Carte de localisation de Tazrout (d’après Google Map).

La stèle de Tazrout

1Au cours du mois de juillet 2008, à la suite d’une information parue dans la presse algérienne, je me suis rendue dans le village de Tazrout (commune d’Adekar), au lieu-dit « Ikhervane Iroumiyen », « les ruines romaines ». Là se trouvent trois importants sites habités dans l’Antiquité, à en juger par le nombre de pierres antiques présentes dont certaines délimitent grossièrement des tombes ; l’une d’elles laisse apparaître des dalles épaisses de couverture et quelques ossements. Une dalle massive, en grès jaunâtre, rectangulaire, anépigraphe mais sculptée sur ses deux faces et sur les tranches, a été recueillie par un villageois qui l’a spontanément transportée, en tracteur, jusqu’au cimetière du village. H. 2,40 m ; l. 0,98 m ; ép. 0,25 m. Le socle (h. 0,70 m) était probablement destiné à être enterré.

Description

Face A (fig. 1-2)

Fig. 1. Tazrout, Stèle, face A.

Fig. 2. Tazrout, Stèle, face A : détails.

2Les reliefs ont été répartis sur un champ encadré par un bandeau nu, en quatre registres non formellement individualisés, à l’exception de la scène inférieure coiffée par un cartouche. Une abrasion, à gauche, a affecté la netteté des figures. Du sommet à la base :

• Guirlande tenue symétriquement par deux femmes, de face, dont celle de droite n’apparaît que dans sa partie inférieure. L’autre porte une tunique longue à apoptygma. Au centre de la guirlande, un aigle, tête à gauche : l’oiseau de l’apothéose (Cumont 1966, 437).
• De part et d’autre d’un cheval, au pas, à droite, monté par un cavalier à peine visible, deux couples féminins – une femme, à gauche, de face, sa compagne, de face aussi, vêtue d’une tunique longue à apoptygma, la tête tournée vers l’autre – dans une attitude d’affliction.
• Rangée de cinq personnages masculins, debout, de face, vêtus d’une tunique courte et d’une cape, un épieu ou une lance dans la main gauche ; l’arme du personnage central est plus longue : le chef encadré de ses quatre fils ( ?).
• Tabula ansata en relief marqué, portée par deux amours ou génies, nus, en position antithétique, anépigraphe ; qu’est-ce qui a empêché la gravure d’un texte ? Celui-ci s’est-il effacé après avoir été peint ?
• Un personnage masculin, barbu et doté d’une longue chevelure, à demi-couché –on voit mal si le torse est nu ou couvert– sur une kliné à chevet courbe, le buste et la tête de face, accoudé sur le lit du bras gauche, un objet indistinct dans la main droite. Au pied du lit, une femme, assise sur un siège à haut dossier, de ¾, la tête tournée vers l’homme : l’épouse ; deux autres femmes, debout de face, vêtues d’une tunique longue à apoptygma : ses filles ou des servantes. À droite, au chevet du lit, un homme en toge, apparemment du Haut-Empire (Le Glay, 1966, 23-24)1, dont le sculpteur s’est efforcé de rendre les plis, assis de ¾ à gauche sur un siège semblable, la tête et le torse de face, une coupe dans la main droite. Devant le lit, une mensa tripes. C’est là une scène de repas funéraire.

3Sur une tranche de la stèle, deux petites figures nues (h. 0,40 m), amours ou génies funéraires, rappellent ceux de la tabula ansata : l’un debout, les bras au ciel, l’autre, en bas, en prière ou en atlante ; sur l’autre stèle, un seul génie aux bras levés.

Face B (fig. 3)

4Le socle présente une surface piquetée. L’usure consécutive au contact avec l’eau et le sol est très sensible à droite. Comme sur l’autre face, les reliefs occupent un champ encadré par un bandeau nu.

Fig. 3. Tazrout, Stèle, face B.

5Cinq scènes étagées également, avec de haut en bas :

• Quatre personnages vêtus d’une tunique courte, alignés, debout, de face.
• À gauche, trois femmes alignées dont deux de ¾ tournées vers un personnage central, de face, dont le costume à franges suggère l’importance et qui serre sur la poitrine un objet indistinct (gobelet ? offrande ?). À droite, un cavalier qui s’éloigne à droite.
• Aux troisième et quatrième niveaux, deux rangées de trois cavaliers, le torse de face, la tête de profil à droite, sur des chevaux, en profil absolu, au pas, à droite, à l’exception du dernier à droite, en position statique ; deux tiennent une javeline baissée. Certains ont les épaules recouvertes d’une cape qui retombe sur la croupe du cheval.
• En bas du tableau, enfin, un cavalier, le torse de face et la tête de profil à droite, est lancé au galop allongé à droite, une javeline brandie dans la main droite levée, la bride dans la main gauche. Il est le seul à brandir sa javeline : vraisemblablement le chef, en action, se préparant à transpercer de son arme trois quadrupèdes – ours ? – devant lui ; le quatrième, sous les pattes du cheval, peut être un lévrier poursuivant le gibier.

Tranches

6Les tranches de la stèle ont été décorées de figures superposées : deux personnages sur l’une, un seul sur la deuxième, ceux du bas en posture d’atlante.

Style et signification

7La composition narrative consiste en scènes réparties en cinq registres sur chaque face : scènes d’adieu et de banquet funèbre sur la face A, d’adieu et de chasse sur la face B. On est frappé par le foisonnement de figures humaines et animales et le souci manifeste de remplir tout l’espace, expression de l’horror uacui, même sur les tranches de la pierre.

8Symétrie et frontalité dominent le décor. On s’est astreint à un même nombre de registres sur les deux faces, avec, à chaque niveau, un sujet central encadré par un même nombre de figures, surtout sur la face A. La frontalité a été appliquée aux personnages, à une ou deux exceptions pour des figures secondaires. Pourquoi notre artiste a-t-il pris un tel parti ? Le visage humain apparaît, dans l’Art, d’abord de face, puis l’homme a été capable d’employer la face ou le profil, mais de manière raisonnée. Ainsi en Asie antérieure comme en Égypte, la vue de profil était réservée au relief et à la peinture, arts narratifs et descriptifs où le profil est senti comme indispensable, et la vue de face à la ronde-bosse, art de présentation et de culte. L’art grec adopta, à partir du IV^e siècle, une sorte de frontalité partielle consistant à tourner vers le spectateur les personnages importants d’une scène et multiplia, avec les progrès du haut-relief, la figure isolée de face. Alors qu’on a longtemps attribué une origine orientale à la frontalité, E. Will a pu montrer qu’en fait ce fut l’arrivée de Rome en Syrie qui en assura le triomphe dans la région (1955, 221, 225, 229). Le motif de la figure assise de face – donc dans une forme particulière de la frontalité – se développa progressivement dans l’art romain pour triompher complètement vers 260 (Rodenwaldt 1936, 105). Une série de petits reliefs funéraires des premiers siècles de l’Empire mettent en évidence la figure du défunt, à grande échelle, de face, devant une scène illustrant son activité passée. On a plutôt tendance maintenant à considérer que la frontalité est, à l’époque impériale, un phénomène qui se manifeste en divers points du monde romain, de préférence dans les provinces excentriques où des traditions primitives – auxquelles appartiendrait le visage de face – n’étaient pas neutralisées par une influence hellénique suffisamment forte (Will 1955, 243). W. Deonna parlait de résurgence « des principes du primitivisme universel » (Du miracle grec, 1948, 157). Lorsque notre artiste de Tazrout, parfaitement capable de représenter un profil, a généralisé la vue de face, ce dut être pour des raisons précises, pour des motifs d’ordre social ou religieux, plutôt que sous l’influence de la ronde-bosse. En effet, la taille et la facture de la stèle, l’exceptionnelle exubérance de son décor, la répétition des images du défunt et de sa famille signalent un notable local. Ajoutons que, dans un souci de présenter la figure centrale dans toute sa magnificence en attente des hommages des mortels, l’écart entre l’iconographie des dieux et celle des chefs était faible, dans les reliefs grecs comme sur nos grandes stèles numides préromaines2.

9La technique d’exécution est rudimentaire. D’une manière générale, la facture est fruste et l’exécution maladroite : hauteur irrégulière et hasardeuse des registres au point que, par manque de place, on a infligé à la tête de l’aigle une position acrobatique, la guirlande écrase le cavalier jusqu’à en menacer la lisibilité et le dernier cavalier de la face B a sur la tête les sabots du cheval du niveau supérieur. Les proportions sont inégales, la physionomie des personnages est maladroite, les reliefs sont incertains, les volumes plutôt aplatis et, compte tenu de la nature du support, les traits des visages, les chevelures et les costumes sommairement traités. La modeste qualité du travail auxquelles s’ajoutent les mauvaises conditions de conservation de la pierre ne permettent pas, sauf pour quelques chevaux, de distinguer la nature des quadrupèdes, encore moins leur race.

La symbolique funéraire

10Deux scènes occupent la face A : l’adieu au défunt – deux couples de femmes dans une attitude d’affliction de chaque côté d’un cavalier – et le repas funèbre – famille et serviteurs unis aux côtés du défunt à demi allongé sur sa kliné. Organisés au début et à la fin des cérémonies funèbres romaines, les banquets ont été largement représentés, à Rome comme en Grèce, sur des monuments destinés à célébrer la mémoire des morts. Longtemps représentés en « gisants », les morts furent ensuite figurés demi-couchés, dans la semi-nudité héroïque, souvent accoudés sur un coussin et festoyant ; plus d’un millier de bas-reliefs, dispersés sur toute la surface du monde antique et s’échelonnant entre le v^e siècle av. J.-C. et la fin de l’Antiquité, témoignent de la popularité de la croyance à cette forme d’immortalité (Cumont 1966, 418). Dans les cultes de salut, le festin des dieux fut considéré comme le prototype du banquet éternel auquel les fidèles devaient participer dans une autre vie (Cumont 1966, 443). À partir du milieu du ii^e siècle apr. J.-C., le banquet à kliné envahit l’espace funéraire de Rome et des provinces occidentales, dont l’Afrique, sur des autels, des urnes ou des sarcophages. Sur la stèle de Tazrout, il symbolise le renouvellement du pouvoir du chef et son héroïsation. L’image du cheval associée au banquet funèbre, empruntée à l’Orient par le monde grec archaïque, fut contaminée à l’époque romaine par le type danubien du héros cavalier. Mais elle peut aussi servir à révéler le rang du défunt dans la hiérarchie militaire (Dentzer 1981, 79-83), comme sur notre document où, attribut du statut du défunt, de sa caste, de ses fonctions, elle est à ce point prépondérante qu’elle est près de ravir la vedette au défunt.

11La face B est animée par une deuxième scène d’adieu et une de chasse. Ici, la scène d’affliction réunit trois femmes dont celle qui est au centre est consolée par les deux autres : l’épouse du défunt consolée par ses deux filles ? À droite, un cavalier isolé, probablement à dessein, qui s’éloigne à droite : le départ réel – à la chasse – ou symbolique – mort – du chef ? Ici aussi, la famille et les serviteurs entourent le défunt. La scène de chasse est évoquée par des cavaliers à la javeline baissée et leur chef, bras et javeline levés ; pourquoi l’arme des premiers est-elle baissée alors qu’ils sont à la chasse et que leur chef, au-dessous, brandit la sienne ? Lorsque le chasseur est à cheval, comme c’est le cas ici, pour s’attaquer à un sanglier ou à un fauve, il est armé en général d’une lance ou d’un javelot et le geste indique une attaque du haut vers le bas. C’est aussi et surtout le symbole de la vigueur du bras et du courage de l’homme : « Dans sa conventionnelle, majestueuse et parfois hiératique ampleur, ce geste s’apparente à ces scènes triomphales où l’imperator victorieux galope, bras tendu, au milieu du champ de bataille ; ainsi, sur les bêtes abattues… galope parfois le Chasseur Victorieux… » (Aymard 1951, 292). La valeur technique et matérielle du mouvement a cédé la place à son sens symbolique ; l’iconographie confirme ainsi l’identité des deux notions et cela à toutes les époques. Le monarque oriental, égyptien, assyrien, achéménide, debout sur son char de guerre, armé de la lance ou de l’arc, dans la lutte ou la poursuite victorieuse, a la même attitude, le même geste, lorsqu’il est engagé contre l’ennemi et contre le fauve. Sous les Antonins comme sous les Sévères, scène de bataille et scène de chasse sont deux thèmes presque interchangeables dans le décor des sarcophages où le geste du chasseur est tantôt le geste de l’homme qui vient de lancer son javelot, tantôt geste triomphal (Aymard 1951, 481).

12Le bras franchement levé, caractéristique du thème de la chasse dans l’imagerie romaine, apparaît sur de nombreuses mosaïques africaines, comme à Lepcis Magna (Aurigemma 1960, 47 et pl. 78 et 79), Thysdrus (Blanchard-Lemée et al. 1995, fig. 130), Oudna (ibid., 178-186), Clupea (ibid., fig. 129), Carthage (ibid., 183 et fig. 134), Hippone (Pachtère 1911, 12-13), Cuicul (Leschi 1952, 149), Caesarea (Pachtère 1911, 101-102 ; Ferdi 2005, 24) et Castellum Tingitanum (Pachtère 1911, 108 ; Abdelouahab 2006, 2314-2317) ; sur des sarcophages, comme à Milev (Benseddik 2012, 61) et Rusicade (Gsell 1898a, 32-33, pl. II, fig. 1)3, et sur une plaque de chancel de Hr Djelaounda (Février 1972, 172, fig. 2). Mais le bras levé, sans arme, apparaît déjà en Afrique très anciennement, par exemple sur les gravures rupestres de l’Atlas (Safiet Bou Rhenane) (fig. 4) et sur des stèles libyques préromaines : Abizar, Souama, Bou Djemaa, Cheurfa, Thala Gala, Chemini, Ahriq Abbad, Tifra (Laporte 1992, 394-395). Sur ces dernières, geste de salut ou d’oraison, le bras levé pouvait avoir une portée plus complexe en raison de la présence d’un anneau tenu entre la paume et le pouce (Wuilleumier 1928, 13).

Fig. 4. Safiet Bou Rhenane. Chevaux gravés de la steppe algérienne, H. = 167 cm (Lhote 1984, 43)

13Le défunt, de son vivant, ou sa famille ont choisi deux thèmes iconographiques à la mode à partir du milieu du ii^e siècle : celui du banquet funèbre et celui de la chasse. S’agissant d’un monument funéraire, le riche décor qu’on y a sculpté ne peut qu’y avoir été approprié. L’atelier qui a produit la stèle de Tazrout étant évidemment régional ou local, ces images à connotations à la fois profanes et funéraires étaient destinées à figurer le défunt paré des privilèges de sa caste ou dans la gloire du combattant, à exprimer le souhait de celui-ci de s’adonner dans l’au-delà à son occupation terrestre favorite, enfin à symboliser le combat victorieux sur la mort matérielle et sur la mort de l’âme, la promesse d’une immortalité céleste (Cumont 1966, 453 sq. ; Aymard 1951, 514). Spirituel est donc le lien entre les deux faces de la stèle, entre la scène de chasse et celle du banquet, car celui qui avait constamment bravé le danger – ce qu’affirme le bras levé du Chef ou du Chasseur Victorieux –, était jugé digne de participer au festin des bienheureux. Loin de relever du simple formalisme religieux, l’art funéraire apparaît ici plus attentif à la signification des scènes et au bénéfice surnaturel qui en résultait aussi bien pour le spectateur que pour l’auteur du monument (Picard 1951, 72-85).

 

La stèle de Tazrout et les stèles à banquet de Kabylie

14De style indubitablement « romain », datable du Haut-Empire, c’est par sa composition originale et son évidente appartenance à la série des stèles de chefs indigènes de Kabylie plus que par sa qualité artistique que ce monument retient l’attention. À côté des célèbres stèles préromaines du type Abizar, provenant du Djurdjura et de la vallée de la Soummam et datées des iii^e-ii^e siècles av. J.-C. (Laporte 1992, 389-423)4, les stèles à registres recueillies dans la même région ne déparent pas (fig. 5-14).

Fig. 5. Toudja (del. L. Renier).

Fig. 6. El Kheloukh (del. Ch. de Vigneral).

Fig. 7. Bassia.

Fig. 8. Bassia (del. Ch. de Vigneral).

Fig. 9. Ighil Oumced A.

Fig. 10. Ighil Oumced B (del. J.-P. Laporte).

Fig. 11. Castellum Tulei A.

Fig. 12. Castellum Tulei B.

Fig. 13. Tigisi (del. Ch. de Vigneral).

Fig. 14. Oubekkar (cliché Doublet).

15La stèle de Tazrout est la seule de ce tableau à avoir été sculptée sur les deux faces et à présenter un décor aussi riche, même si l’on peut regretter l’absence d’inscription. Elle prend place dans un corpus, à ce jour propre à la Kabylie5, qui présente des chefferies kabyles alliant fidélité à la civilisation libyque et attachement à celle de Rome.

Cheval et cavalier dans la tradition paléoberbère

16La manière de monter des Numides et la familiarité qu’elle implique attesteraient une lointaine origine préhistorique du cheval barbe (berbère, barbaresque) en Afrique du Nord (Camps 1986, 47). Au Sahara central, les premiers chevaux apparaissent sur les peintures en style d’Ihéren (3^e millénaire av. J.-C.). Au cours du 1^er millénaire av. J.-C., les Équidiens conducteurs de chars deviennent exclusivement des cavaliers comparables à ceux que les historiens anciens nommeront Gétules et Garamantes. Dans le nord, les chevaux sont présents sur des gravures et des peintures de l’Atlas : El Hasbaïa, Garet el Hamir, Guerar el Hamra, Kef Mektouba, Milok II, Ragoubet Heriz, Rakoussa, Rocher des Pigeons, Safiet bou Rhenane, à Moghar et Tahtani (Lhote 1984, 43, 159, 195). Ceux de Safiet bou Rhenane, de Ragoubet ben Ahriz et du Rocher des Pigeons, datés du iii^e siècle av. J.-C., présentent des traits propres au type barbe (Aumassip et Kadri 2002, 41). Dans ces régions, à cette époque, le cheval figure seul, monté, souvent à cru, ou simplement accompagné, parfois avec des éléments de harnachement, comme la longe ou le collier. À Safiet Bou Rhenane, dans la région de Djelfa, on a finement incisé plus de vingt chevaux et huit personnages dont cinq cavaliers : scènes de chasse à l’antilope oryx et à l’autruche, inscriptions libyques verticales. Ces silhouettes sont celles de nos stèles de Kabylie.

17Les représentations de l’equus numidicus – le cheval numide6 –, dans des scènes de chasse, de course ou de cirque de l’Afrique antique, sont d’un réalisme surprenant (Bernard 1906, 3-13 ; Lassère 1991, 1355). Stèles numides, mosaïques et monnaies, tant puniques que numides (Soltani 2013, 261-266), figurent un cheval du type barbe dont la morphologie apparaît inchangée depuis deux millénaires : cheval carré, forme bréviligne ou médioligne, petite taille (les jambes du cavalier dépassent toujours la poitrine du cheval), tête volontiers allongée à front bombé, chanfrein droit ou légèrement convexe, oreilles plutôt courtes, encolure courte à large attache, croupe souvent fuyante, parfois arrondie, longue queue attachée bas, crins longs, toupet fourni, jambes fortes (Bernard 1906, 31 ; Lassère 1991, 1355 ; Aumassip et Kadri 2002, 45). Compte tenu de la difficile lisibilité des images, les traits des chevaux sculptés sur le monument de Tazrout me paraissent être ceux de l’equus numidicus, tels qu’on les trouve aujourd’hui chez le barbe, le cheval du nord de l’Afrique. On le reconnaît sur des mosaïques de Volubilis, Caesarea, Castellum Tingitanum7 et Cuicul, ainsi que sur deux plaques peintes recueillies dans la nécropole de Djorf Torba (380 av. J.-C. - 340 apr. J.-C.)8. Traditionnellement montés à cru et sans bride, les chevaux numides sont « petits, mais rapides et dociles au point qu’on les dirige avec une petite baguette. Leurs colliers sont de fibre ou de crin » (Strabon, XIV, 7) ; ainsi ils apparaissent sur la colonne Trajane, sous le commandement de Lusius Quietus. Au vu de leurs qualités, on en a doté toutes les troupes en charge du limes, comme à Gemellae par exemple (CIL VIII, 17978, 35). Pour Némésien de Carthage, « c’est avec l’âge seulement que le cheval maure acquiert le talent de soutenir ainsi sa course ; mais jusque dans sa vieillesse il conserve une vigueur juvénile. Tous les mérites qu’il a eus dans sa maturité, il les garde jusqu’au bout et son ardeur ne s’épuise qu’avec son corps » (Cynegetica, 259-282). D’après l’Expositio totius mundi et gentium LX-LXI (milieu du iv^e siècle), le cheval représentait une production et une exportation majeures de la Numidie et de l’Africa. Une mosaïque d’Oued Athmania (v^e siècle) figure le domaine de Pompeianus, pourvu d’écuries pouvant loger 50 chevaux de courses (Poulle 1878, 431-454).

La chasse en Afrique du Nord

18L’Afrique était le pays de fauves redoutables et des grandes chasses par excellence. En témoignent aussi bien les auteurs grecs et latins9 que les monnaies et les mosaïques. Le lion, en particulier, était considéré comme un véritable fléau contre lequel on usait de diverses techniques dont la chasse à cheval (Aymard 1951, 404-419). Jugurtha s’adonnait à la grande chasse africaine avec une adresse telle que Salluste compta ses exploits cynégétiques au nombre des éléments constitutifs de la uirtus du prince numide10. Bocchus, roi de Maurétanie, a mis à la disposition de Sylla des chasseurs numides qui clouèrent au sol, de leurs javelots, 100 lions jetés dans l’arène, libres de chaînes, pour un spectacle royal11. Le spectacle offert par L. Domitius Ahenobarbus en 61 fut animé par 100 ours de Numidie traqués par autant de veneurs africains (Pline l’Ancien, H.N., VIII, 131). Stace rapporte que les Libyens se réunissaient en fortes troupes greges uenantum pour des parties de chasse ou des expéditions punitives (Theb., VII, 673-674) ; dans l’un de ses poèmes, un lion apprivoisé est envoyé à l’amphithéâtre : cerné par une troupe de chasseurs massyles (grege Massylo clausus), il effectue un bond désespéré au-dessus de l’épieu qui le déchire et retombe dans une fosse cachée (Silu., II, 5, 7-10)12.

19Également réputée, la chasse africaine au lièvre à cheval (Bernard 1906, 3 sq.) est illustrée notamment par la mosaïque du Seigneur Julius de Carthage et le sarcophage de Rusicade aux scènes cynégétiques et champêtres où un chasseur à cheval, accompagné de deux sloughis, galope derrière un cerf et un lièvre (Gsell 1898a, 32-33, pl. II, fig. 1)13. La part prise par les grandes chasses africaines dans l’essor de la grande Venatio romaine devrait nous épargner le recours à l’héritage de l’Orient hellénistique (Aymard 1951, 74-76 ; 83-85). Alexandre conquérant et chasseur à la fois, tout légendaire qu’il fût, ne saurait éclipser, en Afrique, un Jugurtha entraîné depuis son jeune âge à affronter les animaux les plus féroces (Salluste, Bell. Iug., VI, 1 ; VI, 2). Comme en Thrace où la figuration hellénistique chasse et banquet a profité de la préexistence d’un « héros cavalier », l’adoption de cette symbolique funéraire par nos principes de la Kabylie antique a été servie par une longue tradition religieuse et iconographique locale. Sur les mosaïques africaines dédiées aux chasses héroïques de grands propriétaires terriens comme sur les reliefs de la Kabylie antique, c’est la dignité princière qui transparaît.

20Dans diverses civilisations et à toutes les époques, les notions de bataille et de chasse étaient confondues. Dans la culture gréco-latine, l’art cynégétique était considéré comme une bonne préparation à l’art de la guerre car forgeant la volonté, l’endurance et le courage (Aymard 1951, 469)14. D’ailleurs, dans les chasses aux bêtes sauvages de grande taille, il arrivait aux empereurs romains de mobiliser l’armée elle-même (Sextus Julius Africanus, Cestes, VII, 1, 14). Chasses des empereurs ou des hauts dignitaires en costume de guerre avec la cuirasse et le manteau flottant montrent que l’art triomphal romain ne fut pas en reste. De même que l’imperator victorieux parcourt, bras levé et sans combattre, le champ de bataille, de même le maître d’équipage galope, bras droit tendu ou levé : même geste triomphal. La scène de chasse sur la stèle de Tazrout serait-elle une image conventionnelle empruntée au répertoire gréco-romain ou rappelle-t-elle, plutôt, les exploits cynégétiques du défunt ? Chasse et guerre pouvant apparaître comme des moments également forts où le chef devait assurer le salut des siens, un tel décor pouvait participer d’un rituel à même de favoriser son héroïsation, mais cette multitude de personnages armés, à pied ou à cheval, sous son commandement, n’a-t-elle pas eu aussi pour objectif de rappeler sa fonction guerrière de princeps maure ? Les troubles qui ont agité la Maurétanie césarienne aux iii^e et iv^e siècles, dont la guerre de Firmus, ne sauraient être évacués.

Le chef de tribu en Maurétanie césarienne

21Datable du iii^e siècle apr. J.-C., époque de reconnaissance des chefferies tribales par l’autorité romaine, le monument de Tazrout illustre, comme les dix autres monuments funéraires de la série, le degré d’héroïsation sinon même de divinisation de certains chefs de tribus dont il serait intéressant de mesurer la puissance spatio-temporelle à une époque où la région était souvent en révolte contre Rome. Nombre de tribus indigènes attestées dans cette partie de la Maurétanie césarienne demeuraient, en effet, unies contre la pénétration romaine : Macurebi, Icampensses, Barzugulitani et Fluminenses, peut-être, Toulensii, Isaflenses, Rusuccenses, Ferratenses, Quinquegentanei, Tundenses, Nababes, Massinissenses, Gebatuoü et Bauares (Desanges 1962, 43-73). Dans une contrée pourtant facile à urbaniser et à romaniser, Rome préféra laisser un certain pouvoir militaire ainsi que le contrôle et la direction des tribus à des chefs indigènes, comme Vergien Nerdocen dans la région de Toudja qu’elle remercia par l’octroi de la citoyenneté romaine à titre individuel, ou Mlilcin Mioinedin (?) et Amdieuma, fils d’Aumatsin ( ?), du Castellum Tulei (cf. le corpus). Des stèles offrant l’image d’un chef à cheval, accompagné d’autres cavaliers, brandissant une baguette/javeline dans la main droite levée, ou allongé sur une kliné, attestent la force de ces symboles de la romanitas auprès de l’élite indigène dans une province agitée, entre 253 et 297, par de nombreux troubles annonciateurs de la grande révolte de Firmus. Parce que l’un et l’autre étaient des Maures placés à la tête de leurs tribus par l’administration romaine et que le souvenir de l’ancienne royauté était resté vivace dans le pays, le préfet de tribu reçut au Bas-Empire les mêmes insignes que le princeps15. Certaines tribus paraissent commandées par un regulus (« roi » ou « petit roi ») tel que le célèbre Nubel, roi des Jubaleni et père de Sammac, Firmus et Gildon. Les résidences fortifiées que ces chefs ont fait élever, les dédicaces latines qu’ils ont tenu à y faire graver – Sammac et son praesidium, M. Aurelius Masaisilen et son centenarium – confirment leur fidélité à Rome. Lorsque leurs héritiers –ou eux-mêmes–décoraient leurs sépultures des images du repas funéraire et de la chasse, ils affirmaient, sans complexe, leur insertion dans la société romano-africaine de leur temps. Près de Blad Guitoun, on a élevé, sans doute au v^e siècle, époque de la mise en place de royaumes indigènes indépendants, un grand mausolée octogonal orné d’un riche décor souvent géométrique et en partie chrétien mais reprenant des dispositions de culte funéraire venues des plus lointains horizons libyques (Gsell 1898b, 481-498)16 ; traditions ancestrales bien vivantes à côté de la romanité qui les avait en apparence supplantées pendant plusieurs siècles.

Conclusion

22La stèle majestueuse de Tazrout glorifie un chef maure à la chasse, entouré de son épouse, ses fils et ses filles, ses serviteurs. Les scènes expriment les liens familiaux, l’affirmation sociale, l’attachement à un mode de vie emblématique d’un groupe, le souci d’une héroïsation, c’est-à-dire d’une survie après la mort. On a voulu y exalter la bravoure d’un homme affrontant un gibier dangereux, mais pas seulement ; c’est la romanitas qu’on y clame et l’absence – probablement accidentelle – d’une épitaphe latine n’y contredit pas. C’est l’art gréco-romain qui se lit dans la composition en registres superposés, les costumes, les images de l’adieu et du banquet funèbre. L’importante scène de chasse, en revanche, sur la presque totalité de la face B, avec son foisonnement de figures, l’extraordinaire profusion de chevaux et de cavaliers, son horror uacui, ainsi que le souci de la frontalité et de la symétrie viennent d’ailleurs : d’un art africain plurimillénaire. N’avons-nous pas là un bel exemple du « baroque africain » cher à G.-Ch. Picard (1991, 294-296) ?

23Dans le silence des sources littéraires et épigraphiques, le monument figuré, quel que soit son degré d’achèvement esthétique, constitue souvent la seule approche possible d’un monde indigène complexe, d’une romanisation riche de multiples nuances. Malgré ses maladresses, la stèle de Tazrout reste, en effet, un beau produit d’art romain provincial, vivace et sincère, dont la portée est loin d’être négligeable pour une histoire qui ne peut se réduire à son aspect militaire ou politique17. Insérée dans une série propre à la Kabylie (Février 1972, 154), elle nourrit, d’abord, le dossier iconographique des grandes familles de notables indigènes romanisés dans cette partie montagneuse de la Maurétanie césarienne, ensuite nos connaissances sur les croyances eschatologiques d’une société tribale montagnarde des ii^e-iii^e siècles apr. J.-C. Enfin, elle vient ranimer la discussion sur la naissance et le développement d’une telle iconographie dans la région, sur l’interaction d’un substrat libyque avec des valeurs gréco-romaines importées au sein des élites indigènes, sur les couples réalisme-stéréotype, cultuel-profane. À quels facteurs historiques, ethniques, sociaux et religieux devons-nous ce groupe de stèles ? C’est là un exemple tangible de la rencontre tourmentée, dans cette culture régionale si particulière, entre les deux courants libyco-punique et gréco-romain qui ont fait l’Afrique romaine.