1La tour du Gapeau, ouvrage de défense côtier aujourd’hui disparu, faisait partie d’un ensemble de tours secondaires, lié la défense du littoral hyérois. Elle était située sur la rive droite du fleuve Gapeau à quelques encablures en amont de son embouchure. La tour représentée sur les cartes littorales de la fin du xvi^e siècle est la reconstruction dans les années 1500 d’un ouvrage plus ancien, réalisé dans le cadre d’un partenariat entre le roi de France et Foulque de la Tour, noble provençal possessionné à Hyères.

2La rade d’Hyères est dominée au Moyen Âge par la ville d’Hyères, chef lieu de Viguerie depuis 1262. Son contrôle était principalement assuré par le château de Brégançon occupant le sommet d’un îlot à l’est de la rade, en lien avec la forteresse comtale surplombant la ville. La rade offre une vaste étendue d’eau relativement bien protégée des vents. Elle est bordée à l’est par le Cap Bénat et à l’ouest par le double tombolo de Giens, alors que trois grandes îles – Porquerolles, Port-Cros et le Levant – en limitent l’espace au Sud. Cet espace naturel privilégié, figurant sur les cartes marines du xiv^e siècle¹ occupe, pour tous les navigateurs, une place importante sur la route maritime reliant l’Italie et la péninsule Ibérique. La rade est à la fois un lieu de refuge contre les coups de vent, de halte la nuit tombante et de ravitaillement en eau potable ; mais elle peut également s’avérer source de mésaventures en raison d’une fréquentation plus ou moins assidue, selon les époques, de pirates et autres ennemis du comté, puis du royaume de France à partir de 1482².

3Hyères n’a jamais possédé, sauf à une date très récente, un port bien identifié. Il faut attendre la fin du xvi^e siècle³, puis le début du xviii^e siècle⁴, pour voir apparaître dans les sources écrites des projets d’envergure, chaque fois abandonnés, pour l’établissement d’un véritable port. Le territoire n’était donc pas desservi par un port mais par plusieurs mouillages offrant parfois, quand ce n’était pas simplement la plage, quelques pontons de bois en guise de débarcadère : En 1254, Louis ix, de retour de Terre sainte, ne débarque pas dans le port d’Hyères mais dans un port « qui estoit a dous lieue d’un chastel que ont appeloit Yères⁵ ». Le roi et sa suite ont donc pu débarquer soit sur la plage des Pesquiers, soit sur celle du Ceinturon, ou bien encore à l’embouchure du Gapeau, ces trois sites côtiers se situant à plus ou moins deux lieux de distance de la ville d’Hyères.

4Les mouillages les plus abrités et donc les plus fréquentés comme l’embouchure du Gapeau, ont été très tôt placés sous le contrôle plus ou moins efficace de tours servant également de lieux d’observation et d’alerte : l’île de Porquerolles était contrôlée, avant la construction de la tour Sainte-Agathe au xvi^e siècle, par un ouvrage fortifié antérieur – probablement une tour – datant du début du xiv^e siècle⁶. Sur Port-Cros, si les données archéologiques sont pour l’heure inexistantes, le schéma pourrait se révéler similaire, une tour est en tout cas mentionnée à l’entrée de l’anse ouest dans les années 1590. Enfin sur l’île du Levant, l’ancienne abbaye bénédictine, ouvrage fortifié situé sur la pointe du Castelas, a probablement fait partie de ce premier réseau de défense en abritant l’un des trois farots de la rade⁷. Quant à la tour du Gapeau, l’origine de sa construction nous est inconnue, elle ne figure en tout cas pas dans l’enquête sur l’état des fortifications de 1323⁸.

5En 1493, Fouquet de la Tour, seigneur de Romoules, sollicite le roi de France Charles viii afin d’obtenir de sa part l’autorisation de reconstruire « la tour de Gappol ruynée ». Cette information sur l’état de la tour à cette date est issue du registre B 1290 de la cour des Comptes d’Aix pour l’année 1566⁹. Le texte concerne également l’affar entourant la tour et appartenant, à cette date, au fils de Fouquet, Jean-Antoine de la Tour, seigneur de Cogolin.

6Fouquet de la Tour est un familier de la cour de Charles viii : maître d’Hôtel du Roi, il est issu d’un lignage qui s’était établi dans le royaume de Sicile avec la dynastie angevine. Son père, Louis de la Tour quitta le royaume italien dans le sillage de Louis II d’Anjou après la perte définitive de Naples au début du xv^e siècle. Il fut nommé Capitaine-Général au baillage de Digne en 1426. Ce ré-ancrage provençal de la famille s’est concrétisé par le mariage de Louis avec Béatrix de Cormis, lui permettant ainsi de devenir seigneur de Romoules. L’origine hyéroise de ce lignage est très probable : en 1251, un certain Amiel de Turre est détenteur de salins in Malfagent, au quartier de Malfanguet¹⁰, précisément là où se situait, comme nous le verrons, la tour du Gapeau. Le lignage pourrait donc être détenteur de la tour avant 1499, ce que ne précisent toutefois pas les sources écrites. Toujours est-il que Louis de la Tour choisit de s’établir à Hyères « où il avait beaucoup de biens, et où il mourut et fut enterré dans l’église des Cordeliers¹¹ ».

7Le roi Charles viii, favorable à la requête de Fouquet de la Tour, sollicite les maîtres rationaux de la cour des Compte d’Aix en leur demandant si la réédification d’un tel ouvrage « serait de proffit du roy et de la chose publique du pays et habitants d’environ¹² ». Dans sa lettre, le souverain semble déjà répondre à la question puisqu’il ajoute qu’un tel projet « ferait le bien de tout le pays d’environ comme des marchands de mer et que tous marchands fréquenteraient et aborderaient plus volontiers […] les lieux (plus) surement¹³ » pour le plus grand profit du roi, de ses sujets et de la chose publique du pays.

8La rade d’Hyères est en effet en proie à une insécurité endémique depuis les années 1380 et les luttes incessantes engendrées par la difficile succession de la reine Jeanne, la résurgence d’une piraterie dite « sarrasine » venant d’Afrique du Nord ou du Levant, puis dans le courant du xv^e siècle, par la rivalité entre les grandes puissances méditerranéennes, provençale et aragonaise en tête. L’embouchure du Gapeau était particulièrement fréquentée par les marins et constituait l’un des principaux ports du territoire d’Hyères. Sa remontée, facilitée par un débit lent, permettait un accostage sans heurt, un déchargement/chargement de marchandises aisé et un ravitaillement en eau potable. Ses berges devaient être pourvues, comme aujourd’hui encore, de plusieurs pontons d’accostage. Cette facilité d’accès et sa proximité avec les salines royales de Fabrégat situées à moins de deux kilomètres à l’est nécessitaient un contrôle permanent du lieu même si la présence d’une tour ne dissuadait pas toujours les pirates et les corsaires de fréquenter l’endroit¹⁴.

9L’avis définitif de la cour des Comptes n’intervient que cinq ans plus tard, le 10 avril 1504¹⁵. Il donne les détails de cette concession de service public¹⁶, qui prévoit la création d’un droit de péage censé financer la mise en sécurité de l’embouchure du Gapeau. Fouquet de la Tour est donc autorisé à reconstruire l’édifice et à percevoir une taxe de « refuge ». Il doit également en assurer l’entretien et la défense en maintenant à demeure plusieurs hommes d’armes. Le texte ne fait pas mention de l’armement susceptible d’équiper la tour et ses hommes.

10L’ouvrage militaire devait permettre à tous navires coursés par des pirates ou corsaires de trouver secours et refuge. En contrepartie, chaque équipage ayant eu recours à cette assistance devait payer une redevance en fonction du gabarit de son navire : une barque était taxée de deux sols ; une « fuste¹⁷ avec mat dicte grosse barque a deux arbres : quatre sols, et par chaque navire de gabre¹⁸ ou sans gabre : cinq sols¹⁹ ». La tour devait également permettre d’éviter « que pirates et enemys puissent entrer dans ladite rivière²⁰ » pour venir se ravitailler en eau potable et de la remonter bien en amont dans le but d’accomplir sans difficulté quelques méfaits.

11L’affaire était-elle rentable ? En 1566, interrogé par les maîtres rationaux sur le rendement annuel espéré par le bénéficiaire de la concession, Jean-Antoine de la Tour, seigneur de Cogolin, « dict que lui en vouldra donner xxv sols de rente, quil la laissera pour cella ».

12Sur les caractéristiques architecturales de la tour, aucune indication n’apparaît dans le texte. L’une des pièces fournies par Jean-Antoine de la Tour aux émissaires de la cour des comptes est un prix-fait datant du 1^er septembre 1499, établi chez Maître Pierre de Gardane entre Fouquet de la Tour et Domerge Nathe qualifié de « peyrier ». Celui-ci doit « construire une tour au lieu la Signe près la rivière de Gappel lieu appelé soubte de Maufauguet, bien et suffisement bastie » pour la somme de trois cent huit florins²¹. La cartographie littorale de la fin du xvi^e siècle et du début du siècle suivant nous éclaire quelque peu. La tour est toujours représentée de plan carré avec au minimum deux étages. Sur la carte d’Ercole Negro datant des années 1590 (Archivio di Stato di Torino, Carte topografiche e disegni, n.1), une porte sous arc en plein cintre orientée vers l’est est indiquée en rez-de-chaussée et peut-être deux fentes de tir par niveau et par façade. Sur une autre carte de la rade datant de 1628 (Société des Amis du Vieux Toulon), la partie sommitale de la tour est entourée d’un parapet en encorbellement et d’une fente de tir par façade et par niveau. Tout en restant prudent sur le nombre de niveaux et la forme des ouvertures, nous pouvons toutefois affirmer la permanence du plan carré de l’édifice et envisager une tour élevée sur au moins un étage, coiffée d’une terrasse protégée par un parapet, probablement crénelé.

13Le statut de la tour du Gapeau, concession de service public octroyée par le roi dans le cadre de la défense de la côte, ne devait pas être un cas isolé. Il est en effet possible que l’ensemble des tours de la rade d’Hyères, attestées à la fin du Moyen Âge mais dont l’origine pour certaines est plus ancienne, possédait un statut identique. Ainsi sur l’île de Porquerolles, la reconstruction en 1518 de la tour située sur la colline dominant l’anse du port de l’île a pu être financée par une redevance de protection²². Il en est certainement de même pour la tour de Port-Cros commandant la seule anse de l’île abritée des vents. L’inféodation de ces îles à des nobles provençaux – Palamède de Forbin devient seigneur de Porquerolles en 1474 – est l’un des leviers utilisés par le roi pour soutenir à minima la défense de ce territoire sans trop de frais. Enfin la tour de La Capte, bien que plus tardive (xvi^e siècle), est sans conteste une tour de guet contrôlant un autre bon mouillage pour les navires de passage.

14D’autres tours de défense côtières, en Provence et au-delà, fournissent des exemples mieux documentés qui permettent quelques comparaisons. À peu de distance vers l’ouest, la tour de Saint-Nazaire (Sanary), tour de défense et de surveillance, est qualifiée de turrim seu fortalicium en 1323²³. C’est un ouvrage de plan carré de huit mètres de côté pour une hauteur conservée de 21 mètres, aujourd’hui camouflée par des habitations modernes. Plus à l’ouest encore, citons la tour de Bouc, très semblable à la précédente, et les nombreuses tours de Camargue construites pour endiguer une piraterie endémique²⁴. Si la plupart ont une origine privée, dont le but premier était de sécuriser le domaine qui l’entourait, certaines, à l’initiative de la puissance publique, présentent un statut semblable à celui de la tour du Gapeau²⁵. Ainsi la tour Baloard est construite par la Commune d’Arles à partir de 1469 avec l’accord de René d’Anjou, afin de sécuriser (et de contrôler) le commerce maritime de son port : s’il n’est pas fait mention de droits de péage directement prélevés par les tenants de la tour, comme à Hyères, des taxes indirectes sont toutefois perçues sur les marchandises transitant par le port d’Arles, devant servir en partie à l’entretien et au fonctionnement de la tour²⁶. Plus au sud-ouest enfin, dans la province d’Alicante, plusieurs exemples de tours côtières en lien avec un territoire ont été récemment étudiés²⁷. Un système de défense du littoral s’établit dans la région au xiv^e siècle, avec la construction d’une série de tours de défense et de vigie, servant de refuge et de protection aux pêcheurs et habitants d’un territoire toutefois limité, ce qui, là aussi, n’a pas suffit à « couvrir les nécessités de la politique anti piraterie » des rois d’Aragon²⁸.

15En Provence le pouvoir comtal, principalement angevin, a également développé une politique de défense du littoral, souvent dictée par l’urgence du moment, à l’exemple de la mise en défense du comté de 1323²⁹. Cette politique va s’appuyer sur deux niveaux de réseaux existants : le premier est un réseau d’alerte, les farocia, composé d’une trentaine de points de surveillance disséminés le long de la côte depuis la tour d’Albaron en Camargue jusqu’à La Turbie³⁰. Le second niveau est le réseau des places fortes et fortifications littorales dont les villes fortifiées maritimes (Toulon, Marseille). Cette organisation de la défense des côtes provençales qui transparaît assez clairement dans l’enquête de 1323, jusque dans le détail des travaux à réaliser, et au-delà la question posée par le statut de la tour du Gapeau, mériterait d’être confrontée à une grande enquête sur le terrain³¹.

16La tour du Gapeau, obsolète et peut-être ruinée au début du xvii^e siècle, est remplacée dans les années 1630 par une nouvelle tour construite sur la rive gauche du Gapeau. De plan circulaire, elle fait partie d’une série de tours construites à l’initiative du surintendant général de la navigation et du commerce, le cardinal de Richelieu. Il s’agit désormais non plus d’un partenariat public-privé établi localement, mais bien l’amorce par l’État d’une véritable politique générale de défense du littoral français.

Fig. 1 : Carte de la rade d’Hyères

Fig. 2 : Le château de Port-Cros, fin du XVI^e siècle,

Fig. 3 : La tour du Gapeau dans son environnement : 1 Emplacement supposé de la tour ; 2 quartier du Maufanguet ; 3 embouchure du Gapeau

Fig. 4 : Le Gapeau aujourd’hui, vue depuis l’embouchure vers le nord ;

Fig. 5 : Représentation d’une fuste d’après un dessin de la fin XVI^e siècle

Fig. 6 : La tour du Gapeau, fin du XVI^e siècle

Fig. 7 : La tour du Gapeau vers 1628