1Le 26 août 1789, une «  Assemblée des représentants de la Commune  » se réunit à l’Hôtel de Ville de Montpellier dans le but de représenter les citoyens et «  régénérer  » la vie municipale. Elle établit pour cela un règlement qui, dans son article 6, accorde aux six consuls déjà en charge au Conseil de Ville «  une place distinguée avec une voix pour chacun dans les assemblées¹  ». De rupture révolutionnaire, il n’est donc pas question au moment de l’instauration d’une dualité administrative, avec d’un côté le Conseil de Ville (composé des consuls et de 24 membres) et de l’autre l’Assemblée des représentants (composée de 106 membres). Au contraire, d’un point de vue formel, les traces écrites laissées par ces deux assemblées empruntent la même forme  : des registres de délibérations, structurés de la même façon². Ils rassemblent les procès-verbaux manuscrits des séances des deux assemblées, sous la forme de registres in-quarto qui compilent des documents rédigés en partie avant les séances et complétées ensuite par les décisions prises ou par les signatures des présents. La seule différence est que les registres de l’Assemblée exposent abondamment la parole, alors que ceux du Conseil de Ville apparaissent beaucoup plus discrets sur les discussions et les dissensions qui ont existé. Malgré tout, les deux parlent au nom de la Ville, ou du commun, sans pour autant renvoyer à des référents politiques identiques. Par exemple, l’Assemblée des représentants se dit – et se lit – comme la réunion des

Citoyens de la ville et Fauxbourgs de Montpellier assemblés extraordinairement dans l’hotel de ville pour délibérer sur les intérêts de la Commune  », et prétend constituer le «  Corps représentatif d’une Commune […] formé par le concours des volontés et des suffrages, de tous les membres de cette commune, et par voië d’Election libre et effective³.

2Le Conseil de Ville, pour sa part, ne prétend pas s’exprimer au nom de tous les citoyens, mais parle pour un commun⁴ qui est la ville entendue comme une personne morale. Cette entité apparemment ancienne, ne va en réalité pas de soi au cours des années 1787-1790. En effet, on assiste alors à des reformulations institutionnelles et conceptuelles qui dépassent le seul cas de la ville de Montpellier, dans une période appelée parfois de manière téléologique la «  Pré-Révolution⁵  ». Entre 1787 et 1789, la monarchie tente de réformer ses finances et ouvre ainsi la voie à l’expression de nombreux débats tenus depuis longtemps à propos de la souveraineté, à propos des modes éventuels de représentation dans le cas d’une participation d’une partie de la population au processus législatif, ou encore à propos du rôle des institutions monarchiques. Dans ce contexte, une floraison de prises de parole existe, fruit d’un bouillonnement politique et intellectuel fort. Les participants au Conseil de Ville sont inscrits dans ces mouvements politiques, dans un jeu à la fois local, régional (face aux États de Languedoc) et national. Dès lors, en quoi les registres expriment-ils une organisation politique qui parle au nom du commun mais agence de manière différente la conflictualité politique  ?

3Nous centrerons notre propos sur les registres de délibérations du Conseil de Ville, en particulier celui des années 1787-1790, parce qu’ils s’inscrivent dans un continuum historique qui permet de mettre au jour l’inscription des registres dans un réseau plus vaste d’écrits⁶. Nous en appréhenderons pour cette raison la matérialité, afin de montrer qu’ils sont l’outil de l’expression d’une permanence, ce qui les rend peu aptes à enregistrer les conflits. De manière plus pratique, ils peuvent être vus comme un outil de gouvernement du quotidien, ce que ne sont pas encore les registres de l’Assemblée des représentants, qui laissent ainsi plus de place pour consigner les discussions et dissensions⁷. Malgré ces traits structurels, les registres du Conseil de Ville ne parviennent pas à contenir, ou masquer, le surgissement d’une nouvelle réalité citoyenne et en partie «  populaire  », qu’il faudra apprécier plus finement grâce aux points de jonction entre ces deux types de registres.

L’inscription dans un réseau d’écrits

L’autonomie apparente des registres de délibérations du Conseil de Ville

4Chaque délibération obéit à des règles formelles qui donnent à lire une autonomie du Conseil de Ville. Le protocole est identique à chacune des séances, les membres du Conseil étant convoqués par billets transmis par les «  escudiers  » (le personnel consulaire) à une heure réglée et dans un lieu identique  : l’Hôtel de Ville. Les absents sont déclarés comme faisant «  défaut  », ce qui annule toute possibilité de recours et donne force exécutoire à la chose décidée. À la fin de chaque procès-verbal de séance, les signatures des membres présents sous le contrôle du procureur de l’Hôtel de Ville valident les décisions, qui peuvent être prises à l’unanimité ou «  adoptées  ». Aucun résultat de vote ou de scrutin n’apparaît dans le registre.

5Ces décisions sont prises au nom de la ville⁸, mais toujours sous la direction du maire-premier consul ou du lieutenant de maire-deuxième consul en son absence. Ce sont eux qui dirigent les débats sans jamais laisser la conduite de ces débats à un autre membre de l’assemblée. Les autres membres peuvent s’exprimer, mais leurs propos ne sont quasiment jamais retranscrits. Il y a là une différence fondamentale avec le registre de l’Assemblée des représentants de la Commune, où les prises de parole spontanées sont possibles, et progressivement codifiées dans la mesure où il faut, à partir de quelques séances, demander la parole au président de séance pour l’obtenir. L’impression dominante au Conseil de Ville est celle d’un huis clos, au sein duquel les mécanismes habituels d’enregistrement prévalent, sans doute en raison également de la permanence du greffier Bedos puis son fils, en charge depuis 1754⁹. Cette monotonie n’est rompue que par la référence à d’autres registres de délibérations et à d’autres écrits.

La référence à d’autres registres de délibérations

6Le premier de ces écrits revient pratiquement à chacune des délibérations, puisqu’il est indiqué qu’elles ne seront applicables qu’à partir du moment où elles auront été «  autorisées  » par l’intendant, l’agent direct du roi dans la province qui contrôle étroitement les villes depuis la fin du xvii^e siècle. Cela est particulièrement vrai pour les dépenses de la ville, des plus infimes aux plus importantes, celles inférieures à 100 livres pouvant être engagées avant l’autorisation, celles supérieures à 100 livres devant être autorisées avant que la dépense ne soit engagée¹⁰.

7Par ailleurs, le Conseil de Ville est l’instance de validation de délibérations d’autres institutions municipales, en particulier le Bureau de police, dans lequel la composition sociale est quelque peu différente. Le Conseil de Ville réunit une part restreinte de la population, à savoir les nobles, les bourgeois et des membres choisis parmi les métiers les plus importants, se considérant comme la sanior pars de Montpellier. À l’inverse, le Bureau de police recrute plus largement, et pénètre la population jusqu’aux plus petits possessionnés  : petits marchands, artisans, petits métiers¹¹. Le Bureau de police, dans la pratique, réunit majoritairement ces petits membres de l’oligarchie urbaine, car les officiers et les membres des professions juridiques délaissent cette institution. Or, il se trouve que le Bureau de police fonctionne comme une instance délibérative, et produit des ordonnances qui, dans une infime proportion, sont remontées jusqu’au Conseil de ville pour être validées ou appliquées. C’est en particulier le cas lorsqu’il s’agit d’engager des travaux qui concernent le pavé ou la voirie, ou lorsqu’il s’agit de solder un procès avec le corps des maîtres boulangers (qui ne font partie d’aucune des deux institutions), ce qui nécessite un financement de la part de la communauté. Dans ce cas, le Conseil de Ville devient une chambre d’enregistrement de délibérations prises ailleurs, souvent après des débats et des oppositions au sein du Bureau de police. Dans tous ces cas – aucune des ordonnances du Bureau de police remontées au Conseil de Ville n’est rejetée –, le Conseil de Ville «  adopte unanimement  » ce qui est proposé par le Bureau de police¹². De la sorte, les oppositions potentielles et la conflictualité s’expriment dans un lieu autre, et l’unanimité du Conseil masque en quelque sorte les tensions au profit d’une unanimité en réalité bureaucratique. Mais elle permet de montrer la hiérarchie politique qui place au sommet de la cité le Conseil de ville.

8Plus généralement, les registres de délibérations s’inscrivent dans une hiérarchie scripturaire qui traduit une hiérarchie normative. Ce n’est que depuis un arrêt du Conseil du roi du 22 décembre 1787 qu’existe à Montpellier – en retard sur ce point par rapport à de nombreuses villes – une commission permanente composée des consuls et de quelques membres, chargée de préparer les dossiers sur lesquels le Conseil décidera. Or, lors de la séance du 10 janvier 1788, le premier consul Deydier indique que l’intendant a imposé la transcription dans les registres de la ville de l’arrêt, en présence du subdélégué Favier qui signe après la délibération¹³. L’arrêt du Conseil du roi justifie cette création par les défauts dans l’administration municipale de Montpellier, en particulier parce que la «  constitution  » municipale est «  contraire aux saines maximes qui doivent diriger les municipalités  ». Il impose donc cette commission permanente composée des consuls et de 8 membres qui devront être choisis parmi les officiers du roi. De la sorte, il modifie les équilibres politiques au sein du Conseil en renforçant le poids des officiers du roi, et rend le travail du Conseil de ville plus technique, puisqu’il devra obéir à des règles de procédure fixées et connues des officiers de loi du roi. Enfin, il fixe un quorum de quinze membres pour que les décisions soient valables, qui annihile toute autonomie municipale qui reposerait sur un fonctionnement excluant les officiers, ce qui se pratique au sein du Bureau de police.

9L’enregistrement a une incidence immédiate puisque dès le lendemain 11 janvier 1788, une assemblée extraordinaire, dans laquelle nombre de membres qui n’appartiennent pas aux officiers sont absents, est le moment d’une dissension forte et apparente au sein de l’assemblée¹⁴. Les officiers du roi remettent en cause le droit du maire et des consuls à conduire les débats et à «  opiner  » les premiers. Ils prolongent cette opposition lors de la séance extraordinaire du 14 janvier, en contestant les places qui leur sont attribuées. Finalement, le maire Deydier répond que ce n’est pas le corps municipal qui a attribué les places, mais que «  chacun a pris sa place comme il a été trouvé à propos  ». Il ajoute, perfidement, que le corps de ville ne reconnaît pas de rang, mais s’organise en fonction des classes de citoyens qui le composent, et précise que les officiers sont absents depuis tellement longtemps que leurs prétentions n’ont aucune valeur. Deux systèmes de légitimité s’opposent ici, convoquant pour l’un une unité municipale dont les règles seraient fixées de façon autonome et qui renverraient à un temps d’autonomie lointain  ; et pour l’autre un ordre royal extérieur à l’assemblée dont les principes viendraient perturber le bon fonctionnement normal par des prétentions justifiées par une organisation socio-politique étrangère à l’organisation municipale.

10Dans ce cas, il s’agit plus que d’un simple conflit de préséances, puisqu’il en va de la capacité à orienter et décider politiquement de l’administration de la ville. C’est pour cette raison que les registres, pourtant discrets sur les conflits au sein du Conseil de ville, enregistrent cette séance dans le détail. Elle marque une rupture en inscrivant désormais les délibérations dans un processus bureaucratique de prise de décision, qui interviennent en aval du travail – et des écrits – du comité permanent. Les éléments matériels des registres, et leur insertion dans un système scripturaire plus vaste, produisent une permanence et un habitus au sein du Conseil et chez les greffiers qui laissent peu de place à l’enregistrement des conflits. Cette tendance est renforcée par une dimension temporelle que l’on peut saisir dans les usages faits de ces registres.

Une «  mémoire urbaine  »

11L’inscription des registres de délibérations dans un ensemble de textes relevant d’autorités concurrentes est complétée par une inscription dans le temps et vise à produire une mémoire urbaine¹⁵. Celle-ci, outre les histoires de ville étudiées par Clarisse Coulomb ou Henri Michel¹⁶, peut être appréhendée par les pratiques de gouvernement urbain.

12D’une part, les registres de délibérations se réfèrent, de manière jurisprudentielle, à des décisions antérieures qui peuvent justifier de droits anciens, tel que celui de rétablir des bureaux du droit de mouture aux portes de la ville. Lors de la séance du 27 novembre 1787, cette décision initiée par le Bureau de police est justifiée par le précédent du 4 juin 1729 autorisé par un arrêt du Parlement du 25 juin 1729¹⁷.

13D’autres documents essentiels sont mobilisés pour justifier certaines délibérations, en particulier les compoix, auxquels les membres du Conseil recourent à l’occasion de ventes ou d’achats de terrains pour aligner les rues. La nature des terres, nobles ou non, détermine un montant d’allivrement différent, ce qui suscite parfois des conflits avec les propriétaires, notamment lors de la séance du 7 avril 1788, au cours de laquelle le Conseil se réfère à un arrêt de la cour des Aides du 14 décembre 1634¹⁸.

14Cette dimension jurisprudentielle est parfois réversible, puisque l’on remarque au cours de la séance du 19 septembre 1788, qu’un même texte peut justifier deux attitudes différentes¹⁹. Un conflit oppose la ville aux propriétaires des maisons contigües à la salle de spectacles depuis 1779. Cette dernière a pris feu et a occasionné un procès qui dure depuis neuf ans. Un plan d’alignement a été arrêté en Conseil du roi le 10 mars 1779, mais il a suscité l’opposition de la ville. Or, au cours de la séance, ce texte sert à justifier le changement d’attitude de la nouvelle municipalité dirigée par de Massilian, beaucoup plus attentive aux prétentions des propriétaires, puisqu’elle se lance dans une politique de conciliation et de compromis à leur endroit, qui vise à vider les procès en accédant aux demandes de compensations financières de ces propriétaires.

15Enfin, ces registres permettent d’édifier une mémoire monumentale puisqu’ils s’adossent au grand texte du consulat montpelliérain, le Thalamus²⁰. À lire le registre de délibérations, le Thalamus accueillera trois délibérations. La première inscrira les lettres de provision du nouveau gouverneur de la ville, le marquis de Timbrune, le 30 juillet 1788²¹. La deuxième, le 18 octobre 1788, les lettres de cachet du roi qui convoquent le premier consul à l’Assemblée des Notables²². Dans ces deux cas, de manière classique, des actes du pouvoir royal qui peuvent rehausser le prestige de la ville et inscrire ses droits dans une continuité historique sont retranscrits dans la mémoire de la ville. La troisième, beaucoup plus matérielle, intervient le 30 juin 1789²³. Elle impose d’enregistrer dans le «  Grand Thalamus  » le procès-verbal de ce que la ville accepte de payer pour les députations aux Etats généraux. Elle s’en tient à ce qui la concerne, et rejette les frais relevant selon elle de la sénéchaussée. Au-delà de la peccadille financière ponctuelle, il faut comprendre cette transcription comme la volonté d’inscrire la ville dans un projet politique plus global, celui de réunir les Etats généraux du royaume tous les 4 ou 5 ans pour consentir les impôts et réformer la monarchie²⁴. Dans le cadre de cette monarchie réformée, la ville de Montpellier justifierait à bon droit de sa prétention à députer à chaque assemblée une personne, et fonderait ainsi en droit une pratique, ou du moins une prétention politique régionale.

16Cette prétention s’explique par le un contexte provincial de lutte des municipalités contre les États de Languedoc à propos de la désignation des représentants de la province qui seront envoyés à Versailles. Certaines villes, de par leurs privilèges anciens, affirment représenter naturellement les «  citoyens  », à l’instar de l’argumentaire développé par les cours de justice, qui affirment représenter la «  nation  » et défendre le bien commun contre les privilégiés (ici, les États de la province). Pour cette raison, les villes prétendent députer elles-mêmes aux États généraux – ce qui sera finalement refusé à Montpellier. L’écrit joue ici un double rôle  : entériner ponctuellement un droit soi-disant historique, tout en créant un précédent enregistré par l’écrit qui pourra éventuellement être mobilisé dans le futur.

17Pour toutes ces raisons, les registres de délibérations appartiennent à un ensemble plus vaste, fait de références et de transcriptions dans d’autres ensembles textuels qui dessinent une hiérarchie de pouvoirs, mais encore une cascade de délibérations qui apparaissent, in fine dans les registres de la ville, comme le résultat d’une harmonie politique sans doute factice. En effet, cet ensemble de textes et la permanence du personnel affecté au greffe, ont eu pour conséquence de minorer les dissensions à tous les niveaux dans le but d’assurer la continuité du fonctionnement de la communauté, et ce de manière avant tout pratique. Inversement, ce réseau d’écrits qui permet le gouvernement de la cité, place dans une position centrale les registres de délibérations. À ce titre, épurés des dissensions, ils définissent de manière performative une organisation politique propre à la ville qui induit un degré de conflictualité que les autorités veulent minorer au profit d’une harmonie.

Un outil de gouvernement

La prise de décision

18L’historiographie a mis en lumière la pluralité des modes de prise de décision à l’époque moderne, en particulier dans les assemblées, y voyant parfois une forme pré-moderne de démocratie²⁵. Pour les registres du Conseil de Ville étudiés, ces modalités restent inconnues, ou du moins ne sont pas mentionnées. À l’inverse, le registre de l’Assemblée de la Commune mentionne fréquemment un «  scrutin  » par levé ou assis et/ou par appel nominal. Dans cette dernière institution, l’ordre du jour peut être modifié par un vote, ce qui n’est pas le cas au Conseil de ville. Pour ce dernier, le dispositif rhétorique peu disert tend à présenter un espace politique harmonieux, en laissant au lecteur un sentiment d’unanimité. Celle-ci ne se traduit pas en mots ou dans des discours retranscrits. Elle s’affirme d’abord par des gestes, des émotions et des prises de position soigneusement retranscrites et sélectionnées²⁶.

19Ainsi, après la réforme de décembre 1787 créant un Comité, un grand nombre de délibérations (55 sur 356) sont prises «  conformément au proposé  ». Une formule traduit lapidairement la décision  : «  L’assemblée a délibéré conformément au proposé  ». Il faut y ajouter les mentions «  l’assemblée approuve  » (un peu plus d’une centaine d’occurrences), et l’ensemble démontre combien les commissaires chargés de préparer les dossiers soumis à l’assemblée disposaient en réalité d’un pouvoir prépondérant. Les aspects techniques et juridiques ne sont pas à sous-estimer dans ce processus qui réduit le Conseil à une chambre d’enregistrement, mais les apparences montrent une assemblée qui agit comme une entité harmonieuse.

20La décision est parfois agrémentée (5 occurrences) d’une mention d’unanimité. Cela signifie ainsi que le style lapidaire cache en réalité dans les autres cas des dissensions ou au moins l’absence de consensus total. Les cas d’unanimité se rencontrent dans trois situations. La première lorsqu’il est décidé de payer une somme d’argent à un exécutant ou un prestataire de services. La deuxième lorsque le Conseil décide de faire appel à un spécialiste extérieur dans le cas d’un contentieux, en général un ou des avocats lors d’un procès, ou de renvoyer une affaire devant la commission permanente pour régler les détails techniques d’un affermage ou d’une soumission. Ces deux cas ne supposent pas une conflictualité politique et sont l’occasion d’exprimer, dans les registres, une entente qui soude la communauté. Le dernier cas, unique, engage politiquement la ville. Il intervient à la fin de l’année 1788 et en 1789, lorsque le Conseil de ville décide d’allumer des feux de joie dans les rues pour fêter le retour des Cours souveraines à Montpellier, cours qui avaient été suspendues par le roi pour s’être opposées à ce que les Etats de Languedoc députent aux Etats généraux²⁷. Elles ont au contraire soutenu l’idée d’une députation propre à la ville de Montpellier. Or, il se trouve que c’est la période au cours de laquelle les officiers des cours souveraines occupent une place plus importante au sein du Conseil de ville. La réforme du fonctionnement du Conseil de ville initiée par la monarchie visait à attribuer aux officiers une plus grande influence locale et ainsi faire taire leurs ambitions provinciales et nationales. Les officiers ont au contraire utilisé cette prééminence locale pour légitimer leurs revendications politiques, et ils l’ont fait au nom du «  bien commun  » et du «  public  ». Dans ce mécanisme, les registres deviennent alors, au-delà d’un outil de gouvernement, un support de l’opposition politique, puisqu’ils expriment à la fois un programme politique, et permettent d’identifier une entité – la ville de Montpellier – à un projet de réforme des modes de représentation. Mais ils continuent, gage de légitimité, à emprunter les formes classiques d’expression usitées dans les registres.

Les formes d’expression politique

21En l’absence de discours et de mots retranscrits, l’unanimité ou les opinions politiques se perçoivent par des gestes et l’expression de sentiments et d’émotions, ce qui reste toutefois rare. Le 15 octobre 1788, le second consul, Palat – qui dirige la séance – exprime sa satisfaction face à la «  rentrée des cours  »  : c’est un événement «  trop long tems attendû et trop généralement désiré  ». Il propose en conséquence des «  réjouissances publiques qui puissent devenir un témoignage aussi sincère qu’éclatant envers toutes les cours du royaume  ». Ces manifestations permettront d’exprimer les «  sentiments d’attachement de reconnoissance et de respect [ainsi] que leur zèle infatigable pour l’administration de la Justice […] gravés dans les cœurs de citoyens de tous les ordres²⁸  ».

22La manifestation des sentiments politiques prend ici une dimension publique double. D’une part, elle est inscrite dans les registres et prend place dans une histoire commune. D’autre part, il est prévu qu’elle soit traduite dans la réalité de l’espace urbain par des cérémonies collectives et publiques, qui associeront la foule à qui sera distribué «  un tonneau de demy muid de vin placé auprès de l’hôtel de ville pour faire boire le Peuple  ». Enfin, un spectacle pyrotechnique conclura les réjouissances. La justification de cette cérémonie est l’expression du «  bonheur public  » qui a été restauré par l’action des cours souveraines et conséquemment les officiers de la ville, de Massilian y œuvrant d’arrache-pied.

23L’unanimité, ici, propre au cercle restreint des membres du Conseil de ville, est sensée produire et refléter dans le même temps une joie et un bonheur collectifs qui dépassent le strict cadre des privilégiés. Mot n’est dit de la réalité de cette fête, et moins encore des sentiments du peuple à propos de l’opposition à la restauration de la députation des États. Mais les registres visent assurément à créer une réalité qui compte dans la perception que l’on peut avoir, immédiatement et a posteriori, de ces événements. Il s’agit, en d’autres mots, d’une mise à distance du réel, qui ne signifie pas un mensonge, mais induit comme grille de lecture d’une situation particulière un schéma collectif englobant.

24Par ailleurs, on trouve mention de deux cas d’acclamations et d’expression d’une joie collective. La première intervient le 17 juillet 1787, quand le maire Deydié propose d’accepter la proposition de l’intendant Ballainvilliers de distribuer aux «  pauvres travailleurs de terre  » frappés par le chômage des «  secours²⁹  ». La proposition est acceptée par acclamation, et le Conseil envoie une députation à l’intendant pour lui manifester sa position.

25La seconde intervient le 10 janvier 1789 quand le maire, de Massilian, revenu de l’Assemblée des Notables, est remercié et acclamé «  unanimement  » pour ses efforts en vue d’obtenir un second député pour la ville de Montpellier et pour avoir défendu «  les droits du Tiers Etat en général et de la ville en particulier³⁰  ». Ici se rejoignent, une nouvelle fois, la situation particulière de Montpellier, qui réclame un second député pour le Tiers état, et la situation générale. D’un point de vue socio-politique, nous sommes alors dans un contexte d’offensive locale et régionale des membres éminents du Tiers pour accroître leur poids politique. L’Assemblée du Tiers a déjà été créée à Montpellier par Cambon père, le plus grand fabricant de toiles qui emploie près de 4 000 personnes, qui fait partie du Conseil et qui travaille en collaboration avec le maire et les membres des cours souveraines. On comprend de la sorte que l’expression d’une unanimité émue doit être lue, politiquement, comme l’expression d’une situation d’opposition de forces politiques concurrentes, et la victoire d’un groupe sur un autre. Pour autant, les rédacteurs des registres mettent un soin particulier à masquer les dissensions éventuelles.

Des dissensions  ?

26Le dispositif rhétorique utilisé dans les registres vise, si ce n’est à montrer une harmonie, du moins à masquer les dissensions.

27Dans un premier temps, il faut remarquer que l’assemblée du Conseil refuse tout au long de la période de modifier les règles de son fonctionnement. C’est uniquement le règlement royal du 22 décembre 1787 qui impose des modifications, notamment à propos du quorum, puisqu’il faut désormais 15 membres (soit la moitié des 24 membres et des 6 consuls) présents pour qu’une décision soit valable. Ici, ce n’est donc qu’une intervention extérieure souveraine qui modifie le fonctionnement du Conseil, alors que l’on sait par ailleurs que les officiers participaient moins à ce Conseil que d’autres groupes sociaux.

28De plus, l’assemblée du Conseil refuse toute modification de l’enregistrement des séances. La rédaction avant les séances y contribue, mais cette apparence de non-conflictualité est parfois renforcée par un refus net de mettre par écrit une possible voix dissonante. Par exemple, le 28 mai 1788, le maire de Massilian propose d’introduire à Montpellier, pour la Boucherie, le système de la «  Table de liberté  », qui s’oppose à celui de la Boucherie close³¹. Partisan du libéralisme économique, et soutien de Necker, il souhaite démanteler l’ancien système de fourniture de viande. Pour cela, il s’inspire d’autres villes, et lit un mémoire devant le Conseil. Or, le syndic de la ville, Bosquat, qui défend les intérêts – entre autres – des métiers et des personnes ou groupes intéressés dans les contrats publics, demande à ce que les «  observations  » qu’il formule contre le mémoire soient couchées par écrit. Unanimement, le Conseil refuse au motif que le syndic n’a pas voix délibérative. Les registres de délibérations sont donc l’outil d’enregistrement d’une parole urbaine filtrée, sélectionnée, au profit d’un groupe qui a la capacité de parler politiquement.

29Dans un deuxième temps, il faut observer que des éléments techniques permettent d’euphémiser les dissensions. Trois peuvent retenir l’attention.

30Tout d’abord, il faut y revenir plus précisément, les textes sont écrits à l’avance et seul le résultat des délibérations est rédigé à chaud, comme le montrent les séances des 7 avril 1788, 23 mai 1788 et 30 juillet 1788³². Il peut arriver, par ailleurs, qu’une décision de l’assemblée ne corresponde pas aux préconisations avancées par la Commission permanente. Le cas est rare (3 occurrences), une gratification refusée, une modification d’un montant d’allivrement et, surtout, la modification des noms proposés pour l’élection au consulat, le 16 janvier 1788³³. Dans les trois cas, la dissension entre l’équipe dirigeante et le Conseil est atténuée par une formulation lapidaire («  la pluralité des suffrages  »), qui fait écho à la formulation lapidaire retenue pour les approbations.

31Enfin, certains conflits surgissent au détour d’une délibération, sans antécédent dans les registres. Le procès-verbal du 7 janvier 1790 mentionne la contestation de la part d’un nommé Barthélemy, caution du nommé Grégoire, fermier de la Boucherie de la ville, à propos d’un conflit qui oppose ce fermier à la ville à propos du fumier retiré de la Boucherie³⁴. Or, le procès-verbal de la séance précédente du 21 décembre 1789 ne mentionne pas cette contestation. Il faut ici indiquer que certaines décisions ou parties de séances étaient publiques, en particulier au moment des soumissions ou des appels d’offre pour des travaux publics ou les adjudications. Le Conseil décidait de soumettre une offre, et le public pouvait investir l’Hôtel de ville pour répondre directement à la proposition. Barthélemy a donc pu de la sorte intervenir directement auprès des consuls et maire, sans pour autant que sa contestation ne soit enregistrée comme partie intégrante de la délibération – ce qu’elle n’est pas. Elle ne surgit qu’au moment où le Conseil prend une décision. Ce dispositif renforce l’impression d’un huis-clos qui ne correspond pas totalement à la réalité, puisqu’il n’enregistre pas les ramifications multiples autour de l’Hôtel-de-ville et la participation ponctuelle d’une partie de la population à certaines formes de décision. Au contraire, les registres du Conseil dessinent une vie urbaine moins heurtée, dont le centre serait le Conseil et qui insufflerait à la ville ses propres logiques.

32Cette impression de décalage, de déconnexion, permet de situer un fonctionnement autonome de prise de décision qui correspond de moins en moins, en 1788-1789, à la réalité sociale et politique, et qui va subir très directement le surgissement de cette réalité tout en essayant de la maintenir à distance.

Le surgissement d’une autre réalité

Le registre de l’Assemblée des représentants

33Ce registre débute le 26 août 1789, et s’achève le 24 janvier 1790, à la veille de la mise en place de la nouvelle municipalité disposée par la loi de l’Assemblée Nationale du 14 novembre 1789.

34Respectant les canons des registres de délibérations dans son organisation en séances, il en diffère fortement, du moins au début, puisque les prises de parole y sont libres et spontanées. Les représentants s’y expriment fréquemment. Mais au fur et à mesure la prise de parole est codifiée et monopolisée par un groupe restreint d’orateurs, dont Cambacérès et Albisson, un juriste qui a présenté aux Etats et aux municipalités de Languedoc une compilation des lois municipales et un projet de réforme de l’administration provinciale³⁵. Il faut demander au président de séance, qui conduit les débats, la parole³⁶. Des discours sont retranscrits, à l’évidence dans un style travaillé qui ne laisse pas de doute sur le fait qu’il s’agit de discours préparés à l’avance puis recopiés. La justification de cette restriction de la parole est le nombre trop élevé de présents (106 au début, 60 en octobre 1789) qui empêche les débats. Pour cette raison, le nombre de participants est retreint à 40, mais le quorum pour valider une décision maintenu à 30. Il faut donc les trois quarts d’un groupe restreint pour entériner les décisions, ce qui revient à recréer techniquement une oligarchie urbaine qui réincorpore les anciennes élites municipales.

35En revanche, les réactions du public et des participants y sont beaucoup plus fréquentes et explicites  : on applaudit³⁷, on exprime ses sentiments (la fraternité³⁸, le zèle patriotique³⁹…), on traduit par des gestes et des manifestations de bienséance le nouvel ordre social, moral et politique régénéré. Le registre crée à cet égard une rupture manifeste avec la sécheresse des registres de délibérations du Conseil de Ville, rupture qui doit être lue sous l’angle rhétorique mais encore politique, puisque la réalité émotionnelle qui est ainsi décrite et créée permet de justifier par un enthousiasme individuel et collectif le nouveau cours des choses, attentif aux difficultés du temps mais optimiste dans la création d’un nouveau paysage social et politique. Or, ce nouvel ordre des choses surgit de manière brutale dans les registres de délibérations du Conseil de Ville.

La jonction entre les deux registres et les deux personnels

36De manière très concrète, à partir du 17 septembre 1789, des représentants de l’Assemblée de la Commune sont présents au Conseil de Ville. Ils y sont soit «  conviés  » soit «  convoqués  ». En réalité, ils s’y imposent, et révèlent une confluence sociologique et politique entre les deux assemblées. On trouve en effet parmi les représentants de la Commune envoyés au Conseil des membres anciens ou actuels de ce conseil, par exemple le négociant Allut, élu au Conseil en janvier 1788, ou le premier président élu de l’Assemblée, le marquis de Saint-Victor, membre du Conseil de ville depuis novembre 1788.

37De même, les consuls sont invités à faire partie de l’Assemblée, et y jouent un rôle non négligeable⁴⁰. Ils y transmettent les ordres ou demandes de l’intendant, et remettent à l’Assemblée les papiers de l’Hôtel-de-Ville dont elle a besoin pour dénombrer la population ou refonder les registres fiscaux. De fait, la réalité sociologique et politique des deux assemblées est similaire puisqu’elles recrutent progressivement parmi les mêmes catégories sociales dont le petit peuple est exclu. En effet, la diminution du nombre de membres de l’Assemblée de la Commune conduit à faire disparaître des registres toute parole de membre des petits métiers, en sus des catégories sociales les plus défavorisées, et par ce moyen à réduire les divergences politiques. Ce n’est qu’à partir de 1790-1791, quand auront pris fin les deux institutions, que des différences politiques nettes apparaîtront à Montpellier au sein des nouvelles institutions municipales.

38La conjonction entre assemblées et registres se retrouve dans les décisions. Après le 26 août 1789, la majorité des délibérations du Conseil de ville sont prises à l’initiative de l’Assemblée de la Commune, ce qui est indiqué explicitement, par exemple le 14 novembre 1789⁴¹. Massilian fait approuver par le Conseil une dépense qui a permis de fixer un réverbère à la loge des marchands. Il l’a fait à la demande d’Estorc, commandant des «  troupes bourgeoises  » ou milice patriotique, membre de l’Assemblée et chef de son bras armé. À l’occasion, il le fait sans demander l’autorisation de l’intendant, ce qui va contre les usages administratifs classiques. On perçoit ici, à travers ce micro-événement, le surgissement d’une nouvelle légitimité populaire, le mot peuple étant évidemment entendu par les acteurs dans un sens restrictif, à savoir la communauté des citoyens qui permet d’imposer au Conseil de ville des décisions.

39Enfin, et cela est très fort d’un point de vue symbolique et d’un point de vue formel, la délibération du 26 août 1789 est conjointe aux deux assemblées et aux deux registres. Ce jour-là, l’Assemblée des représentants de la Commune, élus dans les quartiers de la ville, se réunit à l’Hôtel-de-Ville sur convocation de Clément, deuxième consul et lieutenant de maire, mais à la demande de «  Cambon et d’un grand nombre de Citoyens  ». Le juriste Albisson y expose, par un discours fleuve et intégralement retranscrit à l’identique dans les deux registres, les principes «  fondamentaux et nécessaires d’un corps représentant d’une commune  » pour régénérer celle de Montpellier. À cette occasion, il dessine un nouveau paysage urbain et politique, reflet d’une nouvelle harmonie sociale en devenir.

Une nouvelle harmonie  ?

40Un point commun apparaît à la lecture des deux registres. Il tient dans la présence ou l’absence du peuple⁴². À l’absence de membres des petits métiers ou des couches sociales les plus défavorisées au sein des deux institutions, s’ajoute le fait que les membres du Conseil de Ville n’expriment à aucun moment un lien quelconque avec le peuple, si ce n’est pour rappeler le 19 novembre 1788 par la voix de Palat, deuxième consul, que sous les deuxième et troisième «  races  » de rois, le «  Peuple  » concourrait aux décisions des «  assemblées  » du royaume. Il précise immédiatement que Louis le Gros, au cours de son règne, «  a rétabli les communes […] [et] contribua plus que tous ses prédécesseurs à assurer au tiers Etat ou au peuple, une influence constante dans le Gouvernement  ». Le discours opère ici une restriction de sens du mot «  Peuple  » tout en l’incorporant dans les mécanismes de gouvernement du royaume. Il va sans dire que Palat, qui soutient très activement l’idée d’un deuxième député pour le Tiers état qui serait choisi par Montpellier, exclut ici la partie populaire du peuple de la Ville et restreint à l’élite dirigeante et bourgeoise le droit de concourir à l’expression populaire. Cette restriction de sens se retrouve de manière plus heurtée dans le registre de l’Assemblée des représentants de la Commune. La Commune est élue en août 1789. Elle réunit tous les «  citoyens  » de la ville et des faubourgs, c’est-à-dire les hommes «  domiciliés  » de 25 ans. L’ensemble de ces citoyens forme la «  Commune  », et a vocation à participer au gouvernement urbain par le moyen d’une «  représentation  ». Cette dernière est indispensable pour éviter la «  confusion  » inévitable qu’entraînerait, aux dires d’Albisson, une assemblée générale des citoyens⁴³. Pour le même motif, et en vue d’éviter une confusion des pouvoirs, les assemblées de sixain (les quartiers de Montpellier) dans lesquelles les représentants de la Commune seront choisis, cesseront de fonctionner une fois que le plan de régénération municipale aura été approuvé par l’Assemblée Nationale. Cette organisation duplique au niveau local l’organisation des pouvoirs à l’échelle du royaume. Elle manifeste la volonté des nouvelles élites et d’une partie des anciennes de canaliser l’enthousiasme collectif tout en fondant, paradoxalement, la souveraineté sur le Peuple, ou du moins une partie de celui-ci. Cette confiscation n’empêche pas, dans les registres, des intrusions populaires. Les récits de députations envoyées par les écoliers du collège ou par les métiers venus manifester leur adhésion à l’Assemblée sont nombreux⁴⁴. Pour autant, les prises de parole extérieures, possibles, ne sont jamais retranscrites, pour ne pas enregistrer une immixtion populaire – hormis lorsque les chefs de la milice patriotique (ou Association patriotique) interviennent. Les registres tendent à recréer un huis clos restreint, quelque peu hermétique au monde extérieur tout en tirant sa légitimité de ce dernier. Ils taisent d’ailleurs progressivement les débats conflictuels et les modes de désignation. Par exemple le 5 septembre 1789 quand, sur le modèle du comité permanent du Conseil de Ville, des «  bureaux  » sont constitués pour préparer des «  lois  » municipales. La création est entérinée par acclamation, et la retranscription de la délibération s’interrompt par un «  &a  » qui masque le processus de désignation des membres des bureaux⁴⁵. Le 13 novembre 1789, un discours du président est coupé, et les registres n’en retiennent que la partie qui convient à l’assemblée. Elle porte sur le refus d’envoyer les cahiers relatifs au montant de l’impôt portant sur les biens roturiers et nobles aux assemblées du diocèse, qui restent un des rouages des États de Languedoc. Cette opposition intervient au moment où des «  bruits  » courent quant à une possible volonté de reconstituer ces États⁴⁶. D’autres membres de l’Assemblée expriment au cours de la séance leur point de vue sur la question. Or, ils sont résumés par la formule »  L’assemblée ayant applaudi aux principes de cette motion, soutenus et présentés sous d’autres rapports par d’autres honorables membres  », qui permet de masquer des opinions divergentes qui s’étaient exprimées notamment lors de la séance du 11 novembre. L’artifice rhétorique se conclut par une essentialisation de l’assemblée, qui «  pense  » qu’il faut s’opposer sans heurter le roi. Il semble se dégager de ce mode d’enregistrement un consensus, une harmonie qui fait de l’assemblée une entité agissant par elle-même, et qui permet de masquer les dissensions qui peuvent exister par ailleurs, ce que l’on sait par l’existence d’imprimés qui mettent en cause les dirigeants de l’Assemblée et les membres du Conseil de ville. De fait, le nouvel horizon politique dessiné à l’été 1789 se fissure et s’amenuise au fil des semaines, ce que les registres de l’Assemblée des représentants traduisent tout en perpétuant les finalités des registres du Conseil de ville  : faire passer dans l’histoire un mode d’organisation politique précis en le raccrochant à des modèles qui précèderaient l’absolutisme et la mainmise des États provinciaux – tout aussi absolutistes selon eux – sur le gouvernement du Languedoc.

Conclusion

41Les registres des délibérations municipales ne sont donc pas un reflet de la réalité politique urbaine. Véritables instruments du gouvernement, ils agissent comme un filtre qui masque la conflictualité réelle. Leur uniformité s’y prête, et l’on constate combien le modèle scripturaire qu’ils constituent perdure, y compris dans le registre d’une assemblée concurrente (puis postérieure comme le Conseil municipal⁴⁷).

42Pour cette raison, ils doivent être interprétés par une approche spatiale, en tenant compte du lieu où ils sont rédigés, et des faits et gestes qui s’y déroulent. Mais ils doivent également être inscrits dans des temporalités diverses, constitutives du texte même – que retranscrit-on  ? – et du réseau d’écrits dans lequel ils s’inscrivent – une mémoire urbaine ancrée dans le passé mais tournée vers de possibles usages futurs.

43Cette relecture, qui emprunte en partie à un «  tournant archivistique  », permet d’affiner les entités collectives qui ont construit le récit de la Révolution française, par exemple «  les villes  », «  les élites  », et de montrer combien ces entités étaient en réalité fragmentées et opposées politiquement. Elle permet ainsi de retrouver du politique à travers la conflictualité que les registres s’évertuaient à masquer. Et à comprendre comment, à travers deux registres aux formes identiques, si ce n’est à quelques détails près, deux assemblées parviennent à capter le pouvoir alors qu’elles ont été créées par des processus opposés. Le Conseil de Ville, institué depuis des temps anciens, défend ses privilèges au nom d’une communauté qu’il incarne et dont il est l’organe d’expression, mais qu’il tient à l’écart. L’Assemblée des représentants, qui procède elle de la communauté dans son ensemble, parvient à opérer une restriction de sens de sa légitimité populaire pour fournir aux dominants traditionnels, liés pour nombre d’entre eux avec le Conseil de Ville, un cadre d’expression nouveau à leurs prétentions politiques. Dans les deux cas, l’opposition politique est masquée, et ne parvient à s’exprimer qu’en contournant les deux institutions. Pour cette raison, l’harmonie politique dont les registres sont l’élément essentiel devient en réalité un obstacle et justifie, progressivement, la lutte contre les élites municipales menée par les groupes concurrents, en particulier la Société des Amis de la Constitution et de l’Égalité, ou Société Populaire.