1Le présent ouvrage est issu d’un travail collectif portant sur les registres de délibérations, développé autour de quatre rencontres scientifiques à la Maison Méditerranéenne des Sciences de l’Homme, à Aix-en-Provence. Alors que la première journée d’études, en novembre 2016, examinait cette documentation spécifique en Italie et dans le Midi français durant les xiii^e‑xv^e siècles, les débats amenèrent peu à peu à élargir la perspective vers l’époque moderne et le reste de l’occident européen, pour aboutir en juin 2019 à un colloque conclusif qui posait la question suivante  : «  La voix des assemblées – Quelle démocratie urbaine au travers des registres de délibérations  ? (Méditerranée-Europe, xiii^e-xviii^e siècles¹).  »

2La question posée peut surprendre, par la dissymétrie de ses termes  : comment évaluer, bien avant l’époque contemporaine, le degré de démocratie – un concept large et idéologiquement chargé –, par le biais d’un type documentaire très restreint et propre à des espaces limités, les villes  ? La dénomination française de ces registres dits «  de délibérations  » leur assigne la fonction de consigner les débats des conseils urbains. Mais peuvent-ils seulement retranscrire la «  voix des assemblées  », c’est-à-dire se faire un écho précis de pratiques de réunion très largement orales, sonores, gestuelles²  ?

3L’illustration choisie pour la couverture de ce livre représente la prestation annuelle de serment du viguier de Marseille à la fin du xiv^e siècle. La scène met en relation le gouvernement de la ville, les citoyens et la documentation communale, au cours d’une cérémonie encadrée par le droit écrit. Massés sous la forme de petits groupes qui se pressent dans la partie inférieure de la miniature, ces Marseillais assistent de près au serment. L’officier royal jure sur le Livre des statuts que lui présente un des dirigeants du conseil de ville – ce même livre statutaire, composé de façon solennelle et ornementée, qui contient cette illustration, par une forme de mise en abyme.

Figure 1. Prestation de serment devant le conseil de ville de Marseille, Livre des statuts de Marseille

4La relation entre la population et les hommes qui dirigent la ville est marquée par la proximité. Elle n’est certes pas égalitaire, comme l’indiquent les positions et les tailles différenciées des personnes présentes : au sommet de la pyramide du pouvoir siège l’officier représentant la tutelle royale, flanqué des six dirigeants communaux assis de part et d’autre du centre de la cérémonie  ; au bas de la scène et de l’échelle politique, les simples citoyens marseillais sont malgré tout inclus dans l’espace de la réunion, symbolisant l’appartenance au corps civique urbain. Deux notaires sont nettement identifiables, qui officient sous les yeux de l’assemblée réunie pour l’occasion, debout devant un coffre en une position centrale permettant de circuler entre les protagonistes. Le premier de ces professionnels de l’écrit est muni d’un rouleau de parchemin et de la clef de ce coffre – l’arca communis, ancêtre de nos archives municipales, où sont conservés les documents de référence du droit de la ville indispensables au serment. Le second notaire municipal, de dos, tient en sa main droite le calame dont il consigne par écrit, à la volée, le déroulement de la cérémonie. Il établit l’instrument public, c’est-à-dire qu’il en extrait un acte officiel juridiquement valide, destiné à être ensuite enregistré parmi les délibérations du conseil. Ainsi la prestation de serment n’est pas strictement rituelle et symbolique, l’engagement pris devant tous sera opposable en droit, par le moyen de l’écrit³.

5L’organisation même de l’image implique la centralité de la documentation communale dans la relation du pouvoir avec la population. Le volume de l’arca occupe le centre de l’image, sa teinte rosée et sa forme rectangulaire se répètent en échos en maints endroits de l’image, notamment à son sommet  : c’est assis sur une reproduction de cette caisse aux archives que le viguier jure fidélité aux statuts de la ville. L’écrit urbain revêt une double nature : à la fois solennel, symbolique, mais également conçu comme une pratique, une preuve en droit à conserver pour l’avenir, à enregistrer pour mémoire, et ceci immédiatement, sous les yeux de toute la communauté civique. Nul mystère de la chose écrite ou du livre, le caractère public et pragmatique des outils documentaires de la commune est ici flagrant⁴.

6De leur côté, les spectateurs et participants de la cérémonie frappent par leur proximité, leur caractère agissant : ils discutent, commentent la scène sans déférence particulière à leur officier de tutelle, certains même laissent deviner une expression méfiante. L’un des conseillers éminents au premier rang s’apprête quant à lui à présenter un autre document, une autre liberté marseillaise, au nouveau viguier. L’assemblée urbaine fait corps en se regroupant en un même lieu, autour des écrits de gouvernement qu’elle produit et conserve.

Que sont les registres de délibérations  ?

7Dans l’explosion scripturale caractéristique du monde communal à partir du xiii^e siècle, les registres de délibérations apparus en Italie centrale tiennent une place particulière⁵. Les notaires et secrétaires de ville y consignent le quotidien de l’institution municipale, relatant les séances des conseils de ville. Tenus au fil des jours et composés de façon chronologique, ces nouveaux outils d’administration servent ainsi d’aide-mémoire. Ils comprennent généralement très peu de contenu narratif, à la différence des chroniques urbaines.

8Cette façon de rassembler par écrit la prise de décision dans les conseils de ville fait rapidement florès dans les villes italiennes, en parallèle de la montée en puissance des gouvernements du Popolo. Dès les années 1230, des juristes édictent dans des manuels la bonne façon de rédiger et d’organiser ces registres, avec pour but affiché d’assurer le bon gouvernement des villes⁶. Ils recommandent de les composer en trois temps  : la congregatio⁷, les consilia⁸ et enfin la reformatio⁹.

9Comme pour d’autres types d’écritures urbaines (statuts, comptabilités, registres judiciaires) on observe un mouvement de diffusion à l’échelle de l’Europe, gagnant d’abord l’arc nord-méditerranéen puis s’étendant vers les régions septentrionales. Pour autant, l’idée d’un «  modèle  » documentaire italien des registres de délibérations se marie mal avec les infinies variantes locales, dans la forme comme dans le contenu – comme on l’observe dans les différentes contributions aux rencontres et à ce volume. À tel point que l’on peut se demander si cette catégorie même, les registres de délibérations, n’est pas artificielle, un simple effet des nomenclatures qui uniformisèrent les archives françaises au xix^e siècle, chaque fonds communal se devant d’instituer une série cotée BB. Une série dont la nécessité paraissait d’autant plus évidente que venaient tout naturellement y aboutir les procès-verbaux contemporains des conseils municipaux aux procédures désormais identiques à l’échelle nationale, jusqu’à nos jours. Dans ces fonds français BB intitulés «  registres de délibérations  », des formes mixtes ou tout à fait étrangères à l’objet ici recherché ont pu être classées, à toute force parfois¹⁰.

10Ainsi, pour le Moyen Âge et l’époque moderne, chaque ville, chaque situation et chaque époque produisent une multitude d’adaptations et d’hybridations documentaires  : des correspondances ou comptabilités peuvent aussi inclure des extraits des décisions du conseil de ville, par exemple, ou à l’inverse être contenues dans des registres de délibérations. Pourtant, cela n’efface pas le lien profond entre l’évolution des situations politiques, sociales, et celle des pratiques et productions écrites. Pour autant, il ne s’agit pas en soi d’établir une rigoureuse typologie, une classification assez fine pour englober tous les spécimens touchant à la délibération des conseils de ville – au risque d’aboutir à une rigidité finalement inopérante sur le plan de la réflexion historique, d’un «  vertige taxinomique  » en somme¹¹.

11L’intérêt de cette documentation directement issue des assemblées et conseils de ville réside ailleurs  : elle nous offre un aperçu intérieur sur les processus décisionnels urbains. Mais y accéder suppose un maniement de la source en rupture avec l’utilisation opportuniste du matériau délibératif qui a longtemps primé. Le caractère généralement stéréotypé de ces registres, l’impression qu’une grande partie du fonctionnement effectif des assemblées restera toujours inconnue, voire cachée¹², ont longtemps découragé les chercheurs, qui s’y sont référés simplement comme un gisement occasionnel d’informations factuelles, servant principalement à vérifier ou recouper des événements. En tant que tels, les registres de délibérations sont restés un élément auxiliaire des études urbaines, alors qu’ils constituent le plus souvent les seules sources écrites composées et manipulées au quotidien au sein du gouvernement d’une ville. De plus, ces écrits pragmatiques sont beaucoup moins soupçonnables d’être déformés par une intention idéologique directe que les chroniques urbaines ou les lettres diplomatiques, par exemple.

12De façon générale, l’enregistrement régulier et systématique de l’administration municipale dans des registres (délibérations, correspondance, comptes, livres de procès-verbaux personnels des notaires municipaux, etc.) offre aux historiens une fenêtre ininterrompue sur le gouvernement quotidien des communautés au fil des siècles. Réalisés en liaison étroite avec les assemblées d’une ville, les différents registres urbains constituaient un élément central de l’architecture administrative municipale. Un des paris heuristiques du programme de rencontres mené de 2016 à 2019 était d’en faire la clé de compréhension des scènes documentaires urbaines.

13Des études ont été menées sur les aspects techniques des écritures, la rhétorique des enregistrements des sessions, ou encore les listes de présence des assemblées urbaines, permettant d’en déduire la composition sociale de l’élite au pouvoir¹³. Mais pour peu qu’on les examine de près et sur des périodes prolongées, les délibérations ouvrent au fonctionnement politique le plus courant des conseils, notamment les processus décisionnels, au travers des pratiques de délibération orale et écrite et des circuits d’information internes aux municipalités¹⁴. Il s’agit donc de se pencher sur la production spécifique des conseils et des assemblées municipales, depuis leur convocation jusqu’à la prise de décision, pour ce qu’ils révèlent du processus de gouvernement.

14En somme, nous avons souhaité reprendre les préoccupations et interrogations de départ que recommande Armando Petrucci à l’intention de tout chercheur confronté à des écritures, quelles qu’elles soient  : pourquoi  ? Quelle était la finalité spécifique de ce témoignage en particulier  ? À quelle nécessité idéologique, politique et sociale répondait l’acte d’écrire ces registres de délibérations¹⁵  ? La réponse de Petrucci, à la fois prudente et profondément novatrice, est une définition par la négative  : plutôt qu’une histoire du livre ou du document, de la culture intellectuelle ou de l’écriture stricto sensu, il s’agit d’explorer les pratiques, les acteurs et les procédures de fabrication, les usages sociaux et politiques des écrits. De même, pour ce qui concerne la conservation des documents délibératifs, demandons-nous  : dans quel but  ? Pourquoi ce besoin des hommes de la commune de préserver leurs propres témoignages¹⁶  ? Car tous ces efforts continus durant des décennies, de production comme de conservation des registres de délibérations, furent considérables, notamment financièrement. Ils occupaient sans doute en large part l’activité des fonctionnaires dédiés aux écritures, ces secrétaires municipaux et notaires dont on aperçoit dans les registres la validation sous la forme de souscriptions, parfois de seings notariaux. Quant à la conservation, elle impliqua que lui soit consacrée une partie de l’arca communis ou à défaut – et seulement dans un premier temps –, le minutier et l’étude du notaire. Comme l’écrit Petrucci,

15Maîtriser la mémoire et l’oubli, en tant que pratiques sociales, est une opération éminemment politique. Elle constitue un élément déterminant du contrôle et du gouvernement d’une société développée. Pour Jacques Le Goff, «  se rendre maître de la mémoire et de l’oubli est une des grandes préoccupations des classes, des groupes, des individus qui ont dominé et dominent les sociétés historiques  ». Antonino Mastruzzo ajoute que «  la mémoire est un des lieux de l’idéologie. À travers la représentation du passé qu’elle fournit, elle contribue, d’un point de vue social, à justifier le présent et à se projeter dans le futur¹⁷  ».

16En tant qu’actes de nature administrative et normative, de par les ordonnances qu’ils contenaient, le statut officiel de ces registres impliquait des règles de composition, ce caractère formel stéréotypé et récurrent déjà évoqué. Les ordonnances des conseils créaient des droits, modifiaient le statut juridique des personnes et des biens, ce qui précisément nécessitait une formalisation contrôlée, et explique la rapidité avec laquelle les juristes italiens du xiii^e siècle s’empressèrent de rédiger des manuels de droit afin d’encadrer le contenu de ce nouveau type de documentation.

Une approche renouvelée pour l’histoire politique urbaine

17À défaut d’établir de façon artificielle une typologie, il s’agissait donc d’une attention spécifique et renouvelée à la documentation en elle-même, comme élément contextuel et comme témoignage à part entière. Comme l’a énoncé le paléographe Malcolm Parkes, «  changes in the signs are the sign of change¹⁸  »  : l’introduction au xiii^e siècle d’un nouvel outil écrit spécialisé dans le compte-rendu d’assemblées politiques est signifiante, sur l’époque et les situations de pouvoir qui la suscitèrent.

18Ces questionnements s’inscrivent dans un renouvellement actuel de la recherche, celui de la «  scripturalité  », depuis les travaux précurseurs de Michael Clanchy, Hagen Keller et Paolo Cammarosano et leurs applications aux villes, avec notamment les travaux de Pierre Chastang ou de Lorenzo Tanzini¹⁹. La spécificité du programme Regidel est d’avoir voulu coupler cette réflexion aux avancées récentes sur les assemblées et la délibération de Michel Hébert²⁰, c’est-à-dire d’y intégrer la thématique de la fabrique politique du commun, des communautés²¹. Pourquoi s’assemble-t-on pour délibérer  ? Au-delà des techniques administratives et de production scripturaire, de leur seule visée mémorielle ou pratique, il s’agissait d’interroger ces sources  : qu’apportent-elles à la sphère du politique  ? Témoignent-elles d’une participation réellement collective à la prise de décision, dans un cercle plus large que les seules élites urbaines monopolisant le pouvoir municipal  ?

19Tout d’abord, le simple fait de la multiplication d’écritures publiques telles que les enregistrements de délibérations ne peut pas simplement, ou pas seulement être compris comme l’expression d’un processus de bureaucratisation précoce²². Comme l’avance Petrucci à la suite du spécialiste de l’Athènes antique Domenico Musti, «  une société aristocratique écrit infiniment moins de textes d’usage courant qu’une société démocratique. […] Elle argumente moins et diffuse moins ses décisions politiques  », c’est-à-dire qu’elle leur accorde un bien moindre degré de publicité, en raison d’un bien moindre sens de ce qui est public²³.

20Sans décerner mécaniquement un label démocratique à toute écriture officielle, les spécificités des situations politiques urbaines accroissent la possibilité de contrôle sur les conseils de ville. Et ce, d’autant mieux que les administrations municipales fonctionnaient en proximité étroite avec les populations gouvernées. Ces systèmes politiques urbains prétendaient d’ailleurs toujours représenter la communauté dans son ensemble, en tant qu’universitates dotées de consuls, de syndics et autres honorabiles – terme lui-même hérité de l’antique sénat romain²⁴. Le degré et les modalités de l’intervention comme de l’exclusion des citoyens, tels qu’ils se reflètent dans la documentation quotidienne (listes de présence, pétitions ou supplications adressées au conseil, public de simples citoyens assistant aux séances du conseil), permettent de déterminer le degré de participation, d’intervention de la population au gouvernement urbain, et d’évaluer le caractère démocratique plus ou moins affirmé de ce dernier.

21L’idée d’un laboratoire politique urbain, voire démocratique est présente dans les recherches récentes – citons pour la Provence les cas de Sisteron et de Marseille²⁵. Dans l’étude de Marseille, précisément grâce à l’examen systématique des registres de délibérations, j’ai pu mettre en évidence l’affirmation politique de l’assemblée urbaine qui s’appuya au xiv^e siècle sur des couches élargies de la population, appelées à participer aux travaux du conseil de ville, à la faveur de situations politiques et sociales conflictuelles et critiques²⁶.

Une ambition scientifique

22Notre questionnement scientifique de départ était donc essentiellement méthodologique. Les exemples d’une attention renouvelée à la documentation pragmatique, et plus précisément aux registres de délibérations à Brignoles et Marseille sont-ils généralisables  ? L’aire culturelle méridionale européenne, celle des pays de notariat latin, était-elle tributaire d’un modèle documentaire italien – une hypothèse qui porte en elle celle d’un modèle politique communal italien. Ces interrogations face à la documentation délibérative firent l’objet de la première rencontre à Aix-en-Provence en novembre 2016 intitulée «  Les registres de délibérations urbains au Moyen Âge  : le “Midi” en questions  », où furent comparées des cas de documentations italiennes à ceux de plusieurs villes françaises méridionales. La grande diversité d’adaptation et d’utilisation d’un même outil documentaire, à la fois en Italie et au-delà des Alpes, permit d’écarter l’idée d’une obéissance systématique aux standards canoniques des manuels de juristes du xiii^e siècle.

23En avançant dans la direction de cette plasticité des usages et des évolutions dans les pratiques documentaires locales, la seconde rencontre de notre programme («  Enregistrer les crises  », novembre 2017) interrogea des situations particulièrement identifiables et supposément opératoires pour l’investigation, les crises. Nous constatâmes que celles-ci correspondent à des moments politiques décisifs, où le gouvernement urbain comme le corps civique sont contraints de se déterminer. Sur le plan documentaire, ces situations sont fréquemment marquées par des perturbations dans l’organisation interne des registres, par l’ajout d’actes et de pièces non directement délibératifs (comptes, pétitions, correspondances), par la retranscription dans le détail des débats précédant la prise de décision à rebours des usages habituels, ou parfois à l'inverse par le retrait de séances entières. Sans nécessairement modifier les structures de communication et de pouvoir, ces moments de crise permettent de les mettre en évidence.

24Ainsi, dans cet espace urbain d’expérimentation politique, les situations de tension apportent un éclairage nouveau sur les processus de délibération, sur les divers degrés et modalités d’intervention ou de participation du corps civique, et renouvellent les thèmes de l’autorité et de la domination politiques. Alors que les pouvoirs souverains se renforcent, la ville peut offrir des espaces interstitiels d’expression et d’intervention civique populaire²⁷.

25Se posait alors le problème de la délibération en elle-même, objet de la troisième rencontre («  Au-delà des registres, la délibération  », octobre 2018). La réflexion porta plus spécifiquement sur le processus de prise de décision collective, les diverses formes de celle-ci  : degré de préparation des séances et des propositions d’ordonnances, discussion de celles-ci par les conseillers, modes d’argumentation, possibilités de désaccord, aboutissement unanime ou non, parts respectives de l’oralité et de l’écrit dans le processus.

26C’est là que le programme «  Registres de délibérations  » démontra sa cohérence, conduisant aux mécanismes et aux acteurs de la «  démocratie  » médiévale au sens d’une participation du commun à la prise de décision politique, dans ses modalités, ses constructions et ses fictions idéologico-juridiques – telles que la prétention de l’universitas à une représentation englobante –, au plus près des acteurs – scripturaux, gouvernants, délibérants, spectateurs plus ou moins passifs. Pour ne prendre qu’un exemple parmi les contributions qui vont suivre, celui d’Erfurt dont le conseil de ville n’enregistrait pas ses délibérations  : le Rat erfurtois était une instance décisionnelle et délibérative, ce dont la correspondance témoigne, mais il ne prétendait à aucune vocation représentative universelle  ; essentiellement, il énonçait la loi d’une ville sous domination seigneuriale. Dans ce cas de figure, le besoin n’existait pas d’enregistrer des délibérations ou à plus forte raison le détail des débats au conseil, puisque l’élite gouvernante n’avait pas à en rendre compte à la population administrée. Il ne s’agissait pas de garantir le secret des discussions au conseil, qui peuvent toujours transpirer, pas plus que l’existence d’un registre n’implique obligatoirement le libre accès à son contenu. En réalité, l’état des relations entre gouvernants et gouvernés dans la ville d’Erfurt à la fin du xv^e siècle la dispensait d’un tel garde-fou documentaire – et c’est plutôt l’absence de comptabilités écrites et contrôlables que de délibérations enregistrées qui suscita le scandale en 1509²⁸.

27Ainsi, apparaît dans l’état de la documentation la vitalité de long terme du fait politique urbain. Des villes dont le gouvernement est toujours à la merci d’une intervention violente de la population administrée, ou de graves conflits internes aux élites, menaçant de déstabiliser l’institution communale, cet organe de pouvoir de proximité siégeant par définition même au sein de la communauté qu’il prétend représenter. On constate ainsi un entremêlement de la documentation et du contexte, des rapports de forces politiques et sociaux et des outils écrits forgés dans chaque situation étudiée. Et ce, dès la genèse des registres de délibérations, souvent inconnue. Mais quand cette origine est documentée, elle découle d’une modification des rapports de forces locaux, comme à Montpellier ou dans les communautés de taille plus réduite du Rouergue.

28Précisément, pour revenir à la question initiale empruntée à Petrucci, à quel besoin politique l’introduction puis la tenue régulière d’un enregistrement des délibérations correspondent-elles  ? La réponse, dans l’ensemble des dossiers documentaires ici examinés, est à rechercher dans le champ de la délibération, de la prise de décision concertée entre différentes parties.

29Le fait politique urbain, en tant que sphère d’administration du «  bon gouvernement  » doit s’accommoder de la possibilité, voire la nécessité de la division interne parmi l’assemblée des dirigeants, et au-delà dans la ville elle-même. C’est ce qu’affirme dans son traité – récemment édité en français – Sur les Guelfes et les Gibelins le juriste Bartole, fin connaisseur de la vie communale italienne et acteur de celle-ci, à une période dont l’historiographie a longtemps cru qu’elle était dévitalisée, «  seigneurialisée²⁹  ». Plus loin, Sur le gouvernement de la cité, le même Bartole entreprend une défense et illustration du mode de gouvernement collectif, en particulier à l’échelle urbaine, se référant au Code de Justinien. En cela, il prône pour le gouvernement de la chose publique un modèle plus démocratique que celui des Neuf de Sienne, explicitement qualifié par lui d’oligarchique en ce milieu des années 1350, peu après sa chute. Ce faisant, le juriste admet que le gouvernement des Neuf était «  prudent  », mais non accepté par le peuple et fondamentalement hostile ou défiant vis-à-vis de ce dernier. Il s’agit là pour le juriste de critiquer des «  personnes sages et avisées  » ou réputées telles, pour leur opposer les «  décisions prises par le conseil des gens du commun  », relevant davantage «  du gouvernement de Dieu que de celui des hommes  », avant de recommander pour la plupart des villes un gouvernement par élection, toujours au nom de l’inspiration divine dont le vote émane³⁰.

30On peut sans peine rapprocher cet éloge bartolien de la prise de décision collective conduite par l’inspiration divine de l’idée de la présence de l’esprit saint dans l’élection. Il évoque les assemblées municipales de Provence, qui célébraient la Pentecôte – temps de compréhension mutuelle entre apôtres qui parlent les langues – comme mère de toutes les réunions délibératives et faisaient du saint esprit un vecteur d’identité collective, sous la forme de messes inaugurales ou de confréries hébergeant les assemblées du conseil³¹.

31On sait l’importance de Bartole et son influence de long terme en Europe, par-delà les derniers siècles de l’époque médiévale. Sa vision du fonctionnement de la cité, en particulier à l’échelle de la ville, met en lumière la vitalité des systèmes politiques urbains, à des époques a priori peu suspectes d’épopée représentative ou participative dans les villes et bien après celle des gouvernements populaires du xiii^e siècle. Ainsi, les pratiques et le fonctionnement, écrit et oral, du gouvernement en ville, en particulier au sein de l’assemblée délibérative et par la désignation périodique des personnes chargées de mettre en application les décisions (fonctionnaires, officiers municipaux, commissaires temporaires ad hoc), ouvrait sur des préoccupations que l’on qualifierait aujourd’hui de démocratiques. C’est sous cet angle qu’a été entrepris l’examen des documents les plus proches du quotidien des conseils de ville et de leurs réunions, les registres de délibérations. Et cela sans se limiter aux frontières de l’époque médiévale, artificielles en la matière, pour élargir l’enquête aux villes de l’époque moderne.

32Au total, l’appréhension du politique par les écritures du quotidien, conjuguée à l’examen des pratiques d’assemblées, permet de ne pas se cantonner à une forme de nouvelle érudition qui serait uniquement préoccupée du détail technique des écritures. Le gouvernement des communautés, compris comme un entrelacs de rapports multiples et multidirectionnels entre dominants et dominés, permet d’envisager le spectre le plus large des possibilités d’interactions et de transactions entre la révolte et la concorde civile – sans confondre le fonctionnement politique ordinaire, souvent paisible, des villes avec une acceptation de la domination³².

33Le biais heuristique de la délibération place ainsi le questionnement au cœur des préoccupations actuelles sur le politique médiéval. La délibération apparaît, en effet, comme l’outil premier et nécessaire, pour toute universitas, à toute forme d’aménagement de la domination seigneuriale – depuis la négociation jusqu’à l’opposition affirmée³³. Il est désormais bien démontré, en outre, que la parole du commun fonde le droit local, fabrique le collectif et détermine par le biais de divers lieux d’expression et de confrontation – tribunaux, assemblées, enquêtes… – la base juridique commune acceptée de tous³⁴.

34C’est dans cette perspective que se développent les différentes contributions à cet ouvrage, dont la ligne directrice est à la fois de rechercher l’enregistrement des voix délibératives, discutantes, ou encore réclamantes et de déterminer leur rôle dans la prise de décision collective. La première partie sera consacrée à la fabrique politique de la communauté par les pratiques, les conditions et les différents modes de fonctionnement de la délibération. Dans un second temps, les rapports entre l’écrit et le politique seront reconsidérés, plaçant les écritures délibératives en tant que lieu et medium des conseils et assemblées et en dernière analyse, du collectif. Enfin, au plus près de la «  question démocratique  » évoquée plus haut, les notions de corps politique, de commun et de communauté seront mises à l’épreuve des situations de pouvoir, des rapports de forces, celles où le commun s’empare, perturbe, revendique le politique³⁵.