Un livre dans l’histoire
p. 247-252
Texte intégral
Un livre de garde
1écrire après tous les auteurs, les vrais, infliger au lecteur un pousse-café indigeste : la postface est une position inconfortable, voire intenable. Elle ne saurait être une incitation à une lecture déjà accomplie, encore moins une litanie de résumés. Cette demande d’intervention, pourtant bienveillante et chaleureuse, m’a d’abord surpris, quelque peu interloqué, mais la lecture des textes a très vite imposé un sens à mon propos : inviter le lecteur à garder ce livre pour le retrouver. L’invitation est paradoxale : l’ouvrage n’est pas une somme. Ainsi, en dépit de l’intérêt des thèmes ou des moments choisis, la perspective historique sur l’activité du port est trop sélective pour rendre compte de l’ampleur et du renouvellement des échanges. Par ailleurs, issus de plusieurs rencontres, d’experts, d’acteurs et de spécialistes des sciences sociales, les propos portent l’empreinte de ce début du xxie siècle. Et pourtant, cet ouvrage, par ailleurs d’une belle qualité formelle, par les illustrations et aussi par les textes, toujours bien écrits jusqu’à atteindre parfois une vraie qualité littéraire, est appelé à faire date dans la réflexion sur le port de Marseille. Et cela pour deux raisons : l’apport d’informations et d’analyses et, plus profondément, la proposition de grilles de lecture au service de l’intelligibilité, dans la longue durée, du port et de ses liens avec la ville. En résumé, je suis tenté d’appliquer à ce livre une image viticole que méritent bien peu de crus méridionaux : voici un livre de garde.
2J’insisterai peu sur les informations nouvelles : elles sont d’abord à la mesure des ignorances de chacun. Les miennes, qui sont immenses, m’ont incité à porter une attention particulière aux mouvements intervenus depuis les années 1960. Il ne faut pourtant pas sous-estimer l’intérêt de retrouver ce que l’on croit savoir : on apprend quand on croit simplement rafraîchir. Je m’attarderai plutôt sur les apports qui aident à démêler l’écheveau des relations entre le port et la ville.
Les temps des échanges
3Commençons par la grille la plus simple, au moins pour le regard historien, celle des temps. Le port de Marseille est une histoire bimillénaire inscrite dans des temporalités aux rythmes très différents. Les cycles courts, de quelques décennies seulement, ont contribué à la fortune des échanges : le négociant doit savoir faire commerce de tout et l’opposition entre les prospérités d’aubaine et les « vraies » croissances est tout simplement inepte, en Méditerranée comme ailleurs. Marseille et l’habileté de ses négociants à exploiter les opportunités sont l’illustration même d’une inscription dans le temps long fondée sur des capacités d’adaptation toujours en éveil. Cela n’exclut pas des mouvements de plus longue durée, depuis le beau xviiie siècle et la naissance du port mondial jusqu’au dynamisme de l’ensemble portuaire actuel, engagé depuis des décennies et longtemps sous-estimé, voire même discuté. Selon les cas, les représentations peuvent être des masques, des écrans, ou des miroirs déformants. Marseille s’est fait une gloire, tardive, d’être « le » port colonial, avant que cette identification, en grande partie surfaite, ne devienne un boulet pour l’image du port et, par là-même, de la ville.
Les espaces maritimes
4Cet aspect a largement perdu son actualité : un grand port est mondial ou il n’est pas. Faut-il pour autant cesser de s’y intéresser ? Certainement pas, notamment pour le dialogue, si marseillais et toujours renouvelé, entre la Méditerranée et les ouvertures océanes. Le hasard chronologique des contributions a bien fait les choses, en rapprochant les xviiie et xixe siècles du dernier demi-siècle. Marseille « port mondial » dès le xviiie siècle : l’expression est un hommage, chaleureux et justifié, aux travaux, pionniers et toujours fondamentaux, de Charles Carrière. Elle paraît excessive pour le regard d’aujourd’hui : le « monde » commercial se concentre alors en fait sur les Antilles, l’Amérique espagnole, touchée indirectement le plus souvent, avec quelques ouvertures vers l’Océan Indien, mais elle dit bien que Marseille ne se limite pas à l’espace proche, à une Méditerranée si familière à ses négociants et à ses marins. Le port et son négoce croisent les espaces pour étendre les affaires et disposer de solutions alternatives en temps de difficultés. C’est ce qui se passe pendant les décennies charnières des xviiie et xixe siècles. Les crises successives font alors de la Méditerranée un espace de repli puis le socle du redémarrage de l’activité maritime et négociante à partir des années 1820.
5Un siècle et demi plus tard, la fermeture du canal de Suez offre un exemple symétrique : Marseille n’est pas coupée du pétrole du Golfe parce que Fos est équipé pour l’accueil des supertankers qui contournent l’Afrique. L’océan devient recours sans marginaliser le proche : la proximité avec Sagonte est alors l’un des arguments en faveur de Fos dans le choix d’un site français pour l’installation d’une sidérurgie en site littoral. Méditerranée – grand large : le dialogue a perdu de sa vigueur, il est quelque peu étouffé par les crises du Proche-Orient, mais il reste pertinent. Une fois de plus, l’histoire aide à lire le présent.
Le port : une histoire simple
6Inviter à l’histoire, mais aussi à son oubli. J’ai beaucoup hésité à consacrer quelques lignes, ou plus, au port. C’est pourtant le thème central de l’ouvrage, mais c’est précisément pour cela que j’éprouve une forme de réticence à l’évoquer : il n’y a rien, ou si peu, à ajouter. Les analyses, souvent neuves pour le non spécialiste que je suis, font enfin vieillir des assertions présentées avec toute l’autorité du savoir, local ou universitaire, et des pouvoirs, municipaux ou consulaires. Elles renvoient nombre de débats à une marginalité dont ils n’auraient pas dû sortir. Le temps existe bien, mais il est pris d’en haut. Les trois âges du port font échapper à la myopie des regards crispés sur les tensions autour des moments-clés.
7C’est le cas en particulier de ce milieu du xixe siècle, qui a trop focalisé l’attention des historiens, y compris la mienne propre, même si j’ai dit combien le système de la Méditerranée de Michel Chevalier me paraissait surévalué, presque surfait. La surabondance de la documentation et le talent d’imprécation des acteurs peuvent biaiser la perception. à la lecture de ce livre, tout devient simple, sans circonvolutions inutiles de la pensée. Les protestations du négoce sont bruyantes, à la mesure de sa puissance institutionnelle locale, mais ce ne sont que combats d’arrière-garde contre des logiques fonctionnelles impulsées – déjà – par les services de l’état. La Chambre de Commerce tient sa revanche à partir de 1881 avec la concession des nouveaux ports Nord et fait preuve d’une lucidité technique qui avait manqué aux générations précédentes. Il est une autre riposte concrète, durable mais pas forcément avisée, des élites marseillaises : le refus de répondre à l’incitation à la résidence en arrière de la Joliette. L’échec de la Rue Impériale, devenue rue de la République, n’est pas seulement l’affirmation d’une dissociation spatiale, déjà en cours, entre le port et les élites économiques de la cité : c’est aussi la construction d’un entre soi dont on sait les prolongements dans la géographie sociale de la ville aux siècles suivants. En l’occurrence, l’important n’est pas seulement ce que les milieux d’affaires ont proclamé, ou revendiqué, c’est aussi ce qu’ils ont fait – un port moderne, des industries de transformation en arrière des nouveaux ports – ; c’est enfin ce qu’ils se sont abstenu de faire.
8La périodisation spatiale proposée, celle du port et de ses articulations avec la ville, est indifférente à la durée de chaque période : le Lacydon antique n’est débordé qu’au milieu du xixe siècle, puis le millénaire fait place au siècle : à peine plus de cent ans plus tard, vient le temps du port sans la ville, à Fos, dans le cadre d’une prise en mains par un état planificateur encore volontariste. La distinction Sud-Nord, de la Joliette à l’Estaque, fait place à une opposition Est-Ouest, depuis le port dans la ville jusqu’à Fos. L’histoire des deux derniers siècles confirme que le port est un outil, toujours en mutation. Elle fait ressortir un décalage de quelques décennies entre la première modernisation et la prédominance bientôt apparue, de la fonction de circulation sur celle d’entrepôt : les Docks, déjà une modernisation à courte vue. Dès le dernier tiers du xixe siècle, le temps s’accélère, au rythme du changement des besoins et de l’évolution des techniques, avec la rupture de charge comme ennemi absolu du transporteur. Les métiers changent, les gestes aussi. Fos n’est que l’aboutissement d’une tendance séculaire. Le delta du Rhône n’enlève pas son port à Marseille : il le sauve, par la facilité de l’accès maritime, l’immensité des terrains disponibles et les commodités d’aménagement, y compris pour la sidérurgie.
Les acteurs, la ville
9Un historien et plus généralement un chercheur en sciences sociales devraient toujours se donner, s’imposer même, un devoir d’irrévérence. Le respect des institutions, des familles, des personnalités, est une tentation insidieuse, inconsciente le plus souvent, qui freine souvent l’analyse critique, même lorsque la plume n’est pas stipendiée ou lorsque le financement de la publication n’est pas en jeu. Ce livre y échappe largement. Ce dernier mot n’est pas l’expression d’une réserve : il tient seulement au fait que plusieurs textes ne sont pas des études stricto sensu mais, au moins en partie, des témoignages relatant, avec précision et rigueur, les circonstances des prises de décisions majeures dont les auteurs ont pu suivre le cheminement. De manière générale, même si j’aurais parfois aimé rencontrer quelques saillies inconvenantes, les propos tenus s’inscrivent tous dans une parfaite liberté de ton et nous offrent à plusieurs reprises de salutaires bouffées d’air frais intellectuel.
10Une convergence forte se dessine autour du poids décisif des années 1960 dans le devenir du port et, plus largement, de Marseille. Après la reconstruction post 1945, on voit l’état pratiquer une politique volontariste, dans le cadre planificateur du colbertisme gaullien qui veut tenir son rang maritime et industriel. L’état est à la fois aménageur et modernisateur. Dans un cadre idéologique déjà largement infléchi, la présidence de Georges Pompidou en prolongera le mouvement pendant plusieurs années encore. La loi de 1965 de création des ports autonomes n’est pas faite pour Marseille, mais elle est concernée au premier chef. Sans qu’il soit désormais question d’ambitions extérieures, coloniales ou autres, voici son port devenu, avec d’autres, mais sans doute plus que d’autres, une affaire nationale. Cette prise en main s’accompagne d’un volontarisme industriel, déjà exprimé, sans résultat, par certains hommes d’affaires marseillais. Seul l’état est alors capable de décider, de mobiliser les fonds nécessaires et de donner un sens nouveau à l’articulation nécessaire entre le port, l’activité industrielle et des espaces extérieurs, terrestres ou maritimes. Toutes les décisions ont été critiquées, avant et après leur mise en œuvre. L’exemple de la grande forme de radoub illustre deux phénomènes contradictoires : le caractère pour le moins aléatoire des prévisions de rentabilité à court et moyen terme et l’importance d’une vision stratégique dans la décision. La forme n’a pas empêché l’effondrement de la réparation navale marseillaise, mais elle en a permis la résurrection sur des bases renouvelées. 1965-1975 : un moment décisif par l’ambition de la réflexion et des décisions fondatrices. L’histoire est aussi ruptures, catastrophiques ou heureuses. Marseille a eu de la chance, y compris dans le fait que la rupture n’a pas été complète : le port Est n’a pas été sacrifié, en dépit de velléités du pouvoir municipal de l’époque. Il a conservé, ou reconstruit, une identité sur le triptyque réparation, passagers, Méditerranée.
11Aucun auteur ne le dit clairement, mais l’ouvrage brosse, en creux, un constat terrible, celui de la faillite de la décision locale. Fos est une affaire nationale ; créé en 1995, l’établissement d’Euroméditerranée est entre les mains de l’état, avec une influence réduite à la marginalité des instances territoriales, municipales notamment. En faire grief au jacobinisme triomphant, à une arrogance parisienne sans limites, ne saurait relever que de la démagogie électorale. La réalité est que le port et la ville-port ont retrouvé leur dynamisme et une nouvelle articulation entre les quais et la cité grâce à deux séries d’opérations nationales fortes, engagées à trois décennies d’intervalle. Pourquoi ? La réponse la plus recevable s’applique d’abord à Fos : les ressources locales ne permettaient pas d’affronter le défi, de la relance et du développement du port et des activités industrielles. Faut-il l’étendre à la rénovation du périmètre d’Euroméditerranée ? Sans doute en partie : Marseille est une ville pauvre dont d’autres aménagements ont été, par le passé, tributaires de décisions de la DATAR et des financements associés. Il ne faut pourtant pas en rester là. Le bouillonnement et la qualité de la réflexion conduite autour des enjeux du port et de son articulation avec la ville permettent d’écarter toute idée d’indigence de la production intellectuelle locale. à la différence de ce que l’on a pu observer pour le milieu du xixe siècle, à la charnière des deux millénaires, les institutions, universitaires, territoriales ou professionnelles, ont conduit des travaux de haute tenue, témoignant d’une parfaite conscience des enjeux urbains. En revanche, même lorsqu’ils étaient tutelle des instances de réflexion, les décideurs territoriaux se sont révélés incapables de lancer eux-mêmes une stratégie d’urbanisme en adéquation avec les nécessités et les perspectives et ont même parfois failli s’égarer sur des chemins douteux. Des équipes à bout de souffle, ou minées par d’autres intérêts ?
La barrière et le rêve
12L’âge 4 de la relation entre le port et la ville – la ville dans le port – est-il déjà advenu ? Prophète sans risque du passé, l’historien serait imprudent s’il se hasardait à la prédiction, même d’un avenir proche. Tout au plus peut-il jouer le notaire des changements d’échelle, spatiale et juridique, avec la mise en place de la métropole, et de l’abolition de certaines barrières, avec l’affectation à différents usages d’espaces maritimes naguère jalousement fermés par le port. Contrairement à ce qu’avaient pu penser certains lors de la gestation du projet, le MuCEM n’a pas assumé le rôle du Guggenheim à Bilbao, parce que les situations respectives de Marseille et de la ville basque n’avaient rien de comparable. En revanche, avec les enfants plongeant depuis les rochers voisins, il est pour moi un emblème commode de l’accès des quartiers populaires à la mer. Ce n’est pas le seul. Le mouvement avait commencé quelques décennies plus tôt, lorsque, en dépit de l’inquiétude des beaux quartiers, Gaston Defferre avait établi la gratuité des bus le weekend depuis les quartiers Nord pour rejoindre « ses » plages du Prado. Je peux témoigner que nombre d’adolescents de La Viste avaient alors découvert, « pour de vrai », la mer qu’ils voyaient de loin, par-dessus les quais, du haut des tours ou des barres de leur cité. Aujourd’hui, depuis la plage des Corbières jusqu’à celles des quartiers Sud, la mer est redevenue familière aux Marseillais et le MuCEM y ajoute une invitation magnifique à la découverte culturelle.
13Le port a cessé d’être barrière pour s’affirmer comme espace de projets. Peut-il redevenir territoire du rêve ? Qu’il me soit permis de terminer ces pages heureusement irresponsables par l’évocation du souvenir personnel d’un septuagénaire avancé : ma propre découverte du port, en juillet 1954. Le voyage scolaire, depuis un village ardéchois familier à l’un des auteurs, Didier Picheral, nous a conduits jusqu’à la Joliette, au pied de l’un des fleurons des Messageries Maritimes, le paquebot mixte Pierre Loti II, mis en service depuis peu et affecté aux liaisons avec l’océan Indien. Le petit garçon était ébloui par l’immensité du quai, la puissance immanente à la grande coque noire et l’évocation de mers si lointaines. Tout lui faisait ressentir que Marseille était le rendez-vous des continents, mais il ne savait pas encore la fragilité des apogées, le mouvement de l’histoire, ses surprises aussi. Les rêves impériaux s’éteindront les premiers. Puis viendra le temps de Fos, suivi de celui des porte-conteneurs et de nouvelles industries. Enfin, le Pierre Loti achèvera sa carrière en Grèce comme ferry. Tout a changé, ou plutôt tout s’est transformé : les bateaux, les techniques, la Joliette, devenue composante urbaine d’un port Est revigoré, mais Marseille est restée l’un des premiers ports européens. Le défi du port n’est plus le monde : il l’a déjà. Ce sont les retrouvailles avec un proche élargi à ses dimensions : le port-métropole comme ambition, comme rêve ?
14Alors, oui, décidément, un livre à garder, à un double titre : comme témoignage de lucidité du regard et de l’analyse portés sur un temps fort, et aussi comme repère pour les études d’ici quelques décennies, sous le regard d’un enfant d’aujourd’hui qui aura eu le temps de grandir, peut-être de vieillir.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Les sans-culottes marseillais
Le mouvement sectionnaire du jacobinisme au fédéralisme 1791-1793
Michel Vovelle
2009
Le don et le contre-don
Usages et ambiguités d'un paradigme anthropologique aux époques médiévale et moderne
Lucien Faggion et Laure Verdon (dir.)
2010
Identités juives et chrétiennes
France méridionale XIVe-XIXe siècle
Gabriel Audisio, Régis Bertrand, Madeleine Ferrières et al. (dir.)
2003
Des hommes à l'origine de l’Europe
Biographies des membres de la Haute Autorité de la CECA
Mauve Carbonell
2008