’une révolution des pratiques relationnelles des marchands entre les xviii^e et xix^e siècles, caractérisée par un « passage de relations fortement encastrées dans des liens forts, déterminés par des appartenances assignées (famille, confession, ethnie), à des relations de marché devenues plus impersonnelles et plus ouvertement prospectives », a récemment fait l’objet d’une réévaluation montrant une évolution moins linéaire et une diversité de longue durée dans les manières de construire et de mobiliser les liens commerciaux⁶. Dans ce dossier, il reste encore à examiner le rôle que jouaient différents éléments ou facteurs dans la structuration des rapports entre les acteurs des circulations marchandes, et notamment à évaluer le poids des législations, à examiner l’impact des lieux (privés ou publics), des territoires, des espaces et des échelles dans lesquels s’inscrivent les activités ou à analyser l’influence des caractéristiques des produits dans l’association de ceux qui les faisaient voyager⁷. Sur ce dernier point, il s’agit notamment de questionner l’hypothèse formulée par Anthony Molho et Diogo Ramada Curto selon laquelle les relations entre des acteurs marchands fondées sur des liens d’appartenance forts déboucheraient plutôt sur un commerce dirigé vers une marchandise en particulier, tandis que des échanges plus diversifiés demanderaient la mise en relation d’un ensemble plus complexe et plus hétéroclite de maillons⁸.

5Avant d’aborder la question de la structuration de cet ouvrage, les coordonateurs tiennent à formuler un regret à propos de la couverture chronologique des études rassemblées, avec l’importance donnée aux contributions portant sur les xviii^e et xix^e siècles. Tropisme des coordonateurs, tous spécialistes de cette période de l’histoire ? Sans doute, mais invoquer ce seul motif serait insuffisant. L’ambition initiale était de donner toute sa place à la première modernité, mais plusieurs contacts pris avec différents collègues pour élargir le nombre des études sur les xvi^e et xvii^e siècles n’ont pas abouti. Mais, à dire vrai, le vivier est-il important ? Ce livre est finalement le miroir des forces consacrant des recherches aux questions socio-économiques des sociétés préindustrielles, avec des effectifs déclinant au fur et à mesure que l’on remonte le temps. Ce manque devra être comblé dans le futur. En considérant l’histoire des chaînes et des maillons du commerce de l’époque moderne, les coordonateurs de ce volume ont conscience que le temps n’était pas immobile et sa marche allait de conserve avec de profondes évolutions, notamment avec l’essor des échanges ayant provoqué sur quatre siècles une augmentation incessante de la quantité et de la diversité des biens pris en charge par les acteurs du commerce, dans un monde où les connexions spatiales se multipliaient et se densifiaient à différentes échelles. Par sa focalisation sur les xviii^e et xix^e siècles, cet ouvrage privilégie assurément davantage une étape particulière de la transformation des chaînes du commerce au cours de l’époque moderne à leur structuration de départ et à leurs premières évolutions.

6Les textes de ce volume ont été rassemblés en trois séquences qui n’obéissent pas à de stricts et impossibles regroupements thématiques, car face à la richesse des études délivrées, qui abordent toutes un grand nombre de questions, il était en effet peu judicieux de procéder de la sorte. Il paraissait en revanche plus pertinent d’orienter la présentation à partir des différentes approches adoptées par les auteurs.

7Ainsi, certains d’entre eux ont plutôt cherché à aborder la question en plaçant la focale sur les acteurs du commerce (Des acteurs entre ombre et lumière). Ces acteurs sont certes les éléments d’une ou de plusieurs chaînes, mais c’est à travers leurs yeux, leurs pratiques, leurs capacités d’action, leurs objectifs et leurs résultats que les auteurs se sont emparés du sujet et que les relations entre les partenaires en affaires ont pu être individualisées, disséquées et donc mieux caractérisées. « Le commerce désigne le lien social comme l’échange marchand »⁹ et l’entrée par les protagonistes des circuits marchands permet sans conteste d’observer au mieux les contours et les ressorts de cette double réalité. Les acteurs donc, mais lesquels ? L’ambition initiale entendait brasser large. L’intérêt conduisait bien entendu à se porter sur les marchands et les négociants, mais aussi sur toutes les personnes avec lesquelles ils étaient en relation dans le cadre de leurs activités. Du reste, ces acteurs occupaient parfois, dans le même temps ou à plusieurs étapes de la circulation des marchandises, plusieurs rôles et plusieurs statuts. Ainsi, l’intéressé dans une expédition commerciale ultra-marine pouvait également être, à retour de voyage, le consignataire d’une cargaison qu’il était chargé de vendre¹⁰. D’autres voyaient leur statut évoluer dans le temps, à l’image du commis devenant négociant ou du fabricant travaillant à façon et finissant par prendre en charge la commercialisation de ses productions, avant de se spécialiser dans le négoce, autant de cas qui renvoient à la question de la mobilité professionnelle et sociale des acteurs de l’activité marchande.

8D’autres contributeurs ont choisi d’entrer dans le sujet par l’examen d’une ou de plusieurs chaînes de commerce (Les chaînes entre jeux d’échelles et jeux relationnels). Les quatre études de cette partie, toutes inscrites dans des cadres spatiaux et des échelles de différents niveaux, ont une forte valeur heuristique. Elles invitent notamment à analyser comment la structuration des maillons et les relations entre les acteurs d’une chaîne marchande sont dictées par des rapports de force hiérarchiques ou par un caractère horizontal de gouvernance des affaires, par une forte centralisation des lieux et des instances de décision ou par une délégation des pouvoirs auprès d’acteurs aux statuts variés et inscrits dans plusieurs territoires. En étudiant les liens réciproques entre les relations sociales et les composantes spatiales de l’activité marchande, elles se placent au cœur des ressorts de la circulation des marchandises.

9Enfin, certains auteurs de cet ouvrage ont opté pour une entrée par les produits (Des produits comme maillons de chaînes de collecte et de redistribution), étudiés dans le cadre du commerce de gros comme dans celui de détail, dans les affaires de proximité comme dans celles à large rayon. Cette approche donnait l’occasion d’étudier plus facilement les chaînes soit dans leur intégralité, soit sur des segments de celles-ci. Elle permettait d’aborder des questions aussi diverses que celles du poids des caractéristiques des marchandises dans l’agencement des affaires, depuis les trafics illicites jusqu’à l’expertise, de l’impact de la spécialisation ou de la diversification des activités sur le partage des profits, avec, en dernier lieu, l’idée de réfléchir aux critères à considérer pour approcher, par des exemples concrets, le niveau de performance des différentes chaînes marchandes.

Des acteurs entre ombre et lumière

10Les cinq études rassemblées dans cette première partie placent au centre de l’analyse les acteurs qui animent, au xvii^e et surtout au xviii^e siècle, les chaînes de l’échange international. À partir d’une grande diversité de produits – des marchandises des Indes à l’indigo antillais, des « queues de cargaison » des navires négriers bordelais aux siamoises expédiées de Rouen à Rome via Marseille, et jusqu’aux esclaves échangés dans l’Empire ottoman – et de sources non moins variées, les auteurs s’attachent à mettre au jour, souvent dans des contextes particuliers de crise ou de conflits, les rôles, les statuts et la capacité d’agir d’une multiplicité d’acteurs et d’actrices du commerce. Une lecture au plus près des documents de la pratique – au premier rang desquels les correspondances marchandes – permet ici de faire sortir de l’ombre des figures parfois négligées par les approches traditionnelles de l’échange ou qui cherchent précisément, dans certaines circonstances ou configurations, à demeurer le plus discrètes possible. Capitaines de navire et leurs officiers, veuves de négociants, commissionnaires, investisseurs de tout poil engagés de façon épisodique dans le commerce des esclaves ou les spéculations sur l’indigo, tous sont impliqués dans des chaînes et des logiques relationnelles reposant sur la confiance et la réputation, y compris dans des situations requérant, paradoxalement, une forme d’anonymat.

11Dans un contexte de mondialisation du négoce marseillais, qui voit la cité phocéenne développer progressivement des contacts avec les ports du Ponant, la maison Audibert qu’étudie Gilbert Buti – et qui est incarnée ici par les deux frères Georges et Joseph – joue un rôle essentiel dans l’établissement de connexions avec Lorient dès les années 1740. Les deux représentants de cette famille de marchands-droguistes, qui deviennent au fil du xviii^e siècle des négociants opulents liés aux autres lignées de la riche bourgeoisie protestante marseillaise, se sont formés au commerce des Antilles auprès du fameux négociant Georges Roux. Nommés correspondants de la Compagnie des Indes à Marseille, ils constituent l’un des maillons du vaste réseau commercial contrôlé par celle-ci et jouent à ce titre un rôle clé, dès avant le milieu du siècle, dans les circulations de marchandises entre Lorient et le port phocéen. Les liens qu’ils entretiennent jusqu’en 1780 avec la Compagnie royale d’Afrique, fondée en 1741, les placent en effet à l’interface des échanges entre cargaisons indiennes, qui entrent à Marseille sur des bâtiments venus de Lorient, marchandises locales (en particulier denrées alimentaires et vins de Provence pour les équipages des navires) et surtout produits du Levant et de Barbarie (dont le précieux corail) expédiés en retour vers le Morbihan. À peine interrompues par la guerre de Sept Ans – grâce au canal des Deux-Mers qu’empruntent, entre 1756 et 1759, les produits de valeur –, ces circulations marchandes se doublent de services diplomatiques tandis que les visites effectuées à Lorient lors des ventes de cargaisons indiennes renforcent les liens entre les frères Audibert et la Compagnie des Indes, tout en facilitant la formation des jeunes générations et l’accès à l’information. C’est grâce à cette qualité de correspondants, qui leur permet de se former aux rouages du négoce lointain tout en développant leur propre réseau, que les frères Audibert se lancent, dès avant la levée du monopole de la Compagnie sur le commerce dans l’océan Indien en 1769, dans les échanges en droite ligne avec l’Asie, d’abord vers les Mascareignes puis jusqu’en Inde et en Chine. Si leur place dans le commerce asiatique de Marseille décline après 1785 et la création de la troisième Compagnie des Indes, l’originalité de leurs affaires tient à la physionomie familiale que la maison Audibert a su conserver dans la recherche de capitaux.

12Au centre de l’étude menée par Frédéric Candelon Boudet se trouve la figure des capitaines au long cours bordelais. L’activité de ces acteurs essentiels du commerce et de la navigation transocéaniques est saisie à travers la correspondance qu’ils entretiennent, dans la seconde moitié du xviii^e siècle, avec les négociants du premier port français auxquels ils sont tenus de rendre régulièrement des comptes relatifs à la gestion de leur cargaison. Cette source se fait l’écho des difficultés très concrètes qu’ils rencontrent pour écouler aux Antilles leurs marchandises et pacotilles, à un moment où les échanges avec les colonies se font de plus en plus concurrentiels. Elle révèle aussi la diversité des stratagèmes déployés par ces capitaines pour éviter pertes et invendus et placer coûte que coûte, dans un jeu permanent contre le temps, leurs « queues de cargaison » comprenant des denrées de toutes sortes – dont les qualités de fraîcheur et de goût se dégradent au fil des semaines – et diverses marchandises « sèches » (suif, savon, clous, cordages et jusqu’aux accessoires de la parure soumis, eux, aux fluctuations de la mode). Si la richesse des assortiments protège des risques de mévente, mais reste difficile à préserver au fil des transactions, ces acteurs se voient contraints de consentir à un certain nombre d’accommodements pour vendre (« trouver une fin à tout »), ce qui passe par d’importants rabais sur les prix (surtout si l’on tient à être payé comptant), par la vente au détail voire à l’unité, ou encore par le recours à la vente aux enchères de denrées gâtées – au risque de mécontenter les acheteurs. Renoncer purement et simplement à l’échange peut constituer un dernier recours pour ne pas brader la marchandise, mais réduit d’autant le fret de retour tout en créant un manque à gagner – qui se retrouve aussi lorsque la marchandise est définitivement perdue ou doit être jetée. Derrière la figure centrale des capitaines, l’ensemble de ces transactions plus ou moins fructueuses, éclairées ici dans leurs moindres détails, permettent de faire sortir de l’ombre une nébuleuse d’autres acteurs impliqués dans la chaîne des échanges, depuis les négociants donneurs d’ordres jusqu’aux marchands et consommateurs locaux, en passant par les commissionnaires concurrents des capitaines ou par leurs propres officiers chargés de « tenir magasin » dans les lieux stratégiques.

13La contribution de Romain Facchini lève elle aussi le voile sur d’autres protagonistes longtemps négligés dans les études sur le grand commerce maritime, en l’occurrence les femmes, et plus précisément ici les veuves de négociants provençaux engagées au xviii^e siècle dans les échanges à longue distance. À partir respectivement de lettres échangées par la maison Roux de Marseille avec plusieurs correspondantes établies dans les ports de la région, et d’un mémoire judiciaire produit dans le cadre d’un procès opposant un négociant rouennais à la veuve d’un de ses homologues marseillais, c’est la figure ambiguë de l’experte qui est ici interrogée. Maillons essentiels des chaînes de l’échange, ces femmes sont dotées de compétences acquises grâce au milieu familial et au mariage et consolidées par l’expérience. Les formes d’expertise qu’elles mettent en œuvre dans des situations d’incertitude, de crise ou de conflit laissent entrevoir non seulement les espaces de décision et d’autorité que leur savoir-faire et la confiance qu’elles inspirent leur permettent de se tailler dans un univers négociant majoritairement masculin, mais également les obstacles qu’elles rencontrent et les oppositions auxquelles elles se heurtent. Leur connaissance fine du marché et de la conjoncture, leur maîtrise de l’information économique les autorisent ainsi à émettre des avis et à formuler des conseils en matière de prix ou d’opportunité de vendre et d’acheter. Le cas de la Dame Peirot, accusée à tort d’avoir mal assuré l’inspection et la réexpédition d’une balle de siamoises en transit pour Rome, illustre quant à lui la capacité de ces négociantes à agir en justice, à mobiliser leurs réseaux et à s’appuyer sur leur réputation de professionnelles compétentes pour se défendre et obtenir gain de cause. Pour autant, si l’essor du commerce marseillais au xviii^e siècle a pu être synonyme d’opportunités pour certaines actrices de l’échange, ces femmes, dont l’expertise elle-même trouve parfois ses limites, n’en restent pas moins dépendantes de la protection ou du jugement de leurs homologues masculins.

14En s’appuyant sur la correspondance commerciale d’une maison de négoce établie à Nantes (fonds Delaville-Deguer), Marguerite Martin éclaire le fonctionnement d’une société en participation dans la seconde moitié du xviii^e siècle. Cette forme d’association, fondamentale pour le commerce international, permet alors à plusieurs maisons de commerce installées dans des lieux différents de mettre en commun les apports nécessaires à l’achat d’une marchandise, puis de la revendre en se partageant – au prorata de l’investissement de chacune – les profits nés des différentiels de prix entre places marchandes. Agrégation ponctuelle de négociants qui généralement se connaissent bien, l’opération en participation se définit avant tout par le secret des affaires. Le cas étudié ici concerne un montage particulièrement complexe associant, en 1771, dans un contexte propice à la spéculation, huit maisons de commerce établies dans six lieux distincts (Nantes, Cadix, Caen, Rouen/Paris, Amsterdam et Hambourg) pour l’achat d’une quantité considérable d’indigo. La faillite d’un des partenaires de cette « pieuvre », par l’incertitude qu’elle provoque, remet en question l’équilibre de l’ensemble et, au-delà, l’édifice du crédit sur lequel repose ce petit monde du négoce européen. Elle menace au premier chef le seul protagoniste officiellement connu de l’affaire, le négociant nantais Deguer qui a procédé à l’achat de l’indigo. Pour autant, si les autres participants restent volontairement dans l’ombre, tous cherchent, à travers leur correspondance, à préserver leur réputation en rassurant leurs interlocuteurs sur leur propre situation financière. La circulation fragmentaire de l’information au sein de cette forme complexe de société en participation et le relatif anonymat qui y prévaut profitent ici à son principal instigateur, le négociant Armand-François Delaville établi à Cadix. Au total, c’est un modèle hybride et partiellement opaque d’association que met au jour cette contribution.

15À partir de sources narratives (chroniques, récits de voyageurs) et de documents d’archives (codes législatifs, registre de prix accompagné d’une liste de marchands), Hayri Gökşin Özkoray appréhende la diversité des acteurs qui contribuent au commerce des esclaves dans l’Empire ottoman des xvii^e et xviii^e siècles. Dans un contexte de bureaucratisation de la traite, qui fait de cette activité une source de revenus parmi d’autres pour l’État, lequel cherche par conséquent à la contrôler, les corporations urbaines de marchands constituent un maillon essentiel des échanges. Ces marchands professionnels forment, à Istanbul mais également dans d’autres villes de l’Empire, une guilde fortement hiérarchisée et encadrée (y compris dans la délimitation des espaces de l’échange) par l’administration centrale – le palais impérial et le sultan en étant aussi les principaux clients. Dans ce domaine comme dans d’autres, une partie des transactions n’en échappe pas moins au contrôle étatique. Des marchands et d’autres investisseurs indépendants sont ainsi impliqués, de façon souvent sporadique voire officieuse, dans le commerce des esclaves, qu’il s’agisse de marchands juifs ou arméniens, de transporteurs majoritairement français, vénitiens ou ragusains agissant sur le versant maritime de ces échanges, ou encore de commerçants opérant dans les zones périphériques de l’Empire, à l’instar des Tatars des steppes du nord de la mer Noire. Certains contextes sont aussi propices à des circulations plus ou moins formelles d’esclaves. Les campagnes militaires et les razzias qui les accompagnent permettent ainsi à des Ottomans non combattants, comme certains chroniqueurs, de bénéficier de dons du sultan en esclaves qu’ils revendent ensuite. Elles voient aussi l’apparition de marchés aux esclaves improvisés, où se pratique la vente aux enchères, autour des casernes ou au sein des villes conquises. Quant aux pèlerinages vers les sanctuaires de l’islam, ils constituent eux aussi autant d’occasions pour les pèlerins musulmans de se faire acheteurs ou vendeurs d’esclaves à l’intérieur des territoires impériaux. Au total, seuls les esclaves eux-mêmes sont à envisager ici, selon les cadres de l’époque, non comme des individus mais comme une marchandise – dont la diversité des prix pratiqués rend compte de l’hétérogénéité.

Les chaînes entre jeux d’échelles et jeux relationnels

16Les quatre contributions de cette partie portent sur l’observation de chaînes commerciales complètes ou sur les relations unissant les principaux protagonistes de certaines d’entre elles. Ce type d’approche offre l’occasion de saisir au mieux la diversité de la structuration des chaînes commerciales, la variété des articulations entre leurs différents maillons et les recompositions dont elles font l’objet, au gré des textes de lois et de la concurrence ou des négociations entre les acteurs. Ces études envisagent la question de ces chaînes à partir de différentes échelles, depuis le régional et le national jusqu’au transnational et à l’intercontinental. Elles examinent le poids de l’éloignement ou de la proximité dans la structuration et le fonctionnement des circuits, la capacité d’action propre aux acteurs enracinés dans leur territoire ou à ceux en situation de mobilité et la force des cadres juridiques, depuis les contraintes ou les libertés données par la puissance publique jusqu’aux implications fiscales de la perception des chaînes du commerce par l’État¹¹.

17Arnaud Bartolomei s’intéresse aux chaînes du commerce dans l’Atlantique hispanique entre 1750 et 1850. Les échanges entre l’Espagne et ses territoires américains ont généralement été envisagés dans le cadre d’une relation strictement bilatérale et transatlantique, reliant entre elles les têtes-de-pont portuaires de la métropole espagnole (d’abord Séville, puis Cadix) à leurs homologues coloniales américaines (Veracruz, Carthagène, Lima et Portobelo). L’auteur cherche à élargir la focale et à situer ces transactions au sein de circuits commerciaux qui, en aval et en amont, connectaient la dynamique de la Carrera de Indias à celles des marchés européens et américains. Cette démarche met en évidence la structuration du système atlantique hispanique en trois maillons distincts, monopolisés chacun par un groupe de négociants doté d’une identité juridique explicitement formalisée : les négociants étrangers de Cadix qui contrôlent le commerce entre l’Andalousie et l’Europe, les cargadores de Cadix, qui dominent la Carrera de Indias proprement dite, et les marchands dits créoles qui sont les maîtres du trafic intra-américain. L’étude de ces circuits connectés – ou de cette chaîne du commerce – dans la globalité de ses espaces et sur une longue période, enjambant la rupture des émancipations coloniales (1810-1821), éclaire les logiques relationnelles et institutionnelles qui définissent une telle structuration. Ces exigences qui délimitaient l’agency des acteurs et segmentaient les circuits du négoce de l’époque, n’étaient pas foncièrement opposées ou strictement séparées, mais étaient au contraire fortement intriquées et complémentaires. C’est l’identité politique d’un marchand qui déterminait dans une large mesure les partenaires avec lesquels il pouvait organiser et pratiquer ses activités.

18La contribution de Laurent Burrus prend pour objet d’étude les chaînes maritimes mobilisant la nombreuse colonie des négociants « suisses » installés à Marseille au cours du xviii^e siècle. Dans le cadre d’une approche quantitative fondée principalement sur le dépouillement des dépositions des capitaines et patrons de navires auprès du Bureau de la santé du port phocéen, elle interroge le rôle des maisons helvétiques dans les circuits commerciaux maritimes de la place et leurs interactions avec les principaux maillons qui y prennent part. Tour à tour ou simultanément consignataires, commissionnaires, chargeurs pour des tiers ou armateurs-négociants, les « Suisses » ont surtout servi d’interface entre fournisseurs et clients autour de deux espaces commerciaux spécifiques et complémentaires, l’Europe septentrionale et la Méditerranée. Cette fonction les amène à développer et à entretenir, de façon ponctuelle ou plus suivie selon les cas, des relations avec de nombreux acteurs extérieurs à leur groupe, à l’image des courtiers, des mandataires, des négociants, des armateurs, des commandants de navires ou des subrécargues, et fait ressortir la variété et la force de leur travail en réseau, socle de leur succès dans les activités marchandes. L’exemple de la communauté marchande « suisse » de Marseille du xviii^e siècle montre également que les chaînes commerciales d’une place peuvent être composées de protagonistes dont le rôle, loin d’être figé dans le temps comme sur le moment, est pluriel et déterminé par un ensemble de critères mouvants, depuis la puissance financière de chaque maison de négoce jusqu’à l’habileté à lire les modifications à l’œuvre dans le commerce international ou la capacité relationnelle à s’octroyer une place de choix dans les différents réseaux animant la circulation des marchandises.

19Julien Villain porte l’attention sur le niveau régional en s’intéressant aux chaînes commerciales de la Lorraine centrale et méridionale au milieu du xviii^e siècle, notamment à travers la question des relations entre grossistes et détaillants. Dans cette région, la grande majorité des boutiquiers avaient un niveau d’affaires limité, ne passaient pas de commandes très importantes, se déplaçaient peu hors de leur lieu d’activité et se trouvaient incapables d’effectuer aisément des paiements sur des places lointaines. Pour constituer leurs stocks, ils devaient s’en remettre à des grossistes ou demi-grossistes, dénommés localement « marchands-magasiniers », installés dans les principales localités et nœuds de communication, placés à la tête des hiérarchies commerciales régionales et constituant de fait des oligopoles. Malgré leur puissance collective, ces derniers devaient faire face à une mise en concurrence importante de la part des détaillants, qui jouaient sur le grand nombre de grossistes et de demi-grossistes actifs dans les différentes localités. Les marchands-magasiniers étaient en fait contraints de consolider leur position en se spécialisant et en mettant en avant des produits d’appel, mais aussi en fidélisant leur clientèle par des délais de paiement avantageux ou par l’accès préférentiel à la marchandise et à l’information. Les détaillants ayant de leur côté intérêt à compter quelques fournisseurs « amis », les relations entre détaillants et grossistes prenaient la forme d’un jeu à la fois concurrentiel et coopératif, où la qualité des relations d’affaires était l’objet d’une renégociation perpétuelle.

20À partir du cadre national français, et en étudiant trois impôts (le dixième d’industrie, le vingtième d’industrie et la patente), Boris Deschanel montre comment les tentatives visant à prélever un impôt sur les revenus du commerce au cours du xviii^e siècle, ont contribué à l’élaboration d’un discours politique sur les chaînes du commerce, c’est-à-dire sur les spécialisations professionnelles des gens d’affaires, sur la hiérarchisation de leurs positionnements géographiques, et sur les profits inégaux qui en découlent. Pour le xviii^e siècle, cette recherche sur la taxation des marchands révèle le caractère insaisissable des circuits marchands par la puissance publique et l’incapacité de cette dernière à taxer les profits des différents acteurs qui les composent. L’État choisit de faire reposer sa stratégie fiscale sur des indicateurs indirects, calculés à partir d’une hiérarchisation des localités en matière de commerce, des fonctions opérées par les personnes au sein des circuits d’échanges et de la valeur locatives des bâtiments occupés. Avec les changements qui s’opèrent lors de la Révolution et au xix^e siècle, l’image publique des réseaux marchands évolue au gré de la réorganisation des structures économiques (consolidation du secteur bancaire et financier, essor du commerce) et politico-juridiques (abolition des privilèges, égalitarisme territorial, renforcement de l’État central). Ces changements entraînent des modifications dans la réglementation fiscale, avec les contradictions propres à ces transformations. D’un côté, les pouvoirs publics mettent en avant une conception universelle du commerce. En chaque point du territoire, l’identification de la position des individus dans le jeu des relations marchandes doit être menée à l’identique, suivant les mêmes critères. D’un autre côté, les nouveaux règlements aboutissent à une conception très verticale des chaînes du commerce se réduisant à des échanges entre des communes et des professions hiérarchisées au sein du territoire national. En ce sens, le libéralisme égalitaire qui avait présidé à la création du droit de patente en 1791 sert de terreau à un système fortement stratifié et finalement très inégalitaire.

Des produits comme maillons de chaînes de collecte et de redistribution

21Cette dernière partie a pour dénominateur commun les produits considérés comme des maillons de chaînes de collecte, de diffusion et de vente, licite ou non, qu’il s’agisse de commerce de gros ou de détail, de trafic de proximité ou de plus large rayon. Ce choix répond au même objectif que celui assigné au suivi des hommes et au décryptage des chaînes à savoir la compréhension, dans sa diversité, de l’organisation des échanges.

22Les produits sélectionnés sont divers pour répondre à cet objectif : matière première (soufre), produits bruts ou ouvrés (corail), déchets de matières premières dérobés (soieries) et ensemble de produits de luxe confisqués. Un seul produit met-il en relation des marchands aguerris unis par des liens étroits, tandis que des ensembles hétéroclites et plus complexes engagent-ils des acteurs plus épars pour des opérations éphémères ? Les espaces pris en compte sont également différents (Paris, Lyon, Méditerranée occidentale et monde asiatique) comme les périodes d’observation : analyse sur le temps court (1792-1795), sur la moyenne durée (premier xix^e siècle) et sur le temps long (xvii^e-xviii^e siècles). Qui plus est, dans cet arc temporel retenu, les chaînes dans lesquelles sont inscrits ces produits se trouvent affectées par diverses turbulences (décisions politiques, compétition commerciale, règlements, monopoles) et soumises à de multiples tensions (rivalités industrielles, opposition entre marchands et producteurs). À cette diversité de cas et d’approches méthodologiques répond une grande variété de sources.

23En partant du constat dressé par Daniel Roche selon lequel « on n’a pas porté l’attention qu’il mérite à l’effet de redistribution entraîné par la désorganisation du marché, les confiscations, la mise en vente aux enchères, voire la captation des biens par la violence », Natacha Coquery étudie, entre 1792 et 1795, la vente des biens de luxe des émigrés et condamnés, en cherchant à décrypter le devenir de ce marché durant une époque où les repères se brouillent. À la suite de la législation adoptée à l’automne 1790 à l’encontre des émigrés, la République s’est retrouvée quelques années plus tard en charge d’objets précieux séquestrés (orfèvrerie, bijoux, mobilier, œuvres d’art, vins fins…) à ne plus savoir qu’en faire. Afin de répondre aux impératifs d’une économie de guerre, ils furent mis de manière accélérée sur le marché dans le cadre de ventes publiques aux enchères et de troc international. Toutefois, outre la prolifération des salles de vente, de nombreux marchands détaillants profitant de l’aubaine prirent avec efficacité le relais à l’échelle locale et contribuèrent à un développement inégalé du marché de l’occasion de luxe.

24Pris entre idéologie et contraintes, les responsables politiques se sont efforcés de réglementer un commerce qu’ils avaient contribué à amplifier singulièrement, sans mettre en œuvre de solides éléments pour le réguler. Attentive au fonctionnement de l’économie en temps de crise, Natacha Coquery vise, dans ce contexte, à saisir les transformations du marché face aux décisions politiques et à mettre au jour, par la diffusion et la dispersion de ces produits, les aléas d’une chaîne de commerce inédite. Par ailleurs, et ce n’est pas la moindre des conséquences, l’abondance des biens confisqués a été à l’origine de la prise de conscience de la notion de « patrimoine national » et de la mise en œuvre de sa préservation avec la création de musées et bibliothèques.

25Le piquage d’once, qui désigne à Lyon le vol et le recel des matières premières utilisées dans la soierie, est au cœur de l’étude d’Anne Montenach. Une des formes les plus courantes de ces larcins était l’appropriation indue par les ouvriers et ouvrières, majoritaires dans la production d’étoffes façonnées, des déchets issus de leur travail. Ce phénomène, qui n’est certes pas spécifique à Lyon, a été observé ailleurs en France et en Europe dans le secteur textile comme dans celui de la construction navale ou de l’extraction minière. Cependant, par son organisation, caractérisée par la dispersion des ateliers des ouvriers tisseurs et une structure décentralisée des phases de la production, la Grande Fabrique lyonnaise tend à faciliter la fraude. S’il était généralement toléré qu’une partie des déchets soit laissée aux ouvriers qui les recyclaient de diverses façons, les marchands et les entrepreneurs ont très tôt cherché à encadrer cette récupération et à lutter contre les formes d’appropriation que d’aucuns ont pu considérer comme une sorte d’entrepreneuriat féminin clandestin.

26Posant la question de la définition même du statut du déchet, le piquage d’once s’inscrit, au xviii^e siècle, dans une longue période de conflits et de luttes de pouvoir, au sein de la Fabrique, entre les marchands fabricants et les maîtres ouvriers qui cherchent à demeurer des producteurs indépendants.

27Pour atteindre ces « choses banales », débusquer ces « pratiques furtives » et décoder les tensions provoquées, Anne Montenach a passé au crible 277 procédures, engagées entre 1709 et 1785, conservées dans les archives de la Fabrique et de la justice consulaire, et identifié 648 individus impliqués dans ces affaires. Ces dossiers permettent de retracer, à partir d’un fil de soie dérobé, les circuits illicites, d’en suivre les étapes, d’en débusquer les « maillons humains » et d’interroger les ressorts socioéconomiques de la fraude. Car l’appropriation des déchets et la réutilisation illicite des matières premières, très tôt criminalisées, ont aussi été génératrices d’une économie souterraine au sein de l’espace et de la société lyonnaise.

28C’est un produit méditerranéen, le corail, lancé sur les lointaines routes asiatiques et les marchés extrême-orientaux aux xvii^e et xviii^e siècles, qui est au cœur de l’enquête menée par Olivier Raveux. En optant pour le suivi d’un produit, il s’agit d’analyser la construction et les résultats d’un marché mondialisé, d’être attentif à l’emboîtement des différentes échelles du commerce, aux logiques de l’entreprise maritime, aux jeux de l’échange et à l’action des hommes dans la structuration de chaînes commerciales intercontinentales.

29Le commerce français du corail vers l’Inde et la Chine est observé depuis la fondation de la première Compagnie française des Indes orientales, en 1664, jusqu’à la liquidation de la dernière grande compagnie en 1795. En disposant ainsi d’une vision globale de l’activité depuis l’amont il est possible d’approcher au plus près les logiques commerciales qui structurent les expéditions et les ventes de corail en Asie. Par ailleurs, les échanges réalisés autour de cette marchandise ont évolué au cours des décennies considérées (volumes, formes, circuits, acteurs) dans un cadre ayant également varié entre monopole des expéditions vers l’océan Indien et au-delà, et libre entreprise. Outre le rappel de la part qui revient ici aux représentants de puissantes maisons de négoce et à leurs commissionnaires dans les comptoirs, le produit apporte un éclairage sur d’autres acteurs des échanges de longue distance, notamment sur les subrécargues qui sont responsables, à bord des navires comme sur les quais, de la gestion commerciale du produit embarqué et qui disposent pour ce faire d’une relative liberté en liaison avec la force de leur expérience.

30Dans le commerce européen en Asie, le corail est-il alors source d’intérêts « épisodiques, fugaces » pour les négociants ou celle de « beaux profits » durables d’un marché prometteur ? Au vrai, inscrit dans de complexes circuits, le corail est un maillon qui dans la chaîne d’échanges a une double finalité : réaliser à l’aller des gains par ses ventes en Inde ou en Chine et participer grâce à ceux-ci au financement des retours. Le produit constitue ainsi une grille de lecture pour saisir, dans une certaine mesure, la construction et les résultats économiques des réseaux et des trafics du capitalisme commercial européen du xviii^e siècle vers l’Asie.

31Matière première indispensable à la production de la poudre à canon et de l’acide sulfurique, le soufre de Sicile est au cœur de rivalités industrielles, de tensions entre le Royaume de Naples et l’Angleterre pour le contrôle du commerce des matières premières en Méditerranée au début du xix^e siècle. Dans cette affaire qui conduit la France à proposer une médiation diplomatique, ce produit « stratégique » est une clé de lecture utilisée par Xavier Daumalin pour mettre en lumière le rôle méconnu des négociants et industriels marseillais, pour déterminer la place qu’ils occupent dans la chaîne logistique de ce minerai, depuis son extraction en Sicile jusqu’à l’exportation du soufre raffiné produit dans les usines du port de Marseille. Au vrai, à suivre leurs comportements, force est de reconnaître qu’individualisme et opportunisme sont les règles chez ces hommes qui ne constituent pas un ensemble entrepreneurial homogène et qui ne poursuivent de fait que leur propre intérêt.

32L’affaire des soufres de Sicile qui a agité les chancelleries européennes au début du xix^e siècle souligne par ailleurs les liens entre l’essor de l’industrie chimique et la structuration du marché de cette matière première, l’ensemble de la filière passant alors sous le contrôle du capitalisme industriel. Les demandes de l’industrie chimique marseillaise comme britannique ont une influence directe sur les cours du soufre, les techniques d’extraction, les quantités obtenues et les débouchés du produit. Au reste, l’attention accordée par Xavier Daumalin à ce produit et aux enjeux qui lui sont associés le conduit à questionner la complexité de la relation qui se noue entre l’essor du capitalisme industriel, l’affirmation du libre-échange et la mise en place d’une division internationale du travail inégalitaire, source de tensions entre les États impliqués.

33Avant de laisser la parole aux auteurs, il reste aux coordonnateurs de ce volume à souligner, une dernière fois, le caractère partiel, exploratoire et momentané de cette entreprise. Sans aucun doute, la thématique des chaînes et des maillons du commerce a encore beaucoup à offrir à ceux qui cherchent à décrypter la structuration, le fonctionnement et l’évolution de l’activité marchande d’hier comme d’aujourd’hui.