1Dans l’Angleterre de la première modernité, se revendiquer de confession catholique est puni par la loi¹. Depuis la dissolution des monastères, les Anglaises désirant prendre le voile sont forcées de s’exiler en France ou aux Pays-Bas espagnols. Après un hiatus de plus d’un demi-siècle, c’est en 1609, à Gravelines qu’est fondé le premier couvent de clarisses spécifiquement réservé aux Anglaises. Le succès de cette première fondation incitera la communauté à établir trois autres fondations à Dunkerque, Aire-sur-la-Lys et Rouen².

2Au cœur du mouvement de Réforme catholique, les différents décrets promulgués par le Concile de Trente ont pour but de réguler les pratiques religieuses et rétablir une discipline monastique telle qu’initialement définie par l’Église romaine³. Ces derniers placent notamment l’observation de la clôture stricte – et l’assujettissement aux supérieurs ecclésiastiques – au centre de la réforme des ordres contemplatifs féminins⁴. Sur le continent, les nouvelles clarisses anglaises peuvent embrasser librement leur vocation et mener une vie consacrée réformée. Si ces nouvelles directives redéfinissent les modalités de la vie contemplative pour les religieuses, elles dessinent également les contours d’un nouvel idéal de sainteté féminine cloîtré, centré sur la chasteté.

3Pourtant, derrière une apparente exaltation du corps féminin et sa pureté virginale, la théologie, la médecine et les textes juridiques de l’époque moderne n’ont cessé d’alimenter les théories de leur temps concernant le corps et la féminité, diffusées plus largement grâce à l’imprimerie⁵. Entre autres, Patricia Crawford écrit : « Le christianisme a très nettement influencé les idées de la période moderne concernant le corps féminin et son fonctionnement⁶ ». En effet, plusieurs textes religieux fondateurs comme la Genèse ont participé à l’établissement d’une dichotomie naturelle entre l’homme et la femme et ont activement contribué à la conception d’un féminin subordonné⁷. Selon Jean Delumeau, cette diabolisation généralisée découle donc de l’incompréhension d’un corps féminin mystérieux mais surtout de la peur de la femme « charnelle », encline aux vices et aux pêchés, qui détourne les hommes de leur vocation spirituelle.

4Ce sont entre autres ces tabous réamorcés par la Réforme Catholique et les conceptions de la femme comme « agent de Satan⁸ » qui ont alimenté la littérature monastique. Ce cadre théorique sert de toile de fond à un discours religieux qui défend et cristallise une attribution des rôles genrée au sein de la société mais aussi au sein de l’Église⁹. Ainsi, en choisissant de fonder leurs couvents conformément à l’esprit du Concile de Trente, les religieuses embrassent aussi les théories liées à leur féminité et leur charnalité. En outre, les murs de la clôture ne constituent pas une barrière entièrement hermétique aux influences extérieures. L’espace monacal est en réalité un microcosme régi par une hiérarchie et des idéologies similaires à celles que l’on retrouve dans la société de l’époque moderne¹⁰.

5Les écrits des religieuses montrent qu’elles ont conscience de leur statut de créatures imparfaites. Les textes prescriptifs des couvents présentent souvent le corps féminin comme un obstacle à la spiritualité dont il faut se détacher. Le cloître est donc un lieu de tension entre une corporalité inévitable et la spiritualité désincarnée vers laquelle les religieuses souhaitent tendre. Au cœur de cette tension, le dégoût est omniprésent, dans sa dimension morale, physique et esthétique. Dans cet article nous tenterons de déterminer la place et la fonction du dégoût au cœur de la vie contemplative des clarisses. Plus précisément, quel rôle le dégoût et ses représentations occupent-ils dans le façonnement de l’identité spirituelle de ces couvents en cours de fondation ?

D’une diabolisation généralisée à la haine de soi : le corps comme objet de dégoût

6Le statut des femmes à l’époque moderne façonne la manière dont les religieuses perçoivent leur corps et vivent leur spiritualité. Dans leurs écrits historiques, les religieuses ont intériorisé les discours et théories de leur temps, et sont conscientes que leur féminité et leur corporalité s’érigent en ennemi de l’atteinte de la perfection spirituelle. Au sein du cloître, les abbesses exhortent les religieuses à entretenir un dédain quotidien vis-à-vis de leur corps dont elles rappellent la nature corruptible et viciée. Pour demeurer édifiantes et vertueuses, les moniales doivent maintenir une vigilance continuelle et lutter contre les manifestations de leur charnalité. Ainsi, le corps et sa corporéité deviennent objets de répulsion.

7Ce dégoût moral de soi, de sa sensorialité, se matérialise par la pratique de châtiments corporels visant à annihiler les sens et les expressions primaires du corps. L’ascèse permet aux femmes de reprendre le contrôle sur ce corps qui porte en son sein « le poids d’une société imprégnée de représentations naturalistes et misogynes du féminin¹¹ ». Les moniales traitent donc leur enveloppe charnelle avec la plus grande austérité, comme le rapporte la chroniqueuse de Gravelines au sujet de la sœur Anne Claire Finch en écrivant : « Elle était très sévère et stricte envers elle-même, traitant son corps sans aucune pitié, inventant sans cesse de nouvelles occasions de se mortifier¹² ». Ces exercices contraignent les moniales à aller à l’encontre d’une inclination particulière et à la surpasser dans le but de restaurer l’état de pureté originel de l’Homme avant la Chute¹³.

8Toutefois, les textes normatifs et spirituels des communautés imposent un cadre strict quant à la manière dont elles doivent être pratiquées. En effet, les moniales ne doivent pas s’adonner à des pénitences corporelles trop extrêmes. Le chapitre V des Constitutions de Sainte Colette vient préciser cet aspect particulier de l’expérience religieuse des clarisses : « Nous exhortons au nom de notre Seigneur, qu’en toutes occasions, elles se comportent prudemment, dans l’imitation de Jésus Christ, leur zèle doit plutôt apparaître dans la charité, que dans une austérité trop grande et indiscrète […]¹⁴ ». Des démonstrations trop ostentatoires peuvent donc être perçues comme une forme de vanité et une volonté de se distinguer¹⁵.

9La littérature religieuse de l’époque moderne présente souvent la vie spirituelle – laïque ou cloîtrée – comme un combat¹⁶ dans lequel la mortification est une arme redoutable¹⁷. À l’image du Christ, les sœurs œuvrent au renoncement de leur existence terrestre et à la désappropriation de leur incarnation¹⁸. Ainsi, sœur Anne Yaxley ne tenait plus compte de son corps, comme si ce dernier ne lui appartenait pas¹⁹, et la sœur Mary Frances Plaisington traitait le sien comme s’il était « dépourvu de sensibilité²⁰ ». Certaines religieuses poussent cette idéologie du détachement de soi au point de rejeter toute représentation de leur enveloppe terrestre. En ce sens, l’exemple de l’abbesse de Gravelines Anne Cannell est particulièrement éloquent puisqu’elle décide de brûler le double de son portrait²¹ afin de s’assurer qu’il ne soit pas affiché dans l’enceinte du couvent²².

10Pour ne pas céder à leurs désirs physiques et réprimer leurs besoins primaires, elles se forcent à adopter des postures inconfortables²³, se privent de sommeil²⁴, portent des vêtements qui irritent leur
peau²⁵ ou encore refusent de se réchauffer lorsqu’elles en ressentent le besoin²⁶. Cependant, si les textes normatifs et dévotionnels prônent une pratique ascétique modérée, les obituaires présentent tout de même certaines occurrences de comportements extrêmes, pratiqués sans l’aval de la Supérieure :

Elle s’était également habituée, pour se réveiller lorsqu’elle se sentait fatiguée (ce qui la troublait beaucoup lorsqu’elle était jeune) de se pincer les bras si fort et si fréquemment que lorsqu’elle fut appelée à réaliser des travaux pour lesquels elle devait découvrir ses bras, on pouvait apercevoir qu’ils étaient recouverts de taches noires et bleues²⁷.

11Pour lutter contre ce qu’elle perçoit comme son inconstance naturelle et maintenir un état permanent de contemplation, sœur Mary Gough use quotidiennement de la douleur. La chronique ne fait aucune omission concernant les pratiques immodérées de celle qui deviendra leur première abbesse et tend même à les valoriser a posteriori à travers un récit hagiographique. Les moniales sont conscientes des règles qui leur sont imposées et dissimulent les traces visibles d’une discipline trop extrême.

12Ainsi, les documents historiques des couvents de clarisses anglaises mettent en avant une narration de la haine de soi et de ses inclinations que les religieuses qualifient de « répugnance de la nature²⁸ ». Par l’exercice des mortifications, les dévotes tentent de prendre le contrôle sur ce corps stigmatisé par les théories modernes, afin de mieux tendre vers la perfection spirituelle. Toutefois, malgré les nombreuses prescriptions et règles limitant ces actes de pénitence, les clarisses anglaises usent tout de même de pratiques parfois extrêmes. Dans les écrits de vie des communautés, le dégoût de soi semble donc plus valorisé que la mesure prescrite par la règle.

Dompter les sens : le corps sujet du dégoût

13Parmi les différentes activités quotidiennes des religieuses, la réfection est certainement celle qui est le plus susceptible de stimuler les sens et éveiller des plaisirs terrestres. Les textes normatifs et spirituels des communautés de clarisses anglaises détaillent minutieusement la manière dont les repas doivent être préparés, et l’attitude que les moniales doivent adopter. Tout d’abord, les sœurs sont tenues de manger sans hâte, en faible quantité, et de ne jamais chercher « l’excès et le superflu²⁹ » dans le respect le plus strict de la sainte pauvreté. Le repas doit donc être régi non pas par les sens et le plaisir de manger, mais par la volonté de conserver la vitalité physique nécessaire au travail manuel et spirituel.

14Le manuel de dévotion A Pilgrimage to the Heavenly Jerusalem, rappelle aux clarisses que le pécher originel trouve sa source dans la sensualité humaine et plus particulièrement dans le morceau du fruit défendu mangé par Ève puis Adam³⁰. Dès lors, tout est mis en œuvre pour limiter le plus possible les stimuli sensoriels pendant les repas : pour annihiler l’ouïe les moniales doivent s’assoir, manger et débarrasser le réfectoire en silence ; pour ne pas se laisser distraire par la vue, elles se doivent de garder la tête baissée. Les lectures spirituelles prononcées à table évitent à l’esprit de divaguer et de prêter une attention particulière aux aliments. Les religieuses répriment également le sens du toucher et refusent à leur corps la moindre occasion d’apprécier le moment du repas. Par exemple, certaines écolières du couvent de Rouen, soucieuses d’imiter les austérités de Sainte Catherine de Siennes, entourent leurs cuisses et leurs jambes d’épines lors du déjeuner³¹. Enfin, elles mortifient leur goût et leur odorat, principaux alliés du péché en consommant des aliments avariés ou en altèrent la saveur pour les rendre répugnants³². Dans ces exercices ascétiques, le corps est alors sujet du dégoût physiologique. Pour maîtriser leur sensorialité et ne pas céder au péché de gourmandise, les clarisses de Gravelines mettent en scène le dégoût :

Il leur arriva d’oublier de s’occuper d’un saumon qu’on leur avait donné, celui-ci devint si fort que lorsqu’il fut envoyé à table il importuna la totalité [des présentes dans] la pièce, cependant personne ne fut dispensé d’en manger, & il en était de même pour le poisson à chair blanche qui sentait aussi fort que de l’ail et qu’elles achetaient parce qu’il était bien moins cher que le poisson frais³³.

15Dans cet extrait, les religieuses doivent contrôler et surmonter leurs aversions naturelles face à la vue et l’odeur de ce poisson faisandé.

16Si certains ordres monastiques pratiquent des jeûnes extrêmes, les clarisses ont à cœur de maintenir la force nécessaire pour vivre conformément à l’éthique du travail propre à l’ordre de Sainte Claire. La Chronique de Gravelines est d’ailleurs très explicite à ce sujet :

[Elles] utilisaient chaque chose de telle sorte à qu’elles soient aussi bénéfique au maintien de l’esprit de mortification dans leurs âmes qu’à leur santé & leurs forces, et ainsi honorer sincèrement les mots de Saint Augustin, qui dit que la viande doit être utilisée comme un médicament & en aucun cas contenter ou satisfaire l’appétit³⁴.

17Le régime alimentaire des clarisses doit conserver son caractère ascétique tout en subvenant aux besoins du corps de sorte que les religieuses puissent se consacrer pleinement aux tâches domestiques et manuelles parfois très physiques qui rythment leur horarium quotidien. Elles choisissent donc de manger modestement mais régulièrement des aliments parfois nauséabonds et répugnants. Haricots blancs infestés de vers³⁵, lait
tourné³⁶, poissons avariés³⁷, eau croupie³⁸ : les chroniques racontent en détail l’état des aliments et breuvages servis lors des repas, et consommés par l’ensemble de la communauté. Par de telles pratiques, les religieuses confrontent leur corps à ses émotions et réactions primaires. « Mouvement de recul, mimiques, haut-le-cœur, nausées³⁹ », sont autant de réflexes naturels et instinctifs que les clarisses doivent maîtriser et surmonter en terminant leur assiette et ce, quoi qu’elle puisse contenir, sans jamais émettre de jugement. Consommer des aliments parfois gâtés est donc un acte d’humilité et d’austérité individuelle qui pousse les religieuses à faire l’exercice de l’abnégation de soi.

18Le gaspillage, signe d’abondance, est proscrit, et la communauté est tenue de consommer par tous les moyens la totalité des aliments qui sont en sa possession. Ainsi, les religieuses sont forcées de manger la peau du poisson, d’en sucer les arêtes, de manger les œufs mais aussi leur laitance⁴⁰. La supérieure est chargée de veiller à la bonne tenue du repas et peut occasionnellement exempter certaines moniales de terminer leur assiette. Cette manière d’appréhender la réfection permet donc aux moniales de conserver la vitalité physique suffisante pour travailler, de mortifier leurs sens et faire l’exercice de l’humilité ou de la charité, mais aussi de vivre conformément à l’idéal de pauvreté auquel elles aspirent.

19Les clarisses anglaises font également l’expérience du dégout physiologique lors de la réalisation de tâches domestiques quotidiennes telles que le service des malades. L’expérience de la sœur Dorothy Collet marquera particulièrement l’histoire du couvent par sa singularité. La chronique de Gravelines décrit avec insistance le manque de discernement naturel de la religieuse et mentionne qu’elle supplie souvent la grâce de lui donner l’occasion de vaincre sa nature passionnée⁴¹. Pour ce faire, elle provoque elle-même des situations dans lesquelles elle met ses inclinations à l’épreuve :

Elle avait l’habitude de dérober les draps qui étaient dégoutants à manipuler ou qui avaient été en contact avec des plaies et les lavait elle-même : de la même manière elle vidait les bassines et pots de chambre des malades. Une fois, elle trouva un [pot de chambre] qui était resté sous un lit de l’infirmerie et n’avait pas été vidé, & pour le nettoyer elle fut forcée de redoubler d’efforts & d’y plonger ses mains. [L’odeur] pestilentielle qui en émanait la fit vomir⁴².

20Dans cette scène d’une rare violence, sœur Dorothy Collet cherche à dominer les soulèvements de cœur provoqués par la vue, l’odeur et la sensation des déjections. Elle pousse ainsi sa nature fragile dans ses retranchements jusqu’à atteindre ses propres limites et se rendre malade. L’historienne Claudie Vanasse explique que de telles descriptions : « paraîtront pour le moins rebutantes au lecteur contemporain et prennent généralement place dans les hôpitaux et les infirmeries et sont associées à l’exercice de la charité extérieure. Ces mortifications se trouvent ainsi justifiées par une utilité altruiste, le soin des malades, manifestation de l’amour chrétien⁴³ ». Il est intéressant de souligner que les chroniqueuses des communautés de clarisses anglaises n’épargnent aucun détail de ces épisodes dégoûtants et sanctifient ces actes de renoncement à soi :

La nuit suivante lorsqu’elle était éveillée, elle sentit une senteur des plus plaisantes dans sa cellule, mais plus particulièrement de ses mains, elle ne pouvait en imaginer la raison, & demanda à quelques sœurs ce que cela pouvait être, puisqu’elle pensait qu’il s’agissait de parfum, mais elle était la seule à le sentir, cela continua trois semaines, ne pouvant imaginer la raison de cette faveur. Mais quelques religieuses qui avaient connaissance de la mortification à laquelle elle s’était adonnée en lavant ce pot de chambre répugnant, pensèrent immédiatement que Dieu tout puissant lui avait envoyé comme une récompense, ce qui fut également notre opinion lorsque nous apprîmes ce qu’elle avait fait⁴⁴.

21L’abnégation et la volonté de dépasser ses inclinations naturelles sont ici couronnées d’une faveur mystique qui transforme l’odeur répugnante en une douce fragrance. Dans ce récit, la communauté et la chroniqueuse choisissent de mettre en avant le lien de causalité entre la pratique de l’ascèse et la grâce reçue en guise de récompense⁴⁵. Les exploits de sœur Dorothy Collet démontrent que les faiblesses naturelles ne sont pas un obstacle à la vocation religieuse et peuvent être surmontées grâce à une fervente religiosité et une discipline régulière.

22La manière dont les clarisses anglaises choisissent de se représenter et de raconter l’histoire de leurs membres et de leur communauté est donc soigneusement orchestrée et met l’accent sur des valeurs particulières propres à l’ordre de Sainte Claire telles que la pauvreté et l’austérité.

Chroniques et obituaires : exaltation d’une esthétique dégoutante

23À la mort d’une religieuse, les chroniques mortuaires présentent une riche description de l’état de son corps. Certains dévoilent alors les séquelles d’une maladie ou de mortifications violentes, et deviennent alors les témoins de la ferveur religieuse dont elles ont fait preuve de leur vivant. Toutefois, les récits de vie des religieuses découlent d’une construction du discours, soigneusement orchestré par les chroniqueuses et leurs supérieurs masculins. Les descriptions présentées dans les sources relèvent de la subjectivité de leurs auteurs et reflètent davantage une vision et une dynamique collective que la réalité vécue par la religieuse⁴⁶. L’historienne Caroline Bowden dans son article « Collecting the Lives of Early Modern Women Religious » évoque les différents enjeux que représentent l’écriture des chroniques et obituaires pour les couvents anglais dans le contexte de l’exil⁴⁷. Les religieuses ont conscience que pour subsister et attirer de nouvelles postulantes et mécènes, elles doivent sciemment créer et entretenir une identité conforme à la pensée de Sainte Claire et de Sainte Colette, spécifique à leur communauté⁴⁸.

24Dès lors, chaque ordre met en avant, par le biais des récits de vie de ses membres, des critères de perfection religieuse distincts, propres à sa règle et ses statuts. Mais quel est le rôle de l’esthétique du dégoût et de la souffrance dans la construction de cette identité spirituelle ? Loin de la simple fascination morbide, la mise en scène et l’exaltation des corps malades ou morts présente subtilement la manière dont celui-ci doit être employé et appréhendé dans la vie contemplative quotidienne. Ainsi, en exposant des corps usés par le travail, elles démontrent comment certaines religieuses en ont fait un outil pour surmonter leurs inclinations et leur charnalité mais aussi comment elles ont activement contribué à la vie de la communauté :

Elle était de nature si sensible, que si elle avait ne serait-ce que balayé la pièce sa peau se décollait de ses doigts & ses mains étaient en sang, cependant elle n’était jamais plus satisfaite que lorsqu’elle était employée dans les tâches les plus laborieuses de la maison, qu’elle suppliait de réaliser⁴⁹.

25L’expérience de sœur Dorothy Colett fait état de la philosophie avec laquelle elle embrasse le travail : la fragilité de son corps n’est pas un obstacle et n’entrave en rien sa volonté de réaliser des tâches domestiques toujours plus fastidieuses dans lesquelles elle trouve le moyen de revivre la Passion du Christ à travers la souffrance infligée à son corps⁵⁰. Les écrits des couvents proposent donc une forme d’esthétique et d’usure corporelle normée, qui repose sur le respect de la Règle⁵¹. Cependant, elles ne glorifient pas tant l’usure et la souffrance de l’enveloppe corporelle à proprement parler que l’atteinte ultime du détachement de soi par le travail pour tendre vers une union toute spirituelle avec le divin. La notice de sœur Marie Joseph Norman sanctifie la manière dont elle a usé son corps de son vivant et révèle l’état de plénitude avec lequel son âme s’élève rejoindre le divin : « à la fin elle s’était épuisée au travail & à la mortification elle abandonna son âme dans une paix & une tranquillité admirable entre les mains de son céleste époux⁵² ». Les écrits des couvents exaltent donc la beauté de l’instant où la chair souffrante se rompt et délivre l’âme de sa prison terrestre pour communier avec le divin⁵³. L’historienne Laurence Lux-Sterritt remarque que le récit des derniers instants d’une moniale suscite chez le lecteur des sentiments de compassion, de respect et d’admiration⁵⁴. De plus, de nombreuses notices nécrologiques associent la souffrance et l’esthétique qui l’accompagnent à l’Imitatio Christi. À sa mort, l’abbesse de Rouen Mary Taylor s’en remet totalement à la volonté de Dieu qui lui inflige de vives douleurs pour qu’elle puisse « sincèrement souffrir avec lui sur la croix⁵⁵ ».

26Après leur décès, les moniales glorifient les corps maltraités ou putréfiés par la maladie et les châtiments corporels au travers de descriptions hagiographiques singulières :

Son visage paraissait toujours frais, ce qui continua jusqu’à sa mort et ne changea jamais ensuite, cependant son corps se consumait & se réduisait à l’état de néant, comme une branche séchée, sans être capable de plier ses articulations, ses intestins étaient si noués, que son ventre semblait grossir dans son dos, & pourtant son cœur vivait⁵⁶.

27Si le corps de l’abbesse Margaret Bedingfield s’épuise chaque jour dans la souffrance, son visage conserve sa fraîcheur et ce, même après sa mort. La vision des corps des défuntes est exaltée par les membres de la communauté qui honorent cette enveloppe charnelle qui a tant souffert au service du Seigneur. Plusieurs épisodes similaires au sein du couvent de Rouen relatent que la souffrance des derniers instants a été « heureuse⁵⁷ », que les malades ou défuntes ont une contenance charmante, le teint et les lèvres rosés⁵⁸ ; tant bien que les médecins eux-mêmes ont parfois du mal à déterminer la nature de leur état⁵⁹. Après leur mort, le cadavre des religieuses continue d’être habité par une aura surnaturelle similaire à celle des corps des saints et des saintes⁶⁰. Certaines notices mettent en avant cette similarité ; le corps de sœur Elizabeth Evelinge comme celui de Sainte Catherine de Bologne, dégagera une douce odeur⁶¹.

28Les écrits des couvents délivrent donc une image de la perfection à atteindre et expliquent comment elle peut – ou doit – s’opérer. Ces histoires façonnent des modèles d’édifications pour les religieuses présentes et à venir au moyen d’une narrativisation finement organisée. Ici, le dégoût esthétique est, certes, un effet, mais il est également un matériau dans la construction de ces récits hagiographiques⁶², puisque ces représentations rebutantes ont pour fonction d’édifier et de donner l’exemple :

La Supérieure s’arrêta elle la supplia sincèrement de continuer, déclarant qu’elle sentait encore sa nature résister & elle ne devait pas céder à ce qu’elle désirait mais quelque temps plus tard la toute-puissance divine récompensa tant son zèle & la pratique des mortifications qu’elle avait remporté une victoire sur elle-même & était la plus reconnaissante de l’aide qu’elle avait reçue. […] Ceci n’est pas mis par écrit pour encourager qui que ce soit à faire la même chose, chacune est libre de suivre ce que Dieu lui a inspiré, mais il s’agit d’un exemple authentique de zèle, constance et persévérance & pour montrer à quel point Dieu est libéral dans la récompense qu’il donne à celle qui use de la violence contre elle-même⁶³.

29La fonction de cette notice mortuaire n’est pas d’encourager les religieuses à pratiquer la mortification extrême mais bien de proposer une manière d’aborder la spiritualité et les récompenses qui en découlent en imitant son exemple. Cette digression a donc une double visée didactique qui indique aux moniales comment aborder la pratique de la mortification et lecture de la chronique. En effet, ces récits de vie permettent aux futures postulantes de saisir les complexités de la vie contemplative du couvent (pratiques, hiérarchie, valeurs, etc.) mais surtout de la discipline qui régit le cloître⁶⁴. Les modèles de perfection spirituelle mis en avant dans les sources sont donc le fruit d’une construction du discours à l’image de l’ordre et de la communauté. Les clarisses ont pour coutume de lire l’obituaire de la religieuse chaque année à l’anniversaire de sa mort, et ainsi maintenir et transmettre la mémoire des anciens membres du couvent⁶⁵. En outre, la création d’un récit collectif édifiant leur permet de s’ancrer dans le temps et l’histoire et gagner en odeur de sainteté.

30Ces représentations servent également à faire état de l’esprit de pauvreté, de l’austérité et de la discipline qui régissent les communautés de clarisses anglaises récemment fondées sur le continent. Ainsi, avec ces écrits elles forgent et entretiennent leur réputation au sein du cloître et de l’ordre mais aussi par-delà les murs du couvent. Les clarisses anglaises ont à cœur de montrer que malgré la précarité de leur situation, elles ont réussi à fonder des établissements conformément à la Réforme tridentine.

31Ainsi, les moniales se réapproprient et mettent en scène les caractéristiques esthétiques intrinsèques au dégoût et à la souffrance qu’elles subliment en leur attribuant un haut degré de sainteté. Les représentations hagiographiques des cadavres des clarisses anglaises font l’apologie de la vie de pauvreté et d’austérité qu’elles ont menée dans la patience et la charité et qui leur a permis de transcender à la fois leur humanité mais aussi les limites assignées à leur féminité.

Conclusion

32L’un des défis principaux de la vie religieuse est le renoncement à soi, et plus particulièrement le dépassement du corps dans la quête d’une communion toute spirituelle avec le divin. Au cœur de ce cheminement intérieur, le dégoût occupe une place particulière et se manifeste sous la forme d’une réaction physique, d’un sentiment moral ou d’une représentation esthétique. Conditionnées par les idées développées, diffusées et entretenues par les théories religieuses et médicales modernes, les religieuses expriment d’abord un dégoût moral vis-à-vis de leur propre corps. Les pénitences parfois extrêmes pratiquées par les moniales témoignent de la difficulté à concilier corporéité féminine et spiritualité. Au quotidien, elles transforment des situations ordinaires comme la réfection ou le service des malades en différentes occasions de mortifier leur sens et faire l’exercice de plusieurs valeurs centrales à l’idéologie de l’ordre comme la pauvreté, l’austérité et la charité.

33Enfin, les moniales glorifient les représentations dégoûtantes des corps malades ou mourants au travers de descriptions hagiographiques individuelles. Dès lors, le corps n’est plus un ennemi mais un instrument dans l’atteinte de l’unio mystica. L’étude des documents historiques des couvents révèle l’agentivité des moniales qui, par le biais des expériences des dévotes, façonnent des modèles de sainteté particuliers. L’écriture des notices mortuaires participe donc à la création de la mémoire et de l’identité collective de leurs couvents récemment installés sur le continent. Ainsi, en surpassant leur corporalité, les religieuses deviennent des modèles de piété dont les prouesses s’inscrivent dans l’histoire de la communauté et serviront d’exemples aux générations futures de moniales.