1Les 5 et 6 avril 2017, un workshop international organisé à la Casa de Velázquez de Madrid réunissait des spécialistes de disciplines et d’horizons divers autour des « Métiers de l’alimentation en Méditerranée occidentale : pratiques culinaires et traditions alimentaires (Antiquité – Temps modernes) ». De la richesse des présentations et des débats a émergé la volonté de publier un ouvrage prolongeant l’esprit de cette rencontre, à savoir d’aborder l’alimentation sous ses différents aspects (de la production vivrière jusqu’à la consommation) grâce à une approche pluridisciplinaire de manière à décloisonner les problématiques et les réflexions au-delà des frontières spatiales, temporelles et disciplinaires.

2L’alimentation occupe une place fondamentale dans les activités des sociétés, une importance qui se traduit dans les faits, quelles que soient les sources, par une diversité de processus et savoir-faire dont l’objectif est d’assurer l’approvisionnement, la subsistance, tout en garantissant la pérennité des productions et des ressources. Qu’elles soient l’œuvre de professionnels ou qu’elles s’insèrent dans le cadre domestique, les activités inhérentes au domaine alimentaire sont d’une grande multiplicité et caractérisées par autant de composantes interdépendantes les unes des autres. Ainsi, depuis les champs et les pâturages jusqu’à la table du consommateur, nombre de gestes et de processus conduisent la denrée vivrière vers une forme considérée comme aliment consommable, avec pour un même type de denrées différentes formes de consommation possibles, ou en vue d’une consommation différée, et pour des destinataires variés.

3Les systèmes de production et de commercialisation des ressources alimentaires mobilisent ainsi de nombreux acteurs qui interviennent dans un ou plusieurs domaines. Étroitement liée à l’environnement, l’exploitation des ressources issues de différents écosystèmes s’opère par le biais de l’agriculture et de l’élevage, mais aussi de la pêche, de la chasse et de la cueillette pour les denrées sauvages. La transformation de toutes ces denrées et leur commercialisation entraînent la création et l’utilisation, si ce n’est d’infrastructures, a minima de contenants, d’outils spécifiques ou d’ustensiles qui peuvent être mis en relation plus ou moins directement avec les productions vivrières. Aussi, l’obtention d’aliments implique-t-elle une mise en valeur des terroirs appropriés par les communautés qui, dans le bassin méditerranéen, mettent à profit la variété de leurs ressources végétales, minérales et animales pour développer un répertoire culinaire diversifié.

4La recherche a largement investi ce champ d’investigation et révèle un dynamisme certain depuis une vingtaine d’années1. La multiplication de projets, colloques et programmes de recherche dédiés à l’alimentation offre ainsi l’opportunité d’aborder ce domaine vaste et diversifié sous ses différents aspects. En tant que bases fondamentales des régimes alimentaires, les ressources végétales et les produits carnés ont logiquement suscité un intérêt majeur de la part des historiens, archéologues, sociologues et anthropologues2, la nature biologique et historique des sources constituant les angles d’analyse principaux de cette recherche.

5Les disciplines relevant de l’archéozoologie et de l’archéobotanique connaissent ces dernières années un net développement, en partie grâce à une activité croissante de l’archéologie préventive et de la recherche en général, mais également du fait d’une ancienneté acquise par ces disciplines qui aujourd’hui ont largement démontré leur apport considérable à la compréhension des sites archéologiques et des pratiques socioéconomiques, entre autres, qui s’y sont développées. L’accroissement des données disponibles permet ainsi de proposer des premières synthèses dédiées à une zone géographique ou à une période particulières3. La transition entre l’Antiquité et le Moyen Âge bénéficie notamment de ce regain d’intérêt dans la mesure où les vestiges matériels apportent une contribution déterminante pour documenter les mutations et les permanences peu documentées et dès lors mal connues4. Le travail minutieux de collecte, d’analyse et d’interprération des données, dont chaque genre requiert des compétences spécifiques, justifie et explique les avancées significatives apportées par des équipes et des publications collectives.

6Cet ouvrage s’inscrit ainsi dans la tendance scientifique actuelle qui place l’interdisciplinarité au coeur de sa démarche de recherche. Alors que l’accroissement des données, tant textuelles que matérielles, tend à renouveler les problématiques, il importe de susciter un dialogue entre différents spécialistes de manière à mettre en commun les avancées scientifiques réalisées au cours de la dernière décennie, notamment dans le cadre de thèses de doctorat dédiées plus ou moins directement au fait alimentaire5. Grâce à une ouverture disciplinaire qui s’est voulue la plus large possible, l’objectif du workshop mentionné supra visait à mettre en lumière les différents modèles de production et de consommation au sein de la Méditerranée occidentale, en interrogeant leurs spécificités et/ou leurs similitudes. La complexité du fait alimentaire peut ainsi être envisagée à travers des domaines liés aux aliments de manière directe (restes végétaux et de faune, préparations et résidus alimentaires) ou indirecte (contenants, structures, outils et ustensiles culinaires) tout en questionnant les modalités d’organisation et leur diversité dans le temps et l’espace.

7La multiplicité caractérisant les pratiques alimentaires est loin d’être appréhendée sur la seule base des disciplines bioarchéologiques et historiques, qui constituent les angles d’analyse principaux de la recherche dans ce domaine. Afin d’éclairer différents aspects de la chaîne alimentaire, l’un de nos premiers objectifs a été de valoriser les perspectives pouvant paraître connexes au fait strictement alimentaire, telles que celles de la céramologie qui s’intéresse aux contenants pour aborder les contenus, et de l’instrumentum qui sont des marqueurs importants des modes de production (outils agricoles), de conservation et de transport (vases céramiques de stockage), de transformation et de consommation (ustensiles et céramiques culinaires). Tout en explorant les disciplines classiques des productions de bouche, que sont la carpologie et l’archéozoologie, il était aussi intéressant d’interroger et de mettre en parallèle l’apport de disciplines encore jeunes, telles que l’analyse des biomarqueurs des contenus organiques et l’étude isotopique menée sur les restes anthropologiques.

8L’héritage des recherches historiques et leur investissement dans le domaine de l’alimentation, en documentant les choix de consommation et les systèmes de production locaux dans un contexte largement ouvert sur les productions exogènes, offre aujourd’hui une nouvelle approche grâce à l’analyse croisée d’informations de différentes natures, issues à la fois de sources textuelles et des données archéologiques de terrain. Le rapprochement et la confrontation du point de vue des historiens aux données matérielles et, inversement, celui des archéologues et bioarchéologues aux sources historiques ont sans conteste été l’un des objectifs moteurs de ce travail.

9Outre la dimension interdisciplinaire, adopter une approche multiscalaire, sur la longue durée et sur un vaste espace géographique, s’avère aujourd’hui une clé de compréhension essentielle pour appréhender et tenter d’expliquer les disparités, les continuités ou les évolutions, au sein du pourtour nord-occidental de la Méditerranée antique et médiévale (péninsules Ibérique et Italienne, France méridionale, Sicile, Afrique du Nord). Les limites chronologiques proposées lors du workshop ont été volontairement très larges puisqu’elles incluaient la période moderne, de manière à permettre une mise en parallèle des facteurs de changement sur le temps long. Pour cette publication, le choix de recentrer le discours sur les seules périodes antique et médiévale s’est imposé du fait de l’activité actuelle de la recherche – périodes pour lesquelles les recherches, aussi bien archéologiques qu’historiques, sont les plus dynamiques – et du phénomène d’accélération de la spécialisation des activités alimentaires à ces périodes clés. L’analyse de territoires qui voient leur modèle socio-économique se modifier par des phénomènes historiques majeurs (romanisation, repli de l’Empire, expansion de l’Islam, arrivées de nouvelles populations) offre des fenêtres privilégiées pour évaluer l’impact de nouveaux systèmes économiques, politico-religieux et culturels sur les modèles alimentaires antérieurs. La mise en évidence d’une adaptation ou d’une résistance sont alors susceptibles de faire émerger des comportements communs face aux facteurs de changement, perceptibles dans différentes sphères chrono-culturelles et géographiques ou dans diverses sources de données.

10Cet état d’esprit nous a logiquement conduit à structurer les collaborations des auteurs selon un ordonnancement, non pas chronologique ou disciplinaire, mais thématique. Une telle organisation des propos nous a semblé à même d’alimenter les réflexions et de susciter de nouveaux questionnements quant aux économies alimentaires antiques et médiévales sous les angles du « renouvellement des sources et méthodes » (thème I), des « consommation et spécialisation des pratiques » (thème II) et des « permanences et évolutions » (thème III).

11Le volume s’ouvre en mettant en évidence le renouvellement des méthodes obtenu grâce à des approches méthodologiques nouvelles ou renouvelées en lien avec la céramologie et l’anthropologie, et à l’analyse croisée de données textuelles et bioarchéologiques. Sont présentés ici les résultats issus des données rattachées au monde matériel macroscopique (archéozoologie, carpologie, céramologie) et microscopique (biochimie), ainsi que celles relevant de l’immatériel (représentations culturelles, sociales ou religieuses), qui peuvent être subséquemment discutées.

12L’immatériel révèle tout d’abord des modèles alimentaires plus complexes qu’il n’y paraît dans les analyses bioarchéologiques traditionnelles. Les analyses isotopiques de populations inhumées dans les nécropoles et, dès lors, déconnectées de leurs espaces de consommation, permettent en effet de relier les individus à des régimes alimentaires et, par extension, à l’exploitation de certaines ressources. Dans le cas de la Provence à l’Antiquité tardive et au haut Moyen Âge, étudié par L. Mion, on soulignera plus particulièrement la variabilité de la consommation de ressources aquatiques au sein d’un territoire régi par le goût et la transportabilité de ressources marines sous forme fraîche, ce qui viendrait alors circonscrire l’aire de consommation à la frange littorale, tandis que l’arrière-pays exploiterait davantage des ressources locales dulçaquicoles.

13C’est aussi au sein d’une même population que des différences ont été établies entre un régime plus végétarien pour certains individus, ou plus carnivore pour d’autres. Elles manifestent, si ce n’est un goût individuel, du moins des modèles différenciés de consommation qui peuvent révéler une certaine forme de multiculturalisme de la société de l’époque ou encore une hiérarchisation des pratiques alimentaires en fonction du statut des habitants. Si, pour la Provence, ce phénomène reste encore à préciser et à démontrer, la contribution prouve l’apport déterminant de mobiliser des méthodes novatrices (la biochimie) pour réanalyser des sources traditionnelles, qu’il s’agisse de textes, d’ossements ou de céramiques.

14Les circuits d’approvisionnement ou commerciaux sont aujourd’hui plus largement appréhendés grâce à la répartition des céramiques et à la disponibilité des textes. Les réseaux des multiples denrées transportées, à l’exception de ceux du vin, de l’huile et des sauces et salaisons à base de poissons, restent encore méconnus, en particulier pour le bétail et ses produits. Les analyses chimiques ouvrent une voie prometteuse pour cette problématique puisque les résultats de L. Mion laissent entrevoir la possibilité d’un transport de bovins (si ce n’est de produits carnés transformés) depuis le Languedoc vers la Provence, une piste de recherche qui demeure toutefois à corroborer. Les projets sur le déplacement des animaux (PATHWAy6 ; ZooMWest7) incluant, entre autres, le développement des analyses du strontium, pourront probablement nous éclairer sur cet aspect de la mobilité animale ou du commerce de produits carnés dans un avenir proche.

15La diversité des produits alimentaires transportés, sur de longues ou de courtes distances, et leur rapport à des contenants spécifiques, fait toujours débat dans la recherche actuelle. L’analyse conjointe proposée par C. Richarté et N. Garnier (analyses céramologique et biomoléculaire) sur des épaves découvertes au large de la Provence (IX^e-XI^e s. apr. J.-C.) vient renouveler cette réflexion, en particulier sur la circulation des marchandises entre al Andalus et le sud de la France à l’époque médiévale. Outre la nature des produits échangés entre Dār al-Islām et le monde chrétien (surtout du vin, de l’huile et du murrī), il est intéressant de noter comment l’étude des imprégnations des parois des vases céramiques contribue à éclairer la fonction spécifique ou, au contraire, polyvalente des contenants. C’est aussi la variabilité des modes de traitement, destinés à préserver les denrées et les produits transformés, qui retient l’attention. On soulignera d’ailleurs le rôle des sous-produits animaux dans ce domaine (graisses de ruminants et non ruminants ou de volaille, cire d’abeille) dont l’exploitation est très rarement démontrée à partir des études classiques d’archéozoologie.

16Si le caractère complémentaire des sources n’est plus à démontrer, elle trouve une nouvelle expression dans la contribution de M. Brisville qui questionne la préférence dévolue à la viande tendre dans les cultures islamiques de l’Occident médiéval en mettant en balance les résultats archéozoologiques de la péninsule Ibérique. Ce travail d’immersion dans les subtilités terminologiques des vocables usités dans les traités arabes (culinaires entre autres), ainsi que dans les méthodes archéozoologiques de détermination des âges de mortalité, propose une grille de lecture à double entrée, historique et archéozoologique, et constitue dès lors un véritable point de jonction entre données matérielles et textuelles. L’auteure recrée ainsi le lien entre la perception qu’avaient les sociétés passées de leurs animaux et de leur exploitation, et la vision des archéozoologues sur la gestion des cheptels. Il est alors intéressant d’observer une variabilité aussi bien dans les mentions issues des réceptaires que dans les profils d’abattage mis en évidence sur les sites archéologiques, ce qui tendrait à nuancer l’importance de la viande tendre dans la consommation des populations islamiques et à prendre en compte d’autres facteurs. La pérennité des cheptels, l’exploitation des produits du vivant et la nécessité d’assurer l’approvisionnement des fortes concentrations citadines d’al Andalus sont autant de paramètres qui influent sur les modèles alimentaires et impliquent une « consommation raisonnée ». Ces préoccupations relatives à la gestion durable des troupeaux transparaissent d’ailleurs également à travers les textes et contribuent à discuter un postulat, parfois avancé, qui oppose la préférence pour les viandes tendres dans les territoires sous domination islamique, à l’opposé des modèles chrétiens qui plébiscitent les viandes faites.

17La deuxième partie met l’accent sur le phénomène de spécialisation des systèmes alimentaires, voire de leur bouleversement (consécutif à des évènements particuliers) tout en discutant plus largement les différentes manières de consommer. Trois points de vue de natures différentes offrent ainsi autant d’éclairages sur les modes d’exploitation et de production, de transformation et sur les pratiques culinaires.

18La réorientation de la perspective analytique vers la thématique de l’alimentation pour des disciplines archéologiques qui, souvent, tiennent un discours typologique, fonctionnel (sur de nombreux domaines d’activité : métallurgie, verrerie, etc.) et chronologique, n’est pas toujours aisée. S. Raux embrasse cette thématique par le biais de l’instrumentum de la Gaule narbonnaise, dont les manifestations archéologiques sont parfois illisibles pour un simple néophyte (déformation et oxydation des objets avec le temps). Elle nous livre ainsi une première synthèse retraçant les processus dans leur globalité, depuis les étapes de production jusqu’à la consommation, qui entre remarquablement en résonance avec les travaux issus des disciplines bioarchéologiques. Ce travail s’avère déterminant car, comme le souligne l’auteure, la distinction entre ce qui procède du domaine domestique ou d’activités spécialisées est souvent sibylline. Alors que la spécialisation est un fait entendu pour les activités manufacturées (poterie, tabletterie, etc.), pour ce qui relève des pratiques liées à l’alimentation, les activités sont davantage rattachées au domaine vivrier au sens large, les zones spécialisées étant souvent difficiles à mettre en évidence matériellement. L’auteure questionne alors l’existence d’un « artisanat de bouche » à travers l’étude de l’instrumentum gallo romain qui se fait ainsi le porte-parole des différents intervenants jouant un rôle dans les systèmes d’approvisionnement.

19La déclinaison des mobiliers, de par leur spécificité ou leur polyvalence dans leur utilisation, renvoie clairement à la technicité inhérente aux différentes activités de bouche et, par extension, aux connaissances et savoir-faire nécessaires pour mener l’aliment jusqu’à la table. L’auteure revalorise ainsi les personnes derrière les objets aux différentes étapes de la chaîne opératoire (paysans, pêcheurs, marchands et autres détaillants), ainsi que dans les différents domaines (élevage, pêche, agriculture, salaison, etc.), et offre une image plurielle de la composition du système alimentaire et de son organisation. La fonction dévolue aux objets et, dès lors, celle des sites de découverte, laisse ainsi présager des circuits de production et de distribution plus structurés qu’il n’y paraît. Un travail futur sur leur répartition géographique serait à même d’éclairer l’organisation de ce territoire ou, du moins, les dynamiques entre terroirs vivriers et centres urbains, ces derniers constituant des pôles majeurs de commerce et de consommation qui accueillent également une partie des activités de transformation des denrées en produits consommables tels que les charcuteries, les laitages, les farines et leurs dérivés.

20Le degré de spécialisation est également une question sous entendue par l’auteure qui laisse entrevoir les multi compétences de certains opérateurs, notamment dans les domaines de la pêche (pêcheurs de coquillages et de poissons ?) et de l’agropastoralisme (éleveurs-fromagers ?), tandis que d’autres activités du même domaine apparaissent comme très spécialisées (production de sel, charcuteries).

21Cette micro-variabilité organisationnelle, si elle peine encore à être clairement identifiée dans un contexte socio-économique florissant et documenté, du moins sans bouleversement majeur, semble plus nettement se manifester lors de périodes de crise. L’étude du site islamique d’Albalat, localisé à la frontière avec la Chrétienté ibérique au XII^e siècle, en est une illustration particulièrement parlante. Grâce à l’analyse croisée de la distribution taxinomique, anatomique et spatiale à l’échelle d’une communauté réduite, J. A. Garrido García et S. Gilotte montrent comment le contexte particulier d’un affrontement armé a pu conduire à réduire la spécialisation de la chaîne opératoire alimentaire. Ainsi, les vestiges montrent un contraste entre une organisation dynamique et diversifiée tant du point de vue des acteurs que des activités (agricoles, pastorales, artisanales, commerciales, militaires) et un système d’approvisionnement marqué par une simplification des opérateurs – tendant à se confondre et se limiter à des consommateurs « autonomes » – et par une extension du registre animal – incluant une forte contribution d’espèces peu habituelles, telles que les équidés. Alors que l’histoire de l’alimentation tend à s’inscrire ou à s’écrire sur la longue durée, la contribution offre à lire des adaptations alimentaires qui s’avèrent déterminantes pour interpréter les sources tant matérielles que textuelles.

22Déterminer les composantes d’un régime alimentaire implique en effet de connecter le « réel » et l’immatériel, en interrogeant les relations entre les normes discursives véhiculant des représentations, et les pratiques concrètes. Une problématique majeure consiste à comprendre comment, pourquoi – et à partir de quand – une consommation devient une habitude alimentaire pour une communauté ou seulement une partie d’entre elle. En s’intéressant aux viandes dans la Rome antique, D. Tilloi souligne combien cet aliment au statut ambigu revêt de nombreux enjeux (religieux, socio-culturels, symboliques, moraux) qui requièrent d’envisager sa consommation à l’aune des dimensions socio-économiques. Les variations révélées par les données archéozoologiques et les informations textuelles justifient de nuancer une stricte hiérarchisation qui serait uniforme dans le vaste Empire romain. La valorisation dont bénéficient certaines espèces et, en particulier, certains cheptels, incite à s’interroger sur les dynamiques liant les conceptions théoriques (dont les classifications établies par les médecins) et les réalités pastorales ou cynégétiques qui pourvoient les tables, les boucheries, les celliers et les tavernes pour, in fine, mieux percevoir et comprendre les interactions entre l’offre et la demande dans une région et à une époque donnée8.

23Le thème des permanences et des évolutions constitue une problématique majeure pour périodiser et contextualiser les habitudes alimentaires. Par sa dimension universelle et identitaire, le fait alimentaire peut en effet conduire à postuler plus qu’à démontrer des continuités ou, a contrario, à présupposer des ruptures radicales et homogènes, dans le sillage des événements politiques, en sous-estimant les diverses temporalités et fluctuations qui marquent les processus socio-économiques ou socio-culturels. Appréhender les transformations des usages alimentaires implique de mener la caractérisation, souvent délicate, de ces habitudes en déterminant dans quelle mesure elles relèvent d’un héritage adopté ou adapté, ou d’une innovation d’origine locale ou exogène. Aussi, l’approche comparatiste révèle toute sa pertinence en adéquation avec les différentes échelles temporelles et spatiales choisies.

24En raisonnant à une échelle locale centrée sur Cordoue entre le VIII^e et le XI^e siècle, M. García García et M. Moreno García questionnent le phénomène d’islamisation alimentaire consécutif à l’expansion de l’Islam dans la péninsule Ibérique. Les variations des restes de suidés, observées entre les quartiers et les siècles, manifesteraient une diffusion graduelle et différenciée du modèle alimentaire musulman, avec le possible maintien d’un élevage local en périphérie jusqu’au X^e siècle, moment où la ville est érigée en capitale califale. À cette divergence socioculturelle, s’ajouterait toutefois une convergence des techniques bouchères et culinaires, révélatrices de modes opératoires communs aux époques émirale et califale, ainsi qu’à d’autres régions d’al Andalus, voire de l’Occident islamique.

25Dans la Sicile islamique, la plaine environnant Palerme bénéficie d’une documentation textuelle et céramologique qui permet à A. Nef, E. Pezzini et V. Sacco d’appréhender le fait alimentaire depuis les modes de production jusqu’aux représentations par le biais de désignations qualifiant de locales certaines variétés (essentiellement végétales). La croissance démographique et économique de la ville, devenue capitale émirale au IX^e siècle, dynamise la demande alimentaire à laquelle semblent répondre des transformations ayant trait aux structures foncières et aux techniques culturales, notamment hydrauliques. Tandis que la diversification des denrées montre une relative spécialisation des activités de production, transformation et commercialisation, l’enjeu est bien d’interroger les marqueurs d’une spécificité islamique des systèmes et pratiques alimentaires dans le Palermitain alors même que nombre d’espèces sont attestées aux époques antérieures (byzantines) ou postérieures (normandes). Si, comme le soulignent les auteures, « la révolution agricole attendue n’est pas au rendez-vous », l’étude minutieuse des différentes sources parvient à dresser un panorama relativement complet révélant l’intégration de la Sicile à un « horizon botanique islamique ».

26À une plus grande échelle, les dynamiques de la viticulture dans le Roussillon antique et médiéval sont étudiées par J. Ros et Chr. Vaschalde qui soulignent combien les ruptures entre la Protohistoire et la République romaine concernent moins la culture de la vigne que l’exploitation des raisins, la consommation de fruits cédant le pas à la production de vins insérés dans les réseaux commerciaux méditerranéens. Alors que la culture de la vigne y demeure active au haut Moyen Âge, le développement d’une viniculture en contexte rural questionne l’ampleur des modifications marquées par une rétractation des circuits de distribution orientés vers une consommation essentiellement locale. La multiplicité des produits et sous produits viniviticoles incite à poursuivre les recherches dédiées aux chaînes opératoires et à la biodiversité dans des terroirs caractérisés par une polyculture, aussi bien à l’époque antique que médiévale. La contribution manifeste pleinement l’apport déterminant, voire indispensable, de recourir à diverses approches (anthracologique, carpologique, ethnographique et expérimentale – sur le terrain et en laboratoire -) pour établir des synthèses à même de révéler les changements et les permanences.

27Pour conclure, nous tenons à remercier en sus des participant.e.s au workshop et des auteur.e.s de cet ouvrage, plusieurs personnes et institutions sans qui tous ces échanges et discussions n’auraient pas pu être possibles. Les partenaires principaux lors de l’organisation du workshop ont été le laboratoire Archéologie des Sociétés Méditerranéennes (UMR 5140, équipe AMR), le LabEx Archimède (université Paul Valéry-Montpellier 3, ASM UMR 5140), le laboratoire Histoire, archéologie, littératures des mondes chrétiens et musulmans (UMR 5648 CIHAM), l’École des hautes études hispanique et ibériques (EHEHI) de la Casa de Velázquez (Madrid), où se sont tenus les débats, ainsi que le laboratoire Histoire économique et sociale des sociétés méditerranéennes (Faculté des Sciences Humaines et Sociales de Tunis) et le Centre d’Études Islamiques de Kairouan (Tunisie). Nous souhaitons remercier tout particulièrement R. Lakhal (université de Tunis), co-organisateur du workshop, L. Callegarin (université de Pau et des Pays de l’Adour, ITEM EA3002), ancien directeur des études pour les périodes ancienne et médiévale de la Casa de Velázquez, et E. Botte, directeur adjoint du Centre Camille Jullian (UMR 7299) et membre du comité éditorial des éditions BiAMA, pour leur support et leurs conseils avisés.

28Nous tenons également à remercier les membres du comité scientifique que nous avons réuni et qui ont bien voulu expertiser les articles que nous leur avons soumis : Christophe Badel (Université de Rennes 2), Henri Bresc (Université Paris - Nanterre), Marianne Brisville (associée à UMR5648 - CIHAM, Lyon), Lídia Corominas Barberà (ICAC, Tarragone), Cleia Detry (UNIARQ, Universidade de Lisboa), Michel Feugère (ArAr - UMR 5138, Lyon), Dominique Frère (Université de Bretagne-Sud), Alejandro García Sanjuán (Universidad de Huelva), Manuela Marín (CSIC, Madrid), Mohamed Meouak (Universidad de Cádiz), Nicolas Monteix (Institut universitaire de France, GRHis - EA3831), Vivien Prigent (Orient et Méditerranée - UMR8167, Paris), Claude Raynaud (ASM - UMR 5140, Montpellier), Audrey Renaud (Mosaïques Archéologie, associée à ASM - UMR5140, Montpellier), Núria Rovira (UPV-Montpellier 3, ASM - UMR5140, Montpellier), Kevin Salesse (Université Libre de Bruxelles, Université de Bordeaux, PACEA-UMR5199), Dianne Unsain (Centre Camille Jullian, LA3M, Aix Marseille Univ, Aix-en-Provence), John M. Wilkins (Université d’Exeter) et José Yravedra (Universidad Complutense de Madrid).