Les hangars du Cavaou
Reprise du dossier des « navalia » de Fossae Marianae (Fos-sur-Mer, Bouches-du-Rhône)
The Cavaou shipsheds: a review of the navalia of Fossae Marianae
p. 245-270
Résumés
Cet article réexamine les deux structures submergées à piliers mises en évidence par la photographie aérienne dans les années 1960 au nord de l’anse Saint-Gervais à Fos-sur-Mer. L’identification proposée par les fouilleurs, au moment de la reprise du dossier entre 1989 et 1993, comme des navalia ou hangars à bateau / chantiers de construction navale, ne fait plus l’unanimité aujourd’hui. Au-delà de la documentation partielle obtenue dans un contexte très difficile, de nombreuses questions restent en suspens pour admettre cette hypothèse : absence de comparaison ponctuelle à l’époque romaine à laquelle ces édifices sont attribués, manque d’un certain nombre d’éléments structuraux, incertitude sur la présence d’un plan d’eau adapté. Cette contribution se propose d’évaluer, en se fondant sur un réexamen détaillé de la documentation de fouille inédite, différents édifices dont les vestiges bâtis peuvent être comparés à ceux trouvés à Fos, dans une large perspective géographique et chronologique : navalia (arsenaux militaires), chantiers de construction navale, entrepôts. Au terme de ce travail, on peut constater qu’aucune identification ne peut être actuellement retenue avec certitude. Seule la reprise d’une fouille permettrait d’apporter des éléments nouveaux à l’interprétation de ces grands bâtiments inédits de Fossae Marianae.
This article re-examines the two submerged structures on piles that were revealed by aerial photography in the 1960s to the north of the Anse Saint-Gervais at Fos-sur-Mer. When the matter was investigated between 1989 and 1993, the researchers involved identified the vestiges as navalia, shipsheds/shipyards, however this is no longer universally accepted. In addition to the partial nature of the documentation obtained from a very difficult context, many questions remain to be answered before the theory can be accepted: the lack of comparisons specific to the Roman era to which these constructions have been attributed; the lack of a certain number of structural elements; and uncertainty as to the presence of a suitable body of water. Based on a detailed re-examination of previously unpublished excavation documentation, we propose to evaluate different edifices whose built vestiges can be compared with those found at Fos, covering a wide geographic and chronological range: navalia (naval arsenals), shipyards, warehousing. The results of this work suggest that no identification can currently be confirmed with any certainty. Only a resumption of excavations will provide new data for the interpretation of these large, unique buildings of Fossae Marianae.
Entrées d’index
Mots-clés : Fos-sur-Mer, chantier de construction navale, hangar à bateaux, rampe de halage, navalia, entrepôt, Fossae Marianae
Keywords : Fos-sur-Mer, shipyard, shipshed, slipway, navalia, warehouse, Fossae Marianae
Texte intégral
1La reprise des enquêtes dans le golfe de Fos a renouvelé l’intérêt pour deux édifices actuellement submergés situés à l’ouest de l’anse Saint-Gervais et que nous appellerons du terme neutre de « hangar du Cavaou » (Fontaine et al. 2019, 30) (fig. 1).
2L’interprétation de ces vestiges fait depuis longtemps l’objet de discussions : les fouilleurs ont proposé d’y voir des navalia, ou hangars à bateaux (Gassend 1992). Cette interprétation a été remise en cause très rapidement par Patrice Pomey (1992, 17-18), au double motif de l’incertitude de la présence d’un plan d’eau adapté et de la disposition inhabituelle des embarcations dans les bâtiments, ce que les fouilleurs ont contesté au motif qu’il ne s’agirait pas d’un arsenal, mais d’un chantier naval (Gassend, Maillet 2004, 160). Nous disposons de la très importante documentation de Jean-Marie Gassend, qui a fouillé avec Bertrand Maillet ces structures au début des années 1990, pour réexaminer le dossier, bien qu’il soit sans doute vain d’espérer une quelconque certitude en l’absence de nouvelles fouilles. Cette question navalia vs entrepôt s’inscrit dans une plus large problématique sur l’identification de ces bâtiments, dont nous pouvons reprendre les principaux éléments.
1. La découverte et les premières interprétations
3Au début des années 60, le commandant Louis Monguilan, effectuant un passage en hélicoptère au-dessus du golfe de Fos, repéra pour la première fois un grand ensemble composé d’alignements de blocs qu’il photographia (fig. 2). Le contrôle en plongée qu’il effectua dans les années suivantes et dont il donna un rapport à la DRASSM (Monguilan 1971) lui permit de préciser les dimensions et l’allure générale des vestiges : il s’agit de deux grands ensembles rectangulaires, de 36 x 110 m, parallèles au rivage actuel. Ils sont alignés mais décalés l’un par rapport à l’autre d’une largeur ; composés de blocs de pierre de taille cubiques, d’environ 0,80 m de côté, ils sont munis d’une cavité circulaire au centre de la partie supérieure et disposés de façon régulière en 6 files dont l’écartement n’est pas constant. Parmi les premières hypothèses d’identification sont évoqués deux quais sur pilotis ou de très grands hangars sur piliers de bois reposant sur ces blocs.
4Le découvreur rédige plusieurs contributions dans les années 1977-1978 (Monguilan 1977, 1978 ; Monguilan et al. 1977), sans que l’on sache bien dans quel ordre elles ont été écrites car elles ne donnent pas toujours les mêmes informations, en particulier en ce qui concerne les dimensions. En 1977 celles-ci sont modifiées, sans que l’on comprenne sur quoi se fondent les nouvelles données (Monguilan 1977, 364-365) : les deux ensembles mesurent environ 84 m x 23 m. Les points (entendre les piliers) se présentent sur 6 lignes et leur espacement varie en augmentant de l’intérieur vers l’extérieur. Les « points » de la photo sont des pierres calcaires cubiques d’env. 0,55 m, creusées en leur centre d’une cavité circulaire de 0,20 m de diam. et d’autant en profondeur. Chaque pierre est placée sur un massif bétonné de 1,30 m de côté et chacun des deux ensembles comprendrait ainsi théoriquement 156 blocs de maçonnerie. Des pierres en grand appareil ont été vus à la jonction entre les deux ensembles. Aux hypothèses déjà proposées en 1971 s’ajoute une troisième : celle de « formes » d’un chantier de construction navale.
5La même année, un autre article montre une belle photo de ces alignements. Les dimensions données pour l’extension des deux ensembles rectangulaires reprennent celles du rapport de 1971, soit 36 x 110 m. L’article ne cite plus que l’hypothèse du chantier naval, sans la justifier (Monguilan et al. 1977, 60). Dans ce même article, une photo prise en 1973 permet à peine de voir ces alignements à proximité d’une plage qui a reculé d’une vingtaine de mètres. En 1978 (Monguilan 1978, 20-21), le lieutenant-colonel Monguilan décrit une nouvelle fois les vestiges observés dans le golfe de Fos, avec les mêmes dimensions que celles citées dans Monguilan 1977. L’hypothèse du chantier de construction navale est explicitée : elle s’appuie sur la découverte d’une estampe d’un manuscrit du Musée de la Marine qui montre, comme à Fos, des alignements de piliers avec des espacements différents : les piliers soutenant le hangar sont « deux fois moins serrés que les deux lignes d’étais soutenant la coque en construction ».
2. Les fouilles 1989-1993
6Les opérations sont reprises entre 1989 et 1993 sous la direction de J.-M. Gassend1, à l’occasion des interventions de la DRASM qui concernent également le secteur de la « nécropole » dans le golfe de Fos. Elles consistent en des sondages (1989-1992) autour des plots identifiés par la photographie aérienne, interventions rendues très difficiles par l’amoncellement de sable qui recouvre les structures. Des carottages géomorphologiques sont effectués dès le début des fouilles, sous la direction de Mireille Provansal, afin de déterminer la nature du substrat sur lequel sont édifiés ces plots. En 1993, le rapport ne fait état que de ces carottages.
7Nous avons conservé ci-dessous la terminologie adoptée lors de la fouille et reprise dans l’article de 2004 : « travée » pour les alignements dans la largeur, identifiée par des numéros et « rangée » pour la longueur de la structure, identifiée par des lettres, de A à F pour le hangar I et de G à L pour le hangar II. Les éléments décrits dans les rapports consistent en des rangées de plots maçonnés, en travées par 6, généralement surmontés de dés cubiques munis de mortaises de différentes formes, qui délimitent des espaces de largeurs inégales mais symétriques de part et d’autre de l’axe central longitudinal. Dès 1990, les édifices sont désignés sous le nom de Navalia I et II, puis NAV I et II. Nous adopterons ici le terme neutre de hangars I et II, H1 et H2 sous une forme abrégée.
3. La reprise de la documentation
8L’examen des photos aériennes prises dans les années 19602 - pratiquement les seules sur lesquelles on voit apparaitre les deux bâtiments – montre des bâtiments similaires et bien délimités que l’on peut comparer avec les plans de J.-M. Gassend. La photo aérienne (fig. 3) met en évidence le fait que les rangées extérieures ne sont pourvues de plots que sur les travées paires, ce qui a été confirmé lors de la fouille. Il est difficile ensuite de retrouver les alignements, qui sont très rapidement ensablés sur une ligne de côte mouvante. Une photo de 1967 montre encore un des deux hangars3. En 1973, sur la photo aérienne, la plage a presque disparu (Monguilan et al. 1977, 61).
9En 1989 le sable avait envahi tout le secteur à la faveur de la création d’enrochements perpendiculaires au rivage, sorte d’épis construits précisément pour retenir le sable sur la plage. Les pierres sont actuellement recouvertes par une épaisseur de sable de plus de 1,50 m et réapparaissent parfois à la faveur d’une tempête, comme au cours de l’été 2019, mais trop brièvement pour que l’on ait pu les documenter à nouveau.
3.1 La documentation planimétrique et graphique
10La reprise de l’excellente documentation réalisée par J.-M. Gassend et son équipe a permis de retrouver un plan présentant l’ensemble des interventions sur les deux bâtiments à l’issue de la fouille en 1992 qui, à notre connaissance, est resté inédit4 (fig. 4). Ce document a servi de base à la fig. 5a qui fait également la synthèse de la documentation acquise sur les plots. En associant les rapports, les publications et les plans, qui ne disent pas toujours la même chose, on peut admettre qu’une soixantaine d’entre eux ont sûrement été vus et relevés (29 ou 31 pour H1 ; 30 ou 31 pour H25). Le plan publié (Gassend, Maillet 2004, 153, fig. 3) fait état d’une trentaine d’autres plots « reconnus et non fouillés » ; ils ont été dégagés seulement en périphérie ou repérés par piquetage à la sonde. Par ailleurs un certain nombre d’autres vestiges (dalles, pierres...) ont été documentés (infra).
11Les observations publiées dans l’article de 2004 (p. 159) portent uniquement sur la structure H1, car J.-M. Gassend et B. Maillet signalent que la fin de l’étude du hangar II, qui a fait l’objet de plusieurs campagnes, a été différée en attente des travaux des géomorphologues sur la variation du niveau de la mer. En fait, elle n’a jamais été reprise. La mise à disposition de cette documentation graphique permet de reprendre quelques éléments pour comprendre la restitution proposée par ces deux auteurs qui, on le verra infra, est encore très lacunaire. On présentera successivement les deux bâtiments en tentant de faire le point sur les éléments vérifiables et en apportant quelques précisions issues des rapports de fouille, notamment en ce qui concerne le hangar II.
3.2 Le hangar I
Les dimensions
12La fouille a eu lieu pendant les campagnes 1989 et 1990 et le bâtiment semble avoir été mieux préservé que le second, ce qui a permis des observations plus fines sur la disposition des vestiges. Un écartement régulier a été observé entre les rangées des plots, disposées symétriquement de part et d’autre d’un axe central est-ouest : 10,65 m entre A et B et entre E et F ; 5,80 m entre B et C et entre D et E, la rangée centrale entre C et D étant réduite à 3,52 ou 3,80 m6. Les deux rangées extérieures ne comptent qu’un plot toutes les deux travées. La largeur de l’édifice serait ainsi de 36,42/36,70 m. Les fouilleurs restituent 31 travées de 6 plots ; bien que la majorité d’entre eux n’ait pas été vue et que l’on ne puisse exclure la présence de quelques autres travées à l’est et à l’ouest, leur écartement régulier de 3,50 m d’une part, et la bonne superposition avec la photo aérienne d’autre part (fig. 3), permettent d’admettre une longueur égale ou voisine de 105 m7.
Les plots
13Le rapport de 1991 fournit un plan des plots des navalia I que nous reproduisons ici (fig. 6). La typologie établie par les fouilleurs (Gassend, Maillet 2004, 154-155) fonde la proposition d’identification de ces édifices sur laquelle nous reviendrons infra, aussi nous la reprenons brièvement.
14Le chemisage en blocage de moellons qui supporte et enrobe les dés est composé de moellons d’une vingtaine de cm de longueur sur dix cm d’épaisseur, liés par un mortier très résistant.
Les dés des rangées extérieures (A et F) ont une section carrée de 0,45 m en moyenne. Ils sont englobés dans un chemisage en blocage de moellons d’une largeur de 1,10 m à 1,40 m ; ces plots sont surélevés d’env. 60 cm par rapport à ceux de l’intérieur. Leur hauteur varie d’est en ouest (0,40 m à 1,05 m).
Les dés des rangées internes B et E sont un peu plus grands (0,55 m) et sont inclinés de 22° vers l’intérieur du bâtiment par rapport à leur support.
Les rangées internes C et D comportent des dés d’env. 0,50 m de large, percés d’une mortaise circulaire de 0,25 m de section et 0,15 m de profondeur, dont certaines sont ouvertes sur une face du dé.
15La restitution (fig. 8) propose une toiture à deux pans, soutenue par des poteaux placés sur les plots des rangées extérieures et intermédiaires, ménageant un espace central de 15,12 m/ 15,40 m de largeur. Ce dernier est flanqué de deux galeries latérales de 10,65 m de large. Les plots des deux rangées centrales sont interprétés comme servant à supporter des traverses horizontales sur lesquelles reposeraient les quilles.
16L’examen de la documentation disponible montre cependant que ces propositions doivent être nuancées : si la présence des dés inclinés sur les rangées B et E semble systématique sur les plots mis en évidence dans les travées 100, 108 et 118, il est impossible de le dire pour les dés B120 et B124, et le dé E24 n’est pas incliné. Les seuls dés centraux assurément à mortaise ouverte sont C100 et D100 ; sur le seul autre couple vérifiable, celui de la travée 108 (fig. 7), les mortaises ne sont pas ouvertes (contrairement à ce qui est signalé dans Gassend, Maillet 2004,155), de même que pour le dé C96.
17Sans rentrer dans le détail de la restitution de la charpente, qui a fait l’objet de plusieurs propositions, on observera que la symétrie absolue des supports évoquée par J.-M. Gassend à l‘appui de sa proposition ne se vérifie pas dans l’absolu, bien qu’elle semble plus ou moins respectée dans le bâtiment I.
La construction et les autres vestiges
18L’ensemble du bâtiment repose sur une couche de galets de Crau de 0,60 à 0,80 m d’épaisseur, dont l’apport volontaire a certainement servi de fondation. En l’absence de fouille entre les rangées au niveau axial, nous ne connaissons pas avec exactitude l’articulation de la planimétrie du sol à l’intérieur du bâtiment. Une série de sondages pratiqués environ tous les 10 m depuis les blocs de la travée 124 du hangar I jusqu’à 30 m en contrebas du hangar II a permis de vérifier la présence d’un plan incliné qui continue la pente. Celle-ci est attestée également par la hauteur variable des dés de pierre des rangées périphériques, variant d’est en ouest de 0,40 m à 1,05 m (Gassend, Maillet 2004, 157) (fig. 5b).
19On n’a pas l’équivalent de cette coupe dans l’axe nord-sud, bien que les hauteurs constantes des dés laissent penser dans ce cas à un niveau horizontal. L’absence de sondages dans la largeur du bâtiment n’a pas permis de déceler la présence éventuelle de murs ou d’élévations à l’intérieur des deux larges galeries périphériques ou entre les plots. Il est difficile de comprendre comment s’articulent les différents éléments dont on trouve la description dans les rapports de fouille. Ainsi, à l’est du hangar I, des dalles de calcaire tendre (0,20 x 0,40 m dans leurs plus grandes dimensions, ép. 0,05 m), interprétées comme de possibles éléments de dallage, ont été vues dans la travée 100, mais n’ont pas été retrouvées ; dans la travée 98, une grande dalle en pierre froide, usée (1,40 x 0,80 x 0,30 m) a été repérée (Rapport 1990, 9-10). Les positions stratigraphiques ne sont pas précisées : il s’agit peut-être des éléments évoqués par l’article de 2004 (157) où il est question d’un dallage ne laissant apparaitre que la partie supérieure des dés, qui reposerait sur l’épaisse couche de galets relevant d’un apport anthropique ; mais les rapports ne fournissent aucune donnée à l’appui de cette hypothèse.
20Dans la partie occidentale du hangar, entre les travées 120 et 124 (soit sur 13 mètres de longueur) et les rangées D et E, une vingtaine de pierres de taille en grand appareil (L. 1,60 à 1,80 m ; l. 0,80 ; ép. 0,40 et 0,50 m) portent toutes des traces de levage. Ces blocs reposent sur une couche de moellons ou de déchets de taille, de galets roulés et de posidonies d’une quinzaine de centimètres d’épaisseur, surmontant à son tour la couche de galets de Crau reconnue ailleurs sous les piliers. Pour les fouilleurs, leur disposition en éventail suggère l’éboulement d’un mur ou d’un mur-pignon dont la fonction eut été de contreventer la charpente ou un contrefort en extrémité de charpente (Rapport 1990, 12 et fig. 47/ 1991, 7, fig. 4 et 5 = fig. 9). Est également envisagée l’hypothèse de blocs ayant servi pour l’installation de la base d’un cabestan destiné au halage des embarcations sur le plan incliné qui se prolonge à l’ouest du hangar I (Gassend, Maillet 2004, 156).
3.3 Le hangar II
21La longueur du hangar II, fouillé principalement en 1991 et 1992, peut être estimée à 112 m environ (33 « travées » distantes les unes des autres de 3,50 m) ; la largeur probable peut se déduire de la distance entre les plots des rangées G et L dans la travée 126, qui est de 37 m (Rapport 1992).
22Sur le plan de 1992, le seul qui montre la totalité des interventions sur cet édifice même s’il n’est pas complet (fig. 4), les espacements entre les rangées reflètent ceux mis au jour dans le hangar I (voir aussi fig. 10). Cependant, l’exploration des travées 98 et 102 (Rapport 1991, 11) montre que les écarts ne sont pas toujours identiques : les dés encore en place au sud sont espacés de 12,90 m, au lieu de 10,65 m. Les autres indications de distance données dans les rapports ne sont pas claires et le bouleversement des structures au sol n’a pas permis un enregistrement précis des vestiges. Il est cependant précisé que, si les dés sont la plupart du temps déplacés, leurs fondations, ou le blocage de moellons qui les chemisait, sont généralement demeurées en place (Rapport 1992, 6). La tentative de superposition de la « grille » idéale identique à celle du hangar I avec la photo aérienne (fig. 3) permet cependant d’évoquer un second bâtiment composé de piliers régulièrement disposés selon une maille qui semble similaire. Une coupe sur la travée 126 (fig. 11), la seule découverte dans son intégralité, illustre les écarts entre les plots, les formes et les alternances irrégulières des mortaises.
23Dans ce hangar II, les plots des rangées extérieures G et L, hauts de 1 à 1,20 m sont généralement parallélépipédiques et présentent une mortaise à section carrée. Leur hauteur est constante d’est en ouest (Rapport 1992, 23), ce qui impliquerait que l’édifice a été construit sur un terrain plat et que la pente repérée dans le hangar I n’est pas présente ici. Cependant, l’analyse préliminaire d’une série de carottages effectués en 1993 à l’extrémité occidentale du hangar II (à 10, 20 et 30 m de la travée 130) montre une sorte de plan incliné à faible pente orientée vers l’ouest (Rapport 1993, 8).
24Dans les rangées H et K, qui correspondent aux rangées du hangar I dont les dés étaient scellés en biais, trois dés (H105, H106, K130) possédaient une mortaise à fond incliné (Rapport 1992, 27), mais les autres sont de simples dés à mortaise ronde à fond plat. Dans les rangées centrales, les dés I105, I126, J112 et J126 pourraient présenter des mortaises ouvertes, bien que leur état de conservation ne permette pas une certitude absolue. En revanche, I106 possède une mortaise à fond incliné que l’on aurait attendue sur la rangée H, et les dés I112 et J130 présentent une mortaise ronde.
25Une série de dalles de différentes dimensions (L. entre 0,50 et 1, 60 m ; l. entre 0,30 et 1 m), mais d’une épaisseur constante de 0,13 m (Rapport 1992, 29), a été retrouvée à divers endroits du bâtiment. Comme dans l’autre hangar, elles sont interprétées comme des possibles restes de dallage (Rapport 1991, fig. 8).
26Par ailleurs sont apparus, à son extrémité orientale (Rapport 1991, 14, fig. 9 = fig. 12), « des briques en grand nombre, des moellons et un massif de béton, l’ensemble s’inscrivant dans un quadrilatère de 4 m sur 3 m. Les briques sont assemblées de champ ou à plat par du mortier. Au moins cinq sont disposées en arc de cercle » ce qui, ajouté aux traces de feu qu’elles portent, suggère « la présence d’un four, probablement construit en voûte, de taille relativement importante compte tenu de l’arcature et du nombre de briques mises au jour sur un espace réduit ». À notre connaissance, les prélèvements de mortier et de briques effectués n’ont pas été traités. L’hypothèse selon laquelle ce four aurait pu servir à une activité liée à la construction navale, comme la forge ou des travaux d’accastillage (Gassend, Maillet 2004, 161), nous semble infondée car les vestiges évoquent davantage un four pour terre cuite qu’une forge.
3.4 La datation
27Les difficultés inhérentes à la fouille de ces vestiges n’ont pas permis d’obtenir de données chronologiques. La date proposée initialement prend place entre le creusement des fosses mariennes et l’utilisation de la « nécropole » voisine, datée des IIe-IIIe siècles. Les dates des carottes placent la formation du cordon lagunaire sous-jacent entre 410 av. J.-C. et 180 apr. J.-C. Aucune étude n’a été faite du mobilier trouvé dans les sondages, signalé comme très mélangé. Cependant, dans le rapport de fouille de 1990 (10), il pourrait y avoir un indice, sinon de la construction, du moins de la phase d’utilisation de ces monuments. Les plots sont entourés de galets mêlés à du mobilier de toutes les époques, y compris la plus récente. Dans l’approfondissement des sondages, la couche de galets sur laquelle reposent les plots contient, en petite quantité, des anses et des cols de Dressel 20 et des « fragments de poterie rouge à relief », que l’on peut supposer être de la sigillée sud-gauloise. Avec prudence on peut proposer, sur la base de ces maigres informations, une utilisation des structures dès le milieu du Ier s. apr. J.-C., ce qui correspond au début de la phase d’activité maximale du port de commerce.
4. L’identification des bâtiments
28Une des principales difficultés que présente toute tentative d’identification de ces édifices est la localisation du ou des plans d’eau les plus proches, question qui n’est toujours pas résolue, on y reviendra plus loin.
29Ces bâtiments ont été édifiés sur la terre, l’analyse de la construction en témoigne ; dès le premier rapport (1989, 7), les fouilleurs notaient en effet, à propos du chemisage en blocage de moellons qui supporte les dés : « ces moellons semblent avoir été bâtis au sec, en élévation sans fouilles, sur une hauteur de 0,60 à 0,70 m ». Par ailleurs, les études ultérieures des géomorphologues (Vella et al. 1999, fig. 134) ont clairement montré que les structures H1 et H2 sont situées à l’intérieur des terres, à environ 300 m du rivage antique8. En revanche, on n’a pas de certitude sur la présence d’une ou de plusieurs voies d’eau à proximité de ces édifices. Les problématiques sur la reconstitution du paysage antique, posées depuis longtemps (Leveau 2004) viennent d’être reprises : on trouvera un état des lieux complet sur la topographie portuaire et les relations entre le bâti et la mer dans les articles de Fontaine et al. (2019 et dans ce volume) et on espère de l’analyse menée sur une trentaine de carottages, en lien avec l’étude archéologique en cours9, des informations plus précises sur les niveaux marins et la localisation des voies d’eau.
30Finalement il est impossible d’avoir une vision d’ensemble des bâtiments, seuls les plots ayant été repérés et documentés. On peut aussi souligner que toutes les tentatives d’interprétation effectuées par les fouilleurs ont été mises au service de la restitution d’une toiture sur charpente, ce qui a conduit à négliger à la fois les éléments qui ne correspondaient pas au modèle et les vestiges ne rentrant pas dans cette problématique. Il nous manque enfin toutes les données sur les différentes phases de construction, la chronologie, les élévations et la présence d’éléments qui pourraient déterminer la fonction du bâtiment.
31Nous pouvons cependant constater que les édifices appartiennent à un ensemble portuaire maritime situé dans un milieu deltaïque marécageux en constante évolution. Les restitutions évoquent des hangars à structure de bois de grandes dimensions, dont les piliers de soutien de la charpente sont établis sur des fondations en pierres, et ouverts sur tous les côtés. Il s’agit d’une architecture spécifique qui correspond apparemment à des caractéristiques fonctionnelles, avec des dimensions considérables et un plan homogène. On ne connait aucun parallèle archéologique direct avec d’autres bâtiments d’époque romaine. Toutefois, au vu de l’originalité de ces bâtiments, nous pouvons tenter, sous forme d’hypothèses de travail, une réévaluation détaillée et systématique des données archéologiques et architecturales présentes.
32Dans la conclusion de son premier rapport (1989, 8) J.-M. Gassend présente les deux hypothèses suggérées par L. Monguilan, navalia ou entrepôts, mais cette dernière est aussitôt éliminée au motif que les docks devraient présenter des divisions internes et dans le rapport de fouille 1990 les constructions sont appelées Navalia I et II.
33« On appelait neoria en Grèce, navalia à Rome les chantiers de constructions navales » : c’est dans le Dictionnaire des Antiquités grecques et romaines de Ch. Daremberg et E. Saglio (t. IV, 1, s.v. Navalia) que J.-M. Gassend et B. Maillet (2004, 161) ont trouvé le terme navalia pour désigner ce qui à leurs yeux est un chantier naval. Il est probable que l’emploi de ce terme est à l’origine d’une partie des discussions sur l’identification car, si navalia désigne bien les endroits où est gardée la flotte de guerre, l’emploi de ce mot comme équivalent de chantier naval semble moins fréquent et n’est pas entré dans les usages de la communauté scientifique.
4.1 De l’emploi du terme navalia
34Le Thesaurus Linguae Latinae (sv navale, -is) signale que cette acception de chantier de construction pour navalia est marginale par rapport à celle d’arsenal, du moins jusqu’à Isidore de Séville, donc tardivement (Orig., 14,8,38). À la différence du grec, qui connait plusieurs mots pour définir les deux fonctions de construction (ναυπηγεία, naupeghia) et de gardiennage des navires (νεώσοικοι, neosoikoi) (Lehmann-Hartleben 1923, 112 et sv.), le latin n’emploie pas systématiquement des noms différents. Textrinum, souvent cité dans les études sur les navalia comme étant l’équivalent latin de naupegheia, est une métaphore qui indiquerait le lieu où sont construits les navires, selon Servius (Ad Aen.11, 326-329), mais Ennius (II, v.148) fait en réalité allusion aux naves longes à Ostie, donc aux bateaux de guerre. L’inscription en l’honneur de Lucilius Gamala, relative à la réfection du bâtiment édifié à Ostie par L. Coelius (CIL XIV, 376 : Navale a L(ucio) Coilio aedificatum / extrụ[en]tibus fere collapsum /restituit), a également été admise comme preuve de la présence d’une activité de réparation ou de construction à Ostie. On doit à Ilaria Manzini (2014) d’avoir attiré à nouveau l’attention sur les problèmes posés par la restitution des dernières lignes. Mommsen, suivi par Meiggs (1973, 501), avec une argumentation plutôt compliquée, pensait à l’édifice où sont construits les navires (navale factum extruentibus) plutôt qu’à celui destiné à les abriter, mais rien ne désigne explicitement la nature, militaire ou commerciale, des navires qui en étaient l’objet. Cependant, si l’on admet une connexion entre le bellum navale du premier Gamala de l’inscription CIL, XIV, 375 et le navale restauré par le second Gamala dont il est question ici, l’hypothèse de l’arsenal militaire est la plus vraisemblable (Salomies 2003, 155-156, note 63).
35On ne peut toutefois exclure totalement, comme le soulignait M. Reddé (1986, 160), que ce mot navalia n’ait pas toujours eu un sens militaire et qu’il ait pu désigner effectivement les cales de radoub pour les bateaux de commerce. En effet, Vitruve (De Arch, V, 12 1) parle de navalia dans un contexte qui ne semble pas exclusivement militaire puisqu’il évoque, autour d’un port naturel, les portiques, les navalia et les passages conduisant des portiques aux marchés (emporia). Cependant, un peu plus loin (V, 12,7) il pense clairement à des hangars à bateaux militaires lorsqu’il donne des conseils sur leur emplacement et les précautions à prendre pour leur entretien. On peut donc suivre C. Saliou (2009, 370-372) dans ses commentaires du livre V de Vitruve, qui établit que les navalia, à l’époque impériale, sont mentionnés comme des équipements publics, ce qui est un élément décisif en faveur de leur caractère militaire.
4.2 Navalia militaires, chantiers navals ou entrepôts : les différentes hypothèses en présence
36Réexaminons les hypothèses sur la fonction de ces édifices. En premier lieu des navalia, lieux de gardiennage des bateaux militaires : cette proposition est induite par le terme employé, bien que ce rôle n’ait jamais été envisagé par les fouilleurs, le port de Fos étant un port de commerce ; puis des chantiers de construction navale ou un complexe multifonctionnel qui combinerait les deux fonctions précédentes, stockage et construction navale, similaire aux grands complexes des arsenali médiévaux ; enfin des entrepôts de marchandises.
Les navalia militaires
37Les vestiges archéologiques de hangars à bateaux (neoria, neosoikoi) n’étaient jusqu’à récemment connus en Méditerranée qu’aux périodes grecque et hellénistique 10. Ces hangars construits avec soin consistent en une série de plans inclinés vers la mer, séparés par des piliers ou des colonnes, et protégés par une charpente en bois couverte de tuiles (fig. 13). Une excellente synthèse récente (Blackman et al. 2013) fait un point critique sur ces édifices. On se contentera de citer ici ceux de Marseille, place Villeneuve-Bargemon, où ont été mises au jour des cales de halage en bois séparées par des murets de pierre sur lesquels étaient encastrés des piliers supportant une toiture. En usage aux IIIe et IIe s. av. J.-C., larges de 5 à 6 m, longues de 37 à 50 m, ces structures semblent similaires aux vestiges connus dans les ports de guerre classiques et hellénistiques, et sont donc probablement à mettre en relation avec la présence d’un port de guerre, même si les vestiges archéologiques nécessitent une étude plus approfondie (Hesnard et al. 2001, 174-175 ; Mellinand 2005 ; contra Lovèn 2011, 64-65).
38On retrouvera ces édifices durant la période médiévale sous la forme des arsenali, des complexes de bâtiments voûtés qui assuraient la protection et la maintenance de la marine de guerre. En revanche on ne connaît pas, pour l’époque romaine, de vestiges archéologiques assurés, la plupart des identifications de bâtiments comme navalia étant controversées11, en dépit des nombreux témoignages historiques, épigraphiques et littéraires qui attestent l’existence de hangars à bateaux et bases navales durant les périodes républicaine et postérieures pour protéger les flottes militaires. Le manque de vestiges archéologiques a conduit à suggérer que les hangars à bateaux destinés au logement des flottes romaines, construits en bois comme les chantiers navals des époques postérieures, n’avaient pas laissé de traces (Blackman 2008).
39Cependant, en ce qui concerne le plan et la structure interne des bâtiments, aucun des sites proposés ou interprétés comme navalia militaires romains, mais récusés surtout pour des raisons fonctionnelles, ne présentent un véritable parallèle archéologique pour les structures de Fos. Les seuls qui pourraient être pris en compte pour notre étude sont situés en Europe du nord. Il s’agit notamment du complexe fluvial mis en évidence à Haltern (sur le site de Hofestatt) sur la Lippe : la disposition interne comprend une infrastructure en bois avec 8 rampes symétriques et parallèles espacées de 6,5 m (largeur prise d’axe en axe). L’infrastructure en bois des rampes, qui comprend des poutres longitudinales et des traverses de 3,5 m de longueur, régulièrement espacées de 1,80 m pour le support de la quille du navire, semble assez proche des hangars à bateaux militaires grecs. Le plan principal et les dimensions restent adaptés au logement des bateaux de guerre de la flotte romaine (Morel 1987 ; contra Rankov 2013a ; cf. Wawrzinek 2014 ; Hӧckmann 1985). Pourtant, même ce bâtiment fluvial d’époque romaine, dont l’interprétation comme navalia ne doit pas être exclue, est difficilement comparable aux hangars de Fos, dont les travées présentent une symétrie bien différente.
Un chantier naval
40L’hypothèse privilégiée par les fouilleurs est celle de hangars à bateaux destinés à la construction et à la réparation de navires, à la fois des entrepôts de séchage de bois de charpente et des ateliers de construction navale. Ils soulignent toutefois l’absence de parallèles archéologiques et citent, à l’appui de leur proposition, Carthage, Kition-Bamboula à Chypre (Gassend, Maillet 2004, 162), tous bâtiments liés à la marine militaire12. Leur meilleure comparaison est avec le bâtiment de Thurii (Sybaris), proposé d’abord comme un hangar à bateaux marchands, ultérieurement réinterprété comme un élément de la muraille d’époque classique ou hellénistique de la ville (Gerding 2011).
41Du point de vue des structures et de l’aménagement de l’espace, les principales différences entre chantiers navals (ναυπηγεία, naupeghia) et hangars à bateaux (νεώσοικοι, neosoikoi) sont majeures. Les loges antiques sont des hangars destinés à des bateaux de guerre, étroits et longs, d’un ratio de 1 : 7 en moyenne. Ainsi, les dimensions de chaque hangar sont réduites au strict minimum pour optimiser l’espace attribué à chaque bâtiment, afin de permettre le logement du plus grand nombre de complexes de hangars (neoria) sur la périphérie des rades portuaires, qu’elles soient exclusivement militaires ou en partie réservées à la marine de guerre (cf. les bases navales de Zéa, Mounychia, Égine, Oiniadae, Carthage) (Baika 2013a) (fig. 14). En moyenne, pour les loges des trières classiques, la largeur d’axe en axe est d’env. 6,5 m (pour une largeur utile d’env. 5,5 -6 m) et la longueur est de 37 à 50,40 m en moyenne.
42Comme l’espace disponible était restreint, les loges antiques (neosoikoi) n’étaient pas destinées à la construction navale proprement dite. Évidemment, des réparations mineures pouvaient être effectuées sur place, une fois le bâtiment de guerre logé. Les chantiers navals nécessitent davantage d’espace libre pour le travail et la circulation autour du navire, et se présentent plutôt sous la forme d’espaces ouverts sur le littoral, sans infrastructure bâtie. Ils n’ont par conséquent pas laissé beaucoup de traces archéologiques. Les rares parallèles archéologiques, confortés par les exemples ethnographiques sur les côtes méditerranéennes, montrent précisément des espaces ouverts sur une plage à faible pente, munis d’infrastructures en bois rudimentaires (Blackman 1990, 45-48 ; Frost 1990; Baika 2002).
43Les chantiers navals (ναυπηγεία) d’Athènes étaient situés dans les rades portuaires du Pirée à l’intérieur de la fortification maritime, tandis que plus tard ils ont fait partie des grands complexes des arsenali médiévaux. D’autres chantiers devaient être temporaires, aménagés pour une durée déterminée afin de satisfaire une demande immédiate de construction de vaisseaux, par exemple pour une expédition militaire comme celle d’Agrippa en 38 av. J.-C. (Vell. Pat. II, 79 : Aedificandis nauibus, contrahendoque militi ac remigi, naualibusque adsuescendo certaminibus atque exercitationibus). Même si on a tendance à imaginer que, pendant l’époque romaine, la construction de flottes de guerre à très grande vitesse (Pline, NH, 16, 192), fondée sur des processus de préfabrication (Frost 1990), aurait pu impliquer la mise en place d’installations plus pérennes en bois ou la construction de structures couvertes, on ne possède pas de vestiges archéologiques.
44Pour les hangars de Fos, longs de plus d’une centaine de mètres, P. Pomey (1992, 17-18) avait remarqué que l’agencement des travées conduirait à placer plus d’un bateau dans le sens de la longueur, c’est-à-dire selon une disposition inconnue ou en tout cas inhabituelle pour les hangars à bateaux antiques destinés à la marine de guerre13. L’architecture interne du bâtiment de Fos crée en revanche des travées assez spacieuses : la largeur maximale de la travée centrale entre les dés B et E est de 15,12 m/15,40 m, ce qui représente le double de la largeur des loges antiques (6,5 m env. de largeur d’axe en axe avec des passages de circulation réduits au maximum, de l’ordre de 0,77-1,40 m)14. Les travées latérales (entre C et B, ainsi que D et E) ont une largeur de 5,80 m. Ces dimensions ont conduit les fouilleurs à proposer un chantier naval avec une travée centrale, des passages de circulation des deux côtés d’une rampe centrale et des travées latérales pour accueillir des petites embarcations (fig. 8).
45Ni l’archéologie, ni l’épigraphie ni l’iconographie ne permettent de connaître l’aspect des chantiers de construction navale en Méditerranée romaine, non plus que des cales de radoub pour des chantiers civils. Parmi les rares traces de chantiers de construction, et bien qu’ils se situent chronologiquement dans une période antérieure à celle des hangars de Fos, les aménagements révélés par les fouilles des places Jules-Verne et Villeneuve-Bargemon à Marseille (Hermary et al. 1999, 79 ; Hesnard et al. 2001, 173-174) sont évocateurs d’une réalité antique constituée de structures sommaires qui n’ont laissé que très peu de traces sur le terrain. Dès la fin du VIe siècle et jusqu’au IV e siècle, les plages gagnées sur la mer par l’envasement du port sont utilisées pour la construction des navires. Des pièces de bois de construction trempaient dans des bassins d’eaux saumâtres, et on y a retrouvé, sur plus de 150 m de long et 50 m de large, des pièces abandonnées, billes de bois en cours de débitage, sciure, cordages et un fragment de la coque d’un navire. Pendant la période hellénistique, aux IIIe-IIe siècles, d’autres éléments de bois ont été découverts sur la plage remblayée place Jules-Verne (fig. 14). Des poutres fixées au sol perpendiculaires au rivage et des rouleaux mobiles encore munis de leurs cordages servaient à tirer les navires à terre. Chacune des cales est large d’environ 5 à 6 m, et l’installation se prolongeait probablement sur une centaine de mètres sur le rivage : il s’agit de cales sèches à mettre en relation avec des activités de construction ou de réparation navale. Des traces de chantier naval ont également été mises en évidence à l’ouest de cet aménagement, en correspondance des docks fouillés après la guerre, avec les vestiges d’une zone de halage constituée de quatre poutres de bois posées sur la plage antique et qui serait datée du IIe s. av. J.-C. (Morhange 2001, 37-38). Dans l’anse de la Joliette, hors du bassin du Lacydon, un ensemble de quatre rondins de chêne dont le plus long (environ 2,20 m) soutenait trois traverses perpendiculaires a été à son tour interprété comme une cale de halage remontant vers le nord (Weydert 2011, 24, fig. 7 et 8). L’assemblage des pièces de bois est rudimentaire, une simple encoche accueillant les traverses, sans chevillage ni ligatures. Il a fallu les conditions exceptionnelles de conservation des niveaux humides des plages de Marseille pour mettre en évidence ces restes fragiles, dont les témoignages ethnographiques montrent la permanence en Méditerranée (Hermary et al. 1999, 125-126 ; Baika 2002).
46De même à Carthage, sur l’îlot de l’Amirauté où le complexe des hangars en pierre est daté du IIe s. av. J.-C. environ, H. Hurst suggère que des traces d’une phase antérieure des IV e-IIIe siècles avec des cales en bois pourraient évoquer des installations destinées à la construction ou à la réparation de bateaux (fig. 14). Il s’agit de tranchées étroites et parallèles ménagées à 6 m d’intervalle, ainsi que des traces de trous de poteaux alignés qui servaient probablement à « caler les madriers verticaux, dont les constructeurs ou réparateurs se servaient pour étayer les coques » (Hurst 1993, 50-51). Un grand nombre de ces alignements a été creusé lors de phases suivantes - 6 phases ou plus ont été identifiées - (Hurst 1977, 235), suggérant qu’ils servaient seulement à des travaux de courte durée. Ces structures, qui ont probablement été utilisées pour la construction navale, sont restées vraisemblablement en usage jusqu’à l’époque de la construction des hangars à navires en pierre. Hurst pense à un énorme programme de construction navale plutôt qu’à l’existence de cales à bateaux en bois antérieures aux hangars puniques, comme il l’avait évoqué au début de la fouille (Hurst 1976, 178-181, fig. 1; 1977, 235-238, fig. 3; 1979, 23; 1993, 50-51), tandis que Blackman (1990, 41-42) reste en faveur de la première hypothèse évoquée et voit des hangars à bateaux en bois.
47Les vestiges de Marseille et de Carthage représentent les deux seuls exemples d’installations de construction navale à grande échelle. Cependant, on a repéré des vestiges de berceaux en bois pour la construction d’une seule carène. Par exemple à Carthage, au IIe s. av. J.-C., pendant la phase d’utilisation des hangars puniques, la rampe n° 13 de l’Îlot d’Amirauté a été aménagée pour des travaux de carénage et de maintenance des navires et a été munie d’une infrastructure avec des traverses de bois en forme de berceau (Hurst 1981, 15-19, fig. 5 ; 1993, 45). De même, pour l’époque romaine, un chantier naval pour des embarcations militaires, daté entre 5 et 9 apr. J.-C., est attesté à Mogontiacum (Mayence), non loin de la berge du Rhin. Il comporte un berceau en bois semblable à l’infrastructure des rampes du complexe des hangars à Haltern (infra). Le site n’est pas couvert (Hӧckmann 1993, fig. 1 ; 2003). La construction est parallèle au cours d’eau, comme c’est le cas du chantier naval du camp romain de Schlögen sur le Danube en Autriche (Eckart 1969, 15, 37, 41, Beilage 1). La présence d’un chantier de construction navale sur la rive droite du Rhône immédiatement en aval d’Arles a été suggérée (Long, Picard 2009)15, mais ne peut être retenue car les vestiges de certains blocs mortaisés sont très sommaires et, surtout, parce qu’ils sont interprétés par comparaison avec la reconstruction hypothétique des structures de Fos.
48Signalons enfin de nouvelles recherches qui ont mis en évidence sur l’île de Dana (ancienne Pityoussa) sur la côte sud de Turquie, une série de rampes ouvertes taillées dans le rocher, probablement attribuables à l’époque romaine, bien que la date en reste incertaine. Leur interprétation est controversée : elles ont été interprétées comme des rampes destinées à des opérations de halage, de construction navale ou encore en relation avec des carrières (Varinlioğlu et alii, 2017, 50-9 ; Jones 2021). On observera cependant que certaines d’entre elles sont très similaires à des rampes de halage de bateaux antiques présentes dans des sites antiques possédant aussi des aménagements caractéristiques des chantiers navals (Baika 2013b, 248).
Comparaison avec les vestiges de Fos
49Dans les hangars à bateaux comme dans un chantier naval, la présence d’un certain nombre d’éléments structurels est essentielle. Les édifices du Cavaou comportent quelques-uns des aménagements reconnus sur les vestiges archéologiques des loges antiques : présence probable d’une pente à faible déclinaison de l’ordre de seulement environ 0, 65 m de hauteur sur une longueur d’env. 100 m (Hangar 1 – infra), peut-être d’un berceau (une infrastructure en bois pour soutenir la coque du navire) et d’espaces de circulation et de travail. Nous pouvons ainsi examiner les données dont nous disposons à la lumière des parallèles archéologiques avec les neosoikoi des époques classique et hellénistique.
Rampe centrale munie de traverses et passages de circulation
50Une infrastructure en bois complète les rampes des loges antiques pour assurer les opérations de halage et lancement. Les parallèles ethnographiques sur les chantiers traditionnels de la mer Égée sont bien connus (Baika 2002), car les vestiges archéologiques en matières organiques manquent sur les cales méditerranéennes - à l’exception de Marseille et de Carthage (supra).
51Dans les loges de l’antiquité classique, les plans inclinés où les navires étaient tirés au sec et les rampes en pente vers le littoral, étaient éventuellement munis de systèmes de halage en bois. Dans la plupart des cas, des traverses en bois (φάλαγγαι, phalaggae) enfoncées dans le sol compacté (Carthage) ou maintenues dans des encoches taillées dans le rocher (Zéa), formaient une glissière en pente pour faciliter le glissement de la quille ou d’un berceau en bois qui portait le navire (Baika 2002 ; Blackman 2013 ; Rankov 2013b, en part. 120-122 ; Lovèn 2011, Tab. 5.8, 68).
52À Fos, dans les deux rangées centrales, un certain nombre de dés portent des mortaises qui pourraient, selon les fouilleurs, avoir supporté des poutres transversales pour former une sorte de berceau soutenant la quille du bateau. Des passages de circulation assez spacieux auraient été créés de part et d’autre de la rampe centrale, comme cela a été mentionné plus haut.
53La disposition de dés mortaisés avec des ouvertures en regard l’une de l’autre pour supporter une rampe en bois trouverait des parallèles au sein des cales de halage antiques, notamment dans les hangars de Cos. Les loges hellénistiques de Cos (Kantzia 1987, 632-5, 633 fig. 12, pl. 355β-357 ; Blackman 2004, 77-82, fig.1, 4) présentent le parallèle le plus proche de l’hypothèse de reconstruction de Fos (Gassend, Maillet 2004, fig. 5, 155). La rampe est définie par deux murets en pierre avec des encoches pour l’encastrement des pièces de bois à intervalles réguliers. En outre, une série de pierres dans l’axe central de la rampe soutient les traverses pour assurer une meilleure stabilité de la quille sur le plan longitudinal (Kantzia 1987 ; Blackman 2004, fig. 1, 4) (fig. 15). Cependant, on a déjà noté que cette mortaise ne semble pas systématiquement présente sur les dés centraux de Fos, où il se pourrait que ces aménagements se rapportent à différentes phases de construction ou d’utilisation de ces bâtiments.
54À Fos la distance d’axe à axe entre les phalaggae qui seraient placées sur l’axe longitudinal est de l’ordre d’environ 3,50 m, ce qui crée une distance trop importante pour soutenir un bateau sous la quille sans des supports supplémentaires. En effet, dans les loges grecques destinées aux longs vaisseaux de guerre, la distance inter-axiale des phalaggae est de l’ordre de 0,70 m : à Cos les traverses sont espacées de 0,62-0,89 m, à Carthage (rampe 16) de 0,60-0,70 m (et à Zéa de 0,69-0,80 m en moyenne (Lovèn 2011, 145, Table 7.11). En outre, pour assurer une meilleure stabilisation des pièces de bois dans l’axe longitudinal, les phalaggae de Cos sont soutenues par des pierres centrales (fig. 15) ; à Zéa elles sont encastrées dans le rocher, tandis que celles de Carthage sont enfoncées dans la terre compactée (Hurst 1994).
Dallage de la structure
55À Fos, des restes de dallage ont été repérés, ce qui ne semble pas être le cas pour les loges grecques ni les chantiers navals antiques ou traditionnels. À Thurii, où sont présentes des rampes dallées, l’interprétation comme chantier naval est erronée (Gerding 2011). Dans la grande majorité des loges antiques, si la rampe n’est pas creusée directement dans le rocher naturel, le sol est formé de terre ou de sable compact (Blackman, 2013 ; Baika 2013). Pourtant, sur un sol marécageux, la présence d’un dallage pourrait être une solution satisfaisante après l’assainissement de la fondation de la structure avec un épais apport de galets, comme le niveau qui a été mis en évidence sous les dés des hangars.
La toiture
56Les rares vestiges archéologiques des chantiers navals antiques semblent être des espaces découverts - du moins, aucune trace de toiture n’a été mise en évidence jusqu’à présent. Pourtant on connaît, pour les époques récentes, quelques exemples où les embarcations sont abritées sous des hangars à charpente, mais il s’agit de témoignages plus tardifs et qui ne concernent qu’une seule embarcation16.
La pente
57Les fouilleurs ont constaté la présence d’une faible inclinaison du sol des hangars (fig. 5b) dont la pente est soulignée par la hauteur variable des dés de pierre situés en périphérie. En général, les grands complexes des hangars à bateaux de guerre antiques sont disposés immédiatement sur le littoral et présentent une déclivité d’env. 1 : 10 (= 5, 7°), plus précisément de 1 : 9 à 1 : 11 (= 6, 4° à 5, 2°) dans la partie inférieure pour faciliter les opérations de lancement et de halage des trières (notamment Zéa (phases 2 et 3), Cos, Carthage (îlot), Naxos de Sicile), et l’on constate des inclinaisons encore plus faibles (Rankov 2013b, 120-122). Nous ne disposons pas d’informations sur les chantiers de construction militaires et civils destinés aux petites et moyennes embarcations. Les exemples ethnoarchéologiques en Méditerranée montrent que les chantiers navals sont communément installés sur des plages naturelles avec une faible pente (Baika 2002).
La question du plan d’eau
58On soulignera à nouveau que, au-delà des comparaisons avec des édifices existants, ces hypothèses doivent être étayées par la présence de voies d’eau adaptées. J.-M. Gassend fonde ses propositions sur une reconstitution du paléoenvironnement qui intègre au sud des deux constructions, établies sur un cordon littoral, une pente douce bordée par une lagune, communiquant avec la mer par un chenal. « Nous serions tentés d’évoquer la présence de deux cordons littoraux séparés par une bande lagunaire », écrivent J.-M. Gassend et B. Maillet (2004, 158, fig. 8). Un peu plus loin dans l’article, les auteurs affirment que la présence d’une lagune « si elle était confirmée par les géologues » serait favorable à la macération des billes de bois, donnée qui fonctionne avec l’hypothèse de hangars de construction navale. M. Provansal et son équipe avaient en effet pratiqué un grand nombre de carottages mais, si ces derniers confirment le cordon littoral, ils ne démontrent pas pour autant la présence d’un chenal (Vella et al. 2000, 41-42).
59En 2004, Ph. Leveau (p. 366), qui reprend le dossier, évoque à juste titre le risque d’un raisonnement circulaire : l’hypothèse des navalia / hangars à bateaux implique la présence d’un canal, lui –même restitué à cause de l’existence supposée de navalia. On ne sait en réalité pas où ces bâtiments se situent par rapport aux voies d’eau, ce qui compromet grandement la possibilité de les identifier.
Des entrepôts
60La remarque selon laquelle il ne peut pas s’agir d’entrepôts romains car ceux-ci sont obligatoirement cloisonnés (Gassend, Maillet 2004, 160) doit être nuancée. Si la plupart des horrea de Rome et de ses ports maritimes17, mais aussi d’autres ports comme Horrea Coelia (Hergla) (Ghalia, Villedieu 2018) en Afrique, sont en effet constitués de cellules accolées, des édifices à piliers, parfois de dimensions imposantes, ont été identifiés comme des entrepôts. Il s’agit sans doute au départ d’une différence de fonction, les entrepôts à cellules et suspensurae (sols sur pilettes) étant particulièrement adaptés à la conservation des céréales. Leur localisation préférentielle dans les lieux d’embarquement ou de débarquement du blé lié au ravitaillement de Rome, et particulièrement à l’annone, n’est pas un hasard.
61Mais on connaît aussi les édifices à piliers, qui peuvent avoir un rôle de stockage beaucoup plus varié : les mieux conservés sont ceux des villes-capitales impériales à partir de l’époque de la tétrarchie, Milan, Aquilée, Sirmium (fig. 16) ou encore Trêves. Ce type de très grands entrepôts en halles à piliers semble caractéristique à la fois de l’Antiquité tardive et de l’Italie septentrionale et des provinces danubiennes, par opposition aux entrepôts plus anciens à petites cellae dont l’archétype est celui des bâtiments d’Ostie. Cette typologie, encore présente dans la Rome moderne, offre probablement des qualités structurelles et de conservation qui en ont permis l’adoption et le maintien à travers les siècles (Carre 2011, 33-37). À Aquilée plusieurs horrea datés du IV e siècle sont situés sur la partie canalisée du fleuve. Le premier (horrea del Patriarcato) est un bâtiment d’une ampleur de 88 sur 66 m, organisé en deux corps séparés par une cour pavée, chacune des aulae étant divisée en trois travées par deux rangées de piliers. La surface de stockage est de 2 760 m2 au sol et des vues cavalières anciennes permettent d’estimer la hauteur de l’édifice à 20 m au moins, ce qui laisse la possibilité de plusieurs étages. Les fouilles ont montré qu’il s’agit d’une construction massive en briques pourvue extérieurement de lésènes, dont les salles ne comportent pas de murs de séparation internes. À Milan, les greniers sont situés près des remparts, à proximité d’une voie d’eau navigable, et le long de la route qui mettait en relation la ville et les régions du haut Rhin et du haut Danube par le col de la Spluga. Une seule aula y est conservée mais les indices de la présence d’une seconde, située comme à Aquilée au-delà d’une cour centrale, permettent de calculer une surface couverte d’environ 2448 m2.
62Plus anciens et moins étendus que ces édifices de la fin de l’Antiquité, des bâtiments à pilier sont également présents en Narbonnaise. Sur la côte méditerranéenne, on en trouve des exemples à Lattes (Garcia, Vallet 2002, 49-50), Port la Nautique18 et Narbonne (Ginouvez et al. 2016, 128-129). À Fréjus, un bâtiment (48,40 m x 17,30 m) mis au jour dans l’enceinte du camp de la flotte (Rivet et al. 2000, 340 et 344, 440-441 ; Goudineau, Brentchaloff 2009, 38) a été identifié comme un horreum militaire. Constitué de trois rangées de dix piliers maçonnés (0,90 x 1,80 m) délimitant deux nefs dans un espace ouvert, il n’était fermé que par un mur de 0,60 m de large sur sa façade nord-ouest. En dépit de l’état de conservation d’un édifice dont il ne subsiste que les fondations, cette absence de murs sur trois côtés semble certaine car les piliers de la façade opposée présentent des retours en équerre aux angles et une forme en T sur la rangée centrale. Il est daté entre le début de l’époque augustéenne et le milieu du Ier s. apr. J.-C. 19 (fig. 16).
63La présence d’entrepôts à Fos semble indiscutable : sur la table de Peutinger, la statio de Fossae Marianae est illustrée par une vignette représentant des monuments en forme de fer à cheval, semblables et de dimensions comparables à ceux d’Ostie identifiés comme horrea. Par ailleurs, et même si le Rhône était navigable, on peine à croire que le port de Fos n’ait pas eu une fonction de rupture de charge avec les entrepôts qui devaient obligatoirement lui être associés.
64Il est très tentant d’assimiler ces hangars, avec leurs dimensions imposantes qui correspondent à l’importance du port de commerce, à des lieux de stockage. La présence de cloisonnements internes n’est pas déterminante : il n’en a pas été retrouvé dans les horrea de la Cisalpine dont l’identification n’est pas mise en cause. On ne peut toutefois exclure que d’éventuelles divisions internes aient été constituées de matériaux légers et/ou périssables, non conservés. Dans l’horreum à piliers de Sirmium (bâtiment B), des cloisonnements de refend qui partent des piliers vers les murs périphériques ont été retrouvés : il s’agit de murs légers en briques avec des parements soigneusement dressés au mortier et sans fondation, puisqu’ils reposent sur le sol. Des chaînages de bois faits de gros chevrons, qui constituaient l’armature des parois, ont été observés en négatif (Duval, Popović 1977, 63-73).
65Il manque cependant à Fos la preuve d’un élément essentiel, les murs périmétraux. Les fouilleurs précisent qu’ils n’en ont pas trouvé de trace. De fait, la tranchée perpendiculaire à la plage qu’ils avaient prévu de réaliser dans ce but n’a pas pu être effectuée pour des motifs techniques (Rapport 1989, 10 et fig. 12-14) (fig. 14). Les sondages « en saut de puce » effectués à la place s’arrêtent à au moins 15 m de la première rangée de plots du côté de la plage, trop loin pour espérer trouver un mur. Du côté de la mer, il ne semble pas y avoir eu de sondage spécifiquement dédié à cette recherche et les carottages ne sont ni assez rapprochés ni assez étendus pour que l’on puisse exclure la présence d’un mur. Il n’y a cependant, dans l’état actuel de la documentation, aucune preuve de la clôture de l’espace, seuls les blocs découverts à l’ouest du hangar I pouvant éventuellement appartenir à un mur de fermeture d’un des petits côtés.
66L’horreum de Fréjus est également dépourvu de murs sur trois de ses côtés. Cette absence de protection étant contraire à la fonction même de l’édifice, il a été supposé l’existence d’un plancher surélevé et de murs en bois ou autre matériau périssable (Rivet et al. 2000, 440). La présence des plots inclinés sur les rangées centrales, avec toutes les réserves que l’on a pu émettre sur leur régularité, la largeur des galeries latérales (plus de 10 m), l’absence d’un plot sur deux dans les rangées extérieures interdisent de proposer ce type d’édifice pour les hangars du Cavaou. L’hypothèse d’y voir des entrepôts n’est donc pas suffisamment étayée par les données disponibles pour être proposée.
4.3 Entrepôts ou navalia ?
67Au demeurant cette confusion entre navalia et entrepôt n’est pas nouvelle. La problématique a été très clairement reprise par Blackman (2008) et Rankov (2013a, 39-44). Il existe certainement des éléments structurels communs qui incitent à confondre les navalia (entendus ici comme arsenaux) et les entrepôts parce que la présence de cellules longues et étroites évoquait pour les fouilleurs les cales à bateaux ; c’est le cas par exemple, dans la villa maritime de La Tagliata à Cosa, à Ventotene (Rankov 2013a, 42-43) ou encore dans les ports de Rhodes (Blackman in Blackman et al. 2013, 585).
68On peut aussi citer à ce sujet deux cas exemplaires, non encore tranchés. Une récente tentative a été faite de réidentifier le monument que l’on connait à Rome sous le nom de porticus Aemilia à Rome comme les navalia républicains (Tucci 2012, contra Rankov 2013a, 39-41). À l’époque impériale la fonction d’entrepôt est certaine : les fouilles récentes ont mis en évidence, entre autres, des suspensurae pour le stockage des céréales (Burgers, Kok-Merlino, Sebastiani 2015).
69Le cas du Building 5 à Portus est plus problématique (Keay et al. 2012). Pendant sa période 2, datée du règne de Trajan et qui dure une trentaine d’années, ce bâtiment est composé de trois espaces (58 m de long sur 11,5 m de large), dont chacun est divisé en trois nefs par des piliers. Avec prudence, les fouilleurs proposent deux hypothèses entre lesquelles ils ne tranchent pas. Celle d’un hangar pour bateaux de commerce est évoquée mais non suivie car il n’y a aucun parallèle dans le monde romain. Parmi les deux propositions retenues, on trouve celle des horrea, selon l’interprétation traditionnelle de Lanciani ; ou celle de navalia, pour les bateaux militaires : seule une petite section du bâtiment a été fouillée, ce qui n’a pas permis d’étudier la présence d’une inclinaison ou d’autres détails structurels qui auraient permis de déterminer avec certitude la fonction de cet édifice (Rankov 2013a, 43).
Les hangars de Fos, une question toujours ouverte
70Il est donc toujours impossible, en l’état actuel de la documentation, de se prononcer sur la nature de ces structures, et ce débat, vieux de plusieurs décennies, n’est pas près d’être tranché. Le travail effectué par J.-M. Gassend et ses équipes, dans des conditions très difficiles, ne permet pas de résoudre tous les problèmes et de donner des clefs univoques pour en identifier la fonction. Les édifices, dont on ne connaît en fin de compte que les supports des piliers de toiture, ont été étudiés dans la seule perspective de montrer qu’il s’agissait de hangars à bateaux / chantiers navals. Il reste, pour tenter de comprendre la nature de ces structures, à réaliser l’étude de leur insertion dans le paysage, notamment leur relation avec la mer et avec leur environnement bâti : la présence de nombreux vestiges de nature différente repérés autour des plots doit encore être intégrée dans une hypothèse de restitution qui tienne compte de tous les éléments. Tant que ces grands édifices n’auront pas trouvé de point de comparaison dans le monde antique, seule la reprise d’une fouille permettrait d’apporter des éléments nouveaux et décisifs.
Bibliographie
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Notes de bas de page
1 Les rapports de fouille des années 1989 à 1993, signés par J.-M. Gassend et B. Maillet, sont déposés au DRASSM à Marseille ; on trouve aussi de courtes notices dans les Bilans scientifiques du DRASSM : Gassend 1992, Gassend, Maillet 1993 et une synthèse finale dans Gassend, Maillet 2004. Nous remercions vivement Jean-Marie Gassend et Bertrand Maillet d’avoir partagé avec nous leurs archives et leurs souvenirs.
2 Il est difficile de connaître l’année exacte des prises de vue, car la photo de la fig. 1 est datée de 1961 dans les archives du DRASSM et de 1964 dans l’article de Monguilan et al. 1977, alors le premier vol est signalé avoir eu lieu en 1965 dans Monguilan 1971. Les cinq photos conservées au DRASSM sont datées de 1960, 1961, 1962 et 1975, mais à l’examen on s’aperçoit qu’elles sont toutes contemporaines et ont été prises probablement le même jour (en 1965 ?) (archives DRASSM : ARN01_20131324888XA ; ARN01_20131324880XA ; ARN01_20131325742MY ; ARN01_20131325743MY ; ARN01_20131325744MY).
3 Sur le site de l’IGN Remonter le temps, mission C3044-0071_1967_FR1289_0028 du 29 avril 1967, consulté en juin 2020.
4 Dans l’article de Gassend, Maillet 2004, seul le plan des vestiges de la structure I est proposé fig. 3, p. 153.
5 L’incertitude porte sur un ou deux plots par hangar qui sont signalés et décrits mais non documentés et/ou sur les erreurs de numérotation qu’il n’a pas toujours été possible de vérifier.
6 Il n’a pas été possible de déterminer la largeur réelle entre les rangées C et D : dans les rapports de fouille 1989 (p. 5), 1990 (p. 6) et l’article de 2004 (p. 155) , elle est donnée de 3,80 m ; dans les rapports de fouille 1991 (p. 19 et fig. 14, plans des plots, ici fig. 6) et 1992 (p. 6), de 3,52 m. Nous avons maintenu les largeurs données dans les divers documents reproduits ici et signalons la différence dans ceux que nous avons réélaborés.
7 Gassend, Maillet 2004, 155 : 360 pieds de long (107 m) pour 123 de large (36 m).
8 On notera que ce même argument a servi à rejeter l’hypothèse d’identifier le bâtiment de Thurii comme des cales à bateau, car les études géomorphologiques ont montré que les vestiges sont loin de la mer : Gerding 2011.
9 Ce travail bénéficie d’une aide du gouvernement français au titre du Programme Investissements d’Avenir, Initiative d’Excellence d’Aix-Marseille Université - A*MIDEX, dans le cadre du projet FOSPHORA (AMX-18-MED) porté par le Centre Camille Jullian.
10 Pour la terminologie employée, voir Blackman et al. 2013, 16 et suivantes.
11 Pour des synthèses récentes sur les navalia romains dans un contexte maritime ou fluvial, voir Hӧckmann 1985 ; Blackman 2008 ; Rankov 2008 ; Rankov 2013a ; Wawrzinek 2014, 98-107.
12 Notons que les structures taillées dans le rocher à Paros (Kraounaki 2012, 54–56), citées par les fouilleurs comme des parallèles archéologiques (Gassend, Maillet 2004, 162), ne sont très probablement pas des hangars à bateaux.
13 Sur l’hypothèse récente d’un logement double des navires de guerre dans les hangars à bateau des bases navales à Zéa et Mounychia au Pirée : Lovèn 2011, 150-162 ; contra Rankov 2013c en part. 454-459.
14 Sur les dimensions des passages de circulation des hangars antiques : Lovèn 2011, 145, Tab. 7.11.
15 Reconstruction http://2asm-rhone-cesar.blogspot.com/2015/03/les-saintes-maries-de-la-mer-thalassa.html.
16 Voir par ex., pour une période récente et un tout autre contexte : http://espritdepays.com/patrimoines-en-perigord/metiers-dautrefois/la-batellerie-en-perigord/les-chantiers-navals-en-perigord.
17 Voir en général Rickman 1971 ; un exemple récent avec les Grandi Horrea d’Ostie dans Bukowiecki et al. 2016.
18 Voir l’article de C. Sanchez et G. Duperron dans ce volume, avec bibliographie.
19 La restitution d’un second entrepôt parallèle au premier et situé de l’autre côté d’une voie hypothétique (Goudineau, Brentchaloff 2009, 38-39, fig. 68 et Rivet et al. 2000, 440-441) repose sur des comparaisons biaisées avec les horrea des camps du limes qui ne vont pas, « en règle générale, presque toujours par deux », et il n’est pas possible d’en tenir compte.
Auteurs
CNRS, Aix Marseille Univ, Centre Camille Jullian, Aix-en-Provence, France
marie-brigitte.carre[at]univ-amu.fr
CNRS, Aix Marseille Univ, Centre Camille Jullian, Aix-en-Provence, France
kalliopi.baika[at]univ-amu.fr
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