Introduction

1Les grands ports antiques ont laissé des traces très variables. Dans l’Occident romain, Ostie-Portus est l’un des contextes archéologiques les plus riches, qui a également permis de retrouver un grand nombre d’inscriptions relatives aux métiers du port. Les sources épigraphiques offrent plusieurs avantages dans l’étude des métiers urbains, en particulier la richesse des noms antiques des métiers, en majorité peu ou pas attestés dans la littérature, un point de vue qui n’est pas forcément celui des plus hautes élites de la société romaine, et enfin une possible étude socio-économique des individus impliqués dans ces activités. Les limites sont d’un autre côté bien présentes aussi, notamment en raison du caractère lacunaire et fragmentaire de la documentation épigraphique. C’est la raison pour laquelle la comparaison de différents sites portuaires peut s’avérer intéressante pour enrichir l’interprétation que l’on fait des inscriptions. C’est la démarche que nous avions choisie pour notre thèse de doctorat soutenue en 2017. Il s’agissait d’une étude socio-économique des milieux professionnels portuaires à travers la comparaison de la documentation épigraphique de six ports, maritimes et fluvio-maritimes (Ostie-Portus, Hispalis, Arles, Narbonne, Aquilée), auxquels s’est ajouté le cas de Lyon, un port fluvial.

2Dans le cadre du colloque sur Fréjus et les ports maritimes, notre présente étude insiste sur le cas d’Ostie-Portus mais conserve l’approche comparative du travail de thèse, avec ses points forts et ses limites. De fait, nous nous retrouvons en permanence face à la question de savoir si les conclusions que nous tirons de l’analyse de la documentation ostienne sont représentatives du monde portuaire en général ou bien traduisent une spécificité locale. Dans notre thèse, il est apparu en fin de compte que la documentation de chaque port relève à la fois de faits potentiellement généralisables et de spécificités locales. Nous verrons que cette question omniprésente de la spécificité ou non d’un métier se pose aussi hors d’Ostie, chaque port se distinguant des autres par différents critères pouvant avoir un impact sur l’organisation professionnelle, à une même époque et au cours du temps.

3Le titre choisi ici, « les métiers de la ville portuaire », permet d’envisager le rapport entre, d’une part, les métiers portuaires et directement liés au port et, d’autre part, les autres métiers urbains. L’analyse combine plusieurs méthodes, quantitatives et qualitatives, en interrogeant d’abord la visibilité épigraphique des métiers portuaires et ce que cela pourrait traduire de la structure socio-économique de la ville portuaire. Ces métiers étaient-ils plus visibles dans l’affichage épigraphique que les autres activités économiques ? Etaient-ils davantage mis en valeur sur les inscriptions ? Etait-ce le signe d’un poids économique ou symbolique majeur par rapport aux autres activités ? Il s’agit ensuite d’étudier les liens entre le secteur portuaire et le reste, notamment par des exemples de pluri-activité mais aussi par l’intérêt que pouvait représenter la présence d’un port pour les autres métiers urbains.

1. Une visibilité épigraphique variable des métiers portuaires

4Les inscriptions avaient une fonction à la fois informative et symbolique. Elles nous renseignent aujourd’hui sur la visibilité qu’elles pouvaient donner à des activités dans l’espace urbain à travers la mention du nom de métier. Ce dernier était ainsi publiquement affiché et lu, parfois représenté par des éléments iconographiques qui touchaient peut-être un public plus large¹. Différents critères permettent d’évaluer la visibilité de ces écrits, qu’il s’agisse de critères internes à l’inscription (taille des caractères, mise en forme...) ou externes, notamment le lieu d’exposition. Ce dernier est toutefois rarement connu et certain. Plusieurs cas de figure semblent émerger de cette étude.

1.1 Le poids dominant des métiers portuaires dans la documentation épigraphique : Ostie, Arles, Hispalis

5Ce premier critère d’analyse est quantitatif car il repose sur le nombre d’inscriptions retrouvées. Les tableaux suivants montrent le nombre d’inscriptions mentionnant les métiers portuaires dans les villes étudiées, ou trouvés hors de ces ports mais explicitement rattachés à la cité en question². Il faut bien entendu garder à l’esprit le caractère potentiellement aléatoire et hasardeux des découvertes liées aux déplacements, réutilisations, disparitions ou destructions d’inscriptions. Les analyses que nous présentons ici reposent sur l’hypothèse suivante : le nombre d’inscriptions relatives à un métier en particulier peut être révélateur de l’abondance de son attestation dans l’Antiquité. Un métier qui a été très peu inscrit sur des épitaphes ou dédicaces a moins de chances de laisser des traces jusqu’à nous qu’un nom de métier qui figurait sur un nombre bien plus élevé d’inscriptions. Notre raisonnement partirait d’un présupposé réciproque : le nombre actuel d’inscriptions serait révélateur du degré d’affichage du métier dans l’Antiquité. Cette hypothèse est très imparfaite, et peut être nuancée notamment par les contextes des inscriptions, leur nature ou l’abondance des découvertes archéologiques. Elle mérite toutefois d’être considérée car elle permettra aussi une confrontation avec d’autres critères d’analyses qui la complèteront.

Métiers urbains, portuaires et non portuaires, d’Ostie-Portus (tableau a)

Tableau a : Métiers urbains, portuaires et non portuaires, d’Ostie-Portus (avec nombre d’occurrences et références).

6À Ostie, le secteur portuaire est très largement représenté dans les inscriptions mentionnant des noms de métier. Elles sont plus nombreuses que l’ensemble des autres secteurs réunis, plus d’une centaine contre une soixantaine. Les métiers portuaires connus sont par ailleurs très variés. On compte au moins quinze noms de métiers, sans compter leurs spécialisations internes, par exemples chez les bateliers (différents traiectus) ou chez les mesureurs de blé (nauticarii, adiutores et acceptores)³. Certains d’entre eux, comme les saburrarii, les mensores frumentarii⁴ ou les curatores navium, ne sont attestés qu’à Ostie-Portus ; d’autres ne sont connus qu’à Ostie-Portus et à Rome, comme les stuppatores⁵ ou les urinatores.

7Ajoutons à ces considérations chiffrées le fait que les métiers portuaires d’Ostie du II^e siècle et du début du III^e siècle, soit la quasi- totalité, sont par ailleurs tous structurés en collèges. Cela montre que les individus impliqués dans ces activités portuaires étaient suffisamment nombreux et aisés pour constituer des collèges professionnels. Les métiers portuaires concernés ont ainsi été suffisamment rémunérateurs pour un nombre non négligeable de professionnels, qui devaient normalement au moins une cotisation en tant que membres du collège. Une fois celui-ci constitué, il donnait au métier davantage de visibilité dans la ville, par l’intermédiaire des bâtiments qu’il occupait, des cérémonies effectuées, mais aussi par les inscriptions honorifiques affichées sur des espaces publics pour un patron ou un empereur. Les collèges professionnels donnaient ainsi à la fois un statut individuel au sein d’un groupe mais aussi une visibilité collective dans la cité⁶.

8L’importance épigraphique du secteur portuaire à Ostie et à Portus tendrait à indiquer que les activités qui y étaient rattachées ont majoritairement permis des promotions individuelles et collectives et leur affichage. Ce constat vaut non seulement pour les métiers spécialisés dans le blé, central dans l’activité d’Ostie et de Portus, mais aussi en général pour d’autres types de métiers portuaires. Beaucoup d’inscriptions sont directement liées au commerce du blé, notamment à travers les mercatores frumentarii et les mensores frumentarii. Les mercatores en général sont bien attestés dans la documentation épigraphique de tout l’empire mais l’expression mercator frumentarius n’apparaît qu’à Ostie et à Rome⁷ ; les mensores frumentarii sont quant à eux, pour le moment, connus uniquement à Ostie-Portus. Nous avons ainsi deux métiers assez spécialisés, dans un type, qui a permis à ceux qui les pratiquent d’acquérir ou de maintenir un statut social important, et à leurs collèges d’être visibles dans la cité. Le volume de blé arrivant à Ostie⁸ était tel qu’il a permis à ces métiers spécialisés d’exister et d’enrichir des individus. Parallèlement à ce phénomène de spécialisation sur un type de produit, il est marquant de voir émerger aussi d’autres métiers qui ne sont pas directement liés à un bien en particulier mais au fonctionnement d’un port en général et qui sont rares dans la documentation épigraphique de l’empire. Cette richesse d’attestations de bateliers, charpentiers de marine, lesteurs ou plongeurs témoigne d’une activité portuaire intense, qui demandait à la fois une main d’œuvre nombreuse tout en permettant à une partie d’entre elle d’atteindre un niveau de vie relativement confortable. L’absence ou quasi absence hors d’Ostie de certains noms de métiers, comme les saburrarii ou les urinatores peut alors s’expliquer de plusieurs manières. La première est d’ordre documentaire : la conservation du site d’Ostie permet indéniablement davantage de découvertes que dans des sites où les reconstructions et récupérations postérieures ont entraîné de nombreuses pertes archéologiques et épigraphiques. La seconde hypothèse est structurelle : l’activité portuaire des autres cités était inférieure et n’était peut-être pas suffisante pour que des plongeurs ou des lesteurs obtiennent un statut social visible et une constitution en collèges, par ailleurs probablement autorisés en raison de l’importance de l’activité portuaire d’Ostie pour Rome. Enfin, l’affichage des noms de métier dépendait également du degré de prestige et de la place symbolique qu’on leur accordait dans la cité ; ceux-ci étaient peut-être supérieurs à Ostie.

9Ce premier critère d’analyse montre ainsi le cas d’un port où l’activité portuaire a permis à de nombreux professionnels de se constituer en collèges et d’obtenir une certaine visibilité dans l’espace public. Si l’on s’attache aux lieux d’affichage de ces métiers, une certaine inégalité peut toutefois être perçue. Par exemple, les saburrarii ne sont connus pour le moment que par trois inscriptions, toutes trouvées à Portus, et non à Ostie. Ce métier n’était ainsi, a priori⁹, visible que dans le complexe portuaire construit à deux kilomètres au nord du cœur civique du II^e siècle. En revanche, d’autres métiers étaient mentionnés sur des inscriptions trouvées en plein centre civique. Par exemple, sur la « Place des Corporations »¹⁰, jouxtant le théâtre, ont été trouvées des inscriptions mentionnant les mercatores frumentarii (CIL XIV, 161 ; 4142), des mensores frumentarii¹¹, peut-être des lyntrarii¹². Les deux premiers collèges apparaissent de fait liés à des membres de l’élite locale ou élèvent des dédicaces à des procurateurs de l’annone. La fonction de cette « Place des Corporations », où se trouvent par ailleurs les mosaïques représentant et mentionnant divers métiers, en particulier des naviculaires et negotiatores, fait débat. Néanmoins, les métiers mentionnés sur les inscriptions exposées sur la Place étaient de fait visibles dans un point central de la cité, potentiellement fréquenté par des citoyens haut placés, alors que les saburrarii affichaient leur nom de métier dans un espace essentiellement fréquenté par les professionnels portuaires qui y travaillaient quotidiennement. Cela n’exclut pas des visites de membres de l’élite municipale venus contrôler leurs affaires¹³ ou bien l’avancement de projets nécessaires au bon fonctionnement de la cité, mais cela était peut-être moins fréquent qu’en plein centre d’Ostie.

10Comparer Ostie à d’autres cités portuaires permet d’envisager ainsi des traits saillants mais aussi des contextes différents. Par exemple, Arles est peut-être la cité portuaire qui se rapproche le plus d’Ostie dans la visibilité qu’ont les métiers portuaires dans l’épigraphie, avec toutefois un nombre bien plus restreint d’inscriptions et des conditions de découverte différentes.

Métiers urbains, portuaires et non portuaires, d’Arles (tableau b)

Tableau b : Métiers urbains, portuaires et non portuaires, d’Arles.

11Le corpus total d’Arles est bien inférieur à celui d’Ostie puisqu’il atteint à peine une trentaine d’inscriptions. L’écart entre inscriptions portuaires et inscriptions relatives à d’autres métiers urbains reste toutefois encore significatif puisque vingt-six inscriptions attestent de métiers portuaires contre au maximum huit pour les autres métiers. La variété des métiers est également intéressante et s’est élargie récemment, par la découverte de deux inscriptions mentionnant les lenuncularii, connus uniquement à Ostie jusque-là et une inscription de nauclère a été récemment identifiée à Fos-sur-Mer (Courrier 2015). Les lenuncularii et les architecti navales sont rares dans la documentation de l’Occident romain et les diffusores olearii ne sont attestés qu’en Espagne¹⁴ et à Rome (AE 1980, 98 ; CIL VI, 1995), et probablement une fois à Lyon (CAG 69/2, 802/737*21). Malgré un nombre d’inscriptions très réduit par rapport à Ostie, Arles nous offre une documentation portuaire qui reste exceptionnelle. Le secteur lié au port domine par ailleurs largement dans la documentation des métiers urbains. Si l’on peut ne pas s’étonner de trouver des inscriptions relatives aux bateliers dans le Rhône (AE 2009, 203 et 822), les autres inscriptions proviennent de lieux qui ne sont pas spécifiquement portuaires, qu’elles aient été trouvées quasiment in situ dans des lieux publics de la cité, tels que le forum adiectum (CIL XII, 692 , fouilles du Museon Arlaten ) ou la nécropole de Trinquetaille¹⁵, soit qu’elles proviennent de remplois, notamment dans les murailles de la ville (CIL XII, 672 ; ILGN 116). La surreprésentation des inscriptions liées aux activités portuaires, bien que remarquée sur un corpus peu nombreux, pourrait ne pas être seulement le fruit du hasard des découvertes épigraphiques. Hors du port, les inscriptions relatives à l’artisanat sont rares. On connaît un lapidarius mais la restitution de l’inscription, perdue aujourd’hui, n’est pas certaine (CIL XII, 732). On connaît également des forenses, dont le sens n’est pas clair (Vismara, Caldelli, Gregori 2000, 34-35, n° 7), des centonarii et des fabri tignuarii.

12Ainsi, comme à Ostie, les métiers liés au port sont ceux qui ont le plus de visibilité dans l’épigraphie, avec le secteur de la construction (infra). Les sources archéologiques ne remettent pas en cause l’idée que le port était le secteur économique vraisemblablement le plus dynamique dans la cité arlésienne. Les traces d’activité artisanale non portuaire sont en effet assez marginales pour le moment, mais il faut prendre en compte le fait que les fouilles sont beaucoup plus compliquées qu’à Ostie puisque l’urbanisation est restée concentrée sur l’espace antique et l’a recouvert.

13Si l’on analyse de plus près la nature des métiers portuaires attestés à Arles, on observe une nette domination des métiers du transport (vingt sur vingt-six), à différentes échelles, avec les naviculaires, les nautes, les lenuncularii et les utricularii¹⁶. Ce constat rejoint celui issu des études archéologiques identifiant le rôle de rupture de charge et de redistribution des sites portuaires arlésiens (Gros 2008, 107 ; Long 2010, 215 ; Djaoui, Tran 2014). Cette fonction a bel et bien permis aux professionnels des transports d’émerger socialement, au moins collectivement par l’intermédiaire de collèges professionnels. Ajoutons que les métiers du grand commerce maritime ne sont quasiment pas attestés jusqu’à présent à Arles dans l’épigraphie. Si l’on garde à l’esprit la limite posée par les découvertes archéologiques et des pratiques épigraphiques qui font que tous les professionnels ne laissent pas une trace écrite de leur métier, on peut néanmoins souligner que cette absence renforce encore l’image d’une activité portuaire tournée vers la redistribution. Arles avait une place de choix dans le grand commerce en tant que port de redistribution et de rupture de charge mais ne semble pas avoir été un lieu d’installation privilégié des grands commerçants. Certains d’entre eux étaient très certainement installés à Arles mais peut-être étaient-ils moins nombreux ou moins puissants qu’ailleurs. Au contraire, on peut aussi supposer que des personnages menaient une activité commerciale tout en possédant des titres plus prestigieux à afficher, que ce soit les sévirs augustaux ou des membres de l’élite politique locale. Malheureusement ce dernier aspect peut être difficilement prouvé.

14Enfin, Hispalis pourrait représenter une situation similaire, mais le corpus est encore plus réduit. Arles compte déjà environ cinq fois moins d’inscriptions portuaires qu’Ostie et Hispalis en compte elle-même trois fois moins qu’Arles. Les conclusions deviennent ainsi encore plus fragiles. Notons néanmoins que les inscriptions portuaires attestent la présence de bateliers (scapharii : CIL II, 1183, 1168, 1169, 1180 ; lyntrarii : CIL II, 1182), d’un negotians ferrarius (CIL II, 1189), d’olearii (HEp. 10, 577= AE 2001, 1187 = AE 2002, 715 et 716) et de diffusores olearii (supra) et représentent un corpus de sept inscriptions, ce qui reste non négligeable par rapport au nombre total d’inscriptions de ce port. Hispalis reste par ailleurs le port espagnol dont la documentation épigraphique est de loin la plus abondante et variée de la péninsule ibérique. De plus, les autres activités économiques attestées sont rarissimes. Nous n’avons pu identifier que deux références à des centonarii et une à un confector aeris (CIL II, 1179 ; CIL II, 1167 ; AE 1987, 496). Proportionnellement, les métiers portuaires sont plus visibles que les autres secteurs urbains dans les inscriptions parvenue jusqu’à nous. En outre, le rôle des bateliers portuaires et fluviaux est notable. Malgré le nombre très réduit de sources, on connaît des scapharii, attestés par ailleurs uniquement à Ostie, Portus et Rome, et des lyntrarii, qui n’apparaissent aussi qu’à Ostie. Le hasard n’est alors probablement pas le seul élément qui justifierait le fait que ces inscriptions nous soient parvenues. Il est possible que ces activités de batellerie aient été très nombreuses et aient permis l’émergence d’individus et de groupes ayant les moyens et la volonté de laisser des traces de leur activité. Ces métiers qui sont encore visibles dans l’épigraphie aujourd’hui correspondent à une activité très dynamique dans ce port au II^e et au début du III^e siècle, l’acheminement de l’huile de la vallée du Baetis à Hispalis puis son exportation¹⁷. L’importance économique des bateliers pour la cité, voire aussi pour la capitale de l’empire, leur a permis de s’enrichir et d’acquérir au moins une visibilité collective qui s’est traduite dans des inscriptions honorifiques adressées à leurs protecteurs, certains appartenant à l’élite impériale, comme Sex. Iulius Possessor (CIL II, 1180).

15Ostie, Arles et Hispalis ont ainsi en commun de posséder une documentation épigraphique portuaire majoritaire au sein du corpus des activités économiques de la ville, sur une période essentiellement concentrée sur le II^e siècle, incluant quelques documents de la fin du I^er siècle et du début du III^e siècle de notre ère. Malgré les réserves que nous pouvons émettre quant aux contextes différents de découverte, cette documentation montre que l’activité portuaire pour ces villes représentait un secteur majeur qui permettait à de nombreux professionnels d’atteindre un niveau de vie confortable mais aussi de gagner une visibilité collective dans la ville et une protection de la part des membres de l’élite locale et impériale. Les métiers portuaires, loin d’être dissimulés, semblaient ainsi mis en avant dans le paysage épigraphique de ces cités, non seulement dans les espaces portuaires mais aussi hors de ces espaces, au sein ou à proximité des cœurs civiques pour les plus prestigieux.

16D’autres ports présentent toutefois une situation différente.

1.2 L’activité portuaire : un secteur parmi d’autres ? Les cas d’Aquilée et de Narbonne

17La même étude appliquée à deux autres grands ports de l’Occident romain, Aquilée et Narbonne, révèle des situations différentes.

Métiers urbains, portuaires et non portuaires, de Narbonne (tableau c) et d’Aquilée (tableau d)

Tableau c : Métiers urbains, portuaires et non portuaires, de Narbonne.

Tableau d : Métiers urbains, portuaires et non portuaires, d’Aquilée.

18Narbonne et Aquilée ont en commun de présenter des témoignages écrits portant sur une très grande variété de métiers artisanaux, tandis que les métiers portuaires ne se distinguent pas particulièrement. Treize inscriptions sont relatives au monde portuaire narbonnais et concernent des naviculaires ou des commerçants, ainsi qu’un utricularius. À la même époque, au I^er s. av. J.-C. et au I^er apr. J.-C., une quarantaine d’inscriptions concernent le milieu artisanal de Narbonne, avec une très grande variété (tableau c). Le secteur de la banque est également relativement important, avec six occurrences. À Aquilée, une trentaine d’inscriptions relèvent de l’artisanat, en comptant celles des fabri, qui n’indiquent aucune spécialité. S’ils renvoyaient au domaine de la construction, l’on aurait alors une vingtaine d’inscriptions relatives à l’artisanat et une dizaine pour les fabri (tableau d). Les métiers du port atteignent à peine dix inscriptions. La proportion est ainsi légèrement supérieure à celle de Narbonne mais, dans ces deux cités, les métiers portuaires apparaissent comme des métiers parmi d’autres et ne dominent pas la documentation comme à Arles ou à Ostie.

19La plupart des métiers portuaires connus dans ces deux ports sont des métiers bien attestés dans le reste de l’empire, mercatores, negotiatores et navicularii. Il s’agit en fait des métiers du commerce maritime, les plus lucratifs et les moins méprisés par les élites. Narbonne et Aquilée ne semblent pas avoir permis aux professionnels œuvrant dans des activités à l’origine moins rémunératrices et moins valorisées de laisser autant de traces que dans les trois ports précédents. Seul un faber navalis se distingue à Aquilée et montre que l’activité de construction navale pouvait permettre à certains individus de réussir.

20Cette différence par rapport aux trois ports précédents peut trouver plusieurs explications, au-delà encore du contexte archéologique, qui seraient en partie liées à l’aspect chronologique. Les inscriptions de Narbonne et d’Aquilée couvrent davantage une période antérieure aux corpus d’Arles, Ostie et Hispalis. Dans ces ports, la grande majorité de la documentation relève des II^e et III^e siècles, une minorité de la fin du I^er siècle de notre ère (voire quelques rares inscriptions d’époque tardo-républicaine pour Ostie), tandis que pour Aquilée et Narbonne, la plupart des inscriptions datent de la fin du I^er s. av. J.-C. et du I^er s. apr. J.-C. et quelques rares inscriptions sont datées du II^e siècle. Les premiers siècles avant et après notre ère sont, d’une manière générale, moins riches en documents épigraphiques et connaissent beaucoup moins de collèges professionnels. Ces derniers semblent avoir prospéré à partir du II^e siècle et y sont en tout cas davantage attestés. L’essentiel des traces de professionnels portuaires que nous avons à Arles, Ostie et Hispalis, est issu de ces collèges. À Aquilée et à Narbonne, la plus grande partie de la documentation provient d’une période où les sources sont en général moins nombreuses qu’aux époques postérieures. La volonté ou bien la possibilité de laisser une trace de ces métiers portuaires a pu ainsi être différente à Aquilée et à Narbonne, par rapport à Hispalis, Arles et Ostie. Bien que numériquement faible, le corpus épigraphique portuaire de Narbonne et d’Aquilée est en fait plutôt remarquable pour ces époques antérieures au II^e siècle. Il témoigne à la fois du dynamisme de ces villes sur le plan du commerce maritime à ces périodes et d’une volonté des naviculaires et commerçants y participant de laisser une trace lisible de leur activité. Toutes ces inscriptions datées de la fin du I^er s. av. J.-C. et du I^er s. apr. J.-C. sont des épitaphes ; la visibilité de ces inscriptions n’est donc pas comparable aux dédicaces placées sur les espaces publics d’Ostie, Arles ou Hispalis, mais les termes désignant les métiers étaient néanmoins bien visibles¹⁸ et représentaient une certaine importance pour les auteurs de ces épitaphes. Comment expliquer alors la raréfaction des inscriptions portuaires après la fin du I^er siècle de notre ère à Narbonne et à Aquilée, à une époque où l’on a l’essentiel de la documentation d’autres ports ? Encore une fois, l’explication peut venir de la perte d’inscriptions liée aux réutilisations des sites et des pierres, ou bien au hasard qui fait que, par exemple, jusqu’à la découverte relativement récente de deux inscriptions dans le Rhône à Arles, on ignorait la présence de lenuncularii dans ce port. Néanmoins, nous ne devons pas nous interdire d’envisager une autre hypothèse. Arles et Hispalis ne connaissent une fondation coloniale qu’au milieu du I^er s. av. J.-C., soit cent trente-six ans après Aquilée et soixante-treize ans après Narbonne. Ces deux derniers ports se sont donc trouvés insérés au coeur des échanges qui se développèrent grâce à l’expansion de l’empire déjà au I^er s. av. J.-C. (Christol 2008b, 179). À partir du I^er siècle, le rôle de Narbonne comme « port de stockage » (Bonsangue 2014) reste central, mais une « nouvelle géographie de la distribution des biens » (Christol 2008b, 180) se dessine, au profit de l’axe rhodanien. Narbonne n’a pas dû connaître de bouleversement de son activité portuaire comme Arles ou Hispalis l’ont connu. Quant à Aquilée, il s’agit d’une ville prospère depuis au moins la fin du I^er s. av. J.-C. et son port joue un rôle non négligeable dans cette richesse (Panciera 1957). Ainsi, au II^e siècle de notre ère, il s’agit de deux ports très dynamiques depuis deux-trois siècles déjà. Ces activités portuaires ont dû évoluer en fonction de l’expansion de l’empire, de la réorganisation des flux commerciaux, mais ces évolutions n’ont peut-être pas été suffisantes pour entraîner des changements significatifs dans la main d’œuvre des ports, sur les plans quantitatif et qualitatif, empêchant ainsi des corps de métier a priori plus modestes que les grands commerçants ou transporteur de profiter aussi des revenus générés par le port. La quantité de marchandises n’aurait pas augmenté au point de nécessiter beaucoup plus de travailleurs (bateliers, porteurs...). Il faut également envisager le fonctionnement de ces métiers. La constitution de métiers spécialisés aurait pu aussi être freinée par l’utilisation d’esclaves et dépendants de grands commerçants ou transporteurs en tant que portefaix¹⁹, bateliers etc... plutôt que de laisser ces secteurs à des hommes de métier spécialisés, se constituant en collèges et laissant des traces épigraphiques. En outre, il n’y aurait pas eu de spécialisation particulière à Narbonne et à Aquilée (comme l’huile à Hispalis ou le blé à Ostie) susceptibles d’entraîner l’apparition de corps de métiers spécifiques et suffisamment nombreux pour se constituer en collèges et laisser des traces, tels que les mercatores frumentarii ou les mensores frumentarii à Ostie ou les olearii à Hispalis. Enfin, d’un point de vue symbolique, le prestige des professionnels des ports de Narbonne ou d’Aquilée n’était alors probablement pas équivalent à celui qu’ils avaient à Ostie, où ils faisaient vivre la capitale de l’empire, à Arles ou à Hispalis, d’où ils assuraient l’approvisionnement des armées nécessaire à la survie de l’empire. Aquilée et Narbonne ne possédaient pas de fonction particulière qui aurait pu donner aux métiers portuaires une importance accrue, même si leur rôle restait déterminant dans le commerce de l’empire. De fait, les trois inscriptions datables du II^e siècle à Narbonne sont relatives à des naviculaires. M. L. Bonsangue voit une évolution entre les naviculaires du I^er siècle, dont l’envergure devait être plutôt régionale (CIL XII, 4493 ; 4495 ; 5972 ; 4494), et ceux du II^e siècle, qui s’inscrivaient dans des échanges de portée plus vaste²⁰. À Aquilée, les inscriptions du II^e siècle sont celles de negotiatores et peut-être d’un nauclère (AE 1898, 85 ; CIL V, 1047 ; InscrAqu. I, 711). Ainsi, seuls des individus bien insérés dans ces flux de longue distance en tant que transporteurs ou commerçants auraient réussi à se distinguer socialement dans ces milieux portuaires.

21Il faut en outre mettre en relation cette apparente discrétion des métiers portuaires avec la richesse des inscriptions mentionnant les activités artisanales, qui sont au contraire bien moins abondantes à Ostie, Arles et Hispalis qu’à Narbonne et à Aquilée. Narbonne et Aquilée révèlent un rôle intense de transformation des matières premières tandis que dans les autres ports, l’activité de redistribution semble largement dominer l’artisanat. La documentation épigraphique semble ainsi mettre en valeur ou bien une activité portuaire essentiellement redistributive à Ostie, Arles et Hispalis, ou bien une activité majoritairement commerciale et artisanale à Aquilée et à Narbonne. La documentation actuellement disponible semble alors mettre en avant les secteurs qui pouvaient fournir davantage de réussite sociale, de visibilité et de prestige à ceux qui les animaient.

22Il est toutefois possible de préciser et de nuancer cette distinction telle qu’elle apparaît dans les sources épigraphiques entre, d’un côté des ports dont la fonction de redistribution semble dominer les autres activités de production et de transformation urbaines et, de l’autre, les villes où les métiers du port ne se distinguent pas particulièrement des autres. Il faut alors interroger le rapport entre le secteur portuaire d’une part et les autres métiers urbains d’autre part.

2. Le port- la ville : les liens entre les métiers du port et les autres activités économiques urbaines

23Etudier les liens entre le port et la ville relève d’un vaste sujet. L’épigraphie nous permet ici quelques conclusions et hypothèses quant au lien entre le secteur portuaire et d’autres activités économiques qui pourraient se trouver liées à celui-ci car elles en tirent souvent avantage.

2.1 Artisanat urbain et port

24Nous avons vu qu’Aquilée et Narbonne se distinguent par une abondante documentation liée à l’artisanat. La présence d’un port a pu être l’un des facteurs permettant aux activités artisanales de prospérer. Ces deux cités étaient désignées par Strabon à l’époque augustéenne comme de grands emporia (Strab. IV, 1, 6 ; V, 1, 8). Grâce aux ports, les industries locales alimentaient non seulement la ville mais également des marchés plus éloignés ; à l’inverse, le port permettait l’approvisionnement en matières premières à transformer. L’exemple des vestiarii d’Aquilée, connus à travers sept inscriptions, est intéressant. Certains d’entre eux étaient organisés en association possédant un locus (AE 1931, 96 ; IEAquil. 284 ; InscrAqu. I, 687). L’on sait également que d’autres faisaient du commerce hors d’Aquilée, comme C. Valerius Priscus, qui se dit vestiarius Aquileiensis sur une inscription de la côte dalmate (CIL V, 324). Les vestiarii sont attestés de façon générale, comme la plupart des activités artisanales, dans des centres économiques dynamiques, parmi lesquels figurent des ports maritimes et fluviaux²¹. Ils prospèrent ainsi dans des cités commerçantes dynamiques. Plusieurs d’entre eux sont attestés aussi à Narbonne. Dans cette cité, aucun collège lié à cette profession n’est connu mais un vestiarius était sévir augustal. Son activité lui a permis d’atteindre la première strate de l’élite urbaine. À Aquilée et à Narbonne, ils ont pu bénéficier à la fois d’un bon approvisionnement des campagnes, d’un marché composé des habitants et des individus de passage, qu’ils soient commerçants, marins, soldats, et de la possibilité d’exporter leurs produits, par exemple vers l’Istrie pour Aquilée. La présence d’un port a pu permettre non seulement un dynamisme de l’artisanat, mais aussi le développement de secteurs particuliers, comme celui du luxe. De nombreux objets de luxe retrouvés lors de fouilles ont été travaillés à Aquilée, notamment le verre, l’ambre, l’or, les gemmes et les perles. Le nombre de gemmes retrouvées à Aquilée est exceptionnel par rapport à celles retrouvées dans le reste de la Cisalpine, ce qui laisse supposer un travail local intense (Calvi 1972, 94). Même si cet artisanat semble très ancien à Aquilée, probablement arrivé avec les premiers colons, il a profité du port pour s’approvisionner en matière première. La présence de nombreux militaires et l’ouverture de marchés transalpins ont entraîné une nouvelle vigueur de ce secteur ; il en est de même pour l’ambre et l’or. L’ambre arrivait déjà à Aquilée à l’âge du Bronze (Ibid., 94-95) et des commerçants et chercheurs d’or étaient présents dans le Norique dès le II^e s. av. J.-C. (Panciera 1976, 158). Le développement du port d’Aquilée a pu maintenir ces importations et favoriser la diffusion du travail fini, notamment dans le nord de la Vénétie pour l’ambre et les provinces outre-alpines pour le verre et les gemmes (Calvi 1972, 95). Parfois, des régions récupéraient le travail fini sur du matériau dont elles avaient elles-mêmes pourvu Aquilée. Le travail du verre a quant à lui bénéficié de techniques et d’artisans venus d’Orient (Ibid., 97).

25Le port a pu ainsi participer au dynamisme des productions urbaines par les importations de matières premières, en nombre et/ou en qualité, et par l’exportation des produits transformés. D’autres éléments ont pu jouer, comme une population nombreuse, ou la présence d’élites réclamant des produits de luxe, mais il est indéniable que ces professionnels urbains ont profité du port. Ceci est vrai aussi dans les villes où la documentation épigraphique relative à l’artisanat est moins abondante.

26On peut par exemple supposer un lien entre la relative abondance des inscriptions de pistores à Ostie-Portus, à laquelle s’ajoutent les traces archéologiques nombreuses, et la nécessité d’approvisionner les passagers et personnels des navires (De Ruyt 2002, 5 ; DeLaine 2005, 30 ; Tran 2013, 275), ainsi que le personnel du port, en plus du commerce de détail pour les besoins de la ville²². Ostie bénéficiait par ailleurs de blé importé en grande quantité et stocké dans le port.

27Ainsi, le secteur de la boulangerie ostienne est un exemple de production urbaine ayant clairement bénéficié de la présence du port. Cette complémentarité entre le port et une activité urbaine a pu être mise à profit par certains professionnels, comme M. Caerellius Iazemis, présenté comme dirigeant perpétuel des boulangers, batelier et commerçant de blé (CIL XIV, 4234). La localisation de son activité n’est pas certaine ; il œuvrait probablement à Rome ou Ostie ou les deux. Il s’est ainsi impliqué au cours de sa carrière dans trois activités complémentaires. Iazemis a été identifié par L. Robert comme un cognomen d’origine cappadocienne et le savant a souligné la bonne réputation du pain de Cappadoce (Robert 1963, 439). Un autre M. Caerellius portant un cognomen oriental, Zmaragdus, est dirigeant du collège des pistores de Rome sous Antonin le Pieux (CIL VI, 1002). Iazemis a étendu ses activités à la batellerie portuaire et fluviale entre Ostie et Rome²³ mais aussi au commerce du blé. S’il a été impliqué dans ces trois activités en même temps, il maîtrisait ainsi les arrivées de blé, la transformation de celui-ci, le déchargement voire l’acheminement du pain et éventuellement également du blé d’Ostie à Rome. Il a pu également se charger du commerce de blé vers Ostie, de son acheminement à Rome et de sa transformation dans les boulangeries de Rome, activité dans laquelle un probable membre de sa famille était impliqué.

2.2 La banque et le port

28Dix inscriptions ostiennes sont liées au maniement d’argent, trois à Aquilée, six à Narbonne. Une seule inscription de notre corpus témoigne d’une association entre des métiers portuaires et un métier de maniement d’argent. À Ostie, un probable affranchi dont nous avons perdu le nom apparaît en tant que nummularius et affiche des activités dans le commerce du vin et la batellerie (lyntrarius, AE 1974, 123a ). D’après J. Andreau (2001, 65-67), les nummularii sont des essayeurs et changeurs de monnaie, puis deviennent aussi des banquiers de dépôt. On pourrait également ajouter le cas de Cn. Sentius Felix, membre de l’élite ostienne, admis gratuitement dans le collège des naviculaires de la mer Adriatique et des negotiatores vinarii, et patron de très nombreux collèges, dont celui des argentarii (CIL XIV, 409). Ces derniers sont des banquiers de dépôt puis, à partir de la seconde moitié du II^e s. av. J.-C., fournissent du crédit aux acheteurs des ventes aux enchères (Andreau 2001, 65-67). M. L. Bonsangue relie d’ailleurs un praeco narbonnais à cette activité qui pouvait avoir lieu dans la zone portuaire (CIL XII, 4505 ; Bonsangue 2016, 32). Dans le cas de Felix, le lien est plus indirect dans la mesure où il s’agit d’un patronat parmi de nombreux autres. De façon générale, si les manieurs d’argent ne se trouvent pas que dans les grands ports, les exemples de nummularii, de coactores argentarii et argentarii attestés dans les ports sont relativement abondants. J. Andreau fait le constat que les villes où l’on trouve le plus de manieurs d’argent sont des ports d’Italie importants (Ostie, Pouzzoles, Aquilée), Capoue et Pompéi et enfin des capitales de province (Narbonne, Lyon, Cologne, Cherchell), qui sont aussi des ports maritimes ou fluviaux. Il souligne que les argentarii disparaissent à partir du début du II^e siècle, sauf à Rome et dans des grands ports tels qu’Ostie, Portus et Aquilée. Ces derniers posséderaient des caractéristiques qui auraient aidé le métier à survivre. Des biais peuvent exister, comme des pratiques bancaires différentes selon les provinces ou un recours aux professionnels qui prendrait des formes variées. Certaines opérations conduites par ces manieurs d’argent pouvaient en effet être effectuées par des individus dont ce n’était pas là le métier. Par exemple, les armateurs, les négociants, et les commerçants locaux ou revendeurs pouvaient pratiquer l’essai ou le change de monnaies. Néanmoins, la présence de ces manieurs d’argent dans des ports non dépourvus d’armateurs et de commerçants prouve que le besoin de banquiers professionnels était grand dans ces endroits. Des facteurs autres que la présence du port pouvaient jouer sur l’intensité des transactions financières, comme le statut de capitale provinciale (Narbonne), et la vitalité d’autres activités économiques, comme le marché de la terre et des productions rurales, comme le mentionne M. L. Bonsangue pour Narbonne (2006, 476).

29Les professionnels du maniement d’argent étaient nécessaires dans le milieu portuaire pour faciliter les échanges. L’anonyme ostien était impliqué dans cette activité ainsi que dans le commerce du vin et dans la batellerie portuaire. Son activité d’importation de vin a pu le conduire à devoir changer des monnaies mais aussi à se lancer dans le dépôt d’argent. Le lien entre le prêt d’argent et le commerce du vin apparaît également dans l’inscription relative à Cn. Sentius Felix, qui a été patron des praecones, des argentarii et des negotiatores vinarii ab urbe (CIL XIV, 409). Il était lui-même probablement impliqué dans le commerce et le transport de vin. Ces trois activités sont mentionnées dans l’ordre cité, l’une à la suite de l’autre. Elles ont entre elles des liens étroits. Les argentarii devaient pratiquer le crédit d’enchère pour la vente du vin. Le forum vinarium à Ostie était probablement l’endroit où se rencontraient praecones, commerçants en vin et manieurs d’argent. Plusieurs coactores et coactores argentarii sont attestés à Ostie et à Portus (voir tableau a). Ces derniers avaient un rôle direct dans la vente aux enchères. Le forum vinarium n’était cependant pas le seul lieu de travail de ces coactores. Les ventes aux enchères se pratiquaient également pour la vente de gages. Lorsqu’un débiteur ne s’acquittait pas de sa dette, on pouvait vendre aux enchères les gages qu’il avait fournis. Or, les ports étaient non seulement des lieux de passage des marchandises mais aussi des lieux de stockage ; parmi ces marchandises stockées se trouvaient des produits placés en gage par des débiteurs. Si ces derniers ne payaient pas leurs dettes, les marchandises déposées étaient revendues. Là pouvaient intervenir les coactores, qui encaissaient l’argent des acheteurs pour le remettre aux vendeurs. Leur rôle était particulièrement important lorsque l’une ou l’autre des parties était en déplacement, ce qui était fréquemment le cas des commerçants, ou bien lorsque le vendeur accordait un crédit à l’acheteur. D’après J. Andreau, déjà à partir de la seconde moitié du II^e siècle, les argentarii intervenaient lors des ventes aux enchères pour verser aux vendeurs le prix de la vente et pour accorder éventuellement des prêts aux acheteurs. Les opérations de vente de gages sont par exemple bien attestées dans les tablettes des Sulpicii de Pouzzoles, à proximité de Pompéi²⁴.

30La circulation de l’argent nécessaire à une entreprise maritime est une autre spécificité de l’économie portuaire. Effectuer un voyage maritime entrainait de nombreux frais ; les prêts maritimes mettaient en jeu de grosses sommes d’argent et des garanties. Etant donné les sommes en jeu, les prêteurs devaient être essentiellement des « grands hommes d’affaires, des marchands financiers et des notables financiers » (Andreau 2001, 111). Les manieurs d’argent pouvaient cependant intervenir en tant qu’agents payeurs des créanciers, intermédiaires, témoins ou dépositaires du contrat. Les intermédiaires dans les opérations financières, banquiers ou feneratores, étaient ainsi largement mobilisés dans les ports pour faire le lien entre prêteurs d’argent et commerçants (Andreau 2001, 116-117). Deux coactores argentarii ostiens fournissent des exemples intéressants. Ils se nomment A. Egrilius Polytimus Amerimnianus (AE 1988, 189), affranchi d’un A. Egrilius, et A. Egrilius Hilarus (AE 1988, 204) ; or, plusieurs A. Egrilii sont impliqués dans le milieu portuaire, notamment dans la batellerie²⁵, et portent le même gentilice et prénom que des membres de la plus haute aristocratie ostienne. Il est possible, d’une part, que des membres d’une même familia partagent des intérêts dans le port et le maniement d’argent et, d’autre part, que les Auli Egrilii aristocrates aient tiré indirectement des bénéfices dans ces deux types d’activité par l’intermédiaire d’affranchis²⁶. Cette deuxième hypothèse est toutefois sujette à caution car, au-delà de l’onomastique, aucun lien direct ne peut être établi entre les Auli Egrilii membres de l’élite municipale et ceux impliqués dans les activités portuaires ou le maniement d’argent. Ainsi, ou bien des affranchis avaient choisi une route différente de celle de leurs anciens patrons en investissant dans des secteurs que ces derniers considéraient comme peu dignes d’eux ; ou bien ils poursuivaient l’activité effectuée pour leurs patrons et dissimulée par ces derniers. Enfin, on peut encore supposer que ces A. Egrilii impliqués dans les affaires portuaires et bancaires n’ont pas de lien familial direct avec les membres de l’aristocratie locale. Il est ainsi impossible d’aller plus loin qu’une simple hypothèse.

2.3 Dynamisme portuaire et bâtiment(s)

31Le dynamisme du port pourrait en partie expliquer la présence remarquable des inscriptions liées aux fabri tignuarii. En fait, les fabri tignuarii représentent l’activité pour laquelle le nombre d’occurrences épigraphiques est le plus élevé à Ostie. On en retrouve aussi cinq à Arles. Une inscription est connue à Narbonne. À Aquilée, aucun faber ne se dit explicitement tignuarius, rendant difficile l’identification certaine de professionnels du bâtiment. Ce secteur a très certainement profité de la nécessité d’importantes constructions et rénovations des infrastructures portuaires, tels que les entrepôts ou les sièges collégiaux, mais il faut également penser à tout ce que l’activité portuaire a pu impliquer encore en termes d’activité urbaine. L’étude de J. Schoevaert sur les boutiques d’Ostie est à cet égard très intéressante. Il détermine que 90 % des vestiges de boutiques identifiées datent du II^e siècle, c’est-à-dire de l’apogée de l’activité du port ostien, période à laquelle l’on peut rattacher l’essentiel de nos inscriptions portuaires et de celles des fabri tignuarii. Il met en lien ce processus d’expansion des boutiques avec celui de la construction d’immeubles à cette époque, les deux phénomènes étant complémentaires et liés au dynamisme du port et à l’arrivée de population. Parmi les fonctions qui ont pu être identifiées, 55 étaient alimentaires, et l’on trouvait quatre fouleries, une teinturerie, une bijouterie et une verrerie (Schoevaert 2016). On voit ainsi que son analyse complète les données épigraphiques, puisqu’aucune attestation de métiers liés au verre ou à la bijouterie n’a pour le moment été retrouvée. L’abondance de boutiques de type alimentaire pourrait compléter notre remarque concernant les pistores, et la nécessité d’alimenter un personnel portuaire et maritime abondant.

32La présence du port a ainsi pu entraîner le développement d’activités urbaines qui lui étaient liées ou qui profitaient de la possibilité de faire circuler des biens. Cela a alors permis à des collèges puissants de se constituer, comme les fabri tignuarii à Ostie, un des rares collèges professionnels non portuaires attestés dans la cité, mais a pu offrir aussi des opportunités individuelles d’ascension sociale, comme chez les vestiarii d’Aquilée. Le secteur de la banque est celui le plus étroitement lié au monde du port et il est probable que de nombreux membres de l’élite portuaire aient eux-mêmes effectué des opérations de maniement d’argent. Toutefois, les grands ports ont pu favoriser le maintien de professionnels du secteur, dépendant de ces élites ou non, et qui y ont également réussi.

Conclusion

33Ainsi, l’on peut distinguer plusieurs types de villes portuaires selon la place qu’occupent les métiers portuaires dans le tissu socio-économique urbain. Dans certaines villes, la fonction portuaire apparaît déterminante dans la structure socio-économique dans la mesure où elle permet une réussite sociale d’individus et une visibilité de groupes professionnels liés au port supérieure à celle des métiers issus d’autres secteurs. C’est le cas à Ostie, Arles et Hispalis. Cette visibilité est toutefois perçue sur une période relativement courte, couvrant essentiellement le II^e siècle et le premier tiers du III^e siècle. Le poids apparemment moins important du port dans la réussite sociale des hommes de métier de Narbonne et d’Aquilée conduit à plusieurs réflexions. D’une part, le nombre a priori peu important d’inscriptions portuaires pour ces ports est en fait non négligeable pour la période dont elles relèvent majoritairement, antérieure d’un ou deux siècles à celles d’Ostie, Arles et Hispalis. D’autre part, les traces d’activités économiques urbaines autres que portuaires à Narbonne et à Aquilée sont beaucoup plus abondantes que dans les trois autres ports. L’histoire de l’intégration de ces villes portuaires à l’empire et leur situation géographique expliquerait en grande partie ces différences. Ostie mise à part, il y a d’un côté deux villes, Aquilée et Narbonne, intégrées à l’empire sous forme de colonies bien avant les deux autres, Arles et Hispalis. Leur histoire politique, sociale et économique varie alors, avec des conséquences sur le milieu portuaire. Il est possible que l’extension territoriale de l’empire vers le Nord, sa relative stabilité et l’expansion du commerce aient entraîné une mise en valeur du secteur portuaire à Arles et à Hispalis, notamment avec le nécessaire approvisionnement des armées du Nord. Loin d’être l’unique activité de ces ports, elle leur a néanmoins donné un dynamisme inconnu auparavant. Narbonne et Aquilée n’ont, semble-t-il, pas connu de changement aussi important. Ostie, de par son caractère vital pour Rome, puis pour le régime impérial souhaitant éviter les mécontentements du peuple, a connu des changements de taille dans l’organisation spatiale et professionnelle de ses ports pendant les premiers siècles de notre ère. Des hommes de métier ont profité de ces bouleversements.

34Tous ces éléments sont des hypothèses de travail qui méritent d’être encore largement alimentées, notamment par les sources archéologiques. Ces dernières peuvent nous aider notamment à préciser les liens entre les ports et les autres activités urbaines. Les échanges commerciaux par l’intermédiaire du port devaient favoriser l’artisanat là où se trouvait aussi une clientèle importante, comme à Narbonne ou à Aquilée, mais aussi les activités bancaires. Certains secteurs ont prospéré grâce à l’investissement d’individus enrichis dans le port, comme à Ostie, où le collège des fabri tignuarii a par ailleurs acquis une dimension symbolique valorisée dans les parcours sociaux. Quelques inscriptions semblent témoigner d’une possible pluriactivité, soit pour profiter de la complémentarité de certains secteurs ou bien dans l’idée de diversifier les sources de revenus. Ces exemples restent rares, sans que l’on sache si cela est dû à la rareté du phénomène ou de son attestation. Ils témoignent néanmoins de la capacité de certains acteurs à tirer profit de plusieurs secteurs.