1Le cheval faisait partie intégrante de la vie de l’homme en Cyrénaïque durant l’Antiquité, où il était très étroitement lié au char. Animal à la fois de course et à vocation militaire, il jouait aussi un rôle dans les transports et les communications.

2Nous pouvons aujourd’hui affirmer avec certitude que l’utilisation du cheval monté ou attelé remonte à l’époque protohistorique, grâce à la série de gravures rupestres inédites mises au jour en 2009 dans un abri sous roche au sud-ouest de Tocra. Les deux chevaux sellés et bridés ainsi qu’un char schématique constituent des documents de premier ordre sur la connaissance des populations libyennes du nord de la Libye en matière de dressage des chevaux.

3Aussi cette découverte pose-t-elle la question de l’introduction du char en Cyrénaïque bien avant l’arrivée des Grecs en Libye dans la seconde moitié du vii^e siècle av. J.-C., et conduit-elle à s’interroger sur l’emploi qu’en faisaient les tribus libyennes. Il convient également d’étudier le dispositif d’attelage des quadriges cyrénéens de l’époque grecque, qui diffère sensiblement de celui utilisé dans le monde grec (excepté pour Chypre), et l’utilisation du char si répandue à cette époque en Cyrénaïque.

L’introduction du char en Cyrénaïque avant l’arrivée des Grecs

4Le cheval du type barbe occupait une place essentielle dans la vie de l’homme en Afrique du Nord. Il correspondrait, selon certains, aux plus anciens chevaux domestiques attestés en Afrique (Aumassip et Kadri 2002, 29-53). Et si le débat sur cette origine locale reste ouvert1, il n’en va pas de même pour le char qu’utilisaient les Libyens et qui, lui, a bel et bien été introduit. Nous pouvons alors nous demander par quel intermédiaire les Libyens ont appris à atteler les chevaux.

5Les témoignages sont nombreux à relater la possession de chevaux et de chars dans l’armée égyptienne à partir de 1580 av. J.-C. et il est assez probable que l’utilisation du cheval attelé se soit propagée à partir de l’Égypte vers l’ouest (Desanges 1980, 464). L’Égypte aurait d’ailleurs connu ce mode d’attelage par l’intermédiaire des Hyksôs (Camps 1993a, 1886) qui arrivèrent à l’est du delta du Nil au cours de la seconde période intermédiaire.

6En avril 2009, à l’occasion d’une opération de vérification sur le terrain au sud-ouest de Tocra (antique Taucheira), nous avons découvert fortuitement le site remarquable de Kaf Tahr avec ses deux séries de gravures rupestres inédites réalisées, sur la paroi rocheuse du fond, sur environ 10 m de long (Marini, Faucamberge et Nasser Katab 2010, 275-287) (fig. 1). Ces gravures appartiennent à au moins deux périodes chronologiques différentes ; la série supérieure daterait probablement de l’époque préhistorique, tandis que la série inférieure appartiendrait à l’époque protohistorique. Cette dernière période, bien connue au Fezzan libyen (« période libyco-berbère » ou « période caballine »), n’avait alors jamais été mise en évidence en Cyrénaïque.

Fig. 1. Visite de Kaf Tahr en 2012 avec le Directeur des Antiquités de Benghazi et l’inspecteur de Tocra (cliché de l’auteur).

7Les gravures de la série inférieure, réalisées à hauteur d’homme et de manière horizontale, représentent une scène de chasse dans laquelle un groupe d’animaux se trouve encadré par un homme armé d’une épée et d’un bouclier rectangulaire à gauche et de deux chevaux sellés et bridés à droite (fig. 2). Les figures de l’homme et des chevaux sont les premières de la sorte à avoir été découvertes en Cyrénaïque. Elles attestent la domestication du cheval et peut-être également l’utilisation de la métallurgie par les Libyens de Cyrénaïque avant la période historique.

Fig. 2. Les gravures protohistoriques de Kaf Tahr (encadrés en rouge, les gravures du guerrier, du char schématique et des deux chevaux) et le détail de la gravure du char (clichés et dessin de l’auteur).

8Sur cette scène, nous distinguons également la présence de deux couples de motifs situés de part et d’autre du groupe d’animaux formant le panneau central. Le premier couple est intéressant à plus d’un égard : la gravure de gauche pourrait être la représentation d’un zoomorphe dont le trait ovalaire dessinerait le contour du corps d’un animal assez imposant, peut-être un bovin ; quant au motif de droite, il s’agit très probablement de la représentation schématique d’un char dételé possédant un seul timon relié à une plateforme rectangulaire, destiné à recevoir un attelage de deux bêtes2. Les gravures de biges à plateforme rectangulaire sont nombreuses à avoir été découvertes dans le Sahara atlantique, le Sahara algérien (Ti-n Hanakaten, Tabarakkat et oued Imirhou, Tassili-n-Ajjer), l’Atlas saharien (stations du Méandre ; Oued Lar’ar), l’Adrar des Iforas au nord du Mali, l’Aïr au nord du Niger et dans une moindre mesure au Fezzan3.

9Il est difficile de savoir qui ont pu être les auteurs de ces gravures, tant nos connaissances sur les tribus à l’époque protohistorique sont lacunaires. Et les localisations géographiques que l’on prête aux anciennes formations des peuplements Libou (ou Rebou) et Meshwesh (ou Mâchaouach), comme étant originaires de Cyrénaïque et de Marmarique4, sont loin d’être assurées. Mais il est à retenir que ces formations se trouvaient avec vraisemblance à l’ouest du Nil, même si leur situation a pu varier dans le temps. Et il est intéressant de relever dans les sources égyptiennes que les Libyens Meshwesh possédaient des chevaux et des chars qu’ils avaient probablement introduits depuis l’Égypte au Nouvel Empire5. Aussi peut-être y a-t-il un lien entre ces populations, qui à l’époque protohistorique utilisaient des chevaux et des chars, et la gravure schématique du char de Kaf Tahr.

10On peut alors supposer l’existence à la période dite « caballine » ou « équidienne » (3500-2500 BP), soit à la fin du II^e millénaire ou au début du i^er millénaire av. J.-C., d’une voie de propagation de l’utilisation du char de l’Égypte se déployant en direction du nord de la Libye (Camps 1993b, 1909), et non plus seulement vers le sud libyen. Toutefois, cette hypothèse ne pourra trouver pleinement confirmation que par la découverte d’éléments nouveaux sur la culture des populations de l’époque protohistorique en Cyrénaïque. Il est en effet impossible pour le moment de dater avec précision les gravures protohistoriques de Kaf Tahr, cette période qui sépare la fin de la Préhistoire du début de la colonisation grecque n’ayant jamais été mise en évidence en Cyrénaïque.

Les Libyens conducteurs de char et la spécialisation libyenne

11L’usage du char par les peuples libyens de Cyrénaïque depuis l’époque protohistorique pourrait se voir confirmé par l’utilisation qu’en faisaient les tribus libyennes du nord de la Libye à l’époque gréco-romaine. Selon les témoignages d’Hérodote (IV, 170-171, 180, 183 et 193) et d’Arrien (Diad., I, 17), ce sont au moins six peuples libyens qui connaissaient l’art d’atteler les chevaux (d’est en ouest : Asbystes ; Bakales ; Garamantes ; Machlyes ; Ausees ; Zauèces ; fig. 3). Il faut néanmoins opérer une distinction entre ces différents peuples à charrerie qui appartiennent à des zones géographiques éloignées. Le fait que les Zauèces, les Ausees et les Machlyes se situent en territoire carthaginois, les Garamantes dans le Fezzan libyen et les Asbystes et les Bakales en Cyrénaïque, rend vaine l’idée de transfert d’éléments de technologie d’une région à l’autre. Et s’il est tout à fait probable que les Libyens de la Petite Syrte aient emprunté aux Carthaginois leur savoir-faire en matière de charrerie, il en est autrement pour les peuples du Sahara et de Cyrénaïque chez qui l’usage du char semble être plus ancien.

Fig. 3. Les tribus libyennes conductrices de char d’après Hérodote et Arrien (carte réalisée par l’auteur).

12Leur connaissance en la matière a valu aux Libyens d’être enrôlés à plusieurs reprises dans les armées des grandes puissances de l’époque. En effet, d’après les auteurs anciens, la charrerie libyenne semble avoir joui d’une grande réputation auprès des Grecs et des Perses qui ont incorporé dans leurs armées des « Libyens conducteurs de chars ».

13Lorsqu’Hérodote, décrivant les contingents étrangers dans l’armée de Xerxès en marche vers la Grèce, déclarait que les Libyens « conduisaient tous les chars » (VII, 86), il nous informe sur leurs connaissances en matière d’attelage et de menage des chars. Il écrivait également que c’étaient « les Arabes qui menaient les chameaux et les Libyens qui conduisaient les chars » (VII, 184). Par ailleurs, l’expression « char libyen » utilisée par Diodore de Sicile (XX, 38, 2) pour qualifier les chars présents dans l’armée d’Agathocle, parti à la rencontre des Carthaginois en 310 av. J.-C., se rapporte pour les Grecs aux populations libyennes du nord de l’Afrique et non aux peuples à charrerie du Sahara méridional. Cette expression pourrait vouloir signifier que les Libyens ont créé un mode d’attelage particulier.

14Hérodote avait bien remarqué cette « spécialisation libyenne », selon l’expression de J. Spruytte, lorsqu’il déclarait « c’est encore des Libyens que les Grecs ont appris à atteler ensemble quatre chevaux » (IV, 190). Il disait sûrement vrai car le mode d’attelage des peuples du Sahara, qui correspondait peut-être à celui des Libyens, diffère de ce qu’ont connu les populations de l’Europe méridionale, du Proche-Orient et de l’Égypte (Dupuy 2011, 31). En effet, la plateforme des chars sahariens était dépourvue de garde-corps du type caisse ou rambarde (Spruytte 1996, 33 et 36 ; Camps 1993a, 1878 ; Dupuy 2011, 30-31). Bien que l’introduction du char à partir de l’Égypte soit la plus plausible, les peuples du Sahara et les Libyens ont pu aussi seulement emprunter aux Égyptiens des éléments de technologie et réaliser un engin approprié à leurs besoins.

15Alors si les Libyens s’étaient spécialisés dans l’attelage des chevaux, il est certain que les Cyrénéens apprirent beaucoup à leur contact, et surtout en ce qui concerne le dressage des chevaux6. Pour exemple, nous pourrions nous référer à Pausanias qui, relatant les victoires des vainqueurs aux jeux Olympiques au iv^e siècle av. J.-C., précisait que le petit-fils de Μνάσαρχος Θευχρήστω avait la particularité d’élever ses chevaux à la façon des Libyens (Pausanias, VI, 12, 7). Cette grande famille de propriétaires terriens devait donc être en relation avec des Libyens, et il est probable que ce sont ces derniers qui procédaient au dressage des chevaux sur ses terres. En effet, il est impensable que les Grecs eux-mêmes aient recouru à cette pratique, car nous savons, d’après Xénophon, que le dressage des chevaux montés était confié à des esclaves ou des palefreniers (De l’art équestre, II, 1-5). Nous pouvons alors « considérer que le dressage des chevaux à l’attelage ait offert encore moins d’intérêt pour les utilisateurs » (Spruytte 1996, 70). Les Libyens sont donc parvenus à développer des relations si étroites avec les chevaux qu’on leur reconnaissait cette spécificité en matière de dressage, au point même que, dans son poème sur la Victoire de Sosibios datant probablement de 246 av. J.-C. ou peu après (Meillier 1979, 236), Callimaque qualifiait le cheval libyen de cette manière : Ἀσϐύστης ἵππος (« le cheval des Asbystes »)7.

L’adoption par les Cyrénéens de la technique d’attelage libyenne

16Nous pourrions en conclure que les Grecs se trouvaient alors dans un environnement familier lorsqu’ils débarquèrent en Libye, car ils connaissaient le char depuis l’époque mycénienne8. L’assertion d’Hérodote selon laquelle les Libyens ont appris aux Grecs l’art d’atteler les chevaux n’est donc pas tout à fait exacte. Cependant, il est très probable que les Libyens leur aient appris une autre manière d’atteler les chevaux. Fr. Chamoux (1990, 10) avait remarqué que le dispositif d’attelage des quadriges dans le monde grec différait sensiblement de celui utilisé par les Grecs de Cyrénaïque et les Chypriotes (ibid. 10 et 16)9.

17Le char grec traditionnel était muni d’un unique timon médian fixé à la caisse du char, qui portait à son extrémité un seul joug reposant sur les garrots des deux chevaux disposés de part et d’autre du timon, tandis que les deux chevaux extérieurs n’étaient reliés au quadrige que par des traits, des courroies de cuir attachées au collier de gorge des chevaux (fig. 4a). Cela explique que dans les représentations iconographiques les chevaux placés à l’extérieur soient figurés un peu en avant des deux timoniers (Chamoux 1955, 22-23). Ce dispositif fragile convenait bien aux chars de course utilisés sur les pistes planes des hippodromes, mais ne permettait pas une utilisation du char sur des terrains cahoteux.

18L’originalité des chars cyrénéens et des chars chypriotes tenait à l’emploi de deux timons. Chez les Cyrénéens, lorsque le char était muni de deux timons, ces derniers étaient placés dans le prolongement des extrémités de la caisse du char et permettaient d’atteler les chevaux par paire grâce à des jougs disposés sur leurs garrots (Chamoux 1990, 13) (fig. 4b)10. Une courroie de cuir devait sans doute relier les colliers de gorge des deux chevaux placés à l’intérieur. Ce système d’attelage des chars cyrénéens se rapproche sensiblement de la technique utilisée par les peuples du Sahara, à la différence que les jougs étaient placés sur les garrots chez les Cyrénéens (et les Chypriotes) (Crouwel 2002, 157), et non pas sous les têtes des chevaux (barre de traction)11. Cependant, le résultat devait en être assez proche : les chevaux, placés sous les jougs, permettaient d’exercer sur le char la même force de traction étant donné qu’ils étaient dans l’obligation d’avancer à la même allure. Quelques monnaies d’or de Cyrène (fig. 5a-b) et des reliefs votifs représentant des quadriges où les chevaux sont figurés exactement de front sur la même ligne attestent cette pratique cyrénéenne12. De plus, sur quelques monuments où le quadrige est représenté de trois-quarts, il est possible d’apercevoir l’extrémité du joug sur le garrot du cheval placé à l’extérieur et qui apparaît au premier plan.

Fig. 4. Chars attelés. De gauche à droite : char grec à timon unique ; char cyrénéen à double timons ; char cyrénéen à trois timons ? (dessins de l’auteur).

Fig. 5. Monnaies d’or de Cyrène (Paris, Cabinet des Médailles) : a. à gauche, Niké conduisant un quadrige (fin du IV^e siècle av. J.-C.) ; b. à droite, Niké conduisant un quadrige (époque d’Alexandre) (Chamoux 1990, p. 11, fig. 1 et p. 15, fig. 6).

19Par ailleurs, Fr. Chamoux a proposé de reconnaître un char à trois timons sur une monnaie d’or de l’époque d’Alexandre reproduisant un quadrige de face mené par une Niké (Chamoux 1990, 15, fig. 6) (fig. 5b). Il me semble toutefois difficile d’identifier les timons avec les traits verticaux que l’on distingue entre chacun des chevaux car ils se terminent au niveau de l’encolure des chevaux et non des garrots ; ils seraient donc placés trop haut. Mais peut-être était-ce dû à une maladresse du graveur. Quoi qu’il en soit, le char à trois timons devait être encore plus solide grâce à ses trois points d’attaches fixés sur un joug unique (fig. 4c)13. Mais l’utilisation qui en était faite devait sans doute être différente de celle du char à deux timons. Chez les peuples à charrerie du Sahara, l’emploi de chars munis parfois de plus de trois timons permettait de dresser ensemble autant de chevaux qu’il y a de place disponible entre les timons. Ce type d’attelage correspondait à une pratique de débourrage rapide (Spruytte 1986, 41). Cela devait ensuite autoriser à poursuivre le dressage avec un char à deux timons, qui laisse plus de liberté aux chevaux, en particulier lorsque ceux-ci étaient reliés à deux jougs séparés. En effet, il est difficile de comprendre sinon « comment pourraient tourner à angle droit quatre chevaux étroitement encadrés entre les timons » (ibid., 54).

20Il faut ajouter à cela le témoignage d’Énée le Tacticien, selon qui le char cyrénéen n’était pas un char de guerre : « On rapporte que Cyrène et Barcé, et certaines autres villes, envoyaient des expéditions de secours par de longues routes carrossables au moyen de chars à deux et quatre chevaux. Quand les chars étaient arrivés à l’endroit convenable, et s’étaient rangés en files, les hoplites qui en descendaient et se mettaient en ordre de bataille se portaient immédiatement, puisqu’ils étaient tout frais, contre l’ennemi. Ainsi, ceux qui ont des chars en abondance ont là un bel avantage ; leurs soldats arrivent vite et sans fatigue au point utile. Les voitures peuvent aussi, tout de suite, servir de rempart pour le camp, et les soldats atteints de blessures ou d’un accident quelconque être, grâce à elles, évacués sur la ville » (Poliorcétique, XVI, 14-15, trad. A.M. Bon)14. Le char cyrénéen ne servait alors qu’au déplacement des soldats jusqu’au lieu des batailles, ce qui leur évitait de mener des expéditions de longues distances à pied. Ces chars étaient donc bien mieux adaptés que le char grec traditionnel aux immenses terrains caillouteux qui caractérisent la Cyrénaïque. Car à la différence de la Grèce où l’on se déplaçait à pied, en Cyrénaïque, les vastes espaces de la chôra de Cyrène et des autres cités grecques obligeaient les Grecs à se déplacer à cheval ou en char.

21La comparaison effectuée par Xénophon (Cyropédie, VI, 1, 27)15 entre les chars cyrénéens et les chars troyens prend alors tout son sens. Il indique que Cyrus, qui possédait des chars cyrénéens dans son armée, avait fait abolir « l’usage des chars tels qu’étaient jadis ceux des Troyens et tels que sont encore ceux des Cyrénéens ». Il fallait alors remédier à l’inconvénient de ce type de char qui, comme il est décrit par Homère dans l’Iliade (2, 220-232)16, était de construction légère et servait seulement aux héros pour se déplacer, car lorsqu’ils arrivaient au lieu de la bataille, ils en descendaient pour combattre. D’autre part, Xénophon constate des ressemblances entre les chars cyrénéens et les chars asiatiques : « jusque-là, les peuples de Médie, de Syrie, d’Arabie et tous ceux de l’Asie se servaient de chars tels qu’en ont encore maintenant les Cyrénéens » (Cyropédie, VI, 1, 27 ; VI, 1, 51-52 et 4, 2)17. En effet, Eschyle, dans les Perses, évoque les chars lydiens figurant dans l’armée de Xerxès et les qualifie de δίρρυμά τε καὶ τρίρρυμα τέλη, soit des escadrons de chars à « deux ou trois timons » (Perses, 47 ; voir Chamoux 1990, 16). Nous avions vu précédemment que les Hyksôs, qui régnèrent sur la Basse et la Moyenne-Égypte avant le milieu du II^e millénaire av. J.-C., avaient sans doute porté à la connaissance des Égyptiens l’art d’atteler les chevaux. Dans ces conditions, si les Libyens tenaient cet art des Égyptiens, qui le tenaient eux-mêmes des Hyksôs, il est tout à fait concevable que les Libyens aient appris aux Grecs une manière différente d’atteler les chevaux, comme l’atteste Hérodote.

Les différents emplois du char cyrénéen

22D’après l’étude d’A. Laronde sur la composition de l’armée de terre cyrénéenne, les unités se rattachant à la cavalerie et à la charrerie sont nettement prédominantes18. En effet, dans les listes de militaires que l’épigraphie a conservées pour la seconde moitié du iv^e siècle av. J.-C., les λόχοι (escadrons) de quadriges constituaient avec les triacatiarques (commandants des éphèbes) les corps les plus importants de l’armée qui étaient aux mains des grandes familles cyrénéennes (Laronde 1987, 134). Les quadriges employés à la guerre, qui correspondaient en fait à une infanterie portée, nécessitaient la présence de deux hommes : un soldat en armes, παραιϐάτης, et un cocher, ἡνίοχος19. Il est intéressant de remarquer que les aristocrates, qui appréciaient particulièrement les noms en rapport avec l’armée et les activités militaires, avaient donné leur préférence aux noms en rapport avec la charrerie, tels Ἡνίοχος ou plutôt Ἁνίοχος, et Παραιϐάτης ou plutôt Παραιϐάτας en dialecte dorien (Laronde 1987, 129 et 135 n. 7 et 8 ; Luni 1976, 235). Et tandis que la participation de cochers libyens, autochtones, aux agônes (jeux) est peu envisageable, il est très probable qu’ils prenaient part à la conduite du char en période de guerre : les tribus libyennes du nord, et notamment celles qui connaissaient l’usage du char, étaient les premières concernées par les incursions des pillards venant du sud pour razzier l’arrière-pays, là où justement elles se trouvaient.

23Si les Cyrénéens pratiquaient également l’équitation, leur préférence allait vers les attelages et particulièrement les quadriges qu’ils utilisaient encore à la guerre en pleine époque classique selon le témoignage de Xénophon, alors que ceux-ci n’étaient plus employés depuis le haut-archaïsme dans la plupart des armées grecques, sauf chez les Chypriotes (Chamoux 1990, 8 ; 1953, 236). Cette survivance du char en contexte militaire pourrait s’expliquer par l’usage qu’en faisaient les tribus libyennes des Asbystes et des Bakales, qui pratiquaient elles-mêmes ce mode de combat20. D’après Hérodote, les Asbystes n’étaient pas « les moins habiles des Libyens, tout au contraire, à conduire des chars à quatre chevaux » (IV, 170). Quant aux chars à deux chevaux utilisés par la tribu des Bakales, ils avaient permis la capture du mercenaire spartiate Thibron en 323 av. J.-C. (Arrien, Diad., I, 17 ; voir Marini 2013, 166-167 ; 2018, 150-151). Le char apparaît alors comme le moyen le plus commode de parcourir rapidement de vastes territoires afin de tenir en échec les raids des peuples de pillards venus du sud. Particulièrement bien adaptés au milieu dans lequel les Grecs vivaient, les chars étaient un moyen efficace et essentiel de lutte contre les assaillants. L’armée cyrénéenne, qui n’était pas appropriée à une guerre classique de type hoplitique (Laronde 2001, 645)21, avait créé une méthode de guerre originale, la seule vraiment adaptée à ces guerres d’un genre particulier qui opposaient les cités grecques aux Libyens du sud.

24Le cheval barbe semble s’être le mieux apprêté aux courses de chars, comme le prouvent les nombreuses victoires cyrénéennes lors des jeux panhelléniques. Depuis les victoires d’Arcésilas IV à Delphes (462 av. J.-C.) et à Olympie (460 av. J.-C.), les athlètes cyrénéens furent nombreux à se distinguer dans cette discipline22. Ces victoires à la course de char remportées par les Cyrénéens tendent à démontrer que l’éducation gymnasiale cyrénéenne possédait de très bons maîtres d’équitation23, qui existaient toujours à l’époque hellénistique, alors que l’éphébie attique n’en comprenait pas (Luni 1976, 269). Les représentations de quadriges de course ornaient volontiers les gymnases (ibid., 223-284) : de nombreuses bases probablement votives (ibid., 266, fig. 36)24, où se trouvent parfois des graffiti d’éphèbes25, ont été découvertes à Cyrène et à Ptolémaïs. Les quadriges de course cyrénéens figurent également sur des stèles ou des reliefs, comme celui du iv^e siècle av. J.-C. qui représente un quadrige de course, vu de trois quarts, conduit par un cocher qui porte un long chiton, la xystis (Laronde 1987, 130, fig. 35 et p. 131 ; Luni 1976, 265, fig. 35). Signalons également les deux statues d’auriges trouvées à Cyrène (Luni 1976, 264).

25Par ailleurs, les athlètes qui s’étaient distingués dans les courses de chars, mais également de chevaux montés, devaient disposer d’un niveau élevé de fortune, et donc appartenir aux grandes familles de l’aristocratie cyrénéenne. Grâce aux exploits de ces derniers lors des courses, les quadriges cyrénéens acquirent une grande renommée dans le monde grec. Leur représentation sur de nombreuses monnaies émises au cours de la troisième période du monnayage cyrénéen, entre 375 et 325 av. J.-C.26, montre qu’ils étaient considérés par les Cyrénéens comme un des symboles forts de leur cité.

26Les chars étaient également très prisés des Cyrénéens pour leurs déplacements personnels, comme l’illustre tout particulièrement le témoignage du poète comique Alexis de Thourioi. Ce dernier, qui vivait au milieu du iv^e siècle av. J.-C., déclarait que les Cyrénéens rendaient leurs visites en triges :

Tu me parais être un homme de Cyrène : là-bas aussi, quand on invite une personne à dîner, il en vient dix-huit autres, ainsi que dix chars et quinze paires de chevaux ; tout ce monde-là, il faut le nourrir, si bien qu’il aurait mieux valu n’inviter personne (Athénée, XII, 510a ; Eusthate, 1148 - scholies de Lucien, éd. Jacobitz, IV, p. 253)27.

27La découverte de la gravure d’un char schématique dans l’abri sous roche de Kaf Tahr a conduit à s’interroger sur l’introduction du char en Libye avant l’arrivée des Grecs. Le savoir-faire des Libyens en matière d’attelage des chevaux semble s’être développé au contact de l’Égypte qui connut ce procédé par l’intermédiaire des Hyksôs au cours de la seconde période intermédiaire. L’emprunt aux Égyptiens d’éléments de technologie aurait pu permettre aux populations libyennes de Cyrénaïque de réaliser un engin approprié à leurs besoins, avec l’utilisation de timons multiples qui relève d’une pratique asiatique. La spécialisation des Libyens dans le dressage des chevaux et leur connaissance d’un mode d’attelage original adapté à leur pays ont conduit les Grecs à modifier leurs pratiques en adoptant ce système d’attelage. En effet, l’orientation vers une pratique déjà anciennement connue chez ces deux peuples, celle de la charrerie, a pris une importance considérable chez les Cyrénéens, au point que leurs quadriges resteront en usage au moins jusqu’au début de l’époque impériale.

28Ainsi, le climat dans lequel se trouvaient les populations grecques de Cyrénaïque était tout à fait propice au développement de leur propre charrerie et de leur cavalerie. Et elles durent comprendre rapidement la nécessité d’avoir recours au cheval ainsi qu’au char pour la circulation des personnes ou pour défendre leur territoire car ces pratiques étaient les mieux adaptées aux vastes espaces de la Libye grecque. Aussi l’utilisation du char avait-elle dû devenir un élément indispensable aux Grecs lorsqu’ils lançaient des expéditions de secours sur de longues distances. Mais il faut compter également avec les quadriges de course cyrénéens qui durent leur renommée dans le monde grec aux nombreuses victoires remportées par les Cyrénéens aux jeux panhelléniques. Ces chars étaient l’apanage de l’aristocratie, qui possédait certainement des écuries de course sur ses terres où étaient employés des Libyens pour le dressage des chevaux. Le quadrige cyrénéen devint l’un des symboles de Cyrène à l’époque classique et la réputation acquise par les chevaux de Cyrénaïque durant l’Antiquité leur permit d’être célébrés par les poètes qui chantaient Cyrène aux beaux chevaux et aux bons chars28.