1Il serait difficile de parler en général de la documentation écrite et de l’histoire politique de l’Italie communale. On peut dire qu’il n’y a aucune typologie documentaire qui n’ait été profondément exploitée par les études sur les villes italiennes  : les statuts, les sources judiciaires, les écritures fiscales, les libri iurium plus récemment les délibérations des conseils ou les lettres de la correspondance publique – un patrimoine d’études énorme.

2La fonction de la parole écrite est au centre des intérêts de l’histoire urbaine pour l’Italie du Moyen Âge, depuis longtemps. Traditionnellement dans l’historiographie italienne cet intérêt s’est focalisé sur les aspects techniques et juridiques des sources¹. Jusqu’à la seconde moitié du siècle dernier les éditions diplomatiques et les études d’histoire du droit ont monopolisé l’attention. Après les études pionnières de Paolo Cammarosano², Jean-Claude Maire Vigueur³ et Attilio Bartoli Langeli⁴ sur la révolution scripturaire de l’âge communal, la production écrite et ses typologies sont devenues l’un des points de vue parmi les plus importants pour comprendre l’évolution des pouvoirs urbains. Ces auteurs ont posé la question du rôle de l’écrit, de la structure des sources en tant que miroir des différentes géographies sociales et des différentes stratégies des pouvoirs. Plus récemment encore, à l’attention portée à cette fonction pour ainsi dire monumentale et architecturale des sources publiques s’est ajouté l’accent mis sur la valeur des sources écrites dans la communication. La parole écrite n’a plus seulement pour fonction de construire le pouvoir, mais aussi ou surtout un rôle de moyen de communication politique. Habermas davantage que Weber, pour ainsi dire⁵. Plus que la structure du pouvoir et son fonctionnement suivant les étapes d’une évolution progressive, il s’agit d’étudier le réseau des relations qui forment la vie politique urbaine  : à cet égard évidemment l’écrit est bien plus qu’un outil du pouvoir  ; il est la condition même de l’existence de la communication. L’école de Hagen Keller a profondément réfléchi sur la Schriftlichkeit⁶, alors que ces dernières années Christoph Dartmann a travaillé sur la politische Interaktion dans les villes italiennes⁷  : une interaction entre sujets et pouvoirs dans laquelle la parole écrite joue un rôle inséparable de l’oralité.

3Je voudrais ici proposer de considérer la fonction de l’écrit dans la vie politique des villes italiennes, entre ritualisation et conflits. Cette double polarisation signifie que les sources écrites nous donnent une expression de la dynamique des forces et des sujets à l’origine du conflit, en même temps qu’elles en créent une image ritualisée, composée afin de définir une communauté unie.

Ritualisation et conflits dans les sources judiciaires

4Le couple ritualisation et conflits à propos du rôle de l’écrit se trouve déjà très clairement posé pour une typologie documentaire fondamentale, les sources judiciaires, objet de travaux – en particulier ceux de Massimo Vallerani – qui offrent des suggestions très utiles⁸. Ce type de sources, typique de la révolution documentaire, permet une étude continue pour le xiii^e siècle, surtout dans les cas les plus importants tels que Pérouse et Bologne⁹. Dans le domaine de la justice communale l’écrit, et en général la procédure écrite, n’a pas une simple fonction d’enregistrement pour en conserver la mémoire  : au contraire, la procédure écrite par sa formalisation complexe donne leur forme aux conflits. C’est la procédure elle-même et la nécessité d’encadrer les étapes du conflit judiciaire qui incarnent le rôle du tribunal, plus que la possibilité d’une conclusion et d’une sentence¹⁰. On pourrait dire que la ritualisation imposée par l’usage de la procédure écrite romano-canonique est la véritable solution du conflit. Ici l’écrit vaut en tant que tel avant que d’être l’instrument d’un pouvoir. Le rôle de la culture et des pratiques des professionnels de l’écriture nous introduit dans un contexte très particulier, qu’il ne faudrait pas considérer selon les catégories de la politique contemporaine. En second lieu, et je cite encore les travaux de Massimo Vallerani, la logique de la procédure écrite n’a pas pour but de vérifier des faits, mais plutôt de définir la position et la considération dont jouissent les personnes en jeu  : au centre de la procédure se trouve la fama, la dignité sociale de la personne¹¹. L’énorme volume des sources judiciaires civiles du xiv^e siècle, l’un des secteurs documentaires les moins considérés par l’historiographie et qui reste encore à explorer en profondeur dans les fonds d’archives, répond essentiellement à cette dynamique de confrontation des rôles sociaux protagonistes dans le cadre judiciaire. De façon générale, la structure même de la procédure est centrée sur la définition de la dignité sociale des personnes  : les questions autour desquelles se déroule le procès ont pour but essentiel de définir la fama.

5J’ai choisi de partir de l’exemple des sources judiciaires pour leur caractère de validité générale, qui s’applique aussi à des typologies documentaires différentes. Le domaine judiciaire exerce en effet une très forte attraction sur l’ensemble des pratiques institutionnelles et documentaires des villes médiévales¹². On pourrait noter par exemple que le fonctionnement des conseils rappelle par plusieurs aspects le déroulement de la procédure judiciaire  : les lieux sont souvent les mêmes  ; les grandes salles des palais publics abritent souvent les sessions judiciaires, ce sont les lieux où sont prononcées les sentences. On peut citer par exemple les bannissements de la petite ville de Fabriano en 1299, où le crieur public appelle indistinctement les conseillers ou les acteurs du procès  :

Quod quilibet qui habet questionem vel causam in curia Fabriani occasione accusationis vel denuntiationis vel inquisicionis, veniat ad audiendum sententiam ad conscilium, sciendo quod in ipso debent legi condempnationes¹³.

6À Spolète aussi les statuts du xiv^e siècle unissaient le conseil et l’énoncé des jugements criminels  :

Quicumque habet facere in curiis eorum occasione alicuius malleficii vel excessus, veniat in dicto consilio, sententiam auditurus¹⁴.

7La ritualité des espaces est similaire  : le banc où le podestat s’assoit, l’attitude de ceux qui parlent devant le podestat-juge. Les mots aussi ont des analogies très fortes  : les suppliques au conseil sont par exemple fréquemment introduites par la formule coram vobis… reverenter exponitur quod – il s’agit du même formulaire que celui du libellus ouvrant le procès dans la procédure romano-canonique¹⁵, à laquelle l’expression coram vobis est empruntée. À la même époque, nous savons que les relations diplomatiques entre les villes et les grands conflits politiques sur le plan territorial sont souvent gérés sous une forme judiciaire, soit qu’il existe un juge capable de résoudre la question au-dessus des parties en conflit (officier du pape, de l’empereur), soit que la gestion demeure seulement au niveau horizontal, mais en recourant à un personnel formé au droit (iudices, legis periti, maîtres des consilia).

8Il est donc possible de vérifier si la fonction de la procédure écrite en tant que ritualisation, que nous avons perçue dans les sources judiciaires, se pose de la même manière dans le domaine des conflits politiques dans la ville. La question pourrait donc être formulée ainsi  : la documentation des conseils a-t-elle par rapport aux conflits politiques urbains la même fonction d’encadrement, de formalisation et en quelque sorte de résolution des conflits que celle offerte par les actes judiciaires aux conflits entre personnes et familles  ? S’agit-il, autrement dit, d’une écriture assurant une fonction de consensus politique¹⁶  ? Et si ce n’est pas le cas, existe-t-il une documentation qui remplisse sur le plan public une pareille fonction  ?

Les conflits d’après les registres de délibérations

9On peut essayer de répondre à cette question à partir des délibérations des conseils, qui sont ici l’objet principal de notre attention¹⁷. D’autres typologies documentaires sont intéressantes à cet égard, bien entendu, mais moins directement liées à la confrontation politique  : les statuts par exemple, évoqués plus loin, mais ces sources sont beaucoup plus «  pétrifiées  », moins vivantes.

10En tout état de cause, il n’est pas certain que les délibérations aient assuré de façon efficace cette fonction de formalisation et de ritualisation du conflit. Au contraire, on peut trouver dans les pratiques d’assemblées des dispositifs d’exclusion, de déplacement ou de sélection qui ont pour effet de repousser le conflit en-dehors de l’écrit. Il n’existe parfois aucune forme d’enregistrement du débat – ce moment précis où le conflit peut se manifester  : c’est le choix de Venise, où la riche documentation du Senato et du Maggior consiglio ne comprend pas la discussion, mais seulement l’attribution des questions soumises à la discussion et la décision prise  : fuit capta pars quod¹⁸. Dans l’Italie du xiv^e siècle plusieurs villes suivent de façon moins rigide la même façon de faire, par exemple Pise, où une loi de 1317 dispose de ne pas consigner les interventions des conseillers dans les enregistrements du conseil majeur, de Credenza et dans celui des Savi, mais seulement la décision¹⁹. Le risque de faire éclater la confrontation violente entre parties est plus grand que l’avantage de reproduire la dynamique réelle entre opinions, ce qui rend donc le silence préférable sur les raisons et l’origine des décisions.

11Si l’on suit l’histoire des délibérations des conseils entre les xiii^e et xiv^e siècles, on constate en tout cas une évolution intéressante. Les plus anciens des procès-verbaux connaissent en effet une présence plus riche des débats. Les premiers, conservés à San Gimignano en 1232, offrent une sorte d’exposé des opinions prononcées dans le conseil, comprenant le partage de celles-ci, le nombre et souvent aussi le nom de ceux qui ont soutenu les différents points de vue. À cette date il n’existe pas encore de délibérations à proprement parler, car tout se termine par la mention de la partie qui a prévalu (reproduite dans la page)  : Maior pars Consilii est cum dicto Riccardini Petri et sunt XXV homines numero²⁰. Il ne s’agit donc pas de la partie que les formulaires contemporains qualifiaient de reformatio, mais plutôt du cadre de la discussion juste avant que le conseil ne prenne sa décision. Ce cadre nous offre des possibilités importantes d’analyser les idées politiques en jeu, un sujet sur lequel Enrico Faini est en train de publier des travaux majeurs²¹. De toute manière, même si la discussion est en quelque sorte reproduite, ce que montrent ces premières délibérations est bien évidemment une variété d’opinions et d’interventions, mais elles ne constituent pas réellement une dialectique  : il s’agit plutôt d’une série d’opinions, sur laquelle on attend le vote²². Dans les statuts de Côme en 1279, la rubrique CLXV intitulée Quod nemini credendariorum comunis Cumarum liceat in uno et eodem consilio concionari bis, et si bis arengaverit, non dividatur consilium super arengo prévoit que

[…] id quod in secunda vice consulerit, non registretur per scripturam in formam, nec reformetur partitum super secundo dicto²³

12c’est-à-dire qu’après la première intervention du conseiller, une seconde possibilité est interdite, et de toute manière ne serait pas écrite. Ce que le statut interdit explicitement est la discussion sur une opinion déjà prononcée  : donc s’il existe une variété d’opinions il n’est pas possible de suivre le conflit entre elles, parce que chacune est simplement présentée au vote sans aucune contradiction. La limitation du débat, et donc de la reproduction du conflit politique dans le conseil, agit non seulement pour l’écriture des procès-verbaux, mais aussi dans le déroulement même des travaux de l’assemblée. Dans les statuts urbains du xiii^e au xiv^e siècle il est facile de trouver des références aux limites mises aux interventions des membres du conseil.

13Pourquoi cette discussion en forme de liste d’opinions  ? Je crois que la fonction d’une telle modalité d’enregistrement est de «  représenter  » le conseil, c’est-à-dire de reproduire dans les procès-verbaux toutes les différentes identités en jeu dans la vie politique urbaine. La procédure du conseil, davantage que de «  résoudre  » le conflit, a ainsi pour objectif d’expliciter les parties en cause, d’exposer l’enjeu et la présence de toutes les composantes de la société politique urbaine. Ceci constitue une autre analogie avec le procès, où le but de la procédure est très clairement de définir le rôle des personnes davantage que de trouver la raison qui gagne. Tout cela, dans un contexte culturel qui a toujours besoin de penser la variété selon une unité plus haute, une concordia discordantium  : la présence de plusieurs partis est la garantie de leur unité pour le bonum commune²⁴.

14Un deuxième niveau de limitation de la discussion concerne la logique documentaire de l’enregistrement, confié aux techniciens de l’écriture, les notaires, et donc à un langage technique et artificiel. À propos du travail des notaires, dans la deuxième moitié du xiii^e siècle le formulaire des conseils est désormais bien figé dans la forme proposita-consilia-reformatio²⁵. Il est dès lors nécessaire de lier la proposition de ceux qui dirigent l’assemblée, l’intervention des membres et la décision finale. Souvent dans les conseils de Pérouse, Sienne, Todi ou Bologne la reformatio reproduit le consilium qui jouit du consensus de la majorité  : reformatum est secundum dictum consiliarii x. Cette forme contient déjà la possibilité d’une autre évolution, c’est-à-dire le choix d’enregistrer seulement la proposition au conseil qui a été approuvée par l’assemblée  : c’est l’usage le plus fréquent dans les villes du Trecento. L’effet de cet usage est évidemment le déplacement du conflit, parce que lorsqu’une décision proposée par le gouvernement communal est rejetée par le conseil, il ne reste aucune trace de cet échec politique. Par conséquent, ces mécanismes documentaires dissimulent les oppositions, les poussent en dehors de l’enregistrement, qui arrive pour ainsi dire lorsque le conflit est terminé. En effaçant le conflit, l’enregistrement perd ainsi la fonction de reproduire la variété des opinions. Cela justifie l’apparition, souvent à partir de la première moitié du xiv^e siècle, du contradictor prévu dans quelques statuts des conseils, c’est-à-dire la nécessité d’une intervention contredisant ce qui est proposé  : un rôle occupé par exemple par le sindicus communis à Sienne, où est prévue dans le cadre du conseil une intervention contraire à la proposition du gouvernement. Il s’agit d’une contestation rituelle, simplement exposée avant le vote²⁶.

15Bien évidemment, derrière la rigidité de la forme par laquelle le conseil enregistre seulement la proposition victorieuse on peut voir l’hégémonie institutionnelle des conseils restreints des Anziani, Priori ou Signori, le gouvernement de la ville. Mais ce serait une erreur de penser que la réglementation servirait seulement ceux qui proposent au conseil, c’est-à-dire les comités gouvernants. Dans une formalisation ainsi rigide, qui pose le conflit en-dehors et non pas dans le procès-verbal, l’écrit n’a pas seulement pour fonction de protéger l’initiative du gouvernement de l’incertitude du débat. En quelque sorte la formalisation écrite offre une garantie au conseil lui-même, empêchant d’introduire des sujets de discussion qui n’auront pas été préalablement écrits. Ici le statut de Brescia donne un exemple parfait  :

Item ordinant corectores quod omnes propositiones super quibus debent peti et reformari consilia in libro consiliorum aperte notentur et seriatim in ipsis consiliis prout scripte fuerunt exponantur antequam super ipsis consilium postuletur. Et postquam propositiones ipse scripte et lecte fuerint nichil addatur vel mutetur. Millesimo CCXLIIII²⁷.

16Beaucoup plus tard à Modène, en 1327, dans un statut qui montre une réalité très participative du gouvernement urbain, on prévoit par un même souci de transparence la mise à l’écrit de ce qui est proposé au conseil  :

Et antequam incipiatur pulsari ad consilium congregandum ad sonum campane sint scripte in totum propositiones et totum quicquid proponi debebit in illo consilio generali vel speciali in quaterno membrano et non de bombace per notarium reformationum comunis²⁸ […].

17C’est-à-dire que la proposition des Anziani, du gouvernement de la ville, sera enregistrée avant l’ouverture du conseil dans la forme la plus solennelle (sur parchemin et non pas sur papier), afin d’empêcher qu’une initiative politique durant les travaux du conseil ne modifie l’avis ou ne force la procédure.

18Tout ceci ne signifie pas que les conseils de ville n’étaient pas un espace de conflit. Au contraire, le conflit était l’ordinaire dans le fonctionnement des assemblées²⁹  : il est bien attesté par la présence dans les statuts de toute une variété de prohibitions telles que celles de prononcer des paroles vulgaires contre celui qui parle, de faire du bruit avec les pieds, d’interrompre ou de se lever pour parler sans autorisation de celui qui préside la séance. Mais ici l’écrit a surtout pour fonction de cacher, de rendre invisible le conflit apparent dans la réalité. L’exemple le plus intéressant à mon avis vient de France  : Caroline Fargeix a très bien montré comment à Lyon au xv^e siècle lorsque la variété politique du conseil est largement abandonnée au profit d’une composition oligarchique, les procès-verbaux deviennent plus riches, la discussion plus complexe  : on enregistre ce qui ne peut plus troubler la paix³⁰. Dans une période plus «  classique  » de l’histoire communale, François Otchakovsky-Laurens a montré qu’à Marseille à la moitié du xiv^e siècle le formulaire du conseil a souvent pour but de mettre en scène l’unité de la ville face à la crise et aux menaces de l’extérieur³¹. C’est plus ou moins ce que l’on peut voir à Florence déjà au xiv^e siècle  : lorsque le rôle du conseil est plus réduit, la véritable discussion se trouve non pas dans les formules stéréotypées des délibérations, mais plutôt dans les Consulte e Pratiche, émanant des comités politiques nommés par le gouvernement, où il n’existe pas de réelle dynamique sociale ou politique parce que tous les membres sont des hommes du régime.

Destruction de l’écrit en situation de conflit et fonctions rituelles

19Ainsi, dans les conseils la vie politique était rigidement sélectionnée par l’écrit. Je voudrais donc laisser un peu de côté le cas des délibérations, pour vérifier dans d’autres typologies de sources l’interaction entre conflictualité politique et écrit.

20Il existe, concernant ce type de phénomène, la situation du conflit qui dépasse pour ainsi dire la force de l’écrit, où l’écrit est complètement renversé  : c’est le cas lorsque l’écrit est détruit, effacé, brûlé dans un moment violent du conflit politique. Amedeo de Vincentiis, il y a quelques années, a dédié un travail à la destruction de la mémoire écrite dans l’Italie communale³²  : il a très bien montré que la destruction de la mémoire écrite est un acte fréquent dans les conflits politiques. Mais il a également démontré l’existence dans la destruction d’une ritualité performative  : l’exemple que De Vincentiis utilise est le récit de l’émeute qui suit la chute du régime des Nove à Sienne en 1355 – après l’arrivée de l’empereur Charles IV en ville, les ennemis des Nove prennent le palais et renversent toute la documentation écrite du régime.

E durante questo romore, molti gentiliomini col popolo minuto corsero con romore al palazzo de’ consoli de la Mercanzia, e ine robaro e tolsero libri e scritture e altre cose, e stracciaro e portaro via. E di poi corsero a la Bicherna, e tolsero tutti i libri di condenagioni e ‘ncamarazioni, e portarle sul Campo, e, a la presenzia de lo ‘nperadore, furo arse e stracciate. E arsero le case de’ lavoranti de la lana. E una parte di loro co’ romore corsero a la prigione e scassàrola, e arsero ciò che potero e tutti i prigioni cavaro fuori. E poi corsero a la chiesa di Camporegi dove stava la cassetta de’ bossoli de’ signori Nove in uno cassone nella sacrestia, e scassaro el detto cassone, e tolsero la detta cassetta, che v’era imbossolato tutto l’uffizio de’ signori Nove, e portarla al palazo a lo ‘nperadore. E così comandò lo ‘nperadore che detta cassetta fusse gittata per le finestre, e così fu fatto ‘l romore che era in Campo, la presero così quasi rotta, e legarla a la coda di uno asino e così la strascinavano per tutta la città e scopàrolla³³.

21Le traitement de la boîte où sont écrits les noms des citoyens qualifiés pour les offices est exactement identique aux rituels de la justice criminelle et du châtiment capital, où le corps est traîné, fouetté, mis en pièces³⁴. Ce cas nous amène à une considération supplémentaire  : l’écrit est strictement lié aux rituels publics qui se déroulent autour de lui, et surtout sa fonction centrale est liée aux personnes. Le nom des officiers, ou des citoyens qui peuvent aspirer aux offices, est l’objet de l’attention de l’écrit. Ici encore, comme dans la procédure judiciaire, plus que le fait même l’écrit a pour fonction d’enregistrer les personnes, leur rôle social, leur fama. Il ne s’agit pas – pour citer encore De Vincentiis –, de détruire la mémoire urbaine  : l’incendie des écritures publiques nous donne l’impression d’avoir pour fonction d’effacer la mémoire, mais pour les contemporains il s’agissait plutôt de frapper l’identité politique des personnes qui composaient le régime, d’éliminer leur inscription solennelle dans les lieux de l’écriture. Dans toutes les villes le sujet sur lequel la préoccupation réglementaire était la plus forte est sans aucun doute l’élection des officiers. La sacralité des écritures publiques et des procédures était particulièrement conservée lorsqu’elles portaient sur la définition des listes des citoyens admis aux offices³⁵. À côté de cela je me contenterai de rappeler que toute une typologie de sources communales, les registres fiscaux, partageait un pareil sens de l’inclusion dans la citoyenneté pleine  : seule l’inscription sur la liste fiscale garantissait la réelle appartenance à la communauté municipale. Cela explique, même au-delà de la fonction de financement des dépenses publiques, l’importance de la rédaction et de la conservation des sources fiscales³⁶.

22Cette particularité est à souligner parce que lorsque l’on parle d’enregistrement des conflits, la typologie documentaire la plus riche dans l’expérience italienne est sans doute la variété des listes produites pour définir le régime politique face aux menaces des ennemis, des magnati, de la pars vaincue. La liste, ou le recueil des condamnations politiques, est peut-être le moyen le plus classique de définir le conflit à travers l’écriture publique. À ce propos le travail le plus important est celui de Giuliano Milani sur les listes de condamnés à Bologne entre xiii^e et xiv^e siècles³⁷. L’enregistrement et la conservation de l’écrit servaient à garder la liste de ceux qui ne pouvaient pas participer à la vie politique de la ville, ou qui ne pouvaient le faire qu’après un procès en réhabilitation négociée avec le régime de la ville. L’enregistrement des sentences de la justice politique avait la même fonction  : à Florence le célèbre Libro del Chiodo continua à copier un siècle durant les actes criminels des Gibelins et des ennemis du régime, transmis d’une génération à l’autre³⁸. L’importance de la liste – particulièrement de la liste de noms – est évidente aussi dans un sens positif  : non pas une liste d’exclusion mais d’inclusion. Dans l’histoire de Parme à la moitié du XIII^e siècle, comme l’a montré récemment Gabriele Guarisco, on rencontre un épisode curieux. En 1268 fut créée la Societas croxatorum, une sorte de milice populaire fidèle à Charles d’Anjou  : la liste des composants de la societas était une sorte de liste de la citoyenneté active et admise à la vie politique. À plusieurs reprises, en 1287 et 1292, les familles des magnati temporairement exclues de la vie politique essayèrent de modifier la liste pour intégrer cette citoyenneté privilégiée. En 1287, la tentative fut bloquée et la liste manipulée publiquement brûlée devant le conseil³⁹. À Pistoia également, au xv^e siècle, j’ai trouvé un cas de falsification des lois contre les magnati qui fut découverte et directement attestée par une copie dans les statuts de la ville⁴⁰.

23Le cas de Parme est le plus révélateur, pour une double raison. Tout d’abord, la fonction publique de l’écrit, qui le posait au centre du conflit politique, concerne l’enregistrement des personnes beaucoup plus que des faits. L’articulation entre écrit et conflit apparaît avant tout comme définissant la personne dans le tissu politique urbain. Le rôle de l’individu et des groupes était l’enjeu essentiel de la parole écrite  : on pourrait dire que davantage que l’écrit, ce qui comptait était l’inscription, qui marquait, pour emprunter à la philosophie contemporaine, la création d’une ontologie sociale de la personne et du groupe⁴¹. Inscrire, ou effacer l’inscription du nom sur la liste, ou du coffre qui gardait les noms des officiers, constituait l’enjeu du conflit⁴². La deuxième image suggérée par le cas de Parme est que la parole écrite avait toujours besoin d’être prononcée, d’être mise en scène. La destruction de la mémoire écrite, ou de la liste falsifiée, n’aurait pas eu le même sens si elle n’avait pas été exposée dans un espace ou une situation institutionnelle précise, la place publique ou le conseil. Cela nous rappelle le fait que toujours, face au caractère écrit de nos sources publiques, il faut penser à leur utilisation sur le plan de la parole prononcée. Autant que les images dans les églises, qui étaient pensées pour être montrées et commentées par le prêtre qui parlait, la parole écrite était, plus souvent peut-être qu’on ne le pense, conçue pour une récitation publique. Nous connaissons les images, la structure de l’église mais nous pouvons seulement imaginer leur vie  : pour le texte il en est presque de même, nomina nuda tenemus, pour ainsi dire. La liste devait être récitée régulièrement au conseil, tandis que les statuts étaient fréquemment récités pendant les travaux du conseil. Il existe des cas où les statuts entiers étaient lus devant l’assemblée, dans un rituel qui rappelle l’Ancien Testament de la Bible  : les constitutions du pape au xiv^e siècle ordonnaient la lecture globale du texte entier devant le parlement ou le conseil de la ville en version vernaculaire⁴³. La traduction vernaculaire des statuts urbains, dont nous avons l’exemple à Sienne, Pérouse et Florence, avait essentiellement pour fonction cet appui à la lecture rituelle dans l’assemblée, et vraisemblablement non pas un usage devant les tribunaux.

24Autour de cette question de la lecture rituelle, il faudrait citer les cas de la présence des images dans les lieux du politique  : l’exemple célèbre du Bon gouvernement de Sienne, mais aussi les autres cas de peinture «  politique  » de l’Italie communale, montrent l’interaction entre les images et le texte écrit, parce que le sens didactique de l’image avait besoin d’être expliqué par le texte⁴⁴. Un exemple célèbre de cet usage performatif de l’écriture, et de l’écriture avec les images, se trouve dans l’histoire de Cola di Rienzo selon l’Anonimo Romano, lorsque Cola commence son activité politique en exposant une série de tableaux avec des images symboliques et des textes commentés. La réaction de la foule est double  : certains restent sceptiques  : «  con altro se volzera rettificare lo stato de Roma che con figure  » mais aussi d’autres y trouvent une signification importante  : «  granne cosa ène questa e granne significatione⁴⁵  ».

Écrit, conflits et communication extérieure de la ville

25La dernière partie de ces réflexions porte sur le rôle de l’écriture dans les conflits politiques à l’extérieur de la ville, c’est-à-dire non pas dans la dynamique des partis et des groupes politiques urbains, mais dans les stratégies de la ville pour ses relations avec d’autres villes ou souverains ou acteurs. La notion de communication politique est ici plus claire, et dans une certaine mesure toute la documentation publique peut être utilisée pour définir une image de la ville en fonction de ses enjeux de conflit avec l’extérieur. Un cas célèbre dans l’Italie du sud est celui de Naples au xii^e siècle. Après plusieurs années de résistance, Naples était autour de 1130 près de capituler devant Roger II, le roi de Sicile. En prévision de l’assujettissement au souverain, l’oligarchie de la ville composa un texte, le Privilegium de magnificentia nobilium civitatis Neapolis, qui fut déclaré comme octroyé par le duc de Naples, l’ancien gouverneur-seigneur d’origine byzantine. L’authenticité du texte est très douteuse, mais sa fonction était claire  : montrer au nouveau souverain qui allait arriver dans quelques mois, que la ville avait depuis longtemps une consuetudo, une coutume dotée de privilèges⁴⁶. Le cas me semble important parce qu’il montre dans une période très ancienne que la production de sources publiques répondait avant tout à la nécessité d’un usage politique, dans les conflits ou en prévision d’un possible conflit. Les villes de l’Italie méridionale, qui avaient naturellement besoin d’appuis pour la sauvegarde de leurs libertés face au pouvoir du roi, utilisèrent souvent la mémoire écrite et parfois la falsification de cette mémoire pour confirmer l’ancienneté et donc la validité de leur privilèges⁴⁷. En quelque manière, néanmoins, même l’Italie communale montre cette dynamique. On peut penser à l’histoire des rédactions statutaires dans les villes communales. Les statuts sont régulièrement modifiés et reproduits à travers les changements politiques dans la ville, mais la structure du texte reste souvent inchangée, les segments plus anciens étant tout simplement reproduits et enrichis dans une accumulation qui n’avait rien à voir avec une rationalité abstraite. La nécessité de montrer une image de la ville était, bien plutôt, à la base de cette stratégie⁴⁸.

26Dans les relations de la ville avec l’extérieur, les circonstances de l’usage de l’écrit dans les conflits sont moins spécifiques  : toutes les typologies sont en quelque sorte impliquées. Pour l’interprétation de l’écrit, le cas est plus facile et moins intéressant. On pourrait de toute manière se poser la question de l’existence de sources spécifiques pour les conflits entre les villes. Il faudrait chercher surtout dans les archives des lettres diplomatiques. Il s’agit d’un sujet encore insuffisamment exploité par l’historiographie, et pour lequel la documentation des villes italiennes, surtout pendant le xiii^e siècle, n’est pas aussi riche que pour d’autres typologies⁴⁹. L’équipe de Paolo Cammarosano a récemment dirigé deux volumes sur les lettres dans l’Italie médiévale⁵⁰, alors qu’Attilio Bartoli Langeli, il y a quelques années, a essayé de montrer l’évolution formelle de la lettre dans les chancelleries urbaines. Il est évident que la lettre, autant que la procédure judiciaire, a une force documentaire qui dépasse la typologie spécifique et le contexte propre de la conservation archivistique. On pourra trouver des lettres dans les fonds dédiés à la correspondance des archives urbaines, mais aussi et assez souvent dans les délibérations, dans les sources narratives (les cronache con lettere ont été étudiées par Girolamo Arnaldi et récemment par Enrico Faini), et dans les grands recueils du dictamen, dans les contextes royaux mais aussi citadins, par exemple Mino da Colle⁵¹. Et nous savons l’importance du dictamen pour la formation d’une culture écrite de la communication dans les milieux urbains⁵².

27Le cas des lettres me semble central à cet égard, parce que dans la communication politique la lettre avait plusieurs possibilités de réception, et jouait à plusieurs reprises sa fonction. Je voudrais prendre encore un exemple du xii^e siècle, pour souligner que cette dynamique remonte à une phase très ancienne. Enrico Faini a attiré l’attention sur un épisode de 1162  : une lettre envoyée par les Génois aux Pisans pour se lamenter des violences faites à Constantinople, à cause desquelles Gênes décida de rompre les accords politiques avec Pise. La lettre est entièrement reproduite dans la narration de Caffaro, le chroniqueur officiel de Gênes au xii^e siècle, mais en même temps elle est directement citée – il s’agit d’une citation littérale –, dans la Chronique de Bernardo Maragone à Pise⁵³. La même lettre était donc connue et reproduite par les deux parties, celle qui écrivait et celle qui recevait. Cette circulation nécessitait une habitude de la lecture publique des textes de communication diplomatique, au sein d’un conseil ou dans une situation de vie politique urbaine où Caffaro et Maragone avaient pu en entendre le contenu.

28Même la typologie documentaire de la lettre, donc, montre l’interaction très forte entre l’usage de l’écrit et la ritualité de la lecture publique en forme orale des moyens de communication dans la ville et entre les villes. Cela confirme, en conclusion, la centralité des mécanismes documentaires dans le conseil, lieu par excellence de l’oralité et de l’écrit  : malgré tous les dispositifs de déplacement du conflit dans les écritures publiques, la présence souvent implicite du domaine de l’oralité montre que les délibérations sont au cœur de notre sujet.