1Malgré sa dimension universelle¹, le dégoût n’est assurément pas une des notions centrales de l’histoire de la philosophie. Vis-à-vis de la pensée, cette émotion occupe une place instable : souvent abordée de biais, au détour d’autres réflexions, tout se passe comme si le dégoût échappait à une prise philosophique claire et distincte, à une édification conceptuelle unifiée et déterminée. Et pourtant, si le dégoût reste, sinon totalement à l’extérieur, du moins à la lisière du champ philosophique, il le travaille, le questionne et le hante de cette position singulière. C’est peut-être justement ce qui fait son intérêt : expérience limite, installée aux frontières du pensable, le dégoût traverse cependant les nombreuses orientations de la philosophie et permet d’en faire ressortir certains aspects fondamentaux. Nous proposerons ici un rapide tour d’horizon des différents lieux d’apparitions du dégoût en philosophie, et des différents régimes de pensée – physiologique, moral, existentiel, esthétique – dans lesquels il se déploie².

Le dégoût physiologique

2Pris en son sens le plus prosaïque, le dégoût est absence de goût ; il constitue une maladie, ou l’effet d’une maladie, et se résume alors à une affaire strictement médicale. C’est en ce sens que l’aborde, sous le désignant « en Médecine », l’article DÉGOÛT de l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert. L’être humain, dans son état normal, a faim, il a de l’appétit, il a du goût pour les aliments qu’on lui propose. Le dégoût au contraire est inappétence totale ou partielle. L’appétit peut effectivement être diminué ou aboli, et cette altération constitue une maladie qu’il faut soigner. Deux manifestations de ce dégoût peuvent ensuite être distinguées, allant du simple manque d’appétit à l’horreur de l’aliment. Dans cette optique le dégoût est une affaire de corps, il semble strictement physiologique : il est produit par une altération de l’estomac et de l’action des sucs digestifs qu’il est possible de traiter de différentes manières, notamment par la consommation de « breuvages spiritueux » ou de « bons vins cuits, comme les vins d’Espagne, de Canarie, mais surtout le vin d’Alicante³».

3Au-delà de cette première approche pathologique du dégoût, il faut au contraire faire valoir, en s’appuyant sur le point de vue empirique de la biologie naturaliste, sa dimension normale et presque instinctive. Décrit par Darwin comme une des six émotions primaires et universelles au côté de la peur, de la joie, de la surprise, de la tristesse et de la colère⁴, le dégoût implique un éloignement de l’objet dégoûtant, une méfiance envers ce qui pourrait souiller. Si par mégarde cet objet entre dans une trop grande proximité avec le corps (odeurs, ingestion, toucher), il fait vomir. Le dégoût est ici rejet de ce qui peut nuire à l’animal, il est une aversion déclenchant un réflexe de répulsion de ce qui est dangereux. Réaction spontanée à une stimulation sensorielle, il y a une somacité du dégoût donnant lieu à un ensemble de comportements répulsifs aisément repérables. En ce sens, il répond à une fonction évolutionniste et pragmatique de conservation : le dégoût est programmé par notre évolution pour exclure rapidement de notre champ d’expérience tout objet à caractère nocif.

Dégoût et philosophie morale

4Réaction épidermique, spontanée, primitive, le dégoût peut aussi bien s’appliquer au monde matériel qu’au monde moral⁵. En effet, un profond dégoût peut être ressenti face à une situation d’injustice, d’abjection ou de bassesse morale (vol, trahison, mensonge, manipulation, etc.). Reste à savoir si c’est parce que nous sommes dégoûtés que nous interprétons ces situations comme immorales, ou si c’est parce qu’elles sont immorales qu’elles nous dégoûtent. Ce qui est mis en avant, c’est, à travers le dégoût, l’apparition de la réaction morale sous sa forme la plus prosaïque, la plus simple, au point de pouvoir en faire, dans une perspective sentimentaliste⁶, une manifestation du sens moral. En effet, le sens moral (on parle aussi parfois de sens interne ou de sixième sens) - naturel, inné et universel - implique une réaction spontanée de tension vers le bien prenant la forme de la pitié ou de la sympathie, mais aussi son envers : le dégoût pour le mal. Le dégoût serait alors la manifestation spontanée d’une morale naturelle présente en tout homme parce qu’il est homme.

5Pour dépasser cette perspective sentimentaliste purement naturaliste, Pascal Taranto explore dans ce volume la possibilité de faire du dégoût moral un sentiment transcendantal révélant par son ambiguïté constitutive la nature de la loi morale kantienne comme choix et liberté. Dans la mesure où le mal moral n’est pas nécessaire, il est toujours choisi, et c’est parce qu’il est choisi qu’il dégoûte, dévoilant par là même l’existence de la loi.

6Cette dimension morale est fondatrice pour quasiment toute réflexion philosophique sur le dégoût et reste aujourd’hui un puissant outil d’analyse des hiérarchisations⁷ et des discriminations⁸ que permettent les emplois sociaux et politiques de cette émotion.

Le dégoût existentiel

7Au-delà de la simple réaction, physique ou morale, à un objet dégoûtant, le dégoût peut également prendre, chez certains auteurs, une dimension existentielle. Le dégoût n’est plus alors rejet d’un objet ou d’un élément de l’existence, mais aversion envers la nature de l’existence elle-même. Il naît d’un désespoir métaphysique prenant appui sur la certitude de la mort, sur l’angoisse que procure notre finitude, la vacuité de tout ce qui est, l’absence de sens et l’intime prise en compte de la contingence de notre propre facticité, par lesquels le sujet se détache de son adhésion naïve au monde et ressent un profond dégoût pour tout ce qui est. Ce dégoût existentiel peut ainsi s’exprimer sous plusieurs modes :

• Celui du dégoût des autres en tant qu’êtres particuliers (telle ou telle personne me dégoûte), mais aussi dégoût de l’être humain en tant qu’espèce. « J’exprimerai patiemment toutes les raisons de mon dégoût du genre humain⁹ » explique ainsi Baudelaire, dans une lettre à Ancelle de 1864.
• Celui du dégoût de soi-même, impliquant une forme auto-punitive de relation au monde et à l’existence, comme l’illustre par exemple le personnage de Jacques dans les Mémoires d’une jeune fille rangée de Simone de Beauvoir : « jamais Jacques n’arrêterait sa course anxieuse. Il avait été au bout du désespoir, au point de le retourner en dégoût de lui-même¹⁰ ».
• Celui du dégoût de la vie, qui n’est autre que la manifestation passionnelle et romantique de ce dégoût existentiel. « Le désespoir s’empare de son âme. Il sent le dégoût de la vie. Il incline vers la mort¹¹ ».
• Celui du dégoût du monde en général et de la nature même de l’existence. Ce dégoût existentiel peut prendre, comme le montre l’article de Pierre Lyraud, la forme de l’ennui pascalien ou de la Nausée sartrienne : il est dégoût de toute chose, de tout être-là. Tout se joue ici dans le paradoxe d’un dégoût-satiété, d’un trop plein d’être, et de l’absence totale de justification de cet être, de sa non-solidité existentielle. Le dégoût est ainsi le socle de la « grande figure pascalienne de l’ennui¹² », il a pour effet une inquiétude¹³ fondamentale (au sens étymologique) et mène en ce sens au divertissement, mais le divertissement lui-même dégoûte. Le dégoût est ainsi ouverture sur un divertissement lucide, ou chez d’autres auteurs sur l’éventualité du suicide¹⁴.

8Ce dégoût, qu’il prenne une forme sociale ou existentielle, a néanmoins une vertu : il constitue la réaction saine de toute personne acceptant de regarder en face la réalité de sa condition, et à ce titre constitue aussi bien un facteur de lucidité qu’un véritable mode de connaissance. Sans lui, la vérité reste voilée : « Celui qui, dans le commerce avec les hommes, ne passe pas par toutes les couleurs de la souffrance, qui ne verdit et ne blêmit pas d’écœurement, de dégoût, de compassion, d’hypocondrie, de solitude, n’est assurément pas un homme d’un goût très élevé ; mais s’il n’assume pas de son plein gré tout ce fardeau et toute cette misère, s’il les esquive à tout jamais et reste, comme je l’ai dit, fièrement caché dans sa tour d’ivoire, alors une chose est sûre : il n’est pas fait pour la connaissance, il n’en a pas la vocation¹⁵ ».

Le dégoût esthétique

9Nous avons noté le danger existentiel du dégoût et de l’état d’instabilité auquel il mène. D’où la nécessité, notamment chez Diderot, d’un ferme contrôle de notre sensibilité. L’affaire, il le précise, est vitale :

BORDEU : Fortifions l’origine du réseau, c’est tout ce que nous avons de mieux à faire. Savez-vous qu’il y va de la vie ?

MADEMOISELLE DE L’ESPINASSE : De la vie ! docteur, cela est grave.

BORDEU : Oui, de la vie. Il n’est personne qui n’en ait eu quelquefois le dégoût. Un seul événement suffit pour rendre cette sensation involontaire et habituelle ; alors, en dépit des distractions, de la variété des amusements, des conseils des amis, de ses propres efforts, les brins portent opiniâtrement des secousses funestes à l’origine du faisceau ; le malheureux a beau se débattre, le spectacle de l’univers se noircit pour lui ; il marche avec un cortège d’idées lugubres qui ne le quittent point, et il finit par se délivrer de lui-même.

MADEMOISELLE DE L’ESPINASSE : Docteur, vous me faites peur¹⁶.

10Or l’esthétique est justement la discipline philosophique qui, étymologiquement, s’occupe de la sensibilité. Elle peut expliquer son fonctionnement, et théoriser la nécessité de la renforcer ou de l’affiner, d’en exercer la « délicatesse¹⁷». Cette culture de la sensibilité prend chez certains auteurs une importance existentielle¹⁸, comme dans la perspective néo-pascalienne de Dubos¹⁹. Selon lui, l’art, divertissement savant, n’est pas une occupation factice et illusoire, il est en quelque sorte ce qui nourrit le sentiment et possède en cela une grande légitimité pratique et existentielle. Il remue les passions, et peut en ce sens offrir une expérience dégoûtante, mais sur un mode spécifique par lequel ce dégoût est apprivoisé et ne sera suivi d’aucun accident fâcheux ou négatif. L’art permet, par un travail de raffinement du jugement, d’adoucir la puissance des affections émotionnelles de l’existence.

11Reste néanmoins à savoir si la délicatesse de jugement acquise n’est pas en réalité, plus qu’un enjeu existentiel véritable, une stratégie de distinction sociale nous renvoyant la tête la première dans la fosse du grand divertissement pascalien. Pour Bourdieu en effet, le dégoût n’est jamais que l’outil dialectique de formation sociale du goût par distinction. Comme il le résume par une sentence restée célèbre : « le goût c’est le dégoût du goût des autres²⁰ », en sorte qu’un positionnement esthétique se définit autant, et même peut être bien plus, par ce qu’il refuse que par ce qu’il accepte, par ce qui le dégoûte que par ce qu’il admire. Bourdieu fait ainsi du dégoût une sorte de point d’achoppement de l’esthétique bourgeoise : il est une forme subtile de mépris pour ce qui n’entre pas dans les critères de ce qui est esthétiquement acceptable par mon groupe social. En ce sens, si nous avons vu plus haut qu’en effet, le dégoût suscite un « acte impératif d’exclusion²¹ » sur le plan biologique (rejet de ce qui peut me souiller, me contaminer), il le suscite aussi sur le plan social et tire peut-être de cette mécanique une bonne part de sa signification.

12Cet argument peut être appuyé par le fait qu’il semble aujourd’hui impossible d’identifier clairement les caractéristiques formelles essentielles de l’objet dégoûtant. En termes de forme en effet, la question est difficilement traitable de manière normative. Une première approche pourrait consister à affirmer que le dégoût ne porte que sur une catégorie précise d’objet, celle des formes vivantes qui grouillent, s’agglutinent, se désagrègent, etc. Le dégoût naîtrait en ce sens de ce qui, dans la forme, porte atteinte à l’ordre, à l’unité organique et donc du facteur formel de décomposition de l’homogène, voire au résultat de l’action de ce facteur : le difforme, le monstrueux. Cependant, le critère classique de l’unité dans la variété, censé définir la valeur esthétique et biologique de la forme organique comme de la forme artistique, peut aussi dégoûter (dans le cas d’une trop grande symétrie, d’une harmonie trop parfaite et finalement monotone), tout comme il peut exister une beauté du difforme ou du monstrueux. Finalement, celui qui croit déterminer une fois pour toute la forme provoquant le dégoût ne fait souvent qu’élever à l’universel les préjugés de sa classe, de sa culture ou de son époque.

13En deçà de ces considérations et afin de bâtir sur des fondements théoriques rigoureux, reste, pour l’esthétique philosophique, à traiter un ensemble de questions fondamentales.

14Tout d’abord le dégoût est-il un des modes du jugement de goût ou un effet du jugement de goût ? Le dégoût est-il une des variantes possibles de l’expérience esthétique (au même titre que le beau, le joli) ou est-il une conséquence de cette expérience ? En effet, on peut par exemple soutenir qu’au même titre que le beau plaît, le laid dégoûte²². Le dégoût ne serait pas alors une détermination de la sensibilité au même titre que le laid, l’horrible ou l’immonde, mais l’effet surgissant de ces modes particuliers du jugement esthétique, leur manifestation émotionnelle. Le dégoût, comme le plaisir, ne serait pas une expérience esthétique à part entière mais la conséquence psychophysiologique possible d’un certain type d’expérience esthétique²³.

15Peut-être plus fondamentalement encore, le dégoût peut-il vraiment faire partie du champ de l’esthétique ? On sait que la notion antagoniste de goût a été fondamentale pour la naissance de la discipline²⁴ au point que l’esthétique soit parfois définie comme une théorie du jugement de goût. Or, ne serait-ce que d’un point de vue sémantique, le dé-goût est l’absence de goût, ce qui n’entre pas dans le domaine du goût (l’anglais quant à lui distingue taste et disgust). Or qu’est-ce que le goût ? Pour Kant, un jugement de goût se distingue d’un jugement d’agrément par sa capacité à transcender ce qui est de l’ordre du primaire/physiologique, et manifeste ainsi notre liberté face au phénomène²⁵. Par le point de vue esthétique, nous n’avons plus affaire à une simple présentation du phénomène mais à sa représentation. Celle-ci se base sur une dissociation forme/contenu qui rend possible le jugement de goût, permettant de dépasser le niveau empirique de la stricte réaction mécanique. Le dégoût quant à lui reste une réaction épidermique²⁶ interdisant par sa nature même toute possibilité d’appréciation esthétique.

16En ce sens, dans le prolongement de cette première approche et tout en restant dans le cadre du système kantien, le dégoût pourrait aussi, comme le propose Bruno Trentini dans ce volume, prendre une dimension transcendantale négative : le dégoût devient alors ce que nous ressentons non pas devant le phénomène lui-même, mais devant l’impossibilité de la mise en place de notre jugement de goût. Il serait la marque affective d’une adhésion aliénante au phénomène. Le dégoût serait donc la négation transcendantale (c’est-à-dire de toute condition de possibilité) du jugement de goût. Il qualifierait le moment où le goût ne peut pas intervenir, un type bien particulier d’expérience où l’objet est rejeté en dehors de tout jugement esthétique authentique possible.

17Il semble en effet au premier abord que le dégoût soit, par essence, primitif parce qu’incontrôlable, indépassable. Il peut cependant être surmonté, sublimé, dans ce que Trentini appelle une « dynamique temporelle du dégoût » qui se déploie dans les deux sens : un dégoût est dominé, un objet non dégoûtant le devient. Dans certains cas, le dégoût peut effectivement être neutralisé par une perspective particulière sur l’objet²⁷. Le problème est que par cette sublimation ou neutralisation, le dégoût semble s’anéantir. Dominer un dégoût, c’est ne plus ressentir l’objet comme dégoûtant. Prendre du plaisir à faire l’expérience d’un objet dégoûtant, c’est déjà sortir de la phénoménologie du dégoût.

18Il semble cependant possible, dans certaines situations, de jouir du dégoût et en quelque sorte de ressentir une jouissance singulière liée non pas à sa domination anéantissante, mais au dégoût lui-même. Nous avons une forme d’attirance voire de fascination pour l’objet dégoûtant avec lequel nous aimons entretenir une proximité inquiétante, dans l’expérience ambivalente de l’horrible sollicitation du dégoûtant. Dans ce cas particulier, ce n’est pas que l’objet plaît parce qu’il ne dégoûte plus : l’objet dégoûte mais il plait quand même. C’est le cas de certains plaisirs esthétiques, comme l’explique Diderot devant la Raie de Chardin²⁸, peut-être de certaines pratiques culinaires (manger des huîtres par exemple) mais aussi de certains plaisirs sexuels²⁹.

19Nous voyons ainsi que la réponse à la question « le dégoût est-il une catégorie du goût ? » engage fondamentalement notre conception de l’esthétique, du type d’expérience qu’elle englobe et permet de penser, mais aussi des facultés qu’elle met en jeu et par lesquelles cette expérience s’actualise. Si cette question le reste aujourd’hui, Giuseppe Di Liberti montre qu’elle fut fondamentale pour la discipline esthétique dès son « invention » au xviii^e siècle. Son article propose une reconstruction historique de l’idée de dégoût située autour d’un moment au premier abord marginal de la construction de l’esthétique en son sens moderne au xviii^e siècle : un passage de Les Beaux arts réduits à un même principe de Batteux et surtout la note de commentaire qui l’accompagne dans sa traduction allemande par Johann Adolf Schlegel, donnant lieu par la suite à une critique de Moses Mendelssohn. Il s’agit d’une réflexion à la fois sur la puissance (au centre du texte de Batteux) et néanmoins sur la limite (mise en lumière par Schlegel) de la mimesis artistique. Peut-elle vraiment, par la conscience implicite du procédé artistique accompagnant la perception de l’objet désagréable, affaiblir l’émotion au point de nous permettre de jouir d’objets désagréables ? Ne faut-il pas plutôt, par une subtile distinction entre le répugnant et le dégoût, marquer la frontière de l’esthétisable au-delà de laquelle l’art perd son pouvoir de distanciation et où l’entendement perd son rôle médiateur entre l’impression sensible et l’imagination ? Le dégoût reste-t-il dans ce cas une catégorie esthétique, ou doit-il être relégué en dehors de son champ ?

20Nous terminerons en proposant une perspective originale présentant l’avantage de penser le dégoût à l’intérieur du domaine esthétique, et permettant d’éviter de déployer un ensemble de problèmes concernant sa spécificité présumée. On peut en effet penser que malgré l’indication trompeuse de son nom, le dégoût n’est pas ce qui excède la signification esthétique, ce qui empêche le jugement de goût de s’appliquer, mais au contraire ce qui, de façon très primitive et originaire, s’affirme d’emblée comme signifiant – prend toute l’ampleur de sa signification esthétique – dès la perception. Il est une forme spontanée d’expérience esthétique dont le caractère est la saturation de son sens et la puissance de son affectation. Qu’il naisse du réel ou de sa représentation, il implique, en ce sens, les mêmes ambiguïtés que les autres modes d’affectation esthétique : comme il y a des beautés effrayantes, des beautés tristes, des beautés plaisantes, il y a des dégoûts attirants, fascinants, tout comme des dégoûts répulsifs. Le dégoût serait alors une déclinaison parmi d’autres du jugement de goût, de la relation de la sensibilité au monde qui lui fait face et que pourtant elle construit intégralement. Il reste en cela un objet d’étude privilégié pour l’esthétique qui n’en a pas fini d’explorer l’origine, les manifestations et la nature de cette étrange émotion.