Avant-propos
p. 5-8
Texte intégral
« Je ne sçay pas si je me trouve desgousté sans raison du monde que je hante, mais je sçay bien que ce seroit sans raison si je me pleignois qu’il fut desgouté de moy plus que je le suis de luy. »Montaigne, Chap IX « De la vanité » in Essais, Livre III, 1595.
1Le dégoût est omniprésent dans la langue de Montaigne et de ses contemporains. Tantôt réaction physiologique qui survient à la suite de l’ingestion d’aliments ou de boissons, tantôt condamnation morale de conduites déviantes ou de mœurs viciées, les contours de cette émotion demeurent extrêmement confus. De prime abord, le dégoût s’appréhende avant tout comme le négatif du goût. Défini suivant ce sens premier, il manifeste un refus corporel d’entrer en relation avec une matière fétide. Comme l’explique Walter Benjamin, « tout dégoût est originairement dégoût du contact1 ». Pourtant, la qualité dégoûtante d’un objet ne semble pas détachable de ce dernier. Ainsi, il paraît possible de circonscrire une catégorie d’éléments spécifiquement dégoûtants dans un domaine précis de l’être : le champ organique. Ce qui dégoûte, c’est le vivant qui tend vers la mort, le vivant qui pourrit, se désagrège, s’agglutine, grouille, adhère, etc. Diderot en donne un exemple dans le Salon de 1767 :
2Un cadavre n’a rien qui dégoûte ; la peinture en expose dans ses compositions sans blesser la vue ; la poésie emploie ce mot sans fin. Pourvu que les chairs ne se dissolvent point, que les parties putréfiées ne se séparent point, qu’il ne fourmille point de vers, et qu’il garde ses formes, le bon goût dans l’un et l’autre art ne rejettera point cette image. Il n’en est pas ainsi des yeux arrachés de la tête. Je ferme les miens, pour ne pas voir ces yeux tiraillés par le bec d’une corneille, ces fibres sanglantes, purulentes, moitié attachées à l’orbite de la tête du cadavre, moitié pendantes du bec de l’oiseau vorace. Cet oiseau cruel, battant les ailes de joie, est horriblement beau2.
3Le dégoût semble en effet être une réaction directe physique à une perception sensorielle. Il nous rend sensible à une propriété de l’objet qui nous impose un rejet de sa présence. Cette émotion est parfois abordée comme une réponse innée, programmée biologiquement pour répondre rapidement et efficacement à un objet ou une situation présentant un caractère nocif. Toutefois, au-delà de ce caractère incontrôlable, immédiat, involontaire, on ne saurait éluder qu’il relève également d’une construction sociale ou culturelle. Si un dégoût originaire, transculturel et constitutif de l’humain n’est peut-être pas qu’une pure chimère, le dégoût est également un affect régi par la culture, variable, circonstanciel et socialement déterminé. Entre cette appréhension naturelle et sociale du dégoût, la nourriture avariée, les cadavres, la torture, la débauche, la difformité, la laideur, le vice, l’immoralité suscitent, chacun à leur manière, un sentiment de répulsion, d’aversion, d’abjection, communément rattaché à l’émotion plurielle du dégoût.
4Avec Diderot se pose aussi la question de la représentation du dégoût et de ses limites. L’art peut-il tout montrer ? Et quand bien même il voudrait représenter le dégoût, en a-t-il réellement les moyens ? Les limites imposées par le médium artistique lui-même n’imposent-elles pas une forme de distance vis-à-vis de l’objet incompatible avec le surgissement d’un dégoût authentique ? L’art nous fait peut-être perdre une part de la spontanéité de la rencontre par laquelle esprit et corps s’associent pour rejeter un certain type d’objet. Au croisement de ces problématiques, le dégoût se décline finalement sur les plans physique, éthique, social et esthétique. Émotion naturelle et culturelle, physique et morale, répugnante et fascinante, le dégoût, fort de toutes ces ambiguïtés, soutient la nécessité d’une réflexion pluridisciplinaire.
5Ce volume est né d’un travail de recherche initié par un groupe de jeunes chercheurs d’Aix-Marseille Université rattachés au Centre Gilles Gaston Granger, au Centre Interdisciplinaire d’Études des Littératures d’Aix-Marseille, au Laboratoire d’Études en Sciences des Arts et au laboratoire Temps, Espaces, Langages, Europe Méridionale, Méditerranée. Labellisé à deux reprises par la Fédération CRISIS, ce projet a donné lieu à deux cycles de séminaires (2018-2020) et à une journée d’étude (mai 2019). Articulé autour de la période moderne, le premier cycle de séminaire a permis de poser les jalons d’une étude synchronique en philosophie, littérature, histoire et histoire de l’art. En effet, le développement de traités de civilité avec le courant humaniste, l’essor du processus de civilisation décrit par Norbert Elias puis, au xviiie siècle, l’invention du goût au sens subjectif, théorisé notamment par Kant dans la Critique de la faculté de juger, font de la période moderne un moment charnière dans la conceptualisation du dégoût. À l’issue de ces réflexions, la journée d’étude et le second cycle de séminaire ont permis d’ouvrir de nouvelles perspectives en abordant notamment les enjeux de la période contemporaine et en mobilisant d’autres disciplines (sciences de l’art, sciences cognitives, psychologie, sociologie). Notre ouvrage se présente ainsi comme le résultat d’une réflexion au long cours, impliquant de nombreuses personnalités scientifiques – doctorants, docteurs, maîtres de conférences et professeurs des universités – dont une partie seulement est présente dans ce volume. Il propose d’associer les apports de plusieurs disciplines à travers une vision diachronique du dégoût sur l’ensemble des périodes étudiées. En effet, s’il est impératif d’historiciser l’approche de cette notion, il est également nécessaire d’en confronter les points de vue de chaque discipline.
6Si la philosophie n’a pas originellement abordé le dégoût comme un de ses objets d’études fondamentaux, celui-ci a progressivement, au fil de l’histoire de la pensée, pris une place de plus en plus importante jusqu’à intégrer aujourd’hui de nombreux domaines de la discipline, de l’ontologie à la morale en passant par l’esthétique. La philosophie offre ainsi la possibilité d’une conceptualisation générale de la notion et ouvre un espace d’interrogation sur les problématiques imposées par sa dimension intime et incarnée. La littérature, quant à elle, soulève la question de la représentation du dégoût et de ses enjeux. Par différentes stratégies rhétoriques et stylistiques – variables selon le contexte esthétique et culturel duquel le texte émane – et par la puissance évocatoire des images, les auteurs peuvent susciter le dégoût chez le récepteur, et même éveiller en lui une forme de plaisir voire de fascination face à l’objet dégoûtant. De plus, la distanciation qu’implique cette représentation, que celle-ci soit narrative ou dramatique, permet une meilleure évaluation et perception des enjeux du dégoût et ajoute une dimension réflexive, notamment sur le plan moral, qui n’apparaît pas avec autant d’évidence lorsque l’on y est directement confronté dans la réalité. La littérature fait figure d’outil d’intelligibilité du dégoût. En parallèle, l’interpellation de la discipline historique prolonge la nécessaire contextualisation du dégoût et de ses manifestations. L’éveil du dégoût ne se comprend de fait que comme une déviance, une transgression vis-à-vis d’un ordre établi. Loin de toute perspective qui viserait à ancrer les émotions dans une trame temporelle figée, l’histoire offre la possibilité de saisir cette émotion à travers son incarnation dans des objets de dégoût, chronologiquement et spatialement situées. L’étude de la construction des objets de dégout apparaît dès lors comme le miroir des normes promues par une société donnée. Étudier l’incarnation du dégoût éclaire les contours mouvants de cette émotion. Se pose enfin la question de ce qui est digne d’être représenté ou non. Cette problématique a animé les débats sur l’art depuis la Renaissance, et le dégoût en tant qu’objet de représentation s’est trouvé de fait au cœur de ces disputes. Avec le dégoût, c’est la définition même de l’art qui se trouve mise à mal et c’est pour cette raison qu’une réflexion à la fois historiquement située et sensible nous a semblé nécessaire pour compléter notre étude. De l’art renaissant à l’art contemporain, les différentes manières d’appréhender cette émotion manifestent les bouleversements qui ont lieu dans la théorie comme dans la pratique artistique.
7La confrontation de chacun de ces domaines permet ainsi d’appréhender la manière dont ils se combinent, s’opposent et se complètent pour traiter un même objet d’étude, le dégoût. Dès lors, il nous a semblé pertinent d’articuler chaque partie autour d’une science mise en regard des autres à travers cet ouvrage. Son organisation invite successivement à penser le dégoût avec la philosophie, à l’exprimer aux moyens des ressorts de la littérature, à l’incarner avec l’histoire et à le représenter avec les sciences de l’art. Une telle approche pluridisciplinaire ambitionne de montrer la complémentarité de ces différentes démarches pour proposer une vision globale du dégoût sans viser une exhaustivité épistémologique mais en privilégiant des études particulières de cas qui éclairent une thématique commune. À travers cet avant-propos, nous tenions enfin à remercier chaleureusement l’ensemble des participantes et participants à ces rencontres scientifiques, la fédération CRISIS et son ancien directeur Stéphane Lojkine, nos laboratoires respectifs, et les Presses universitaires de Provence.
Notes de bas de page
Auteurs
CIELAM, Aix-Marseille Université
LESA, Aix-Marseille Université
CGGG, Aix-Marseille Université
CIELAM-TELEMMe, Aix-Marseille Université
TELEMMe, Aix-Marseille Université
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