La consommation animale sur le site antique et médiéval de Kouass (Maroc). Marqueur socio-culturel et artefacts taphonomiques
p. 135-140
Résumés
Cette contribution expose les premiers résultats de l’étude des restes osseux animaux collectés dans les niveaux antiques et médiévaux du site de Kouass, localisé sur la façade atlantique du Maroc, à 8 km au nord d’Asilah. L’étude des pièces osseuses découvertes dans les six secteurs du site a permis de dresser une première liste des espèces consommées à Kouass durant ces périodes. Le trait marquant est, pour toutes les phases, le rôle important dévolu au bœuf. Malgré tout, on perçoit la mise en place timide d’un nouveau système d’exploitation, indiquant par là un changement dans les habitudes alimentaires des habitants du site entre l’Antiquité et le Moyen Âge.
This contribution provides a preliminary synthesis of the study of bone remains collected in the Antiquity and medieval levels of the Kouass site, located on the Atlantic coast of Morocco, 8 km North of Asilah. The study of the few bone remains discovered in the six sectors of the site made it possible to draw up an initial list of the species consumed at Kouass during these periods. The composition of the samples from the different contexts is marked by a large predominance of the remains of large cattle. The last period shows a modification of the economic system and a probable change of the agro-pastoral systems.
Texte intégral
Le contexte des recherches
1Le site archéologique de Kouass localisé sur la façade atlantique du Maroc, à 8 km au nord d’Asilah (fig. 1), fait l’objet d’un programme de recherche depuis 20081. Les fouilles qui ont été entreprises de 2009 à 2012 ont porté principalement sur une butte d’environ un hectare située à 1 km du littoral et à 40 m au-dessus du niveau de l’océan. C’est sur cette butte que M. Ponsich signale dès les années 1960 un établissement préromain qu’il interprète alors comme un atelier de potiers en activité du ve siècle au ier siècle av. J.-C.2.
Fig. 1. Carte de localisation du site.

2À partir de 2009, les travaux ont été concentrés dans les secteurs sud et ouest (secteurs 1 et 6, fig. 2) afin de recueillir des éléments d’informations complémentaires sur la nature et la datation de structures qui, dégagées dans les années 1960, étaient encore visibles en élévation. Parallèlement, de nouveaux secteurs de fouille ont été implantés dans des zones demeurées intactes, notamment sur la bordure nord de la butte (secteur 3, fig. 2).
Fig. 2. Localisation des travaux effectués de 2009 à 2012 dans la zone de la butte (DAO : N. André).

3Ces recherches confirment que cette dernière n’a pas été réoccupée durant l’époque romaine. L’établissement dit d’époque maurétanienne peut être plus précisément daté de la fin du vie siècle aux années 30 av. J.-C. Il s’avère plus étendu qu’on ne le pensait puisque des vestiges ont pu être identifiés sur les pentes de la butte et en contrebas de celle-ci (fig. 2). Il s’agit en fait d’une agglomération dont témoignent en particulier des structures monumentales et l’existence d’une trame urbaine précoce3. Cette agglomération s’avère ouverte aux échanges avec le reste de la Méditerranée. Du ve siècle au iiie siècle av. J.-C., elle reçoit une quantité variée d’importations provenant de Grèce, de Calabre ou de Sicile méridionale, de Carthage, de Sardaigne, des Baléares, du Levant et du Sud ibériques. Ses liens avec le monde punique sont par ailleurs illustrés par la découverte d’une parure principalement constituée de bijoux en or et en argent, datable des ive-iiie siècles av. J.-C.4. Les recherches récentes démontrent également qu’une grande partie de la zone en question est réoccupée à l’époque médiévale. Cette réoccupation, datée actuellement entre le xiie et le xve siècle, est révélée par la découverte d’un nombre important de fosses dépotoirs, localisées dans tous les secteurs de fouille, mais aussi de structures établies sur deux niveaux successifs5.
4Il résulte de ces quatre années de fouilles l’acquisition de données inédites sur les modes alimentaires et sur l’élevage aux périodes maurétanienne et islamique à Kouass6. L’analyse des restes osseux récoltés étant encore en cours, cette contribution est consacrée au faciès issu de quelques contextes bien documentés : celui des fosses islamiques du secteur 3, de deux niveaux de recharge de rue aménagés dans le secteur 6 et datables de la fin du ive et du iiie siècle av. J.-C., et enfin d’un dépotoir du ve siècle av. J.-C. localisé dans le secteur 1.
5Un décompte global porte à près de 5000 le nombre de restes osseux réunis et enregistrés sur les six secteurs du site. La sélection qui a été opérée parmi eux dans le cadre de cette présentation en a réduit le nombre.
Distribution des ossements sur le site et effets des contextes sur les lots osseux
6Sur ce site d’habitat, comme sur de nombreux autres sites, les ossements d’animaux sont en général réduits à l’état de fragments, certains portant des traces de découpes, de brûlures (fig. 3) ou de dents de carnivores : ils constituent pour la grande majorité d’entre eux des déchets culinaires, auxquels peuvent s’ajouter des déchets d’éventuelles activités artisanales ou des restes d’animaux non consommés. Mais, quelque soit l’activité génératrice ou l’origine de ces vestiges, force est de constater la sensibilité de ces éléments osseux aux conditions de gisement : selon qu’ils proviennent des voiries ou des fosses dépotoirs, des différences dans l’état de conservation se constatent.
Fig. 3. Métacarpe (US 2110), mandibule (US 2095) et proximal d’ulna (US 2097) portant des traces de passage à la flamme.

7La combinaison de la masse et du nombre de restes permet, en effet, d’entrevoir des niveaux de sélection différents en fonction des contextes. La variation du poids moyen des os de bœuf, par exemple, qui renvoie au degré de fragmentation du matériel, est plus faible dans les contextes qui ont été interprétés comme étant des voiries (fig. 4). En revanche, les os de bovins trouvés dans les dépotoirs ont tendance, à Kouass, à être plus volumineux que ceux issus des niveaux de voiries du secteur 6. Ainsi, les valeurs calculées renseignent un fractionnement relativement prononcé sur l’ensemble de ces niveaux de voiries alors que les pièces osseuses collectées dans les fosses sont moins fractionnées, indiquant leur soustraction plus précoce aux agents taphonomiques, favorisant donc leur préservation.
Fig. 4. Variation de la masse moyenne des restes de bovins selon les contextes. Celle-ci, qui renvoie au degré de fragmentation, est plus faible au voisinage des voiries.

8Dans une seconde approche, il peut être considéré que la dynamique de remplissage se reflète, du moins dans une certaine mesure, dans les distributions anatomiques du bœuf, exprimées en pourcentage de masse7.
9Or, les proportions observées sur les différents contextes pointent des comportements disparates au sein de l’espèce. Ainsi, les disparités les plus fortes s’enregistrent au niveau des membres et des pieds. A contrario, les résultats obtenus sur la totalité du squelette axial pointent systématiquement des valeurs similaires et inférieures à celles du référentiel. Ce constat global souffre cependant de quelques nuances : l’homogénéité la plus marquée concerne les fosses dépotoirs des secteurs 1 et 3 alors que des divergences apparaissent dans les contextes de voiries.
10Ce schéma doit se corréler pour une part à la résistance des pièces osseuses aux agents mécaniques et physico-chimiques. Le facteur de la densité des ossements, en particulier, semble exercer une certaine influence, d’où une conservation préférentielle des régions squelettiques comportant des éléments compacts (les pieds dans le secteur 6).
11Mais le déficit d’éléments de membres (aussi résistants que ceux des pieds) dans le même secteur de la voirie n’est pas à mettre au compte de la solidité des os puisque l’on constate un déficit de pièces aussi résistantes que les pieds. Le phénomène de sélection agissant ici est donc tant d’ordre anthropique que taphonomique.
12La prise en considération des distributions anatomiques met en évidence des disparités d’un secteur à l’autre. Si l’on prend l’exemple du dépotoir du secteur 1 (phase maurétanienne 4/5), la majorité des pièces se rapportent aux membres et aux pieds, alors que le secteur de la voirie (secteur 6) est plus riche en pieds et, dans une moindre mesure, en côtes, les éléments des membres étant déficitaires. Les deux images semblent se compléter. D’un côté les rejets de consommation, de l’autre les rebuts plus éclectiques (boucherie et/ou préparation culinaire).
Les espèces consommées
13La liste taxinomique est donc composée d’une certaine variété d’animaux, au premier rang desquels figurent les domestiques avec le bœuf, le mouton, la chèvre, le porc (fig. 5). D’autres animaux plus anecdotiques, tant domestiques que sauvages, sont également présents, à l’instar du dromadaire, du chien, des équidés, du sanglier, de l’antilope, du porc épic ou encore de la tortue terrestre.
14Les poissons sont attestés sous la forme de quelques éléments esseulés. Les conditions défavorables de conservation et de récolte, liées à la taille réduite des ossements et à l’absence de tamisage, sont à l’origine de la méconnaissance de la nature et de l’importance des pratiques de pêche. Les éléments de poissons recueillis appartiennent à des espèces de fortes tailles, tel que le thon, présent aux périodes anciennes mais absent aux périodes islamiques. Les assemblages récents du site recèlent, en revanche, quelques pièces de poissons d’eau douce et marine de gabarits plus modestes (famille du mérou).
Fig. 5. Diagramme circulaire des proportions des espèces pour l’ensemble des deux grandes phases.

15Les restes d’oiseaux sont également peu nombreux : ils représentent moins de 0,1 % des restes aux périodes maurétaniennes. Ils s’avèrent toutefois plus fréquents par la suite, leur contribution s’élevant en effet à 1,3 % des restes durant la phase islamique.
16L’essentiel de la viande, quelles que soient les circonstances de sa consommation, est fourni ici par les mammifères domestiques. Comparer la participation respective de chacun des taxons domestiques à la diète carnée selon les sites demeure difficile : la démarche la plus pertinente reste la description d’une évolution diachronique sur un même site.
17Le bœuf semble dominer l’alimentation, quelles que soient les phases. Il représente, pour les phases anciennes, plus de 70 % des restes des espèces consommées. C’est dire la place écrasante que semble tenir cette espèce dans l’alimentation des habitants du lieu : la contribution carnée du gros bétail est nettement supérieure à celle du porc et des caprinés réunis. Le bœuf représente plus de 90 % de la masse totale des os de la trilogie (bœuf, porc et mouton).
18La rareté des équidés, au sein des ensembles clos à vocation de dépotoir, semble s’expliquer par l’absence totale de sa consommation. En effet, aucun fragment osseux ne présente de traces de découpe ou de cuisson.
19En marge de cette alimentation « ordinaire », on remarque une exploitation du dromadaire à des fins alimentaires, mais seulement lors des phases médiévales. On s’étonnera peut-être de voir la très faible part des grands animaux sauvages, comme des petits, dont la présence au cours de l’histoire du site est très occasionnelle. Le sanglier, comme les lagomorphes et même les poissons participent de façon permanente au régime des habitants du lieu, même de manière anecdotique. En ce qui concerne la volaille, dont le rôle semble insignifiant par rapport à la viande de mammifères, il faut noter sa plus forte présence durant la phase médiévale. C’est d’ailleurs à ce moment-là que l’on remarque une plus forte consommation de caprinés et une baisse de la viande de porc, dont les proportions sont divisées de moitié.
Âge d’abattage et qualité de la viande
20Dans l’Antiquité, le bœuf est surtout considéré comme un animal de travail et occupe une place de choix dans le système agraire. L’âge d’abattage des animaux reflète donc une partie des contraintes inhérentes au type de productions recherchées (fig. 6). Dans le cas d’une production de viande, l’animal sera abattu jeune ; si le bœuf est utilisé pour le labour ou pour le trait, l’animal sera épargné pendant un temps plus long. Ainsi, l’étude des âges d’abattage permet d’apprécier la destination de l’élevage des bovins.
21La maturité pondérale, c’est-à-dire l’âge auquel l’animal a atteint sa taille et son poids maximaux (s’il n’est pas ensuite engraissé), peut se situer vers trois ans. Elle constitue donc, en quelque sorte, la limite séparant les animaux de boucherie de ceux épargnés pour une autre utilisation. Le manque de précision qui entache la méthode d’estimation des âges à partir des stades d’épiphysation ne permet pas de nous baser sur cet âge «frontière». Nous choisirons donc l’âge de quatre ans pour fixer la limite entre animal de boucherie et animal de travail, ce décalage ne constituant pas un obstacle majeur à l’observation des tendances générales régissant la gestion du troupeau.
Fig. 6. Distribution des âges d’abattage chez le bœuf, d’après les données épiphysaires (n = 326, Barone 1976). Le trait marquant est une forte consommation de jeunes adultes pour l’époque maurétanienne.

22Le trait marquant est une forte consommation de jeunes adultes pour les phases maurétaniennes. La cité reçoit-elle des alentours des animaux élevés principalement pour la viande ? Y a-t-il un négoce particulier autour de cette espèce, une organisation spécifique autour du commerce de la viande de bœuf (salaison) ?
23L’autre trait marquant est une consommation d’animaux réformés qui s’accroît de manière très nette au cours de la phase islamique, traduisant un changement d’option dans les modes alimentaires et, probablement, un développement différent du pastoralisme.
Conclusion
24L’étude de l’importance relative des différents types de ressources carnées fait apparaître clairement le rôle prépondérant des produits issus de l’élevage (fig. 7). Le trait marquant est, pour toutes les phases, le rôle important dévolu au bœuf. Même si les restes de petits bétails augmentent au cours de l’histoire du site, le bœuf demeure largement prépondérant. Malgré tout, on perçoit, un peu confusément il est vrai, la mise en place d’un nouveau système d’exploitation, indiquant lui-même un changement dans les habitudes alimentaires des habitants du site. En effet, au cours des premières phases, la stratégie d’exploitation des troupeaux de bovins s’oriente vers une production faisant une grande place à la viande bouchère. Quant à l’élevage du petit bétail, minoritaire, il semble suivre une même tendance : il est vraisemblablement voué à l’embouche.
Fig. 7. Importance du nombre de restes de bœufs, porcs et caprinés (moutons et chèvres) selon les phases.

25Un changement d’option s’effectue donc au Moyen Âge, puisqu’on observe un développement plus important, toutes proportions gardées, de la part des petits ruminants. Il semble aussi que les choix de gestion des troupeaux de bovins s’orientent plutôt vers l’exploitation de la force de travail animale. On consomme ainsi beaucoup d’animaux réformés. Dans le même temps, la participation légèrement accrue de la basse-cour (par rapport aux périodes plus anciennes), s’accompagnant d’un relatif engouement pour les petits quadrupèdes, semble s’opérer aux dépens de la viande de porc (qui passe de 15 % des restes déterminés à moins de 6 %). Par ailleurs, la place des animaux sauvages dans la diète carnée diminue de moitié et le dromadaire fait son apparition dans le menu.
26Cette dernière période marque une modification du système économique et un changement probable des systèmes agro-pastoraux. Il reste à confirmer la véracité de ces hypothèses qui reposent, il faut l’admettre, sur un échantillon restreint. Il reste aussi à comprendre pourquoi cette dynamique évolutive, si elle a eu lieu, s’est amorcée à Kouass, et quelle réalité économique elle recouvre. Seule la mise en perspectives de ces résultats avec d’autres sites de la région pourra nous aider à mieux cerner le phénomène.
Bibliographie
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Notes de bas de page
1 La mission archéologique de Kouass (dir. V. Bridoux et M. Kbiri Alaoui) a été créée en 2008 dans le cadre d’une convention de coopération entre l’INSAP de Rabat et l’École française de Rome. Elle bénéficie également depuis 2009 du soutien du ministère des Affaires étrangères et du développement international en France. Elle s’inscrit dans les axes du programme de l’ANR « EauMaghreb » et du Labex TransferS.
2 Voir la liste des publications de M. Ponsich dans la bibliographie. En 2007, M. Kbiri Alaoui publie une étude de synthèse sur le site qui s’appuie sur le réexamen des données recueillies par M. Ponsich.
3 Voir notamment Bridoux, Kbiri Alaoui, André, Biagi, Brahmi, Dridi, Grisoni, Hassini, Ichkhakh et Naji, Campagne de fouilles 2012 [en ligne].
4 Voir notamment Bridoux, Kbiri Alaoui, Biagi, Brahmi, Brinon, Dridi, Gailliot et Ichkhakh, Activités archéologiques, 2011, 335-349 ; Kbiri Alaoui, Bridoux, Ichkhakh, Biagi et Dridi, Datos crono-estratigráficos, 2011, 617-625.
5 Voir notamment Bridoux, Kbiri Alaoui, André, Biagi, Brahmi, Dridi, Hassini, Ichkhakh et Naji, Campagne de fouilles 2011 [en ligne] ; Bridoux, Kbiri Alaoui, André, Biagi, Brahmi, Dridi, Grisoni, Hassini, Ichkhakh et Naji, Campagne de fouilles 2012 [en ligne] ; Jullien et al. 2015.
6 Pour un aperçu préliminaire des restes osseux recueillis, voir Bridoux, Kbiri Alaoui, André, Clavel, Grisoni, Hassini, Ichkhakh, Jullien et Naji, Campagne de fouilles 2013 [en ligne].
7 Il est donc nécessaire d’établir la répartition anatomique d’après la masse de restes et de les comparer à une référence choisie (Oueslati 2006). L’étude de l’importance relative des restes en fonction de leur masse permet donc de préciser l’approche de la composition anatomique en s’affranchissant, autant que faire se peut, des effets déformant de la fragmentation.
Auteurs
-
Benoît Clavel
CNRS, Archéozoologie, Archéobotanique : sociétés, pratiques et environnements (AASPE), Muséum national d’histoire naturelle (MNHN)-CNRS, Paris, France
-
Virginie Bridoux
CNRS, UMR 8546 AOROC CNRS-Université PSL (ENS-EPHE), Paris, France
-
Mohamed Kbiri Alaoui
Institut national des Sciences de l’Archéologie et du Patrimoine (INSAP), Rabat, Maroc
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