1Dans le cadre de cet ouvrage, nous souhaitons présenter la question des pratiques de gouvernement et de l’écrit dans le Piémont au xiv^e siècle. La ville sur laquelle sera centrée l’enquête est celle de Turin qui dispose d’une longue série des actes du conseil, les ordinati, selon la dénomination archivistique d’époque moderne employée encore aujourd’hui. Rédigés en latin, ils permettent de cerner l’identité politique de cette communauté urbaine, comprise entre plusieurs pouvoirs concurrents, à savoir les princes de Savoie-Achaïe et la dynastie comtale de Savoie¹.

2Les archives communales de la ville de Turin conservent, pour le Moyen Âge, les délibérations du conseil de credencia (nom donné au conseil de ville au Moyen Âge) pour une période couvrant les années 1325-1400. Il s’agit de 48 registres. Les premiers registres présentent des lacunes, alors qu’à partir de 1372 la série est presque complète. À partir des années 1980, la ville a pris en charge l’édition des livres des conseils. Cette entreprise est maintenant arrivée au volume n° 33, correspondant à l’année 1392².

3À Turin comme ailleurs les actes du conseil ont été utilisés dans le passé pour reconstituer l’histoire événementielle de la ville  ; ce qui a amené les historiens à forger une image assez stéréotypée de la position de la cité dans le cadre des institutions princières savoyardes. Situons-la quant à sa taille et à son rôle. Turin était une petite ville (500 feux à peu près si l’on se penche sur les cadastres communaux). Elle n’en était pas moins un centre épiscopal important et son évêque étendait son pouvoir ecclésiastique sur la presque totalité de l’actuelle province administrative de Turin. La géographie faisait de la ville un point névralgique et stratégique considérable. Ainsi, durant les années 1980, les historiens ont quelque peu corrigé la vision de Turin en réévaluant son poids sur les plans politique et économique³. De ces études a résulté une nouvelle définition de la ville donnée par Giuseppe Sergi  : «  une commune à autonomie limitée  »⁴.

4Pendant le xix^e et le début du xx^e siècle, les événements tirés des ordinati étaient décontextualisés au détriment de leur valeur réelle, même s’il faut souligner une certaine précocité des recherches menées sur les livres du conseil par Mario Chiaudano⁵. L’intérêt pour la reconstitution du tissu urbain était central, et les aspects intrinsèques des libri consiliorum (appellation médiévale de ces documents) étaient négligés. Cette façon de lire les sources témoigne d’une volonté de célébrer précocement le rôle de capitale que la ville serait amenée à assumer durant les siècles suivants. L’autre explication est d’ordre historiographique et diplomatique. Comme Paolo Cammarosano l’a bien souligné, les actes de conseils des villes ont été négligés, à cause de la préférence toujours accordée aux écritures «  fermées  », à savoir les livres de coutumes ou les statuts, au détriment des sources ouvertes et plus humbles du point de vue formel⁶.

5Les délibérations des conseils témoignent du caractère que Cammarosano définit comme mixte en soulignant l’un des aspects les plus significatifs de ce type de source, à savoir le désordre et la rigidité structurelle. L’impression de désordre naît du fait que les actes des conseils assemblent d’une façon «  chaotique  » des éléments qui relevaient de dispositions de nature générale et législative, voire judiciaire, et des dispositions occasionnelles, circonstancielles et d’ordre administratif. L’aspect apparemment «  chaotique  » des registres se reflète dans la succession aléatoire des enregistrements  ; la mise en page du document met en relief un usage de la page plus soucieux d’économie de l’espace que d’équilibre esthétique ou de clarté dans l’exposition. Le cas de Turin reflète cette tendance et il n’est pas rare de trouver dans l’ensemble des décisions du conseil des renvois aux façons particulières dont se nouait la vie quotidienne de la commune. Du point de vue historiographique, les informations tirées des ordinati ont été, d’un côté, disjointes du contexte politique général de l’époque alors que, d’un autre côté, aucun intérêt n’a été porté à la constitution interne des sources elles-mêmes ni aux divers éléments qui composent et concernent l’ensemble des délibérations.

6Une nouvelle vague d’études a renouvelé la manière d’appréhender les libri consiliorum à partir des années 1990, même s’il manque toujours une recherche concernant l’aspect diplomatique et historique de l’ensemble des livres conservés aux archives des principales villes soumises aux princes de Savoie. Toutefois, l’histoire sociale et institutionnelle a bien mis en lumière, pour Turin, les formes d’exercice du pouvoir et a aussi réévalué les rapports de force entre la communauté urbaine – du moins représentée par l’oligarchie citadine qui dirigeait le conseil –, les princes d’Achaïe et le comte de Savoie. Politiquement, Turin était une commune assujettie au pouvoir de la dynastie savoyarde et dépendait du centre administratif de Pignerol, capitale de la principauté d’Achaïe. Les deux villes étaient insérées dans le cadre des domaines savoyards dépendant des comtes de Chambéry⁷. Cette soumission avait été cependant remise en cause. En 1334 une révolte très grave avait troublé les équilibres sociaux de Turin  : une conjuration animée par les familles nobiliaires des Sili et de Zucca, partisans d’une soumission de la ville au marquis de Montferrat. La rébellion contre les princes de Savoie fut éteinte par le moyen d’un procès en tout point politique⁸. Une fois la révolte jugulée, les tensions se déplacèrent sur le plan interne à la dynastie, alors que la lutte entre les deux branches de la famille comtale trouvait son apogée.

7En effet, à partir des années 1350 Jacques d’Achaïe déclara avec une force considérable sa ferme opposition à Amédée VI de Savoie, qui résolut la question par les armes, en imposant finalement sa tutelle, après la mort de Jacques en 1367, sur le petit prince d’Achaïe, Amédée. Après quoi, la principauté d’Achaïe fut privée de l’autonomie dont elle jouissait auparavant. Turin et les autres villes ou communautés piémontaises étaient désormais pleinement insérées dans l’État de Savoie. Cette façon de gouverner ne privait pas toutefois les villes d’une participation semi-active à la vie politique du comté, et si l’on se penche sur les ordinati de Turin après 1360, on s’aperçoit que les membres de l’oligarchie urbaine – soit nobles soit membres du popolo issu des métiers les plus puissants – recherchaient le prestige de l’exercice du pouvoir à partir du conseil. Les très récentes études de Marta Gravela sur la composition de l’oligarchie turinoise, à partir de la documentation des ordinati et des cadastres, ont éclairé le rôle et l’activité des credendarii, les membres du conseil de ville, dans le système de crédit de la ville et leur participation, quand ce n’est pas leur profonde implication, dans les appels d’offres et les adjudications⁹. Il en ressort un cadre complexe – qui ne se limite pas à l’énumération des activités des membres de la credencia – mais dans lequel une oligarchie détenait le contrôle politique et économique de la vie citadine, ainsi que la médiation entre le prince et l’ensemble de la communauté urbaine.

8À partir de son insertion dans l’État de Savoie, Turin fut contrainte de transformer sensiblement sa politique interne, presque entièrement absorbée par les requêtes de financement de la part du comte. Ce problème devint le cœur de l’activité du conseil de ville, polarisé par la médiation financière avec le prince. L’oligarchie faisait preuve d’une cohésion remarquable  : les nobles et les populaires étaient la plupart du temps en accord, ce dont témoignent les ordinati. Ils collaboraient et s’associaient dans les adjudications et dans les activités économiques. Le crédit et les adjudications constituaient un aspect fondamental de la participation politique de l’oligarchie urbaine et l’une des principales voies d’accès à cette dernière. Les individus qui faisaient déjà partie de l’élite y investissaient leurs propres ressources, dans le but de stabiliser leur propre position et d’augmenter leur prestige. L’intervention dans le financement princier – dont témoignent les actes du conseil – revêtait néanmoins une importance majeure pour les familles de rang inférieur, qui par le biais des investissements parvenaient à s’associer aux premières.

9L’étude des registres judiciaires couplée à celle des livres du conseil met en évidence les tensions entre la ville de Turin et les communautés proches de celle-ci (Moncalieri, Rivoli, Cavoretto et Beinasco), des affrontements également attestés dans les actes de procès. Les ordinati, par de multiples évocations des affaires en cours, nous donnent un instantané des tensions qui traversaient les communes du Piémont savoyard à la fin du xiv^e siècle. Ces libri consiliorum donnent par ailleurs la mesure du degré de maturité politique des classes dirigeantes turinoises. On retiendra comme exemple une phrase qui se réfère aux troubles provoqués par les hommes de Moncalieri (commune située aux abords immédiats de Turin) et qui montre tout le profit historique qui peut être tiré des ordinati. Afin de régler un conflit qui préoccupait beaucoup la ville de Turin et pour mettre fin à la montée de la violence entre la ville et son contado, les conseillers choisirent de dialoguer avec les ennemis, une stratégie qui n’avait rien d’évident. Suite à une nouvelle agression perpétrée par les gens de Moncalieri, le conseil décida ainsi de nommer des ambassadeurs «  qui habeant coloquium cum illis de Montecalerio de questionibus et rancori quas facere voluerint una pars alteri et altera alteri¹⁰  ».

10D’autres conflits traversaient parallèlement cette oligarchie turinoise. Prenons l’exemple très significatif d’une enquête menée par le viguier (officier représentant la tutelle savoyarde) le 14 décembre 1380, qui nous informe qu’un membre du conseil fut poursuivi pour une rixe in credencia, au sein même du conseil de ville¹¹. Le texte d’accusation porte seulement sur la rixe sans donner d’autres éléments, mais dès le premier témoignage apparaît la situation à l’origine du délit. Ce procès concernait en effet la rupture violente des équilibres socio-politiques à l’intérieur du conseil, à savoir entre membres de la noblesse et du populus. Le témoignage du noble Nicolas Aynardi introduit et précise les éléments clés au centre du conflit  : le tumulte – rumor – trouvait ses origines dans une séance de la credencia centrée sur la question des modalités de prélèvement fiscal¹². La confrontation du liber malleficiorum et des libri consiliorum de 1380 permet de déduire la date de cette séance, tenue le 29 novembre précédent. Si les ordinati indiquent le cadre dans lequel le fait s’est produit, le procès éclaire la tension qui traversait alors le conseil et les camps politiques en présence, des éléments passés sous silence dans les délibérations, qui se limitent à enregistrer le résultat des débats¹³. La déposition d’un second accusé permet de découvrir d’autres éléments-clés  : deux membres de l’élite populaire auraient aidé à la préparation du délit en prévenant l’accusé de l’ordre du jour prévu et du probable résultat de la réunion, défavorable à une imposition foncière¹⁴.

11Ces populaires voulaient en effet forcer la décision du conseil et imposer le système de prélèvement par taille – per registrum –, c’est-à-dire l’impôt direct qui était calculé proportionnellement à la richesse des contribuables qui avaient enregistré leurs biens au cadastre. Aux nobles convenait le prélèvement per taxum qui s’appuyait sur un principe de division par quote-part imposable. Le résultat ponctuel de la séance est inconnu, la question restant ouverte dans les ordinati, mais le principe invoqué par la partie nobiliaire triompha les années suivantes.

12Abordons maintenant la question diplomatique, celle de la forme écrite des enregistrements. À l’instar des autres communes italiennes, les membres du conseil de Turin tenaient des séances régulières et avaient recours à des formes ordonnées de mise à l’écrit des discussions et des reformationes, c’est-à-dire des décisions prises. Durant les séances on ne discutait – c’est ce qui permet à Cammarosano de définir ce type de sources comme «  mixtes  » – pas seulement des sujets destinés à se traduire en lois et règlements, mais aussi d’autres questions  : des choix politiques à faire, des engagements d’ordre fiscal et financier, du fonctionnement ordinaire de l’administration, comme des attributions de citoyenneté. On y trouve par ailleurs d’abondantes traces des commissions spécifiques (les balìe) confiées aux sapientes qui obtenaient du conseil le pouvoir de délibérer, et dont les discussions n’étaient pas verbalisées. Parfois encore, des questions judiciaires assez graves y étaient traitées et l’on décidait de renvoyer les décisions au prince et à sa cour, ou de délibérer en accord avec le juge.

13Parmi les trois étapes composant classiquement l’enregistrement écrit de la procédure délibérative, deux étaient respectées à Turin  :

• la propositio  : la proposition de délibération faite par le viguier et le juge de Turin (ce couple d’officiers détenait le pouvoir effectif en ville), qui convoquaient toujours le conseil de eius mandato et au son de la cloche more solito.

• le consilium  : la discussion autour des éventuelles corrections à apporter à la délibération proposée. Malheureusement, comme dans la plupart des villes soumises à une autorité souveraine on ne dispose pas des procès-verbaux des consilia. Du climat qui régnait au conseil on n’a conservé aucun témoignage direct, car dans les cas de discussion, la grille structurale de l’écriture notariée ne laisse transparaître qu’assez peu de la véritable tension que pouvait occasionner la prise de décision. Mais d’autres sources peuvent toutefois nous renseigner sur ce point, comme le montre le cas du conflit de 1380.

• la reformatio  : c’est-à-dire le texte définitif de la délibération qui nous informe du résultat de la discussion entre les parties.

14L’enregistrement des discussions est l’un des éléments utilisés par Lorenzo Tanzini dans ses travaux sur l’histoire des conseils, qui met en évidence l’importance de l’extension du domaine de pouvoir et d’action des membres des assemblées dans le tissu social d’une ville¹⁵. À Turin, dès le premier volume les libri consiliorum excluent entièrement la rédaction des interventions des credendarii, en simplifiant la structure de la disposition dans une proposition du viguier soumise à la discussion et dans une reformatio claire et succincte, privée de clauses ou d’indications normatives. Cela rejoint l’observation de Lorenzo Tanzini, qui souligne que les conseils du xiv^e siècle deviennent «  des lieux de consolidation et de perpétuation de l’éminence politique acquise par ceux qui en faisait partie intégrante et donc du patriciat local¹⁶  ».

15Sous l’angle diplomatique – comme l’ont montré assez récemment les études de Paolo Buffo – les princes d’Achaïe avaient organisé leur territoire de façon centralisatrice, se présentant comme la référence officielle à leurs sujets¹⁷. Les libri consiliorum des villes soumises aux princes montrent dans leur organisation interne une unité profonde conférée par le lien avec la capitale princière piémontaise. De ce point de vue, les lettres que l’oligarchie turinoise échangeait avec les princes – et sur la teneur desquelles le conseil devait se prononcer – étaient incluses dans chaque registre du conseil, dont elles faisaient partie intégrante et qui étaient recopiées à la fin des registres. Afin de les lire il fallait renverser les registres où les lettres étaient enregistrées dans leur ordre chronologique. Cette technique documentaire observée depuis les années 1320 à Chieri (commune à l’est de Turin qui n’était pas encore insérée à l’époque dans les domaines de Savoie) se retrouve également à Pignerol, Moncalieri et Turin dès les années 1330-1340. Cette pratique fut cependant remplacée à partir des années 1350 par une nouvelle méthode d’enregistrement des lettres discutées en conseil. Il s’agit de la rédaction des livres de lettres, enregistrées à part. Durant la seconde moitié du xiv^e siècle, la présence de lettres est fréquente dans les ordinati, mais dans l’ensemble des registres ces actes ne constituent pas une série organiquement organisée. Avec l’insertion plus formalisée des domaines piémontais dans l’État de Savoie, les livres des conseils s’articulent désormais de la même manière, ce qui nous permet de supposer une injonction précise du pouvoir comtal. Ainsi, l’autorité aurait souhaité l’établissement d’une série documentaire dédiée à cette tache politico-administrative d’enregistrer la correspondance officielle. On peut y voir le signe de l’approfondissement du contrôle socio-politique exercé par les comtes. À l’époque même de ce changement on observe aussi une nouvelle façon de concevoir la documentation judiciaire, à savoir la parution des livres des grâces, des compositions, des défenses etc., dont témoignent les archives d’État de Turin et les archives municipales de Turin, Pignerol, Moncalieri et Chieri.

16La politique de l’écrit éclaire dans ce cas sa dimension de pratique de gouvernement  : à travers l’imposition de nouvelles règles de gestion des rapports socio-politiques – diligentées par le recours à toute une série de procédures standardisées – était mise en œuvre la pénétration de la iurisdictio comtale dans les villes et les campagnes du Piémont. On peut faire un parallèle avec le phénomène de la culture notariée en Provence. Déjà au xiii^e siècle, comme l’a bien montré l’historiographie française, la culture écrite avait pénétré en France non par les voies alpines, mais par la Méditerranée¹⁸. Les besoins professionnels des marchands génois, pisans, marseillais furent un moteur du processus d’uniformisation de l’écriture, capable de permettre les échanges et comprise par tous. La similitude des pratiques observées entre Provence, Piémont et Italie est le témoignage de la circulation d’une culture notariée qui dépassait désormais le seul instrumentum pour devenir une pratique de gouvernement.

17En conclusion, nous pouvons observer comment à Turin le rôle des institutions n’était pas figé. Il exprimait d’un côté la dimension dynamique des élites dominantes, voire leur capacité d’initiative par rapport aux pouvoirs centraux, souverains. Tout cela montre que la forme même de la documentation confirme les avancées de l’historiographie turinoise, et de l’autonomie relative de la commune dans le cadre savoyard, du point de vue socio-économique et politique. Ainsi ce rôle marquait la profonde signification politique de l’écriture, porteuse de valeurs urbaines qui s’avèrent encore bien vivaces au xiv^e siècle, et se renouvelaient encore, bien après la supposée glorieuse période communale des xii^e et xiii^e siècles.