1Les recherches sur le port de Narbonne antique ont débuté dès la fin du XIX^e siècle avec de nombreuses questions sur le cours de l’Aude, l’évolution des étangs et l’emplacement du port (Cavero 2011)1. Le cadre géographique pris en compte est effectivement complexe, avec une surface en eau durant l’Antiquité d’environ 70 km² (fig. 1). Il est également difficile de déterminer les déplacements du cours du fleuve qui fait le lien entre la lagune et la ville de Narbonne distantes de 4 km. Les recherches actuelles ont hérité de ces réflexions et notamment des synthèses d’H. Rouzaud qui, sur la base de la position géographique favorable et de la toponymie, considérait la grande île Sainte-Lucie, à l’entrée de la lagune, comme le port où les marchandises étaient transférées sur des allèges pour rejoindre la ville (Rouzaud 1914 ; Rouzaud 1917). Il pensait que le Roc de Conilhac était le grand port romain et le site déjà connu de Port-la-Nautique, un port occasionnel. Il avait perçu à Mandirac un aménagement du cours de l’Aude (les quais de la « Robine romaine ») (Rouzaud 1917, 171). M. Guy, en 1955, présentait un article sur les ports de Narbonne en adoptant cette idée de sa division en avant-ports. La définition d’avant-ports n’a jamais été clairement donnée car elle devait sembler évidente pour les auteurs : ils décrivent des sites lagunaires utilisés comme débarcadères en complément d’un port plus important. Or cette notion d’avant-port n’existe pas dans l’Antiquité, d’autant que « port » est déjà un terme extrêmement polysémique (Arnaud 2010, 107). C’est un concept moderne commode qui peut qualifier, selon une définition du Littré, un « port construit en aval d’un premier port ». La notion d’avant-port doit être ici considérée comme un lieu complémentaire des autres infrastructures. Cette fonction vient elle-même en complément des activités classiques (productrices et vivrières) d’un établissement littoral. Bien entendu, les réalités sont plus complexes mais tous les auteurs se sont accordés à propos de Narbonne sur un système soumis aux aléas du fleuve et à des modifications paléo environnementales. M. Guy (1955), grâce à de nouvelles prospections sur le terrain, a proposé une série de sites caractérisés par une fonction portuaire probable : l’île Pujol, l’île de l’Aute, la Nautique, Saint-Martin et Mandirac (fig. 1). Il émet également l’hypothèse d’un déplacement de l’embouchure de l’Aude vers Gruissan. Le Roc de Conilhac, cher à H. Rouzaud, est en revanche écarté car aucune donnée de terrain n’a permis de confirmer cette hypothèse. R. Cairou en 1973 suit ses prédécesseurs dans la description des sites, mais en affirmant l’existence d’un port urbain. Enfin, M. Gayraud (1981) et Y. Solier (1981) ont proposé leur propre synthèse, parfois en réfutant ce dernier. Y. Solier ajoute parmi les avant-ports probables les sites de Tintaine et le Bouis à Gruissan. Ce rappel historiographique montre les hésitations sur l’existence du port urbain ainsi que sur l’identification de ces différents sites lagunaires, connus essentiellement par des prospections.

Fig. 1 - Carte des étangs narbonnais et synthèse des hypothèses depuis le XIX^e siècle sur les ports antiques de Narbonne

2Le programme de recherches sur les ports antiques de Narbonne2 s’inscrit dans la suite de ces questionnements : sur la base posée par nos prédécesseurs, plusieurs sites considérés comme des avant-ports depuis plus d’un siècle ont fait l’objet de nouvelles recherches. Ceux de l’île Pujol et de l’Aute, dont les surfaces concernées ne semblaient pas en adéquation avec d’importants aménagements portuaires, ont été écartés (Sanchez 2009, 309-323). L’anse de l’île Sainte-Lucie, déjà considérée comme « un mouillage privé desservant un grand domaine rural et peut-être des salines » par Y. Solier, n’est pas assez profonde pour accueillir de gros bateaux. Les établissements antiques de cette île semblent avant tout liés à l’exploitation des carrières de calcaire (Carayon, Lebret 2014). Le site de Tintaine n’a pas été investi pour des questions de disponibilités des terrains. Le choix s’est donc porté sur trois dossiers : Saint-Martin, Mandirac et Port-la-Nautique. Afin de disposer des éléments de discussion pour interpréter correctement ces sites, une recherche plus large adossée à une approche pluridisciplinaire a été menée dans le cadre du projet sur les ports antiques. Une thèse sur la dynamique des environnements fluvio-lagunaires du Narbonnais à l’Holocène a été soutenue (Salel 2018). Ainsi, les études paléogéographiques, environnementales et archéologiques ont été menées conjointement pour analyser les sites dans leur cadre géomorphologique mouvant.

3Le port fluvial urbain reste difficile à mettre en évidence, bien que des fouilles préventives aient révélé des vestiges susceptibles de lui appartenir (Sanchez 2009, 300-309 ; Ginouvez et al. 2016a ; Ollivier 2016). Autour des étangs, sur les trois sites concernés par nos recherches, celui de Mandirac s’avère bien implanté sur un ancien bras de l’Aude, comme le supposaient nos prédécesseurs (Falguéra et al. 2000). Les fouilles ont permis d’identifier les constructions mises en œuvre pour canaliser le cours d’eau à son embouchure (Sanchez et al. 2016) tout en affinant la chronologie de son utilisation du I^er au V ^e s. apr. J.-C. Les digues/jetées sont aménagées pour servir de quais et de chaussée. Des bâtiments sont également présents sur une partie de ces quais. La découverte d’un bateau à fond plat avec une partie de sa cargaison ne laisse pas de doutes sur les activités de transbordements qui s’y déroulaient. Si les recherches à Mandirac ont permis de clairement identifier les ouvrages mis au jour, les sites de Saint-Martin et de La Nautique soulèvent en revanche de nombreuses questions, inhérentes à la définition même des établissements littoraux. Plusieurs auteurs les ont interprétés comme des sites portuaires, peut-être des avant-ports de Narbonne (Rouzaud 1914 ; Guy 1955). Saint-Martin à Gruissan et La Nautique à Narbonne font donc l’objet depuis une dizaine d’années de recherches extensives. Afin de mieux comprendre la nature de ces établissements littoraux, la mise au jour de leurs vestiges sur des surfaces étendues était nécessaire pour appréhender leur plan et étudier leur évolution. Les résultats des recherches en cours présentés dans cet article sont provisoires et amenés à évoluer dans les années à venir, tout comme les interprétations proposées. En effet, comme on le verra, l’analyse des dernières découvertes réalisées sur ces deux sites montre leur complexité et la difficulté à les définir, en raison notamment de la rareté des établissements littoraux récemment fouillés permettant des comparaisons fiables.

1. Saint-Martin à Gruissan

4Saint-Martin-le-Bas à Gruissan se situe à l’entrée de la lagune, au sud d’une petite île d’environ 7,5 km², à une douzaine de kilomètres au sud-est de Narbonne. En bordure de l’étang de l’Ayrolle et au débouché d’une petite dépression alluviale empruntée par un cours d’eau temporaire, cet établissement littoral antique s’étend sur au moins 1 ha (Sanchez et al. 2011, 54). La partie centrale du site a tout d’abord fait l’objet de sondages (Sanchez et al. 2000), puis d’un premier programme triennal de fouilles extensives (2011-2013) qui ont partiellement mis au jour un vaste bâtiment à cour centrale du Haut-Empire (Duperron, Mauné 2016). La poursuite des recherches de 2014 à 20183 a permis d’achever la fouille de cette zone d’environ 2000 m² (fig. 2) et d’apporter des précisions sur l’organisation de cet ensemble et la chronologie de sa construction. En outre, les niveaux plus anciens ont été explorés, ce qui contribue à éclairer la genèse de l’établissement.

Fig. 2 - Vue aérienne du site de Saint-Martin à Gruissan (avec au premier plan la parcelle centrale dont la fouille a été achevée en 2018) dans son contexte naturel

5Si l’existence d’une occupation à l’époque tardo-républicaine a été démontrée dès les premiers sondages (Sanchez et al. 2000, 339 ; Sanchez 2009, 312-313), les dernières fouilles ont permis de compléter les connaissances sur cette phase initiale, en dépit d’un état de conservation des vestiges très médiocre. La structure la plus ancienne datée avec certitude est un four à chaux dont l’état de conservation est exceptionnel. En effet, grâce à sa profonde implantation dans le substrat, ses parois sont partiellement conservées sur près de deux mètres de hauteur (fig. 3). Cette installation fonctionne durant la première moitié du I^er s. av. J.-C.4, ce qui correspond à l’une des attestations les plus précoces de cet artisanat en Gaule. Probablement dès cette époque, différentes structures bâties, caractérisées par l’utilisation de blocs de calcaire local liés à l’argile, sont construites sur une surface assez importante, de l’ordre de 1000 m² au minimum. L’existence d’au moins deux états successifs au sein de cette phase a été mise en évidence, mais aucun plan complet de bâtiment ne peut être restitué en raison de la conservation extrêmement lacunaire de ces vestiges. De plus, en l’absence presque complète de niveaux conservés en lien avec ces derniers, leur datation demeure imprécise.

Fig. 3 - Vue du four à chaux tardo-républicain

6La période augustéenne correspond à une nouvelle phase d’extension de l’occupation. Il apparaît en effet qu’autour du changement d’ère des bâtiments sont présents sur la quasi-totalité de l’emprise de fouille, soit environ 2000 m². Ceux-ci semblent répondre à un plan d’ensemble homogène, toutes les architectures étant orientées de manière identique (nord-sud/est-ouest), mais la conservation réduite des vestiges rend très difficile la restitution des plans des bâtiments. Il semble toutefois que l’on se trouve en présence d’édifices quadrangulaires de grandes dimensions5, qui se développent de part et d’autre d’un axe de circulation constitué d’une chaussée empierrée de 2,70 mètres de large. L’existence de deux phases de construction distinctes au cours de cette période a été mise en évidence. Dans le second état, la voie semble bordée à l’ouest par un portique, matérialisé par des blocs de calcaire coquillier de grandes dimensions (env. 1 m x 1 m), correspondant vraisemblablement à des supports de colonnes ou piliers. Il demeure très difficile d’établir la datation exacte de ces deux phases en raison de la rareté des niveaux conservés associés à ces structures. Par conséquent, les données sur ces occupations augustéennes sont encore insuffisantes pour en déterminer la nature.

7Peu après, dès le début du règne de Tibère, cette partie du site fait l’objet d’un réaménagement complet. Ces travaux de grande ampleur débutent par l’arasement de tous les bâtiments préexistants et l’épierrement complet des fondations de certains murs. Le chantier de construction s’organise ensuite en plusieurs secteurs distincts correspondant à des activités spécifiques. La taille des blocs sur place se traduit par d’épaisses couches constituées exclusivement d’éclats de calcaire. D’autres secteurs sont consacrés à la préparation du mortier de chaux, tandis que des couches de sable et de graviers correspondent certainement à des réserves de matériaux. Enfin, une forge servait sans doute à la réparation de l’outillage. Cette installation artisanale était matérialisée par une dizaine de petits foyers de forme oblongue, associés à un dépotoir livrant des scories et des battitures en abondance. Après la construction des murs, un épais remblai de nivellement, constitué en partie de matériaux issus de la destruction des structures antérieures, est mis en place sur la totalité de la surface du bâtiment, afin d’installer les sols d’occupation. Ces différents niveaux ont livré d’abondants déchets de consommation ainsi qu’un riche mobilier céramique et plusieurs monnaies (Le Brazidec, Duperron 2017) qui permettent de dater le chantier de construction vers 20 apr. J.-C. Ce contexte, certainement constitué en un temps très court, documente de manière précise le faciès céramique et les échanges commerciaux dans la région de Narbonne à cette époque (Duperron, Bigot 2017).

8Ce bâtiment a été dégagé sur 2000 m² (fig. 4), mais il se développe vers le nord hors de l’emprise de fouille, sur une extension inconnue, ce secteur n’ayant pu être exploré jusqu’à présent. Il s’organise autour d’une cour centrale à portiques d’une surface totale de près de 700 m². Celle-ci est associée à un édifice rectangulaire en grand appareil de 76 m² en œuvre6 (fig. 5), qui comportait un sous-sol aménagé à l’aide d’architectures en terre et bois. Dans l’état initial du bâtiment, l’espace est divisé en cinq pièces de dimensions inégales, séparées par des cloisons constituées de solins en pierre surmontés d’ossatures en pans de bois hourdis de briques crues. Le bâtiment est ensuite entièrement réaménagé au début du II^e siècle. Ces travaux se manifestent par la destruction des cloisons puis l’apport d’un épais remblai, sur lequel sont édifiées des cloisons en torchis couvertes sur chaque face d’un enduit de chaux. À l’issue de cette phase de travaux, ce sous-sol est organisé en quatre pièces de petites dimensions (15 à 21 m²), équipées de sols en terre (Roux, Duperron 2018) sur lesquels ont été découverts plusieurs objets évoquant une activité administrative ou commerciale7.

Fig. 4 - Plan du bâtiment à cour centrale du Haut-Empire

Fig. 5 - Vue de l’édifice en grand appareil et du premier état de ses aménagements internes

9En périphérie de la cour centrale, le bâtiment comporte des espaces caractérisés par des formes et des fonctions très diverses. Au sud-est et à l’ouest, deux installations thermales disposant d’un accès direct depuis le portique se caractérisent par un plan compact, une faible étendue (inférieure à 50 m²) et un décor d’une grande simplicité8. Au sud-ouest, entre le balnéaire occidental et l’édifice en grand appareil, une forge est installée dans une petite cour d’une centaine de mètres carrés. Elle est organisée autour d’un foyer de grandes dimensions situé au centre de l’espace9, tandis qu’en périphérie, contre les murs limitant la cour, neuf fonds d’amphores Dr. 20 implantés dans le sol10 correspondent certainement à des bacs de trempe et des réserves de matériaux. Entre le foyer central et ces amphores, sept trous de poteaux, répartis sur l’ensemble de l’espace, pourraient marquer l’emplacement des enclumes. Les niveaux de sols liés au fonctionnement de cette installation artisanale sont constitués exclusivement de cendres indurées et ont livré d’abondants résidus métalliques (scories et battitures), qui ne laissent aucun doute sur l’activité pratiquée. Cette forge fonctionne pendant près d’un siècle, des années 20 apr. J.-C. jusqu’au début du II^e siècle. Au nord-est de la cour centrale, un espace de stockage est équipé de dolia et comporte plusieurs blocs de grand appareil correspondant très certainement à des bases de supports de toitures, selon un modèle fréquemment attesté pour les entrepôts (Bats 2006, 150-152). Cette pièce se développe sur au moins 130 m² mais elle s’étend au-delà des limites de la fouille ; ses dimensions réelles restent donc inconnues. On peut cependant considérer qu’elle contenait au moins plusieurs dizaines de dolia, ce qui correspond à une capacité de stockage importante11. Enfin, l’aile orientale du bâtiment est occupée par une série de pièces caractérisées par des dimensions assez faibles (une dizaine de mètres carrés pour la plupart). Leur fonction ne peut être déterminée, aucun niveau lié à leur occupation n’étant conservé.

10Bien que les données à notre disposition soient encore incomplètes12, il est possible, à l’issue de ce nouveau bilan des connaissances, de proposer quelques réflexions sur l’interprétation de ce bâtiment, en l’attente des compléments que pourra apporter la poursuite des recherches. Rappelons que la plupart des auteurs, tout au long du XXe siècle, ont attribué au site une fonction portuaire, essentiellement en raison de sa localisation, les données archéologiques étant alors indigentes13. Plus récemment, l’interprétation comme une villa maritima a également été envisagée (Sanchez et al. 2011, 56).

11Les résultats des dernières fouilles soulignent tout d’abord l’ampleur des travaux réalisés au début du I^er s. apr. J.-C., et en particulier celle des terrassements préalables à la construction, qui remodèlent totalement la topographie du site. Le vaste bâtiment à cour centrale édifié grâce à cet investissement considérable nous semble avant tout caractérisé par la diversité des activités qui y prennent place : artisanat métallurgique, espace de stockage, activités commerciales et/ou administratives (sous-sol de l’édifice en grand appareil) et installations thermales. Comme on l’a déjà souligné (Duperron, Mauné 2016, 52), les caractéristiques de ces deux balnéaires nous paraissent déterminantes pour l’interprétation du bâtiment, dans la mesure où leurs petites dimensions et la sobriété de leurs décors trahissent une fonction purement utilitaire, tandis que les parties résidentielles des villae sont généralement équipées d’installations thermales étendues et richement décorées. On remarque également qu’aucune salle de réception ne peut être identifiée parmi les espaces reconnus jusqu’à présent14. En outre, la présence d’une forge, caractérisée par des installations de grande ampleur et implantée de manière pérenne à proximité immédiate de l’édifice en grand appareil et de la cour centrale, confirme que nous ne nous situons pas dans un secteur résidentiel15. Il convient par ailleurs de souligner l’absence de portiques extérieurs, et plus généralement le fait que l’organisation générale du bâtiment ne ménage aucune mise en scène ni aucun point de vue sur le littoral, contrairement à ce que l’on observe généralement dans les villas maritimes16. Enfin, les résultats des prospections géophysiques conduites sur 7 ha révèlent l’existence d’une zone de 200 à 300 m de large totalement dépourvue de vestiges entre le littoral et les secteurs occupés par les bâtiments antiques17. On peut donc conclure à l’absence d’aménagement du littoral et en particulier à celle de vivier, dont la présence constitue une caractéristique essentielle des villas maritimes (Lafon 2001, 164-179 ; Lafon 2010, 172). Ainsi, comme on le voit, de nombreux éléments conduisent à rejeter l’interprétation de ce bâtiment comme une villa maritime ou même comme la partie résidentielle d’un centre domanial. Les équipements en lien avec des activités économiques (forge, espace de stockage à dolia...) pourraient en revanche suggérer que l’on se situe dans une pars rustica. Cependant, outre l’absence d’installations de production agricoles, la présence d’un édifice en grand appareil à l’intérieur d’un secteur rustique ne trouve pas de comparaison à notre connaissance et nous parait donc difficilement envisageable.

12Les vestiges mis au jour ne pouvant appartenir à une villa, il convient donc d’envisager une autre hypothèse. Celle-ci s’appuie sur la présence d’un édifice en grand appareil associée à une cour à portiques, ce qui correspond à un type d’aménagement caractéristique de l’architecture publique. Dans cette perspective, le bâtiment de Saint-Martin pourrait répondre à des activités spécifiques prenant place dans un contexte particulier, celui du système portuaire de Narbonne. Nous avons ainsi suggéré qu’il pouvait regrouper un certain nombre d’activités administratives relatives à son fonctionnement, et notamment aux procédures douanières (Duperron, Mauné 2016, 54-55). Le site de la Butte Saint-Antoine à Fréjus constitue un exemple de l’existence, en contexte portuaire, de tels bâtiments publics à vocation administrative18 et montre que leurs dimensions peuvent être considérables19.

13Toujours dans la perspective d’un statut public de cet édifice, une autre comparaison peut être proposée avec le site de Muru de Bangius en Sardaigne20. Fouillé au XIX^e siècle, il correspond à un bâtiment quadrangulaire de 580 m² comportant une cour centrale à portiques autour de laquelle sont disposées de multiples pièces de petites dimensions21. Un corridor relie ce bâtiment principal à des pièces de service, parmi lesquelles des latrines et des thermes. Cet édifice présente la particularité d’être désigné par une inscription comme un praetorium. Ph. Leveau a récemment examiné l’ensemble de la documentation épigraphique relative à ce terme qui, de manière générale, « désigne des établissements destinés à accueillir des hauts fonctionnaires » (Leveau 2016, 38 ; Leveau 2017). Il s’agit donc d’un « type de bâtiment public dont la caractéristique principale est d’être directement en relation avec l’exercice du pouvoir » (Leveau 2016, 38). Ph. Leveau souligne également le caractère polysémique de ce terme, qui peut renvoyer à des bâtiments militaires ou civils, urbains ou routiers, et même portuaires, si l’on accepte de désigner le site de la Butte Saint-Antoine à Fréjus par ce terme, comme il le suggère (2016, 36). En raison de ses similitudes formelles avec ce dernier (Duperron, Mauné 2016, 54) ainsi qu’avec le bâtiment de Muru de Bangius que nous venons d’évoquer, il nous semble possible de proposer d’identifier le bâtiment à cour centrale de Saint-Martin comme un praetorium. Celui-ci pourrait revêtir, dans le contexte du système portuaire narbonnais, des fonctions administratives22, liées notamment aux procédures douanières, sous l’autorité d’un personnage officiel. Le site de Saint-Martin est certes éloigné de la ville contrairement à la butte Saint-Antoine de Fréjus mais, comme nous l’avons déjà souligné, il marque l’entrée dans un espace lagunaire qui fait office de bassin portuaire.

2. Port-la-Nautique à Narbonne

14La Nautique, contrairement à Saint-Martin, se trouve en fond de lagune (fig. 1 et 6). Les lieux ont très tôt attiré l’attention des chercheurs et depuis le début du XX^e siècle des opérations terrestres et subaquatiques se sont succédé (fig. 7). L’historique de ces recherches, publié en 2011 (Cavero 2011), témoigne de l’importance de ces vestiges dans la compréhension des activités portuaires. Ainsi, la concentration de sigillées a été le premier indice archéologique d’une activité liée à l’exportation. À partir des années 1960, les découvertes subaquatiques ne laissent pas de doutes sur la vocation commerciale du site : le dépotoir portuaire a livré de grandes quantités d’amphores, notamment de Tarraconaise, ainsi que de vaisselle en céramique et en verre. Cependant, ces vestiges témoignent d’une période d’activité d’à peine une centaine d’années, entre 30 av. et 70 apr. J.-C. Depuis 2005, des opérations d’archéologie préventive ont apporté des informations nouvelles mais ponctuelles car aucun diagnostic n’a été suivi de fouilles. Ainsi, un bâtiment luxueux en bord d’étang reste difficile à interpréter (Ginouvez, Rolin 2011). Des entrepôts abritant des dolia (Ginouvez et al. 2016b ) ont été découverts en 2010, séparés par une voie de la probable aile occidentale de la villa. L’hypothèse d’une unité de production n’a pas été exclue malgré le contexte portuaire qui pourrait induire un lien avec le transport en vrac. Dans le cadre du projet sur les ports antiques23, les recherches ont pu être menées dans la continuité sud de ces entrepôts, près des étangs. En 2018, leur fouille s’est achevée ; elle a permis de compléter leur plan avec une emprise totale probable de 150 m de long. Cependant, la configuration du terrain suggère que l’ensemble pouvait être divisé en plusieurs bâtiments, au moins deux, pour s’adapter à la pente. D’ailleurs, les dolia ne sont plus présents au sud. La séparation que constitue la route actuelle et des interventions qui n’ont pu être que réduites complexifient l’analyse planimétrique. Il est cependant possible de décrire la partie sud des entrepôts (la partie nord étant équipée des dolia) comme un hangar ou une halle de 16 mètres de large (dimensions internes) à trois travées sur au moins 45 m de long (fig. 8). Des piles servant de soubassements de colonnes, distantes de 3 m sur la longueur, témoignent d’un bâtiment avec des espaces aérés. La chronologie de leur construction est mieux établie, vers les années 30/40 apr. J.-C. À Narbonne même, trois bâtiments équipés de piliers ont également été mis au jour ainsi que des boutiques au bord du fleuve, quai d’Alsace. Ils se présentent soit comme des édifices avec un alignement central de piliers sur environ 700 m² (Ollivier 2016, p. 111) ou, pour ceux situés à une centaine de mètres plus au nord, comme deux bâtiments mitoyens, chacun pourvu de deux travées. Le mieux conservé mesure 19,5 m de large pour au moins 31 m de long et est desservi par un corridor central (Ginouvez et al. 2016a, 127). Leur présence laisse supposer qu’un important point de rupture de charge pouvait se développer sur la rive gauche du fleuve (Ollivier 2016 ; Ginouvez et al. 2016a ). Des parallèles peuvent être établis avec la villa Saint-Barthélemy à Montgey (Tarn) où un bâtiment à trois nefs mesure 22 m de large pour 90 m de long (Passelac 2007, 126) et dans la vallée du Rhône, à Notre-Dame-de-la-Mure à Erôme (Drôme). Pour ce dernier site, le bâtiment, de plan rectangulaire (95 m x 27,85 m), est divisé en trois nefs séparées par deux rangées de socles de piliers espacés de 4,50 m (Passelac 2007, 127). Dans ces deux cas, ces bâtiments sont interprétés comme des chais équipés de foudres. Pour Erôme cependant, la situation en bord de fleuve permet aussi d’envisager une fonction commerciale. L’entrepôt de la Nautique, avec une emprise totale de 2250 m², se rapproche de la surface de celui d’Erôme. Parmi les découvertes récentes d’entrepôts ou greniers bordant une voie navigable, le granarium de l’Estagnola à Aspiran (Hérault) mesure 18,50 m de long et 13,50 m de large (mesures hors œuvre)24. Si les capacités de stockage à la Nautique sont importantes, elles ne peuvent suffire à l’approvisionnement de la ville dont la population est évaluée à 35 000 habitants (Gayraud 1981). Elles participent, comme le montrent les entrepôts urbains, à une organisation plus large. Le port de la Nautique apparaît comme spécialisé vu l’importance des amphores de Tarraconaise et des sigillées sud-gauloises. D’autre part, deux fours sont adossés à la façade occidentale du bâtiment sud : une partie de l’atelier et de sa production ont sans doute bénéficié de ces espaces, d’autant que des hangars comparables sont attestés dans des contextes d’ateliers (Laubenheimer 2004). La fouille de la villa de Loron (Croatie) a ainsi livré un hangar interprété comme une aire de séchage (Lafon 2018, 102, fig. 6). On ne peut donc pas exclure la fonction mixte de ces infrastructures, assez répandues (Teichner 2008, 526-529). L’installation des entrepôts de la Nautique ne répond pas à une logique d’espaces ouverts sur le rivage car il leur est perpendiculaire. Cette configuration répond à une contrainte (pente, passage…). Il est possible que des accès à l’ouest nous échappent avec la possibilité d’entrées directes à des étages vu l’appui du bâtiment contre la terrasse. Le plan de la Nautique rappelle également les « entrepôts en halles » qui sont considérés comme caractéristiques à la fois de l’Antiquité tardive et de l’Italie septentrionale et des provinces danubiennes (Carre, Laudani 2016, 30). Les entrepôts militaires de Veldidena (Wilten), sur une des principales voies de franchissement des Alpes, liés à la rupture de charge sur l’Inn navigable, sont également dans une configuration proche. Ils se présentent comme trois bâtiments de 62 m sur 16 m, divisés en trois nefs par deux rangées de piliers. Ils sont datés du IV ^e s. apr. J.-C. (Carre, Laudani 2016, 35). Les entrepôts-halles de la Nautique, bien datés du I^er s. apr. J.-C., pourraient témoigner de l’ancienneté de ces modèles. Il reste cependant difficile d’établir avec précision quelles marchandises y étaient stockées. Les quantités de sigillées piétinées posent la question du stockage de ces vases dans l’espace méridional et confirment une date d’abandon vers 60-70 apr. J.-C. Leur fragmentation est tellement importante qu’il est possible d’envisager un écrasement par des éléments pondéreux.

Fig. 6 - Évocation de Port-la-Nautique à Narbonne dans l’Antiquité avec au premier plan le vivier, au deuxième plan la restitution des entrepôts et du quai, et en troisième plan les murs de la villa

Fig. 7 - Photographie aérienne de Port-la-Nautique avec l’emplacement des principales découvertes

Fig. 8 - Synthèse des découvertes de Port-la-Nautique et emplacement des entrepôts

15Si la fonction de stockage périclite à la fin du I^er s. apr. J.-C., la voie nord-sud qui sépare les entrepôts de l’aile occidentale de la villa connaît des modifications importantes puisque des bâtiments viennent condamner une partie de l’espace de circulation. La dernière fréquentation du site, alors que les entrepôts sont abandonnés, est sans doute à placer dans le courant du II^e s. apr. J.-C. en raison de la découverte de quelques céramiques africaines de cuisine caractéristiques de cette période.

16Dans la parcelle au-dessus et à l’est de ces entrepôts, une villa connue encore très partiellement a fait l’objet de prospections géophysiques et de sondages suite à la découverte du vivier de Capelles (Carayon et al. 2016). En effet, ce vivier de 67 m de diamètre, avec une salle à manger centrale inscrite dans un grand bassin circulaire, ne pouvait qu’être lié à une villa (fig. 6 à 8). Les exemples les plus proches sont la piscina di Lucullo au Circeo (Lafon 2001, 368, cat. LT10 et fig. 46) ou celui de la villa dite de la grotte de Tibère à Sperlonga (Lafon 2001, 380, cat. LT 63). Ce vivier est un bassin d’agrément caractéristique des villae maritimes : ces dernières sont des lieux de résidence entourés de jardins où l’on recherchait un agréable panorama mais également à montrer, par le biais du luxe, le statut social du propriétaire. La concentration importante de restes carpologiques dans le bassin du vivier de Capelles illustre certainement la présence d’un parc arboré à proximité. Le cyprès est attesté et devait revêtir un rôle ornemental, en lien direct avec le vivier et faisant très probablement partie d’un jardin d’agrément, luxueux, qui se développait entre la villa et le vivier. L’ouest du complexe de Port-la-Nautique est donc occupé par ce vivier et un parc attenant, tandis qu’à l’est, une villa surplombe l’espace portuaire. Il faut également souligner que l’orientation des bâtiments permet une vue sur l’embouchure de l’Aude qui sera aménagée au milieu du I^er s. apr. J.-C. (Sanchez et al. 2016).

17La découverte du vivier souligne l’originalité de Port-la-Nautique tout en soulevant des questions sur le propriétaire et le lien entre les installations portuaires et l’habitat luxueux anciennement reconnu. Elle a amené à s’intéresser à nouveau aux vestiges présents sur le plateau, dominant la zone portuaire. Connu depuis 1905, le site est un dossier au long cours avec une nécessaire révision des données et des interprétations. La zone de la villa n’était perçue jusqu’à présent que par quelques sondages anciens (Fiches et al. 1978) et notamment par un long mur suivi sur une soixantaine de mètres en 1990 (Galant, Delafolie 1990). Les prospections géophysiques menées par V. Mathé et A. Camus fin 2017 et début 2018 en ont apporté un plan assez détaillé. Il semble s’organiser en U, l’aile ouest étant parallèle aux entrepôts précédemment décrits et séparée par une voie nord/sud inscrite dans un paléo vallon. Dans la continuité de cette aile, au sud, les vestiges d’un édifice à colonnade avaient été observés près de l’étang (Ginouvez et al. 2011). Il est donc possible qu’une partie de la villa se poursuive jusqu’au rivage. L’aile nord s’étend sur 128 m au moins avec une succession de petites salles mosaïquées (cubicula). Quelques mosaïques ont été mises au jour, mais une partie des tesselles a été récupérée, laissant apparaître des tracés préparatoires25. Il faut considérer que la rupture de pente doit engendrer une séparation structurelle et peut-être fonctionnelle. La continuité de l’aile orientale se perd sous les constructions actuelles. Au sud de la cour, dont la surface est évaluée à 2250 m², une anomalie apparaît : elle est constituée d’une forme de trou de serrure, circulaire au nord et rectangulaire au sud, d’une emprise d’une quinzaine de mètres en longueur et de 6 à 8 m en largeur. Cette configuration laisse supposer la présence d’un bassin. Les nombreux fragments de marbre visibles sur ce secteur rendent compte de la décoration avec certainement des pilastres. Un autre bassin, qui a été découvert immédiatement à l’est et fouillé en 2019, participe au développement de cette partie de la villa. Il se présente comme un ensemble composé au sud d’un bassin rectangulaire de 18 m de long sur 6 m de large, relié par un couloir à un bassin circulaire qui atteint 7 m de diamètre (fig. 9). Ce bassin est profond d’au moins 1,25 m et ne correspond donc pas exactement aux bassins d’agrément classiques de jardins. La présence d’amphores tend à montrer qu’il a une fonction de vivier. Il est alimenté par un tuyau en plomb amenant l’eau sous pression dans le bassin circulaire. Les niveaux de démolition ont permis d’observer des éléments d’une décoration d’opus musivum intégrant des fragments de boules de bleu égyptien. Des verres torsadés, du verre multicolore et des baguettes en verre ont été trouvés en grand nombre : l’utilisation du verre dans ces décors pariétaux est mentionnée dans l’ouvrage de F. B. Sear (1977, 113) mais la concentration mise en évidence à la Nautique parait remarquable. Les compositions polychromes sont typiques des décors des fontaines où se retrouvent des mosaïques pariétales, des décors de rocailles et de coquillages (Adam 2011, 248) dans l’objectif d’évoquer une atmosphère de grotte (Lavagne 1988). Ce bassin est aussi original dans sa forme car il ne s’agit pas d’un bassin à abside mais de deux bassins (un rond, l’autre rectangulaire) reliés par un couloir. Nous avons donc qualifié cet ensemble de vivier/fontaine. Il pose la question de l’identification de cet espace qui semble être un jardin entre la villa et une possible « promenade » mise au jour en 1990. Cette dernière se présente comme un mur parallèle à la petite falaise. Durant la dernière phase, le mur a été observé sur 134,40 m de long avec deux redans espacés de 47,30 m. Ces redans, qui ouvrent sur la lagune, mesurent en moyenne 4,50 m. Les parallèles avec la villa Jovis et la villa de Damecuta à Capri laissent penser à une loggia pouvant servir de belvédère et d’ambulatio (Maiuri 1956, 49-52 et 65-66) ou d’un portique comme pour la villa de Verige Bay, sur l’île de Brioni (Lafon 2018, 96).

Fig. 9 - Vue du grand bassin à l’est de la ville (fontaine-vivier ?) et du début de l’aile orientale de la ville

18Des fragments de statues en terre cuite ont été découverts dans ce secteur et renvoient aux éléments prélevés dans le comblement d’un des fours de la Nautique. Cette production de terres cuites architecturales et décoratives contribue à souligner l’originalité du site : les statues appartiennent à des représentations de boxeurs, de satyres, des masques de théâtre (Sanchez, Carrato 2017). Le vivier confirme la présence d’une villa que l’on peut qualifier de maritima26 où l’utilisation de l’appareil réticulé est attestée. Le caractère luxueux des équipements, la recherche de confort et le soin apporté aux mises en scène architecturales et paysagères sont le centre des préoccupations des commanditaires de ces demeures.

19Le site de la Nautique présente donc l’association d’une zone résidentielle avec des espaces de production et de stockage et un bassin portuaire évalué à 2 hectares d’après les recherches subaquatiques d’A. Bouscaras. Ce bassin a fait l’objet de carottages récents qui montrent la rapidité des colmatages dès l’époque antique27. Les fours de potiers adossés aux entrepôts, au plus près du rivage, ont pu produire des matériaux de construction pour le site, mais également des vases pour le reconditionnement des produits et des gobelets à parois fines, peut-être destinés à l’exportation.

20Une meilleure connaissance de l’organisation et de l’évolution de cet établissement de la Nautique doit permettre de mieux définir son statut. S’il n’avait été reconnu qu’en prospection ou sur une surface plus réduite, ce site aurait pu être interprété comme une petite agglomération (Lafon 2010, 166). Parmi les sites de référence sur ces mêmes problématiques, il est possible de citer Cerro da Vila au sud du Portugal qualifiée de « rural commercial harbour » (Teichner 2017). Longtemps considéré comme une villa maritime, il est aujourd’hui requalifié d’agglomération secondaire (grands jardins, thermes publics et fabrication de pourpre) avec, comme comparaison, le site de la Nautique… Cette ambivalence entre villa maritime et agglomération a été soulignée par X. Lafon (2010, 166) qui évoque également le problème du possible changement de fonction au cours du temps. La question chronologique constitue donc un des enjeux importants des prochaines fouilles à la Nautique.

21Les exemples italiens montrent que, dans la mesure où les villae étaient aussi des centres de production, les embarcadères étaient liés aux échanges. Ils peuvent offrir une anse abritée naturellement dont la protection est parfois renforcée par la construction d’un môle. Ils peuvent aussi constituer des lieux d’enregistrement en lien avec la gestion des départs ou arrivées de navires : ils pouvaient éviter un engorgement des capacités portuaires en contrôlant le flux des navires selon leur taille et de leurs possibilités de navigation dans les zones lagunaires. Ce type de système impliquait donc, outre une gestion administrative rigoureuse, la présence de nombreux entrepôts car ces flux de marchandises nécessitaient des capacités de stockage importantes. « Il faut également envisager ces entrepôts […] comme des lieux complémentaires des ports urbains » (Lafon 2018, 103 et 108). La Nautique pourrait tout à fait rentrer dans ce schéma. L’aspect portuaire est ici avéré mais les sites de comparaisons, excepté la villa de Sénèmes (Martigues) qui semble en lien avec le port de Fos, font défaut (Lafon 2010, 169).

3. Établissements littoraux et système portuaire

22Les fouilles de Saint-Martin et de La Nautique offrent l’opportunité de mieux caractériser des établissements littoraux ayant pu jouer un rôle dans le système portuaire narbonnais. Les travaux menés ces dernières années permettent de disposer d’éléments de discussion sur leur statut. Cependant, ces données renouvelées n’appellent pas de conclusions définitives : les recherches doivent se poursuivre pour préciser leur rôle, leur évolution et les liens avec les différents équipements portuaires.

23Pour la Nautique, la partie bâtie (zone résidentielle, entrepôts…) peut maintenant être évaluée à 6 hectares, les « jardins » au-dessus du vivier à 4 hectares, tandis que le vivier atteint 3500 m². La présence de cet immense vivier d’agrément a permis de revoir notre conception de l’organisation de ce site dont les découvertes subaquatiques (ratés de transbordement, quai, épave) ne laissaient pas de doute sur son rôle portuaire. La présence d’une villa maritime associée à un espace portuaire apparaît aujourd’hui clairement. Les importations et exportations mises au jour prouvent qu’il ne s’agit pas d’un simple débarcadère local. La Nautique correspond à la définition d’un port de commerce qui est un lieu d’interface entre la terre et la mer, adapté au mouillage de navires pour le chargement et le déchargement de marchandises, possédant des entrepôts pour le stockage. D’autre part, à l’époque impériale, l’image du port se caractérise par une façade maritime urbaine, monumentalisée dans le but d’afficher « la puissance de la cité » (Arnaud 2010). Les équipements luxueux de la Nautique témoignent de cette représentation.

24Ces réflexions montrent l’ambiguïté des interprétations : la Nautique pourrait être considérée comme une villa avec des espaces agricoles et artisanaux. Mais les dernières découvertes révèlent qu’il s’agit d’une villa maritime en lien avec une activité portuaire qui est à l’échelle de l’import/export. En effet, le mobilier mis au jour témoigne d’un trafic d’assez grande ampleur, à la fois pour l’importation de marchandises provenant d’autres provinces (vins de Tarraconaise en particulier mais aussi produits de Bétique et d’Italie) et l’exportation des productions régionales (notamment les sigillées millavoises). Les villae de Loron et de Vrsar partagent cette problématique (Lafon 2018, 103). Les dimensions et la richesse de la villa indiquent qu’elle appartient à un personnage de très haut rang. L’ampleur des installations commerciales (en particulier des entrepôts) suggère que le site joue un rôle majeur pour l’économie de la colonie. La question d’une gestion publique ou privée peut être posée. Le contrôle réalisé sur les marchandises et les prélèvements fiscaux laissent supposer un statut public d’une partie des installations.

25Le site de Saint-Martin à Gruissan offre quant à lui l’exemple d’un établissement créé au plus tard dans la première moitié du I^er s. av. J.-C. – soit peu après la fondation de la colonie de Narbonne –, sans aucun antécédent protohistorique. Dès cette époque, des bâtiments, dont la fonction demeure inconnue, occupent une surface importante. Le site fait ensuite l’objet, durant la période augustéenne, d’investissements importants, mais la nature de cette occupation ne peut être déterminée en l’état actuel des recherches. Puis, dès le début du règne de Tibère, une nouvelle phase de travaux de grande ampleur conduit à la mise en place d’une architecture de type public, associant une vaste cour à portiques avec un édifice en grand appareil. En périphérie de cette cour centrale, des espaces aux dimensions très variables accueillent des activités diverses : bains, artisanat métallurgique, stockage... En revanche, l’absence complète, dans la zone fouillée jusqu’à présent, d’espaces résidentiels et de réception, la modestie des installations thermales ou encore l’absence de portiques extérieurs et plus globalement de mise en scène avec le littoral, offrent l’image d’un ensemble essentiellement fonctionnel et utilitaire. Néanmoins, la mise en œuvre d’architectures en grand appareil manifeste une recherche de monumentalité, qui pourrait être révélatrice d’un statut public.

26Considéré de longue date comme un avant-port de Narbonne, l’établissement de Saint-Martin occupe une position stratégique, à l’entrée d’une lagune sur laquelle la navigation était particulièrement délicate (profondeurs d’eau très inégales, courants, vents violents...). Dans ces conditions, on peut supposer que des pilotes étaient présents sur place pour accueillir et guider les bateaux. Il est également placé en première ligne pour les diverses procédures administratives, et en particulier douanières, liées aux échanges commerciaux, Narbonne constituant à l’époque impériale l’un des principaux points d’entrée dans l’espace fiscal gaulois (Arnaud 2010, 112). Il pouvait ainsi exercer une fonction de contrôle, ce site étant le premier rencontré par les navires maritimes se dirigeant vers les installations portuaires du fond de la lagune (Castélou-Mandirac et La Nautique)28.

27Ce contexte et la nature des vestiges mis au jour orientent la réflexion vers un ensemble à caractère public en lien avec le système portuaire narbonnais. Les comparaisons établies avec des praetoria autorisent à envisager la présence sur le site d’un personnage officiel de haut rang en charge de la gestion des affaires portuaires et commerciales. On soulignera cependant que l’ensemble des infrastructures sur lesquelles reposait l’appareil administratif très complexe lié au grand commerce maritime (Rougé 1966, 170) demeure très mal appréhendé par l’archéologie. En l’absence de documentation épigraphique, les recherches doivent donc se poursuivre pour valider ou corriger ces hypothèses. Il est en effet nécessaire de compléter le plan du bâtiment en dégageant sa partie nord, et de mieux connaitre le contexte dans lequel il s’inscrit. C’est dans cet objectif que la fouille d’un autre ensemble bâti du Haut-Empire, se développant sur environ 1000 m², est actuellement en cours à une cinquantaine de mètres au sud du bâtiment à cour centrale.

28Ces études de cas, par l’ensemble des questions qu’elles soulèvent, ouvrent de larges champs de recherche : les sites littoraux sont très nombreux, mais peu connus et nécessitent des investigations à large échelle, intégrées dans une réflexion territoriale en envisageant la complémentarité des fonctions dans une optique de systèmes et de potentialités portuaires (Carayon et al. 2018). Leur définition est rendue complexe par la multiplicité des activités pratiquées sur le littoral, en particulier lorsque celui-ci est situé à proximité immédiate d’une capitale provinciale comme Narbonne. Ils participent aux mouvements portuaires (les échanges proprement dits, mais aussi l’ensemble des procédures administratives en lien avec ceux-ci) mais n’en sont pas moins des établissements avec des fonctions productives (notamment l’exploitation des ressources maritimes) et également des lieux de séjour (villa maritima).