Les spécificités de la boucherie à l’époque impériale romaine

1Avant de focaliser notre attention sur le cas africain de Rirha, il convient de rappeler la découverte, depuis une trentaine d’années seulement, dans différentes provinces de l’Empire romain d’un mode inédit de transformation des carcasses de bœuf1. Les rebuts de cette activité se démarquent par des volumes considérables d’os tailladés sur lesquels des copeaux osseux ont été soulevés par des lames tranchantes, par des articulations souvent fendues sagittalement au couperet et de plats de côtes marqués par un désossage laissant des incisions longitudinales courant sur la face viscérale. Avant l’époque impériale, cette combinaison de techniques n’avait jamais été observée ailleurs qu’en Italie où la fouille des couches profondes de l’annexe du temple de la Fortune Auguste à Pompéi a fourni un témoignage daté de la première moitié du ii^e siècle av. J.-C.2 (fig. 1). Il faut préciser que la nature des traces observées sur la surface des os de bovins permet d’inférer un désossage de viande crue, la viande cuite se séparant quant à elle aisément de l’os.

2À l’échelle de la chaîne opératoire, cette découpe suit donc de près la mort du bœuf et produit d’un côté une viande crue désossée et de l’autre des déchets bien caractérisés. Il est possible de lier ce désossage rapide à une contrainte de temps au sein de la chaîne opératoire avec la recherche d’un traitement immédiat de la carcasse en vue d’une consommation, d’une distribution ou d’une intégration dans une autre chaîne opératoire, dont celle de la production de salaisons. La recherche actuelle privilégie néanmoins le lien entre cette technique de découpe et le déroulement des sacrifices publics dans les sanctuaires urbains. En milieu rural, les lieux de cultes sont plus éparpillés et la victime est le plus souvent le porc, les caprinés ou les oiseaux de basse-cour (Michel et al. 2014, 189-259). C’est ainsi que les lieux de culte urbains ou périurbains de la Bretagne antique, impliquant spécifiquement le bœuf, offrent des exemples probants de cette pratique sacrificielle (King 2005, 329-369). Dans le cas du macellum de Thasos (Marc 2013 et ci-après), la présence de l’autel face à son entrée monumentale et de salles de banquet limitrophes met en relief un lien possible entre la dimension cultuelle, avec le sacrifice et la consommation qui s’ensuit, et les bouchers du macellum. Dans cette perspective, les gestes très rapides de désossage de la carcasse de bœuf traduisent une contrainte temporelle indépendante de la menace d’une avarie de la viande, sinon tous les bouchers auraient recours à cette technique ; il est bien connu que pour conserver la viande, il faut laisser les muscles intacts, ce que le désossage ne favorise guère. Ainsi en replaçant l’arrivée sur pied des bœufs sur le forum puis leur consécration sur l’autel, c’est la consommation du partage qui pourrait expliquer ces techniques de découpe si particulières. En effet, si la consommation de la viande rendue profane à l’issue du sacrifice doit succéder à l’immolation (Belayche 2007, 35), cela laisse peu de temps pour la transformation de la carcasse, d’où une rapidité inhabituelle de l’exécution du désossage. Ces résultats de l’étude archéozoologique des restes osseux de Thasos a permis de comprendre le lien fonctionnel existant entre les différents édifices religieux et les établissements profanes, explicitant ainsi le circuit de la viande de l’animal sur pied à sa distribution une fois désacralisée.

Fig. 1. Côte désossée par incision longitudinale sur la face viscérale (Pompéi, temple de Fortune Auguste, époque républicaine) (cliché T. Oueslati).

L’innovation dans la boucherie à Rirha

3Les fouilles de Rirha ont révélé une occupation du site allant de l’époque maurétanienne (v^e siècle av. J.-C.) à la période médiévale islamique (xiv^e siècle). La relative modestie de la surface fouillée (environ 5 % des 10 ha que compte l’agglomération romaine) et surtout la non-reconnaissance d’édifices publics, hormis le rempart et les thermes, n’autorisent pas actuellement une lecture approfondie du circuit de la viande bovine (fig. 2). Néanmoins, le volet archéozoologique de l’étude est documenté par une faune abondante, permettant de saisir les spécificités de l’exploitation des ressources animales au fil de cette séquence chronologique et de s’interroger sur les vecteurs de la diffusion des techniques bouchères.

Fig. 2. Plan général du site de Rirha avec localisation des zones de fouilles (Mission archéologique de Rirha).

4L’étude comparative des techniques de boucherie du bœuf révèle une rupture survenant dès la deuxième moitié du i^er siècle apr. J.-C., soit juste après la conquête claudienne du royaume de Maurétanie (41-42 apr. J.-C.), avec l’emploi de lames tranchantes raclant et tailladant la surface des os et incisant la face intérieure des côtes (fig. 3). En effet, outre le soulèvement de cupules osseuses lors du passage des lames, c’est surtout ce dernier geste, à savoir l’incision de la mince couche transparente de tissu de la face viscérale de la côte de bœuf, libérant ainsi l’os, qui trahit l’emploi d’une découpe à la romaine.

Fig. 3. Illustration des techniques de découpe exogènes (clichés T. Oueslati).

5Du point de vue stratigraphique, ces innovations apparaissent en premier lieu dans l’une des couches d’occupation (US 1406) d’un immense dépotoir à ciel ouvert, daté de 60-75 apr. J.-C., avant son recouvrement par les thermes d’une domus (Ensemble 1). Elles ont également été repérées dans un sondage profond réalisé dans le secteur central, plus particulièrement dans les unités stratigraphiques 2034 et 2035 (sondage 4), qui correspondent respectivement au niveau d’utilisation d’une rue aménagée (US 2036) et à une recharge de cette voie3, ainsi qu’au sol d’occupation (US 2028) d’un probable habitat. L’ensemble de ces derniers témoignages organiques date des ii^e-iii^e siècles apr. J.-C.

Au sujet de l’introduction et du mode de diffusion des nouvelles pratiques bouchères à Rirha

6L’investigation portant sur les moyens de diffusion de ces techniques est importante, car les gestes exécutés dans le cadre de la transformation de la carcasse de bœuf ne se rencontrent qu’à l’époque romaine et se distinguent par leur unicité et leur caractère singulier, allant à l’encontre des pratiques de boucherie toutes autres périodes confondues. S’il est aujourd’hui admis, à la fois par les historiens de la religion et par les archéologues, qu’un lien étroit lie le sacrifice public et la viande commercialisée au macellum (Van Andringa 2007), force est de constater qu’il est actuellement impossible, en raison de la méconnaissance à la fois de la trame urbaine et des monuments de Rirha, de raisonner sur le cadre topographique dans lequel ces opérations ont eu lieu4. En revanche, il est possible de réfléchir sur les vecteurs de l’introduction de ces techniques exogènes, dans la mesure où leur apparition est en totale rupture avec les pratiques de l’époque maurétanienne.

7La question qui se pose au regard des transformations non seulement urbanistiques, constructives, mais également linguistiques, alimentaires ou culinaires, est celle de la présence de populations étrangères, porteuses de goûts distincts, de techniques et d’outils innovants5, ainsi que de rationalités originales. Ces transformations qualitatives doivent pouvoir s’apprécier en termes tant chronologiques que quantitatifs.

8Les évidents changements technologiques repérés dans la mise en œuvre des nouveaux bâtiments durant la période du changement d’ère n’ont, pour l’instant, pas pu être corrélés avec une (très probable) arrivée d’agents extérieurs6. Cette dernière est en revanche assurée pour la période post-conquête grâce aux artefacts et écofacts exhumés dans l’immense dépotoir sis sous le secteur thermal de la domus ; ceux-ci attestent la présence d’individus romains7, et pas seulement « romanisés ». En effet, ce dépotoir à ciel ouvert d’au moins 180 m³ contenait, outre des déchets organiques, des objets de parure militaire (militaria), associés à un nombre important de céramiques d’importation (sigillées sud-gauloises de l’atelier de La Graufesenque, parois fines hispaniques, fragments d’amphores Dressel 7/11…) ; l’ensemble de ces mobiliers fournit un terminus ante quem vers 75 apr. J.-C. Ainsi le site de Rirha a vraisemblablement accueilli des individus (en service ou à la retraite) appartenant à l’armée romaine dans les premiers temps de l’ère provinciale maurétanienne. La présence d’issues osseuses en forte quantité dans le dépotoir atteste un abattage et un découpage des animaux sur le lieu. Dans la perspective d’un possible lien avec les pratiques cultuelles, il pourrait s’agir de personnes chargées d’apprêter la carcasse de bœuf immolée sur l’autel pour la consommation du sacrifice en reproduisant des techniques acquises ailleurs et dont l’origine remonte à l’Italie de l’époque républicaine.

9Grâce notamment au diplôme militaire retrouvé à Banasa et daté du 9 janvier 88 (IAM, 2, 234)8, auquel on peut ajouter des inscriptions complémentaires (respectivement IAM, 2, 510 et 512 et IAM, 2, 498) datées de la seconde moitié du i^er siècle apr. J.-C., on peut assurer que le site de Rirha était environné au début du Haut-Empire de contingents militaires. Nous relevons en effet dans ce secteur trois unités de cavalerie : la plus proche (env. 24 km), la cohors IIII Gallorum equitata c. R., est vraisemblablement basée à l’est dans le camp de Sidi Saïd (confondu avec la colonie de Babba Iulia Campestris) ; la deuxième (à env. 50 km), l’ala II Syrorum Sagittaria, est localisée au nord, à Banasa – bien qu’elle ait été relevée également à Thamusida et à Sala – ; et la troisième (à env. 54 km), l’ala Gemelliana c. R., est cantonnée aux environs de Thamusida9. Quant aux cohortes10, bien qu’il soit difficile de les positionner de façon certaine avant le début du iii^e siècle, il convient de reconnaître qu’une grande partie d’entre elles, présentes sur le sol tingitan depuis l’époque de la conquête11, se trouve dans la zone méridionale du territoire militaro-civique romain, le long de la ligne de tours de guet, établies sur les levées de berge qui servent également de voies de circulation entre les merjas, entre l’embouchure du Sebou et la région de Rirha12. D’après R. Rebuffat, le dispositif de défense linéaire, chargé de compenser l’absence de camp dans ce secteur exposé, coincé entre les zones marécageuses et la forêt de la Mamora, en s’appuyant largement sur les liaisons optiques, serait en place dès la création de la province (Rebuffat 1999, 270)13.

10Sans qu’il y ait de preuves attestant la présence d’une unité militaire sur le site de Rirha, le dépotoir peut néanmoins être mis en relation avec la présence de vétérans installés à proximité de leur ancien lieu d’exercice. Contrairement aux inscriptions du Domaine du Beht (anciennement Ferme Priou), les quelques épitaphes retrouvées à Rirha semblent précoces (i^er siècle apr. J.-C.) et montrent, au travers des noms comme Tancinus, Arco ou Pisanus, l’existence de contacts avec la péninsule Ibérique ou l’Italie. Certains défunts de Rirha pourraient très bien être issus des contingents militaires mobilisés14 par Claude lors de sa modica conquête de la Maurétanie. Ainsi, de nombreux éléments convergent pour attester une présence d’éléments militaires sur le site de Rirha peu d’années après la conquête de la Maurétanie. Il semble légitime de rapprocher cette présence des changements survenus dans les pratiques culturelles. La diffusion de ces nouvelles techniques de découpe de la viande ne semble pas être le fait de professionnels étrangers itinérants, mais davantage celui de vétérans de l’armée, installés à demeure dans la ville de Rirha. Ces vétérans ont pu profiter d’une expérience acquise à l’armée, au contact du corps des bouchers professionnels, dont l’existence est notamment illustrée par la stèle funéraire de C. Cornelius Successus provenant d’Aquilée, conservée au Museo archeologico de Vérone et datée des deux premiers siècles de l’ère chrétienne (Zimmer 1982, cat. n° 6, p. 97 ; Chioffi 1999, cat. n° 105, p. 81-82)15.

Conclusions

11L’agglomération de Rirha offre le premier témoignage de la pénétration de ce nouveau mode opératoire de la boucherie du bœuf dans une province au sud de la Méditerranée. La présence de militaria datés de la deuxième moitié du i^er siècle apr. J.-C. invite à considérer l’armée et les colons comme étant les vecteurs qui introduisent ces gestes propres au sacrifice religieux et à la découpe des carcasses qui s’ensuit. Dans l’état actuel de la recherche, la visibilité archéologique plus grande de ces techniques aux ii^e-iii^e siècle suggère un ancrage de ces gestes et une augmentation du volume de carcasses traitées. Sur le plan spatial, le déroulement de ces activités pourrait être déduit de la découverte de témoins osseux sur des sols d’occupation et des niveaux d’utilisation de voie dans le secteur central, en admettant un rejet de déchets produits à proximité. En prenant en référence les témoignages osseux mis au jour sur le site de Thasos (Oueslati dans Marc et Biard 2010, 15-16 ; Marc 2013, 18-20)16, on pourrait suggérer pour Rirha la probable proximité d’un lieu de culte public. Ces interprétations nécessitent évidemment d’être vérifiées par de futures fouilles. L’apport de l’archéozoologie à la connaissance de l’époque romaine à Rirha et à la confirmation du caractère urbain du site est indéniable, avec d’une part les aspects techniques liés à la boucherie et les modalités de diffusion de ces innovations et d’autre part les progrès zootechniques réalisés avec l’augmentation de la taille des bovins (Oueslati 2016, 116-117, gr. 13), animaux qui constituent la principale force motrice exploitée dans le labour et la traction des charges lourdes.