Introduction

1Le problème du recours aux exceptions et aux dérogations à la législation existante, pour faire face à une situation de crise, est un thème nouveau dans les études médiévales italiennes². Les premières analyses ponctuelles sur la question, réalisées entre 2007 et 2010 par Giuliano Milani, Sara Menzinger et Lorenzo Tanzini, ont montré que cette pratique était largement répandue. Néanmoins, la possibilité d’une instabilité du système juridique en raison de l’utilisation persistante de la dérogation était un danger redouté dans les villes italiennes. Sara Menzinger a montré comment, à partir de la seconde moitié du xiii^e siècle, au milieu de la tourmente politique qui caractérisa cette période, des règles visant à éviter que des prescriptions, jugées d’une importance exceptionnelle pour la ville, ne soient pas respectées commencèrent à être incluses dans les statuts³. Lorenzo Tanzini, pour sa part, a souligné que les urgences militaires et financières, surtout si elles étaient perçues comme nouvelles et inattendues, apparurent précisément comme le signe d’un processus irréversible de changement institutionnel. L’intégrité territoriale ou les droits des citoyens, comme créanciers, étaient en effet considérés plus importants que la législation statutaire, ce qui eut pour effet de mettre en échec de façon irréversible les conseils dans leurs fonctions mêmes⁴. Milani a remarqué que les régimes des villes italiennes étaient les résultantes d’une stratification des institutions et de la législation. L’exception était très présente dans les régimes du popolo, à tel point que les statuts bolognais de 1288 prévoyaient un livre spécial pour permettre d’enregistrer des interventions extraordinaires. Lors de l’arrêt de l’expansion économique, manufacturière et démographique de la fin du xiii^e siècle, marquée par la multiplication des conflits intra et extra urbains, la progression de législations visant à contrôler la société civile entraîna un recours de plus en plus fréquent à des normes d’exception⁵.

2Toutefois, l’exception n’a pas seulement pris la forme d’une dérogation aux règles. On peut aussi l’appréhender à travers l’étude de la création de conseils spéciaux restreints, qui avaient pour tâche de décider à la place des plus larges conseils municipaux et ce particulièrement à la fin du xiii^e siècle, quand l’instabilité économique, les famines et les guerres mirent en évidence les difficultés des systèmes «  républicains  » à résoudre rapidement les crises, notamment en raison des violents conflits internes qui paralysèrent souvent le processus de décision. Dans l’objectif déclaré d’éviter l’impasse, les conseils préférèrent conférer de larges pouvoirs discrétionnaires à de petits groupes de sages pour délibérer sur les questions perçues comme particulièrement épineuses  ; mais bientôt l’exceptionnel devint ordinaire. Le cas de Gubbio retrace cette tendance de manière exemplaire. Sur les 588 propositions de riformanze présentées au conseil pendant la première moitié du xiv^e siècle, 201 furent confiées à une commission restreinte⁶.

3La crise des conseils, durant les situations d’urgence, se perçoit encore aux changements dans la manière dont les procès-verbaux des conseils furent consignés. Bien que ce point ne soit pas marginal, il a été longtemps sous-estimé par l’historiographie. Les modifications n’étaient pas seulement formelles, mais reflétaient une nouvelle structure du régime en place et indiquaient les présupposés théoriques utilisés pour faire face aux situations d’urgence.

4Afin de démontrer ce qui est préconisé, le cas de Bologne sera pris en considération. La ville était gouvernée par un système politique largement participatif, qui à la fin du xiii^e siècle connaissait un moment troublé de son histoire. De 1296 à 1306, la cité était menacée par les forces du marquis Azzo VIII d’Este (seigneur de Ferrare, de Modène et de Reggio) et des gibelins de Romagne. Celles-ci attaquaient son territoire et cherchaient à renverser le gouvernement populaire en place (il governo di popolo)⁷. Pendant une décennie, Bologne fit ainsi face à des crises de nature différente  : une crise militaire tout d’abord, causée par une armée inefficace face à une invasion à grande échelle  ; une crise économique ensuite, en raison des énormes dépenses engagées pour soutenir l’effort militaire  ; enfin une crise politique ouverte par les manigances de la faction de Bologne loyale au marquis d’Este (la pars marchesana), fomentant diverses conjurations et émeutes dans la cité. Comme on le verra, la gestion de l’urgence provoqua des changements tant dans la structure du gouvernement que dans le contenu et la manière dont les décisions politiques étaient enregistrées.

Crise et changements institutionnels à Bologne

5Pendant la période analysée, c’est-à-dire au début du quatorzième siècle, Bologne était gouvernée par un régime populaire. En temps de paix, le pouvoir politique était détenu par plus de dix mille citoyens environ, enregistrés dans les sociétés des métiers (les arts) et des armes. Tous les mois, certains membres de chaque société étaient élus au conseil des Anciens consuls. Les anciens consuls faisaient le lien entre les sociétés populaires et le conseil du peuple (popolo). C’était le plus important de la commune, même si seulement une partie de ses six cents membres, à peu près, se présentait à chaque session. Il avait l’obligation de voter sur les propositions soumises par les anciens consuls⁸.

6À leur tour, les Anciens, avant de soumettre une proposition, devaient obligatoirement faire voter les membres des sociétés du popolo. Ceux-ci devaient écrire leur réponse, favorable ou non, sur des cedule préparées pour chaque vote. Afin d’être adoptée, une proposition devait être approuvée par les deux tiers des membres des sociétés d’arts et des armes. Ensuite, les résultats de ce premier suffrage étaient soumis au conseil du peuple, pour un nouveau vote. L’activité du conseil du popolo était enregistrée dans de grands livres de parchemin soigneusement écrits, caractérisés sur le plan de la diplomatique par une intitulatio, une convocatio, une propositio, une reformatio et enfin un signum notarié. Tous ces éléments certifient l’authenticité du document et, par conséquent, son importance⁹.

7Pour affronter les crises commencées en 1296, le régime populaire réagit en instituant un gouvernement au sommet plus fort et plus stable, à qui furent confiés de larges pouvoirs discrétionnaires par l’attribution de l’arbitrium. À Bologne cet exécutif était composé d’un podestat, d’un capitaine du peuple, d’anciens consuls et des balìe, c’est-à-dire un petit groupe composé des personnalités les plus puissantes de la ville. En ces temps troublés et en dérogation aux statuts de la cité¹⁰, ce nouveau sommet du gouvernement se substitua progressivement à l’organe exécutif en vigueur, le conseil du popolo, qui perdit dès lors de son importance alors que se modifiaient les pratiques et les formes des délibérations¹¹.

8L’arbitrium, conformément à ce qui fut théorisé par la doctrine juridique, ne pouvait être que de deux types  : liberum ou regulatum. L’arbitrium regulatum soumettait ses titulaires à l’observation du droit commun (ab observantia iuris communis). Il s’accordait, en général, pour accomplir une tâche précise, dans le cadre de fonctions définies. L’arbitrium liberum, en revanche, était plus complexe. Il se conférait pour répondre à des situations perçues comme particulièrement graves et permettait à ses détenteurs de disposer d’un large pouvoir de décision, jusqu’à déroger à la législation en vigueur. Cependant, le dispositif n’avait pas été conçu pour mettre le système politique en crise. Comme l’a souligné Massimo Meccarelli, la liberté de ne pas respecter la loi ne doit pas être confondue avec un affranchissement, inacceptable, du système judiciaire¹².

Les mots de la crise

9Le constat d’une situation d’urgence est bien indiqué par l’apparition de quelques mots clés dans les délibérations, notamment dans les mesures visant à accélérer le processus décisionnel et à donner davantage de latitude aux détenteurs du pouvoir. Elle touche le lexique utilisé dans la délibération. Les termes employés n’étaient pas neutres, ils définissaient l’urgence, justifiaient juridiquement la modification temporaire des institutions et légitimaient les dirigeants, qui pouvaient agir, s’ils le jugeaient nécessaire, contre les réglementations en vigueur en temps de paix. Les dirigeants motivaient leurs mesures en se référant à la guerre, à la défense de la liberté ou même à la défense du bon état pacifique de la ville. Ces changements commencèrent à apparaître dans les registres municipaux à travers quelques mots formalisés par la doctrine juridique. Les plus importants étaient les deux termes de necessitas (nécessité) et de novitas (nouveauté). Ces deux concepts ne furent pas utilisés de façon rhétorique, mais en faisant référence à des catégories juridiques spécifiques¹³.

10Lorsque se produisait un événement qui potentiellement constituait en quelque sorte une menace pour la ville et exigeait, par conséquent, l’adoption de remèdes, dans la plupart des cas celui-ci ne se décrivait pas par le menu. Il se signalait seulement par le terme de novitas.

11Le mot novitas lui-même ne constitue pas une innovation médiévale. Ses origines sont plus anciennes  : on le rencontre dans la tradition biblique exégétique, ainsi que dans ses dérivés juridiques en droit romain. Il était utilisé pour identifier un événement n’ayant pas eu lieu, avec des nuances et dans des contextes différents. Il s’agissait le plus souvent d’un événement qui, bien que pas encore accompli, devait se considérer avec suspicion, car sa légalité paraissait douteuse. Cette valeur du terme, bien qu’avec une certaine ambiguïté, se maintint dans le latin médiéval.

12En effet, selon le dictionnaire Du Cange, novitas revêtait deux significations  : «  privilège, c’est-à-dire la réalisation d’une faveur  » mais aussi un «  abus, lorsque quelqu’un dérange quelqu’un d’autre dans son droit¹⁴  ». Dans le droit commun, cependant, le terme était encore plus négatif. Dans ses Derivationes, Uguccione da Pisa associa le mot à rumor – »  chuchotement ou ce que les vulgaires appellent nouveau, car il s’effondre rapidement  » – en identifiant les mots considérable et inhabituel comme synonymes de novus¹⁵. Alberico da Rosate précisa que le mot se référait à ce qui n’était jamais arrivé auparavant, et qui différait de la coutume («  Novum signifie parfois inédit, jamais entendu, extraordinaire. Novum est ce qui n’a jamais existé. Ce qui a été décidé une fois n’est pas appelé nouveau, bien qu’il ait déjà été partiellement renouvelé. Nouveau, c’est-à-dire étranger. Ce qui est habituel n’est pas nouveau¹⁶  »). Après avoir clarifié ce point, le juriste constata finalement que novitas était utilisé lorsque les événements sortent de l’ordinaire et il conclut que les novitates produisent de la discorde.

13Pour les juristes, les novitates devaient donc se considérer avec défiance, comme pouvant mener à la discorde à l’intérieur des conseils, et compromettre le bon et pacifique état de la ville. Le concept a été interprété de manière plus radicale par Bartolo da Sassoferrato, pour lequel novitas est synonyme de iniquo. Toute cette réflexion théorique sur le vocable fut ensuite reprise par l’élève de Bartolo, Baldo degli Ubaldi, qui dans le commentaire de la lex in rebus contenue dans le De constitutionibus principum du Digeste, affirma que «  toute novitas doit être considérée comme mauvaise et c’est l’argument contre ceux qui tentent de changer les bons régimes des villes, en mauvaise façon¹⁷  ».

14L’autre concept est celui de necessitas, un terme souvent utilisé dans les délibérations du conseil en cas d’urgence et dont l’invocation suffisait à valider les mesures prises. L’emploi du terme soulignait une situation dans laquelle il était raisonnable d’imaginer un danger imminent et sérieux pour la sécurité des biens et des personnes.

15Tout cela permettait, dans la plupart des cas, d’agir en dérogation ou même contre la réglementation en vigueur  : necessitas non habet legem, sed ipsa sibi facit legem comme le résume la célèbre maxime¹⁸. La théorisation juridique admettait comme légales, en cas de nécessité, toutes les mesures prises pour assurer la survie du système gouvernemental ou des citoyens. Ces mesures légales autorisaient des transgressions importantes dans le système juridique en vigueur, à condition qu’elles soient transitoires et qu’une fois l’urgence réglée tout revienne à la situation initiale. Les résolutions adoptées à Bologne n’échappaient pas à ces principes. L’utilisation du concept a couvert un large éventail de domaines, dont voici deux exemples parmi les nombreux possibles. Le 18 mars 1303, la demande d’approbation d’une cédule émise pour annuler certains privilèges des anciens consuls, afin de résoudre un grave conflit institutionnel, fut approuvée en vertu de l’utilité et de la nécessité évidente. De même, le 28 février 1301 une dérogation à la taxation sur les chevaux, régie par une procédure statutaire rigide, fut adoptée en vertu de l’utilité et de la nécessité évidente¹⁹.

Les émeutes de 1303

16L’un des moments les plus critiques de la décennie 1296-1306 fut atteint en 1303²⁰. En mars, des membres de la faction du marquis d’Este favorisèrent une émeute, en profitant de l’absence d’une partie de l’armée de la ville. Le plan échoua et la répression des conspirateurs fut nettement plus violente que par le passé. L’ordre fut donné aux sociétés des armes, chargées de garder les bâtiments symbolisant le gouvernement urbain, de ne pas reculer  ; une bougie fut placée sur la grille du palais de la commune, pour indiquer aux conspirateurs le temps leur restant pour se livrer pacifiquement. Le chef du complot, Castellano Piantavigne, fut décapité, tandis que les autres participants au soulèvement furent bannis et déclarés magnates²¹. Ces hommes, qui appartenaient pourtant au peuple étaient assimilés aux nobles, donc privés des droits politiques du popolo²².

17Le conseil du peuple conféra tous les pouvoirs de décision à un conseil étroit, composé du proconsul de la société des notaires, d’un défenseur de chacune des vingt associations de métiers (qui avaient juré une union l’année précédente) et des personnalités les plus influentes du nouveau régime qui prenait forme²³. En ces temps troublés et en dérogation aux statuts de la cité, ce nouveau sommet du gouvernement se substitua progressivement à l’organe exécutif en vigueur, le conseil du peuple, qui perdit dès lors de son importance, alors que les balìe, au contraire, gagnèrent davantage de pouvoir²⁴. La délégation de pouvoirs s’inscrivit dans un registre du conseil du peuple et s’enregistra sous la forme d’une cedula²⁵. Selon ce texte, il était demandé au conseil du peuple d’agir contre les tentatives du marquis d’Este et de ses partisans perpétrées à Bologne aux dépens du bon état et de la liberté de la ville. La mise en place de ce gouvernement d’exception conduisit également à un enregistrement plus limité des délibérations du conseil du peuple car au cours des mois en question, il ne se réunit que rarement²⁶.

18Nous connaissons l’activité politique et institutionnelle de cette période par d’autres registres qui furent compilés et sont conservés dans les fonds appelés des «  conseils mineurs  ». Les principaux registres des conseils mineurs sont très importants pour comprendre l’histoire de Bologne, car ils rapportent toute l’activité des balìe du gouvernement, et pas seulement dans les situations d’urgence²⁷. Les délibérations enregistrées durant l’un des épisodes de la crise principale, en avril 1303, peuvent être prises en exemple, parce qu’elles montrent clairement comment l’enregistrement de l’activité gouvernementale fut modifié pendant cette phase de crise aiguë²⁸. En ce qui concerne les riformagioni du conseil du peuple (le véritable organe législatif), il existe donc des différences considérables, y compris quant à la rédaction des procès-verbaux de réunions. Les riformagioni étaient normalement enregistrées selon le cadre rigide et déjà décrit  : intitulatio, convocatio, propositio, reformatio et seing notarial. Devant les urgences de 1303, en revanche, des changements évidents peuvent être observés  :

1. Les titres de chaque mois insistent pour réaffirmer les motifs politiques qui sous-tendent la création de ce conseil restreint. Ils avertissent toujours clairement que les ordres suivront, ce qui laisse entendre que les dispositions, copiées ensuite, ne nécessiteraient aucune autre autorisation institutionnelle et surtout nulle approbation du conseil du peuple pour être efficace. De fait, le conseil du peuple, par le biais de l’arbitrage, avait accordé aux balìe les pouvoirs discrétionnaires les plus larges. Dans l’intitulatio de mai, par exemple, on peut lire  : «  Ce sont les décisions et les ordres faits par les anciens consuls et par les sages élus par les anciens consuls, sur le bon et pacifique état du peuple et de la ville de Bologne, grâce aux pouvoirs conférés par les cedule envoyées par les sociétés populaires et signées par ces mêmes sociétés en avril et approuvées par le conseil du peuple, sur l’honneur et le respect de la Sainte Vierge, des saints apôtre Pierre et Paul, des confesseurs Petronius et Ambroise²⁹...  ».

2. La reformatio disparait, le langage devient plus coercitif, chaque mesure est introduite par la phrase  : «  ils ont pourvu, ils ont ordonné, ils ont établi  » (providerunt, ordinaverunt et firmaverunt)³⁰.

3. La convocation d’une assemblée par un recteur étranger, podestat ou capitaine du peuple, n’est pas nécessaire, à la différence du conseil du peuple.

4. Les provvigioni deviennent un instrument d’affirmation de l’affiliation politique du régime, mais ils permettent surtout à ce même régime de reconnaître et désigner clairement les personnes qui, face à l’urgence, pouvaient réellement décider. En fait, les délibérations mentionnent régulièrement les noms de toutes les personnalités au sommet du gouvernement, c’est-à-dire les juristes Bonincontro degli Ospedali, Ubaldino Malavolta, Baciacomare Baciacomari, Filippo Preti, Giovanni da Ignano, Pace de Pacibus, le juge Bonvillano Tederisi, Magnano de Stupa – un entrepreneur très puissant dans la société des cordonniers – et les deux hommes les plus riches de Bologne, Villano Guastavillani et Romeo Pepoli³¹.

5. Les décisions prises sont toujours rédigées par un notaire et déposées à la chambre des actes, comme l’indique le signe attestant le dépôt. Une fois transcrit, le notaire dépose les quaterni dans les archives municipales, appelées chambre des actes. Sur tous les documents déposés était alors inscrite une lettre ou une croix qui servait à inventorier le document³².

6. La souscription notariale n’est pas toujours présente.

7. Les textes et les formules utilisées montrent qu’il n’y avait aucune volonté de symboliser l’unité des citoyens alors divisés. Au contraire, le groupe au pouvoir justifiait ses actions au nom de la défense de la liberté et du bon et pacifique état de la cité. À cela s’est ajoutée la création de nouvelles listes de personnes privilégiées (c’est-à-dire de personnes légalement protégées). En outre, la fonction politique d’«  ancien  » est interdite pour tous les membres des familles accusées d’être du côté de l’ennemi. Il s’agissait là probablement d’une arme contre l’opposition interne à la coalition d’intérêts qui avait été consolidée à ce stade³³.

19Un autre aspect intéressant concerne les registres, qui devinrent l’instrument permettant de déroger à la législation et qui s’employèrent souvent comme une arme contre les ennemis politiques. L’un des épisodes les plus frappants, dans la période examinée ici, survint en avril 1303. Par le truchement d’une commission, les dirigeants décidèrent que toutes les condamnations prononcées par le podestat devaient par dérogation être considérées valables, malgré les éventuels vices de procédure ou les erreurs³⁴. Cette loi avait un précédent. L’année précédente, une réforme en langue vernaculaire avait été approuvée, après avoir contrecarré une menace sérieuse de la pars du marquis. La décision conférait au capitaine du peuple de larges pouvoirs discrétionnaires pour condamner les coupables, mais non pour les acquitter³⁵.

20Comme on l’a déjà mentionné plus haut, l’opposition politique fut muselée en rangeant ses chefs dans la classe des «  magnats  ». D’autres mesures permirent aux membres de l’élite au pouvoir d’être armés dans la ville. En mars 1303, le principal représentant du gouvernement, Bonincontro degli Ospedali, fut autorisé à porter des armes «  pour protéger sa personne contre les attaques des ennemis  »  ; puis ce fut au tour des consuls âgés et d’autres personnalités du gouvernement, comme le juriste Pace de Pacibus et Zolo de Algardi. Ce privilège fut étendu à tous ceux qui appuyaient le gouvernement durant ces mois troublés³⁶.

21De fait, ces mesures législatives n’étaient plus le résultat de l’activité des conseils, et donc de la confrontation entre les différentes parties du popolo. Elles s’étaient transformées en instruments de lutte politique, utilisés par le gouvernement pour faire face à l’opposition interne.

22Lorsque l’urgence devint moins pressante, à partir de juillet 1303, le conseil du peuple recommença à se réunir plus fréquemment. Il est cependant intéressant de noter que la structure de gouvernement créée pendant ces mois de crise ne disparut pas, mais continua de diriger la ville (avec l’appui du conseil du peuple) jusqu’en 1306, quand intervint un changement de régime. À cette date, les hommes les plus importants de la période 1300-1306 furent exilés, sous l’accusation de faire partie d’un complot pour livrer la ville au marquis d’Este. Le changement à la tête du gouvernement n’entraîna pas de modifications dans la manière de produire les documents. Il faut seulement ajouter que les nouveaux groupes au pouvoir, qui reconnurent le leadership de Roméo Pepoli et de Giuliano Raminghi, fondèrent le consensus sur une politique résolument populaire. Les procès-verbaux des registres de délibérations en témoignent au premier chef.

Conclusion

23Le cas de Bologne confirme que le recours aux dérogations et aux exceptions, en cas d’urgence, était fréquent et contribua à modifier progressivement l’ordre politique de la ville. Dans un contexte de forte crise institutionnelle, le pouvoir pouvait momentanément suspendre la forme de gouvernement la plus représentative, pour laisser place à des conseils plus restreints. Cela démontre une volonté d’accélérer le plus possible le processus décisionnel, mais aussi un traitement de la crise par des instruments gouvernementaux extraordinaires. Les registres de délibérations sont essentiels à une analyse approfondie de ces processus. Ils contiennent la description précise de toutes les mesures prises et indiquent clairement qui a édicté ces décisions et sur la base de quelle légitimité.

24Les écritures, en outre, étaient ductiles et capables d’adaptation à la structure institutionnelle. Elles permirent le transfert du pouvoir d’un conseil ordinaire et large à un conseil extraordinaire et étroit. Comme nous l’avons vu, ce fut un épisode rapide, mais crucial. Au beau milieu de la crise, le conseil du peuple approuva la cedula qui donnait des pouvoirs discrétionnaires à un groupe de sages et d’anciens consuls pour affronter l’urgence. À ce moment-là, les réformes adoptées par le grand conseil étaient plutôt maigres, contrairement aux mesures de la commission étroite (quelques centaines de documents). Les changements formels dans la rédaction des normes reflètent des changements substantiels dans la gestion du pouvoir politique. Il n’y avait pas de médiation au sein du conseil du peuple, mais les balìe étaient plus libres de décider, au point d’utiliser la loi pour frapper l’opposition interne et de recourir à des exceptions à la législation jamais connues par le passé.