Introduction

1La culture de la vigne comme la production de raisins et de vins sont documentées en France antique et médiévale par de nombreux témoins matériels et textuels : fosses de plantation de vigne, notamment en Roussillon et dans le Narbonnais1, serpettes destinées à l’entretien et l’émondage de la vigne2, ateliers de production d’amphores vinaires, chais et dolia3, représentations iconographiques de pratiques de greffes, de vendanges et de foulage4 et, à partir de la période médiévale, mentions textuelles sur la culture et la consommation du raisin (de table ou vinifié) et les structures de vinification et de stockage (celliers)5. Parmi ces témoins, les vestiges archéobotaniques, notamment carpologiques et anthracologiques, occupent une place de premier ordre, puisqu’ils représentent les preuves les plus directes des activités agro‑horticoles passées. La réalisation de synthèses archéobotaniques de grande ampleur sur les périodes historiques en France méditerranéenne et en Catalogne permet aujourd’hui de retracer les principales dynamiques d’exploitation de la vigne, de la période romaine jusqu’à la fin du Moyen Âge6.

2Après des productions généralement discrètes à l’âge du Fer7 indiquant la production de vin à une échelle locale, le I^er s. apr. J.‑C. voit le développement d’une viniculture à plus large échelle, révélée par les carporestes, qui la placent comme troisième espèce la plus fréquente sur toute la frange littorale de la Catalogne à la Provence durant l’Antiquité8 et également dans le nord de la Gaule9. Ce phénomène serait légèrement plus précoce en Catalogne ; en effet, si entre les II^e et I^er s. av. J.‑C. la production vinicole de Tarraconaise reste limitée et le vin essentiellement importé d’Italie, ce rapport s’inverse à partir du I^er s. av. J.‑C., avec une augmentation de la production locale qui s’exporte alors vers le nord de l’Europe et même vers Rome. Dès la période républicaine, en Catalogne, la carpologie livre également des restes de raisin sous la forme de résidus de consommation et de sous‑produits vinicoles10. Dès lors et au moins jusqu’à la fin du Moyen Âge, la vigne constitue un élément emblématique des systèmes agraires de Méditerranée nord‑occidentale, représentant la troisième espèce la plus fréquemment enregistrée dans les assemblages carpologiques aux côtés du blé nu et de l’orge vêtue11. Au cours du Moyen Âge central et tardif, les sources textuelles montrent que les vignobles du Roussillon, mais aussi du Languedoc et de la Provence, fluctuent en importance, entre rétractation et accroissement, pouvant aboutir, dans le cas provençal, à une situation de surproduction de vin12.

3À l’interface entre l’Espagne et le Midi de la France, la région du Roussillon (Pyrénées‑Orientales) était jusqu’ici le parent pauvre de cette dynamique de recherche, les connaissances étant surtout limitées à des travaux de vulgarisation ne reposant pas sur des indices matériels directs13. Depuis 2006, la multiplication des opérations d’archéologie préventive en lien avec la création de la LGV66 a favorisé la mise en place d’études sur des contextes ruraux médiévaux qui ont augmenté le corpus de données14 et permis la réalisation d’une thèse de doctorat reposant sur une lecture diachronique entre la République et la fin du Moyen Âge15. Si les autres données archéobotaniques (palynologie et anthracologie) demeuraient peu nombreuses16, elles connaissent également depuis quelques années un nouveau dynamisme17.

4L’avancée récente des études archéobotaniques invite ainsi à dresser un premier bilan sur la question de la vigne et de ses produits et sous‑produits en Roussillon antique et médiéval ; tout en portant un regard critique sur les différentes méthodes utilisées pour illustrer nos propos, nous tenterons ainsi de qualifier les dynamiques d’exploitation de ce fruitier central dans les systèmes agraires anciens, au cours de périodes connaissant des changements socio‑culturels et économiques de grande ampleur (redéfinitions des centres de pouvoirs, installation de nouvelles populations, restructurations de l’espace rural, essor urbain).

1. Corpus archéobotanique et méthodes

1.1 Corpus archéobotanique : bilan critique

5Cette synthèse repose sur un corpus de 37 sites archéologiques localisés dans la plaine roussillonnaise et sur les premiers contreforts des Albères, couvrant une chronologie allant du II^e s. av. J.‑C. au XVI^e s. apr. J.‑C. (fig. 1 et 2 ; fig. 3 et 4). Les tableaux présentés distinguent les sites du corpus : ceux ayant livré des carporestes de vigne (fig. 1), et ceux ayant fait l’objet d’une étude carpologique sans livrer de traces de vigne (fig. 2) ; il est à noter toutefois que les sites de Baltasà (Toulouges), et de Camps de la Ribera (Ponteilla), ont livré des charbons de bois.

Fig. 1. Tableau 1 : Corpus des sites archéologiques roussillonnais ayant livré des restes carpologiques et/ou anthracologiques de vigne

Fig. 2. Tableau 2 : Corpus des sites archéologiques roussillonnais ayant bénéficié d’une étude carpologique sans livrer des carporestes de vigne

Fig. 3. Carte des sites antiques du corpus

Fig. 4. Carte des sites médiévaux du corpus

6Les sites n’ayant pas été fouillés de manière homogène, les surfaces étudiées varient, allant d’une dizaine de m² à près d’un hectare pour certains d’entre eux. Sur l’ensemble des sites étudiés, l’habitat proprement dit a rarement été identifié ; il s’agit donc principalement de zones d’activités périphériques, essentiellement agricoles (par ex. aires d’ensilage, zones de stabulation, zones artisanales). Le corpus souffre par ailleurs d’une information archéobotanique inégale, puisque sur les 37 sites, 36 ont bénéficié d’une étude carpologique et seulement 12 d’une étude anthracologique.

7Les prélèvements ont été réalisés par les équipes de fouille entre les années 1990 et 2017 dans des contextes de nature différente : silos, fosses, fossés, foyers, dépotoirs, puits, latrines, etc. En raison de la nature préventive de la majeure partie des fouilles réalisées et du temps court disponible pour l’échantillonnage, ce dernier a été majoritairement ciblé sur les unités stratigraphiques à assemblages brûlés, les conditions aérobies de ces sites ne préservant les macro-restes végétaux que sous une forme carbonisée ou minéralisée. L’observation de charbons de bois ou de graines carbonisées au moment des dégagements a donc servi de critère principal. Le volume des prélèvements de sédiment oscille entre 1 et 340 litres, selon le site, la structure et l’analyse à laquelle ils étaient destinés. L’extraction des vestiges archéobotaniques n’a pas toujours été adaptée au matériel recherché : en l’absence de protocoles destinés spécifiquement à l’étude de carporestes, les tamisages pour les sites les plus anciennement fouillés ont été effectués sous eau sur une colonne de tamis à mailles comprises entre 2 et 6 mm. Les charbons de bois et certaines semences ont alors été collectés à l’œil nu directement dans les refus de tamisage par les équipes de fouille. Cette méthode a induit plusieurs biais dans la représentativité des assemblages carpologiques susceptibles d’être conservés18. La majeure partie des échantillons a tout de même fait l’objet d’un tamisage par flottation sur mailles fines (0,5 et 2 mm) effectué par les archéologues durant les travaux de post‑fouilles ou par J. Ros.

8Bien que cette approche synthétique souffre du caractère hétérogène de l’échantillonnage et de la représentativité variable des données anciennes et récentes, elle permet de dresser un premier état des lieux quant aux productions vitivinicoles.

1.2 Identifier des pratiques : approches croisées

9Si les approches anthracologique et carpologique classiques permettent l’identification taxinomique des restes, elles permettent également de restituer des pratiques et des chaînes opératoires, notamment en comparant certains paramètres (état de conservation des restes, composition des assemblages) avec différents référentiels ethnobotaniques et expérimentaux.

10Dans le cas du bois archéologique, l’observation de traces de découpe permet dans certains cas de discuter des modes de gestion des individus anciens. Par exemple, des restes de bois de vigne gorgés d’eau extraits d’un puits (30 à 15 av. J.‑C.) du site archéologique de Lattara portaient des traces de taille de formation19. Ces traces de taille, bien que ne suffisant pas pour restituer le mode de plantation et le port donné au pied de vigne, ont permis de reconnaître qu’il ne s’agissait pas d’une vigne couchée. Elles fournissaient également plusieurs indications sur la mise en forme (courson sub‑horizontal) et le type de taille fructifère (à deux yeux) connues par l’individu archéologique, qui étaient conformes à certaines pratiques antiques décrites par les auteurs latins et analogues de pratiques actuelles20.

11Dans le cas des carporestes, c’est par l’étude de l’état des restes et de la composition des assemblages (types et proportion de restes entre eux) qu’il est possible de restituer des chaînes opératoires et d’identifier des produits et sous‑produits vinicoles. Plusieurs contextes roussillonnais ont livré des assemblages carbonisés composés principalement de pépins et d’autres éléments de la grappe (pédicelles, éléments de rafle), et parfois même d’un certain nombre de baies dont l’aspect ridé rappelle celui du raisin sec actuel. La composition et l’état de ces restes posaient ainsi la question de la nature de ces résidus et du procédé de transformation qui les a produits : s’agit‑il de fruits carbonisés alors qu’ils étaient frais ? De résidus de foulage ou de pressurage ? Ou encore de fruits secs ? Une étude conduite en Crète par deux archéobotanistes sur le traitement non mécanisé du raisin a été réalisée à partir de l’observation de deux chaînes opératoires : celle de la transformation du raisin en raisin sec par une méthode « traditionnelle » à Mesoxorio et celle de la production de vin par une méthode non‑mécanisée à Asi Gonia21. Cette étude, mêlant observations ethnographiques et expérimentation en laboratoire, a mis en évidence que de nombreux paramètres influent sur la morphologie des différents éléments de la grappe et sur leur conservation durant la carbonisation : état initial des éléments (raisin sec ou frais, résidus de pressurage, de filtrage, de vinification), humidité et état de maturité des fruits, calibre des baies, apport ou non d’oxygène durant la combustion, durée d’exposition au feu. Il apparaît ainsi que sous certaines conditions, le raisin sec gonfle en brûlant, prenant l’aspect d’un raisin frais, et qu’inversement certains raisins frais se ratatinent, prenant alors l’apparence du raisin sec. Partant de ces observations, l’identification par le carpologue de l’état initial (avant carbonisation) des baies archéologiques apparaît difficile.

12Plus récemment, un travail d’expérimentation a été réalisé à partir d’un référentiel obtenu à l’occasion de la fête des Vinalia (Musée archéologique, Saint‑Romain‑en‑Gal, Vienne)22. Cette manifestation consiste en une reconstitution de vendanges sur le Domaine des Allobroges, suivies du foulage au pied et du pressurage du raisin à l’aide d’un pressoir non motorisé. Ce nouveau référentiel, prélevé à diverses étapes de la chaîne opératoire, de la récolte au pressurage, a apporté de nouveaux éléments ouvrant la voie à une réinterprétation plus fine des vestiges archéobotaniques roussillonnais. Il a mis en évidence la composition très similaire des résidus de foulage et de pressurage (éléments de rafles, pédicelles, fragments d’épicarpe et en moindre mesure baies entières), l’absence de lien entre foulage et fragmentation des pépins, le rôle de l’humidité initiale des restes dans leur durée de carbonisation, et l’apparition de flétrissures sur des baies turgescentes comme sur celles issues du foulage au cours de la carbonisation.

13Ainsi, en l’absence d’autres indices matériels (pressoirs, structures liées à la vinification ou au stockage) ou de sources textuelles, l’archéobotanique devient, par le croisement des approches et des observations, un témoin privilégié des gestes et savoir‑faire vitivinicoles anciens.

2. Du vignoble au foyer domestique : le regard de l’anthracologie sur le bois de vigne

14Sur les 37 sites du corpus, 12 ont fait l’objet d’une étude des charbons de bois dont 6 (11 structures) ont mis en évidence des restes de vigne (fig. 1 et 5). Les occurrences les plus nombreuses concernent le haut Moyen Âge (4 sites archéologiques), la vigne n’apparaissant que dans un seul site du Moyen Âge central et dans un seul daté de la période antique. Les charbons de bois de vigne proviennent tous de contextes ruraux hors des secteurs d’habitation (zones d’activités agraires), le plus souvent de comblements secondaires de structures en creux (silos, fosses ou puits), particulièrement au cours du haut Moyen Âge. Notons toutefois la présence de charbons de bois de vigne dans deux structures d’habitat à Vilarnau, datées des X^e‑XI^e siècles pour l’une, et des XIII^e‑XIV^e siècles pour l’autre23. Dans tous les cas, les résultats anthracologiques présentés ici procèdent de contextes archéologiques reflétant une accumulation de sédiments et de charbons de bois sur une durée plus ou moins longue. Les natures parfois différentes des contextes de découverte appellent à hiérarchiser les données, ouvrant la voie à deux types d’interprétations : l’une portant sur la présence du vignoble dans le paysage, l’autre sur l’usage de la vigne comme bois de feu.

15La répartition chronologique des sites montre avant tout la présence de la vigne dans le paysage tout au long de la période considérée, probablement sous sa forme cultivée. À Vilarnau, malgré une certaine réserve à garder du fait de problèmes d’échantillonnage et d’effectifs parfois trop réduits, l’étude montre que les restes anthracologiques ne sont pas seulement présents de manière sporadique, mais occupent une place conséquente dans les spectres24 (fig. 5). Les données polliniques et textuelles contemporaines confirment par ailleurs l’importance des vignobles roussillonnais au lendemain de l’An Mil25. À Baltasà (Toulouges), le spectre anthracologique, dans lequel la vigne représente 11 % des taxons déterminés juste derrière les chênes, pourrait témoigner d’une place tout aussi importante du vignoble dès le haut Moyen Âge26.

Fig. 5. Tableau 3 : Abondances et fréquences des charbons de bois de vigne (Vitis vinifera) dans les sites archéologiques du corpus

16L’approche anthracologique signalant bien la présence de la vigne dans le paysage, la question des pratiques culturales et des gestes techniques locaux peut être posée. L’état des données permet difficilement d’y répondre. En effet, les études anthracologiques ayant majoritairement porté sur l’identification taxinomique, les informations sur la morphologie des charbons de bois et sur d’éventuelles déformations antérieures ou postérieures à la coupe sont rares. Cependant, l’observation de thylles sur certains fragments, notamment à Can Guilhemat (Saleilles), suggère une probable taille opérée par l’homme27. Ces excroissances observées dans les gros vaisseaux du plan transversal des charbons de bois, fréquentes chez les individus âgés ou victimes d’attaques de parasites, peuvent témoigner chez la vigne des coupes réalisées chaque année pour l’entretien de la plante28. Ce type d’observation demande encore à être systématisé, tout comme l’étude des calibres et les comptages de cernes, qui renseigneraient sur les rythmes de coupe.

17La viticulture impliquant un entretien régulier (taille annuelle, renouvellement de plants…), une production de déchets est donc à envisager, sous la forme de sarments voire de ceps, qui peuvent être récupérés. Les foyers domestiques roussillonnais et leurs rejets témoignent de l’utilisation de la vigne comme bois de feu. Ainsi à partir du X^e siècle, sa forte présence dans des rejets de foyers domestiques et des sols d’habitations à Vilarnau témoigne sans aucun doute de l’utilisation courante des résidus d’entretien de la vigne comme combustible pour le feu domestique. Il y aurait donc circulation de ces déchets entre les lieux de coupe et les lieux de consommation du combustible, en l’occurrence la zone d’habitat. Il n’est donc pas inutile de souligner que la vigne peut constituer une source d’énergie pour les foyers domestiques, complétant la masse de bois prélevée dans la chênaie méditerranéenne.

3. Produits et sous‑produits de la vigne en Roussillon protohistorique, antique et médiéval

18L’ensemble des sites du corpus permet de retracer une histoire de la vigne en Roussillon, en déterminant à la fois ses fréquences d’apparition dans les contextes étudiés et son abondance (fig. 6), mais également d’identifier des produits et sous‑produits, mettant en lumière l’existence de chaînes opératoires et pratiques peu ou pas documentées jusque là. Après un bref rappel des données sur la vigne aux périodes pré- et protohistoriques, nous nous attacherons ainsi à tirer un bilan des nouvelles connaissances sur son exploitation durant les périodes historiques.

3.1 Consommation à la Protohistoire

19L’exploitation de la vigne pour ses fruits est connue en Roussillon depuis au moins le Néolithique moyen29 et reste fréquemment attestée dans les assemblages carpologiques tout au long de l’âge du Bronze et du Fer30. Si pour les périodes anciennes, les pépins semblent témoigner de la consommation de raisins de vigne sauvage (Vitis vinifera subsp. sylvestris)31, son statut est plus ambigu pour la Protohistoire récente. En effet, les pépins découverts dans les niveaux de l’âge du Fer en Roussillon souffrent d’une conservation trop mauvaise pour permettre de distinguer, par le recours à l’analyse morphométrique32, la vigne sauvage de la vigne cultivée33. Dans le Midi méditerranéen français et en péninsule Ibérique, les données carpologiques et morphométriques signalent que la vigne cultivée était déjà très régulièrement exploitée au moins dès le V^e s. av. J.‑C.34

20À ce jour, les vestiges découverts pour les périodes protohistoriques en Roussillon, constitués majoritairement de pépins, de pédicelles, voire de baies isolées, attestent de la consommation de la vigne pour ses fruits, mais jamais d’une production de vin. Les plus anciens résidus témoignant de vinification proviennent, pour la France méditerranéenne, des sites de Lattara (435‑420 av. J.‑C.) et de Coudouneu (425‑400 av. J.‑C.)35.

3.2 L’essor vinicole antique

21La période républicaine (II^e-I^er s. av. J.-C.) ne montre pas en Roussillon de rupture nette avec ce qui est connu pour la Protohistoire ; l’exploitation de raisins semble toujours essentiellement tournée vers la consommation des fruits36. C’est seulement entre le I^er s. av. et le I^er s. apr. J.‑C. que les indices d’une exploitation plus importante de la vigne se multiplient et que la production de vin est mise en évidence. La vigne devient à cette période la troisième espèce la plus fréquente et abondante dans les assemblages carpologiques, derrière l’orge vêtue et le blé nu (fig. 6)37. Simultanément, la plaine voit le développement de structures liées à une probable viniculture, notamment des bassins qui seraient liés à la pratique du foulage du raisin, assez fréquents dans les exploitations rurales aux alentours de Perpignan entre 20 av. J.‑C. et 20 apr. J.‑C., et des dolia qui correspondent souvent à des découvertes isolées, sans identification du cellier ou de chai38.

Fig. 6. Tableau 4 : Fréquences et abondances des carporestes de vigne (Vitis vinifera) dans les sites archéologiques du corpus

22Les fouilles conduites sur le site du Petit Clos (Perpignan), une des plus grandes exploitations antiques dégagées à ce jour en Roussillon, ont révélé une importante production locale de vin. Dans cette occupation, des rejets associés à la récupération de dolia comportaient des amphores à fond plat, de type « Gauloise 4 », ayant été utilisées pour la commercialisation de vin de Narbonnaise ; la production locale de ce modèle d’amphore dans l’atelier de potiers a par ailleurs été confirmée lors des fouilles réalisées en 1999 et 200439. La consommation de vin a par ailleurs été bien identifiée dans l’habitat par la grande quantité de cruches et gobelets exhumés40. Ce vin provient pour partie de différentes provinces de l’Empire, dans le cadre d’un commerce méditerranéen très organisé et à grande échelle, mais aussi de productions locales ou régionales ; le grand nombre et la variété des amphores vinaires rejetées en témoignent. Entre la fin du I^er s. et le milieu du II^e s. apr. J.‑C., le domaine s’équipe également de deux possibles pressoirs, de deux celliers (24 et 18 dolia), un troisième étant soupçonné sur la partie haute de l’occupation (vinification en fût ?). La carpologie éclaire cette production locale de vin par la découverte, dans le comblement d’un talweg qui servait de dépotoir, d’une importante concentration de carporestes (fig. 7), intercalée entre des rejets de poterie. Cette concentration, datée des années 50 apr. J.‑C., comportait le plus important assemblage de vestiges carbonisés de raisins, en l’occurrence des résidus de foulage/pressurage, de notre corpus. Curieusement, il s’agit de l’unique assemblage carpologique de ce type pour la période romaine en Roussillon. La rareté de tels assemblages dans le corpus pose la question du réemploi de ces sous‑produits vinicoles (résidus de foulage/pressurage, marcs). Puisqu’un passage par le feu est nécessaire à leur conservation et à leur identification en contexte archéologique aérobie, faut‑il interpréter leur rareté comme résultant d’une utilisation non pas comme combustible, mais liée par exemple à diverses activités agricoles (épandage, fourrage, litière) ? Cette production viticole roussillonnaise s’inscrit dans un terroir qui se caractérise par une polyculture, dans laquelle les orges vêtues et le blé nu occupent une place de premier ordre. Parmi les espèces secondaires, on compte la féverole, à laquelle s’ajoutent douze espèces fruitières (olivier, noyer, pin parasol, figuier, prunier, pêcher, mûrier ronce, arbousier, noisetier, amandier, poirier, chêne) qui ont pu, pour certaines, occuper les parcelles de façon permanente41.

Fig. 7. Carporestes carbonisés de vigne (FS1026, Petit Clos I, Perpignan)

23La période tardo‑antique, moins bien documentée par l’archéologie de terrain, ne montre aucun signe de l’affaiblissement de l’exploitation de la vigne, celle‑ci demeurant l’espèce fruitière la plus fréquente et la plus abondante dans les assemblages carpologiques entre le III^e et le V^e s. apr. J.‑C.

3.3 Une production insoupçonnée durant le haut Moyen Âge

24Au cours du haut Moyen Âge, la vigne est la première espèce fruitière depuis la Catalogne jusqu’au Languedoc. Il est cependant difficile de percevoir son rôle dans les productions : raisins de table, vin, pour une consommation locale ou un commerce de grande ampleur. La production d’amphores pendant la période romaine permettait de quantifier la production vinaire et sa distribution commerciale à grande échelle. Avec le développement du stockage et du transport du vin en tonneau, dès la fin du I^er s. ap. J.-C., sa production et sa consommation deviennent plus difficiles à détecter42. De plus, dans les établissements du premier Moyen Âge, l’absence de pressoirs et de bassins pouvant être utilisés pour la production de vin conduit à sous‑estimer son importance à cette période. En l’absence de textes et de vestiges archéologiques matériels (installations et mobilier), la carpologie se révèle à nouveau le meilleur outil pour mettre en évidence les productions vinicoles.

25En Roussillon, en plus des restes de consommation de raisins toujours très fréquents, de nombreuses concentrations de restes (baies, pédicelles, pépins, épicarpes dilacérés) interprétées comme des sous‑produits vitivinicoles sont enregistrées entre les VI^e et VIII^e siècles. Grâce aux expérimentations décrites dans la partie précédente (cf. supra § 1.2), ces assemblages ont pu être identifiés comme de probables résidus de foulage, de pressurage du raisin et de fond de cuve43. Aucune structure de type bassin de foulage ou pressoir n’ayant été découverte, on peut supposer l’existence de structures en bois pour procéder à l’extraction du jus de raisin et à sa vinification, telles que des cuves et des tonneaux, qui ne se seraient pas préservées et ne pourraient donc être mises en lumière par l’archéologie. L’existence du foulage dans des cuves en bois est signalée pendant cette période dans les zones septentrionales d’Europe ; on citera par exemple l’enluminure du Psautier d’Utrecht (vers 830), qui montre la cueillette des raisins en panier et le foulage au pied dans une cuve en bois44. Les occupations roussillonnaises ayant livré le plus de résidus vinicoles (Manresa, Vignes de l’Espérance et Taxo‑les Gavarettes) correspondent à des zones d’activités agraires localisées en périphérie d’habitats, ces derniers n’ayant pu être mis au jour. La présence de ce type de restes suggère une production locale de vin, au sein même de ces petites occupations agraires. Contrairement à la période antique, aucun indice matériel ne permet d’argumenter sur l’ampleur et la destination de ces productions (domestique ? régionale ? extrarégionale ?). Dans certains assemblages, le mélange de ces sous‑produits vinicoles avec des résidus céréaliers (caryopses, enveloppes, rachis, tiges) et avec des graminées et des légumineuses sauvages (alpiste, ivraies, trèfles, luzernes) évoque leur emploi dans la gestion du bétail (fourrage, litière). L’utilisation de ces résidus de marc pour l’alimentation animale suggère également qu’il s’agissait de résidus à disposition, pouvant être remobilisés sur place dès leur production45. Tout comme pour la période antique, la production viticole roussillonnaise du haut Moyen Âge s’inscrit dans une polyculture, s’articulant autour de cultures annuelles, telles que les céréales (orges vêtues, blés nus, millets, avoine, seigle), les légumineuses (féveroles, pois, vesces), certaines plantes techniques/oléagineuses (lin, chanvre), et de cultures/exploitations d’espèces pérennes (olivier, noisetier, prunier, aubépine, figuier, cerisiers, pêcher, pin parasol, chêne)46.

3.4 Une production au Moyen Âge central et tardif à éclairer

26La documentation carpologique pour le Moyen Âge central et tardif se distingue des périodes précédentes par la présence dans le corpus d’occupations urbaines, localisées dans le centre médiéval de la ville de Perpignan. S’est ainsi posée la question de la possible existence de productions vinicoles en contexte urbain, suggérée par la documentation textuelle de cette époque47.

27Sur l’ensemble des assemblages étudiés, sites urbains et ruraux inclus, la vigne demeure la première espèce fruitière48, tandis qu’en France méridionale, la dernière synthèse réalisée signalait une diminution des restes de raisin au cours du Moyen Âge49. Dans les sites urbains du corpus, la consommation de raisin est particulièrement bien attestée, notamment grâce à la découverte et l’étude de plusieurs latrines (Fontaine neuve, Rue de l’Académie), dans lesquelles la vigne apparaît toujours comme la principale espèce50. La consommation de raisins est également régulièrement mise en évidence dans les sites ruraux, mais souvent en proportion moindre, faute de contextes favorisant la conservation des témoins directs de consommation du fait de l’absence de découvertes de latrines rurales.

28Si les données carpologiques témoignent toujours d’une consommation du raisin pour ses fruits, elles permettent difficilement d’éclairer la production de vin à cette période. Les données textuelles pour cette période sont plus parlantes ; dans une mention de revenus en nature du XII^e siècle, C. Puig relève ainsi l’obligation pour les paysans de porter les grappes non pressées au fouloir du seigneur, dans un récipient appelé « tina »51. Elle évoque également l’existence de celliers qui serviraient au stockage du vin, aux XIII^e et XIV^e siècles, et seraient également des lieux de perception des vendanges et de leur traitement depuis le XI^e siècle. Les sources ne mentionnent cependant pas l’existence de pressoirs en lien avec ces celliers. L’auteur précise, par ailleurs, que si le vin en Roussillon est foulé dans les villages, ce n’est pas le cas en Catalogne centrale où le cellier est situé directement au milieu des vignes52. Le vin produit en Roussillon serait également exporté, puisqu’il est signalé à la table des papes d’Avignon53. Du point de vue archéologique, il n’existe actuellement dans cette région aucun indice matériel (pressoir, bassin) témoignant de la production de vin. Seul un assemblage carpologique du Camp del Rey (Baixas), daté du XV^e siècle, a permis d’identifier un résidu de foulage/pressurage, dans un assemblage mêlant céréales (grains et vannes), fruits divers (dont fruits du lentisque, figues, mûres de ronce), graminées, luzerne et coprolithes de caprinés. Cet assemblage, dépourvu de contexte archéologique fiable54, ne peut en toute rigueur être interprété à la lumière des données textuelles évoquées. Néanmoins, il pose la question de la réutilisation des résidus de marc qui, selon les textes, ne peuvent que provenir d’une production centralisée de vin en cellier, dans l’alimentation animale ou comme combustible.

Conclusion et perspectives

29La vigne fait partie intégrante du patrimoine agricole et alimentaire roussillonnais depuis le Néolithique. L’essor des centres de production vinicole sur le littoral méditerranéen nord‑occidental d’abord, puis dans presque toute la Gaule, y compris dans des régions qui ne sont plus aujourd’hui vinicoles55, touche le Roussillon dès la première moitié du I^er s. apr. J.‑C. Cette production est perceptible à la fois par les structures archéologiques et, désormais, par les vestiges archéobotaniques. L’enregistrement de charbons de bois et de sous‑produits vinicoles dans des assemblages datés des VI^e‑VIII^e siècles témoigne d’une culture toujours active de la vigne au début du Moyen Âge et également d’une production locale de vin en contexte rural, fait qui n’était éclairé jusqu’alors ni par les structures archéologiques ni par les sources textuelles. L’existence de cette production pose la question de la modification des pratiques et donc des réseaux de distribution de tels produits, par rapport à la production de la période romaine, beaucoup plus importante et destinée en partie à l’exportation. La seconde partie du Moyen Âge, qui commence à être mieux perçue par l’archéologie urbaine, demandera un investissement plus important, notamment concernant les contextes ruraux, pour éclairer les chaînes opératoires liées à la production du vin et permettre des comparaisons avec les sources textuelles, abondantes pour cette période.

30Au‑delà de la démarche carpologique classique, les perspectives de recherche sont encore nombreuses. L’identification des carporestes de vigne antiques et médiévaux sera ainsi affinée par le recours à la morphométrie géométrique56. Les analyses de morphométrie géométrique et paléogénétiques des pépins archéologiques permettent en effet de différencier des morphotypes domestiques (Vitis vinifera subsp. vinifera) de morphotypes sauvages (Vitis vinifera subsp. sylvestris), mais également de révéler des convergences entre les pépins des assemblages fossiles et ceux de cépages/groupes de cépages actuels. L’étude des pépins de raisin roussillonnais, notamment ceux du Petit Clos et du Camp del Rey, permettra de mettre en lumière la diversité ancienne exploitée dans cette zone et son évolution dans le temps long. Par l’application aux charbons de bois archéologiques d’une approche éco‑anatomique quantitative57, il sera également possible d’obtenir une image plus précise des conditions de croissance et de gestion des vignes anciennes. Cette méthode, par ailleurs appliquée à l’olivier58, consiste à mesurer les éléments vasculaires du bois, visant à comprendre leurs variations de forme, de taille et d’organisation en fonction de paramètres extérieurs (irrigation, stress de croissance, apports d’engrais). Au moyen de ces nouvelles méthodes, il s’agira ainsi de mettre en lumière la biodiversité ancienne de la vigne roussillonnaise, les pratiques qui lui étaient associées, ainsi que leurs évolutions dans le temps long.