1Explorations d’une relation complexe… Cette partie du titre de l’ouvrage exprime bien l’ambition qui a guidé les éditeurs, leurs laboratoires et la Société d’Étude du Maghreb préhistorique, antique et médiéval dans l’élaboration du colloque dont rendent compte ces Actes. De quoi cette complexité est-elle le nom ?

2D’abord de cette polysémie de nos liens avec le monde animal. La diversité des relations des humains avec la faune sauvage, apprivoisée et domestique, est bien connue. Souvenons-nous toutefois de sa profondeur historique (Delort 1984). Pendant la Préhistoire paléolithique, l’animal chassé ou charogné offre à la fois aliments et matières premières : ossements, peaux, tendons bois ou ivoire. De leur côté, les carnivores ne sont pas consommés mais ils sont en revanche des compétiteurs pour les chasseurs-cueilleurs nomades dont ils partagent les mêmes proies, essentiellement les grands ongulés. Mais déjà les animaux ne peuplent pas que les territoires encore non urbanisés. Sur les parois sombres des grottes, un peu plus tard sur les rochers et falaises éclairés, ils illustrent aussi somptueusement la richesse et la complexité d’un monde symbolique foisonnant.

3Cette polysémie s’exprime donc dès l’orée de notre espèce. Elle est aussi traversée par le bouleversement total du rapport à l’animal qu’est la domestication, processus rétroactif qui induit et provoque un changement de rapport au monde (Testard 2012) et qui construit un rapport à la nature historique qui ne commence à être interrogé qu’en ce début de troisième millénaire (Descola 2005 ; Despret 2021). L’animal sauvage ou domestiqué n’est pas seulement utile comme fournisseur d’énergie, de calories et de matière première, il entre dans le cadre du plaisir et de la distraction comme animal de compagnie (un thème finalement peu abordé dans ce volume) ou de spectacle : courses ou combats artificiels dans un espace dédié, qui peuvent réunir des foules immenses et confirmer sinon asseoir le pouvoir politique, panem et circenses. Enfin, ce volume paraît pendant la pandémie de Covid-19, zoocénose issue de la proximité grandissante des humains et des animaux, d’une anthropisation de tous les milieux qui génère une cohabitation intriquée et repousse la barrière des espèces... alors que le pangolin ou la chauve-souris n’ont jamais voulu, eux, être sur le marché de Wuhan…

4Cette complexité des rapports et des relations entre l’homme et l’animal, la trajectoire des réflexions au sein de nos sociétés s’expriment aussi, bien entendu, dans les recherches archéologiques et historiques, les questionnements qui émergent, les thématiques qui se développent. Les recherches fertiles sur le Maghreb en offrent de beaux exemples dans les pages qui suivent. Le volume que nous publions aujourd’hui illustre la vitalité de la recherche et la diversité des champs ouverts sur cette thématique. On notera que de très nombreuses contributions sont collectives, participant des approches croisées des recherches actuelles, de la somme des compétences qu’il est nécessaire de mobiliser et de l’impérative contextualisation des résultats analytiques dans les contextes historiques qui les éclairent et qu’ils documentent. Organiser cette profusion de présentations et de résultats n’a pas été simple. Nous avons fait le choix de suivre les grands traits de l’organisation du colloque avec un déroulé scandé en trois grandes parties : la rencontre de l’Homme et de l’Animal, l’Animal utile et enfin l’Animal en représentation.

5La première partie évoque la rencontre de l’Homme et de l’Animal, d’abord par le biais de la langue et des ressources lexicographiques anciennes sur les animaux, leur origine, leur diffusion et leur statut symbolique dans les sociétés nord-africaines. Cheval, chameau ou singe sont autant d’exemples qui permettent ensuite de cerner le processus de domestication des animaux et leur circulation entre l’Afrique, l’Asie et l’Europe. L’analyse d’un manuscrit berbère daté du xii^e siècle révèle toute la richesse du vocabulaire relatif aux animaux utiles et considérés comme une source de revenus, une force de travail, notamment pour les labours, et un moyen de transport indispensable.

6Une deuxième partie dédiée à l’Animal utile rend compte des modalités d’exploitation des ressources animales et de leur évolution depuis la Préhistoire. Les analyses archéologiques et taphonomiques des restes fauniques de plusieurs sites archéologiques révèlent non seulement une consommation différenciée et non négligeable de la viande, mais aussi l’évolution progressive des stratégies d’acquisition des ressources animales. Elles ont permis d’identifier la présence de certaines espèces animales et leur disparition (l’ours brun), de reconstituer les pratiques d’élevage et l’alimentation carnée des populations nord-africaines. Le statut du poulet s’est progressivement transformé d’oiseau rare et exotique associé à des contextes funéraires à un animal d’élevage, source de nourriture de premier plan.

7Matériaux archéologiques et osseux, sources écrites et documents d’archives ont montré combien, depuis la Préhistoire jusqu’au Moyen Âge, l’Homme a élargi ses connaissances des ressources animalières, amélioré et perfectionné les techniques de leur transformation ; il a diversifié leurs usages pour se déplacer, transporter des marchandises, se nourrir, se soigner et accomplir d’autres besoins quotidiens tels que l’éclairage, la cosmétique ou l’écriture. Coquillages, pourpre, poisson, gibier, viande de boucherie, laine, plumes, peaux, lait, œufs, graisse, miel et cire, autant de produits qui ont façonné la vie quotidienne des habitants de l’Afrique du Nord, signe d’une formidable adaptation et domestication de la faune aux besoins croissants et renouvelés de l’homme. Le perfectionnement des techniques de production aboutit à la circulation de ces denrées d’origine animale sur des échelles dépassant cet espace géographique et au développement des échanges commerciaux non seulement à l’intérieur de ce vaste territoire, mais aussi dans le monde méditerranéen, avec l’Afrique sub-saharienne et l’Orient.

8La troisième partie du volume aborde la question de la symbolique de l’Animal et ses représentations dans les sociétés nord-africaines. L’activité de la chasse constitue un des thèmes majeurs de ces représentations, notamment à travers les gravures rupestres de l’Atlas, les stèles libyques préromaines et surtout un nombre impressionnant de mosaïques africaines. Si elle constitue une source non négligeable pour se procurer de la viande, la chasse est aussi un moyen de distraction et un divertissement pour les grands. Activité aristocratique par excellence, reflet des chasses d’Alexandre et de l’identification des grands propriétaires terriens à l’Imperator dans l’Antiquité, elle est aussi une activité formatrice aux arts équestres et à la guerre ; se déroulant souvent à cheval, mais pas uniquement, la chasse est un excellent exercice militaire par les qualités qu’elle requiert : une maîtrise parfaite de la monture, le maniement des armes, l’endurance et l’ardeur au combat. Le nombre considérable de scènes de chasse représentées sur des supports variés, tels les mosaïques, les stèles funéraires, mais aussi la vaisselle, le métal et notamment le bronze, l’ivoire, le verre montre combien cette activité est associée au mode de vie des souverains, des princes et des riches personnages ; elles sont parfois mêlées à d’autres thèmes de la vie de cour et participent à la mise en scène de la figure du souverain chasseur et guerrier.

9La richesse et la diversité iconographique du monde animal sont le signe d’une fascination, mais aussi de la peur éprouvée face à certaines catégories d’animaux, comme les fauves ou les serpents. Ces sentiments sont liés à des phénomènes de vénération comme en témoigne le culte du serpent, pratique restée longtemps vivace. D’autres figures animalières sont associées à l’exercice du pouvoir ; le décryptage de l’iconographie de monnaies africaines, avec une prédominance de figures animalières, incarne remarquablement les relations privilégiées unissant la représentation du monde animal à celle du pouvoir, qui en a fait des emblèmes et des insignes pour manifester sa puissance et ses richesses. Décidément, le monde animalier n’en finit pas d’inspirer l’Homme, de l’impressionner et de l’émerveiller.

10Trois nouveautés épigraphiques clôturent l’ouvrage comme il est d’usage dans les Actes des colloques « Histoire et Archéologie de l’Afrique du Nord ». Les deux premières, d’époque impériale, ne sont pas si éloignées de la thématique du volume puisqu’on y retrouve le rôle des sodalités dans les jeux de l’amphithéâtre, aussi bien à Hadrumète qu’à Tiddis. Une dernière contribution lève un voile sur l’histoire méconnue de la forteresse de Qasr al-‘Āliya grâce à deux inscriptions commémoratives datées de la première moitié du xi^e siècle. C’est dire toute la richesse des recherches épigraphiques, qui ont encore de beaux jours devant elles pour participer à cette dynamique des études sur l’Afrique du Nord en particulier et dans le monde méditerranéen de manière générale.

11Si la pertinence du thème semblait incontestable au regard des recherches en cours dans nos disciplines, comme en témoigne également le congrès du CTHS organisé à Rouen en avril 2016, nous avions quelques interrogations au départ. Qu’en était-il exactement au Maghreb, comment cette question était-elle traitée par les différentes communautés scientifiques, quelles sources, quels terrains étaient mobilisés… ? Si nous connaissions, bien sûr, de belles études déjà publiées, quels étaient les travaux en cours, en particulier ceux des jeunes chercheurs et des doctorants ?

12Nous fûmes très vite rassurés. L’appel à communication reçut rapidement de riches et prometteuses propositions, couvrant tous les domaines, toutes les périodes, toutes les disciplines. Et ces propositions s’organisaient dans des approches croisées, interdisciplinaires, souvent articulées au sein d’équipes internationales, illustrant la vigueur des universités et des centres de recherches maghrébins, leur capacité à agréger institutions et chercheurs autour de l’exploitation d’un patrimoine scientifique exceptionnel.

13Les quatre jours du colloque, du 8 au 11 octobre 2014, furent aussi un moment de belles rencontres, de débats et d’échanges que la formule un peu itinérante que nous avions retenue dans différents lieux d’Aix-en-Provence et de Marseille a d’ailleurs favorisés, ces moments de « transhumance », pour user de la métaphore animale, étant largement mis à profit pour débattre et interroger dans une belle convivialité. L’édition des Actes d’une rencontre scientifique laisse souvent ce petit sentiment d’ambiguïté. L’ouvrage permet la diffusion des résultats de la rencontre, peut parfois fixer un moment de la recherche mais il ne dit rien des moments de plaisir partagé d’une recherche en mouvement. Mais d’autres éléments en attestent peut-être. Car à voir la vigueur et la qualité des collaborations actuelles dans les travaux historiques et archéologiques au Maghreb, l’originalité de nombreuses approches on peut penser que la trace de cette manifestation est là, tangible et matérielle et que ces Actes en sont l’illustration.

14Il nous est très agréable de conclure cette introduction par un remerciement appuyé et sincère à toutes les personnes et tous les collectifs qui nous ont accompagnés dans ce projet. La manifestation et sa publication ont été portées par cinq laboratoires de recherche du site scientifique d’Aix-Marseille, le Laboratoire Méditerranéen de Préhistoire Europe-Afrique (LAMPEA) – UMR 7269, le Centre Camille Jullian (CCJ) – UMR 7299, l’Institut de Recherche sur l’Architecture Antique (IRAA) – USR 3155, le Laboratoire d’Archéologie Médiévale et Moderne en Méditerranée (LA3M) – UMR 7298, l’Institut de Recherches et d’Études sur le Monde Arabe et Musulman (IREMAM) – UMR 7310. Merci à leurs directrices et directeurs actuels d’avoir maintenu leur soutien et fait preuve de leur patience face aux mille détails qui émaillent une si longue aventure.

15De nombreuses institutions ont également soutenu ce projet jusqu’à l’édition de cet ouvrage : Aix-Marseille Université (Initiative d’excellence – A*MIDEX, LabexMed, Institut d’archéologie méditerranéenne ARKAIA), le CNRS, la Région Sud Provence-Alpes-Côte d’Azur, la Fondation Khôra (Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, Institut de France), l’École Pratique des Hautes Études (Paris), la Société d’Étude du Maghreb préhistorique, antique et médiéval, l’Ambassade de France et l’Institut français en Algérie, le Musée d’Histoire de Marseille, le MUCEM et la MMSH d’Aix-en-Provence. Qu’elles trouvent ici, ainsi que leurs personnels, l’expression de notre gratitude.

16Enfin, merci à toutes celles et tous ceux qui se sont mobilisés au quotidien pendant les quatre jours du colloque entre Aix-en-Provence et Marseille, changeant de casquette et de rôle au fur et à mesure des besoins : accompagnateurs, guides, chauffeurs, porteurs de micro, distributeurs de résumés… et en particulier aux étudiants qui nous ont accompagnés. Ce fut pour eux une belle et enrichissante expérience, ce fut pour nous une énergie, un plaisir et une aide efficace et joyeuse.