1« Ici, Marseille retrouve la Mer »… Tel fut le slogan en lettres capitales que tout un chacun put lire et relire au cœur de la Joliette, sur le grand panneau publicitaire ayant célébré durant sa construction la naissance de l’imposant centre commercial « Les Terrasses du Port » (fig. 1).

Fig. 1 - « Ici Marseille retrouve la mer » : le panneau publicitaire célébrant la naissance du centre commercial « Les Terrasses du Port », durant le long chantier de sa construction

2Rappelons que l’édification de ce temple de la consommation, ouvert en 2014, fut décidée par l’autorité portuaire au début des années 2000 en dérogeant à tous ses principes : l’implantation d’une « fonction urbaine » au sein de son domaine réservé aux seules fonctions portuaires – incursion tout de même assujettie à un régime d’occupation temporaire et à la condition de ne gêner en rien l’activité portuaire ; nous y reviendrons. Autre précision : ce slogan était apposé sur la façade latérale du siège de l’autorité portuaire elle-même, le Port autonome de Marseille (PAM¹)… Cela ne manquait pas de sel car cette formule, pour le moins paradoxale au cœur d’une cité maritime, était lourde d’un sous-entendu peu amène à l’égard de l’espace portuaire, présumé coupable de la perte de l’objet précieux enfin retrouvé : la mer ! Le slogan semblait d’ailleurs reprendre, façon marketing, d’autres formules plus explicites, comme celle lue en 2002 sous la plume d’un urbaniste de renom qui synthétisait ainsi la finalité suprême de ses intentions d’aménagement urbain en ce lieu : « retrouver le chemin naturel qui jadis menait vers le bord de mer² ».

3Comment ce chemin « naturel » pouvait-il avoir été barré sinon par la construction d’un lourd dispositif portuaire depuis la fin des années 1840 ? Surprenante considération… D’abord, parce que paradoxale, pour ne pas dire aberrante : un port maritime ne peut couper les liens entre ce qu’il a pour vocation première de relier : la mer et le territoire des hommes ; à moins, bien sûr, que ces derniers aient pris le parti de ne plus avoir avec la mer de rapports qu’hédonistes : adoration contemplative de l’horizon marin, délices de la rêverie le long des quais, pratiques strictement balnéaires réduites à la baignade et aux ébats de plage, pêche à la ligne, etc. C’est précisément là que cette considération étonne le plus : penser que l’histoire de Marseille, si profondément marquée par l’alliance ancestrale et indéfectible entre la ville et son port, en fut arrivée là : à ne plus voir en lui qu’une pesante et encombrante infrastructure, priée de disparaître pour rendre à la ville son rivage perdu. Et cela, au surplus, en dépit du fait que les Marseillais ne sauraient mieux être dotés dans leur jouissance de la mer si l’on songe à la richesse et la variété stupéfiantes des situations spatiales et paysagères qu’offrent ses 50 kilomètres de côte : Calanques, quartiers des Goudes, Montredon et Pointe-Rouge, plages du Prado, corniche Kennedy (avec son banc « le plus long du monde ! »), quartiers de Malmousque et des Catalans, forts et Vieux-Port, et puis – après huit kilomètres de digue et de darses – l’Estaque et, encore, la Côte Bleue…

« Le port, il est mort³… »

4Certes, au-delà des outrances tant reprochées aux regards « parisiens » par méconnaissance de cette ville si fière de ses singularités, l’on peut tout de même concevoir que des urbanistes, quels qu’ils fussent, chargés de repenser l’aménagement urbain des quartiers centraux jouxtant le port, aient pu trouver très excessive sa fermeture de principe à toute activité autre qu’exclusivement portuaire, interdisant d’imaginer des formes d’interface plus perméables, surtout à l’heure où cela était depuis longtemps pratiqué ailleurs. Le fait est qu’en ce début du xxi^e siècle, une réelle antipathie à l’égard de cette implacable présence de l’appareil portuaire se faisait sentir et entendre, non seulement dans les milieux de l’urbanisme et de l’aménagement, mais également parmi les décideurs, les observateurs, les commentateurs, nourrissant en ville une représentation négative du port, où la métaphore de la barrière entre ville et mer n’était que l’expression d’une autre considération plus essentielle et sévère, que nous tiendrons dans ce propos pour un mythe fort tenace : l’idée que le port de Marseille était « mort », sinon mourant, car condamné par son vieillissement face aux mutations de l’économie mondiale du transport et par fondation du « port de Fos », le vaste complexe industrialo-portuaire créé depuis les années soixante-dix dans le golfe de Fos, quarante kilomètres à l’ouest. Pourquoi un mythe ? Parce que, en dépit de réelles difficultés économiques traversées par l’entreprise à la fin du xx^e siècle et au début du xxi^e, les bassins marseillais n’ont jamais été à l’article de la mort, ni menacés de devoir abandonner tout ou partie de leur fonction portuaire au profit de Fos.

5Un tel décalage entre mythe et réalité, entre un port réputé mourant et le même port tout à fait vivant, suppose donc, sinon une cécité, du moins une profonde incompréhension de son actualité, ou pire, une indifférence totale à son devenir. En tout état de cause, l’étonnement passé, il faut bien se rendre à l’évidence du fait que l’histoire de Marseille en était effectivement arrivée là : à une forme de divorce entre la ville et « son » port, sorte de désamour entre ces deux partenaires unis dans toutes les consciences marseillaises depuis l’origine de la cité, spatialement, économiquement, socialement, culturellement, symboliquement… – n’oublions pas que par l’accostage des colons phocéens au vi^e siècle avant J.-C., Marseille fut port avant d’être ville. « Porte de l’Orient », négoce maritime audacieux, singulier système industrialo-portuaire, jusqu’à la ville-campagne, quels que fussent les cycles et les composantes de  « imaginaire » tel que décrypté par Marcel Roncayolo, Marseille ne pouvait se concevoir sans son outil portuaire qui rendait la mer nourricière⁴. Mais c’était bien au passé qu’il fallait conjuguer ces mots au début du xxi^e siècle. Car ce dont traitait Marcel Roncayolo dans son étude, parue en 1990, c’était certes des reliefs et des forces de cet « imaginaire conquérant » de Marseille, modelé par les grandes réussites de la bourgeoisie d’affaires au xix^e siècle, mais aussi et surtout de son extinction progressive au cours du xx^e siècle et de sa survivance comme un mythe opérant encore dans les consciences mais de peu de secours pour réinventer à la veille du xxi^e siècle un nouvel imaginaire inspirateur et concrètement bâtisseur de richesses, en phase avec les mutations auxquelles Marseille ne pouvait échapper.

6C’est là que nous allons situer notre propos : autour de certains signes et effets importants entraînés par cette extinction historique du puissant imaginaire de la « ville-port », lesquels doivent être appréhendés dans le temps long de l’Histoire et en grande partie dans l’ordre mouvant des représentations, plus ou moins fausses mais opérantes dans les esprits, en particulier dans le champ de l’urbanisme. Car ce slogan publicitaire et ces considérations ayant accompagné les transformations urbaines engagées au début du xxi^e siècle sur le périmètre d’Euroméditerranée, ne sont que des expressions déjà rémanentes de cette idée fausse d’un port mourant obstruant inutilement l’espace. En 1990, quand paraît L’imaginaire de Marseille, les symptômes d’un tel changement des regards sur le port depuis la ville étaient déjà très perceptibles, révélateurs de l’émergence d’un nouvel imaginaire urbain rêvant une cité future tout autre, détachée de son passé industriel et de son port pour mieux s’établir et resplendir au bord de la Méditerranée.

7Mais il est ici important de rappeler que dans les années 1980-1990, Marseille était loin d’être seule à connaître un changement de regard sur son port. Une phase reconnue de l’évolution globale des villes portuaires était engagée, que les historiens caractérisent comme la conjonction de deux ordres de phénomènes : d’une part, les mutations survenues au sein du monde portuaire (massification des trafics, conteneurisation, développement des zones industrialo-portuaires, etc.) ayant généralement entraîné des migrations d’activités et d’infrastructures vers des sites extensibles, éloignés des centres urbains, et, d’autre part, de nouvelles dynamiques urbaines particulièrement focalisées sur la réutilisation des anciens espaces portuaires devenus vacants⁵. Selon Claude Prelorenzo, c’est une évolution profonde des sensibilités citadines à l’œuvre depuis les années soixante, où plaisirs balnéaires, naturalité de l’eau, urbanités ludiques et cultures patrimoniales se conjuguent dans l’attractivité qui valorise soudain les anciens quais :

Les sites au bord de l’eau favorisent l’émergence d’une nouvelle forme d’urbanité qui répond à la nouvelle sensibilité esthétique et écologique. Dans le rêve de la ville bleue, la nature flirte avec la ville. Aussi les vastes espaces libérés – ou libérables – par l’activité portuaire sont-ils perçus comme d’inappréciables opportunités pour des opérations urbaines d’envergure, et deviennent-ils les enjeux de négociations de premier rang entre les acteurs publics et privés⁶.

8Nul doute que le cas de Marseille vint s’inscrire dans cette dynamique générale. Mais bien sûr, les circonstances, la forme des évènements, le jeu des acteurs et surtout leur développement jusqu’à nos jours, allaient lui assurer son indéniable singularité.

Tourner la lourde page de la « ville-port »

9À lire les auteurs les plus éclairants sur l’histoire du dernier demi-siècle de Marseille⁷, l’on peut s’étonner du peu de considération accordée à cette série déconcertante de projets d’urbanisation des espaces portuaires du secteur de la Joliette qui furent livrés au public par voie de presse entre 1986 et 1989⁸. Sans doute ce silence tient-il d’abord à la prévalence du contexte de crise de la période (notamment la mort en 1986 de Gaston Defferre après 34 ans de « règne » et le marasme économique et social où se trouvait alors la ville), mais aussi au caractère pour le moins inattendu de ces propositions qui émanaient d’agences d’architecture marseillaises, acteurs privés habituellement discrets dans un milieu très peu porté au débat public en matière d’urbanisme, qui se permettaient de redessiner en toute liberté des aménagements urbains sur des espaces du port sans la moindre consultation des autorités portuaires, pas plus que des services en charge de l’urbanisme de la Ville. En clair, des projets qui, malgré une publicité recherchée et obtenue dans la presse⁹, apparurent au final aussi peu probables qu’ils étaient provocateurs – voire, pour certains, scandaleux –, donc promis à un rapide oubli. Pourtant leur résonance avec ce qu’étaient alors les regards négatifs de la ville sur le port, mais aussi avec ce qu’ils allaient entraîner, et cela jusqu’à nos jours, les charge d’une plus grande signification historique.

10Il faut revenir d’abord plus précisément sur ce qu’était alors le face à face entre le port et la ville. Sur le plan économique, la dégradation de leurs rapports était principalement la conséquence du déclin de l’économie industrielle de Marseille ; une crise de longue haleine, masquée par l’effervescence de la croissance démographique et urbaine des Trente Glorieuses, mais parvenue à son extrémité au terme de la décennie 70. Cette agonie des industries traditionnelles était d’autant plus désespérée qu’elle était vécue par les nouvelles générations des milieux d’affaires comme une irrémédiable fatalité et, surtout, comme le signe exaltant d’une mutation « post-industrielle » portée par la tertiarisation généralisée de l’économie urbaine à travers les services publics et privés, le tourisme et l’exploitation libérée des rentes foncières et immobilières¹⁰. D’où le ralentissement d’une part importante des activités sur le port, celui-ci étant dès lors perçu comme également frappé d’obsolescence. Alors qu’en réalité, c’était surtout son détachement de la ville qui s’opérait au rythme de sa profonde évolution, en phase avec les mutations globales que l’on sait : mondialisation des échanges commerciaux, gigantisme des navires, conteneurisation, etc., entraînant la création de nouveaux espaces portuaires, mais aussi, autant que possible, la modernisation des équipements existants. À Marseille, le changement fut considérable : la croissance constante du trafic des hydrocarbures amena le port à s’étendre au seuil de l’étang de Berre puis dans le golfe de Fos à la fin des années soixante ; sur les bassins marseillais, le redéploiement des opérations de transit impliquait l’adaptation spatiale des quais et de l’outillage aux nouvelles techniques de transbordement dévoreuses d’espaces et dissolvantes du paysage portuaire traditionnel¹¹. Et tout cela, ne l’oublions pas, dans un changement radical de gouvernance avec l’institution du régime des ports bien nommés « autonomes » sous tutelle directe de l’État – mettant fin à la cotutelle historique État et Chambre de commerce –, englobant une territorialité portuaire considérablement dilatée, devenue multipolaire à l’échelle régionale, associant « bassins ouest » autour du lointain golfe de Fos et « bassins-est » en rade-nord de Marseille.

11Mais, pour compléter le tableau, la prospérité promise de (et par) ce nouveau port de Marseille ne fut pas au rendez-vous des années 1980. Les chocs pétroliers ayant sonné la fin des Trente Glorieuses devaient considérablement ralentir le démarrage de Fos et, à Marseille, la modernisation des bassins n’était pas indolore : elle contribuait à accroître un chômage déjà très élevé, déclenchait des conflits sociaux retentissants, fixant grève après grève l’image mortifère d’un port « non fiable », non « compétitif », donnant cette impression de sous-utilisation bien plus suggestive d’un déclin portuaire que d’un port de plus en plus performant, comme l’expliquait clairement Didier Picheral :

Malgré un très fort accroissement du tonnage d’escale, la durée de séjour des navires dans les ports s’est considérablement réduite. Le navire, quand il est encore vu depuis la ville, séjourne trop peu pour apparaître comme un élément majeur du paysage urbain d’une ville portuaire. Et aux yeux des profanes, un port, même actif apparaît comme toujours vide ou presque¹².

12Aussi dans ces années 1980, décennie de toutes les remises en question,
post-modernes, post-fordistes, post-industrielles…, ce mythe grandissant du port mourant s’ancrait-il d’autant plus profondément que s’y conjuguaient tous les stigmates de la mélancolie (bâtiments vieillissants, grues se raréfiant ou en berne, vastes terre-pleins aussi surdimensionnés que peu actifs…) avec ceux d’une irrémédiable désunion entre la ville et ce port devenu entreprise d’État, plus clôturé que jamais derrière de hautes grilles, elles-mêmes renforcées par les faisceaux d’infrastructures ferroviaires et les dessous sordides des viaducs autoroutiers, sans parler de la coupure sociale s’amplifiant au rythme des conflits à répétition, et, au seuil de la Camargue, à peine visible, ce port industriel neuf et géant déjà mal en point à peine né, dont il était difficile de ne pas l’imaginer conçu pour tout absorber du « port de Marseille »…

13Mais, nous l’avons dit, tout n’était pas que marasme et tristesse dans cette ville à bout de souffle. Si l’imaginaire historique de la grande cité portuaire était bel et bien révolu, quelque trace en restait peut-être encore dans l’optimisme arrogant qui allait animer ces surprenants projets de réaménagement des quais. À ceci près que, loin de viser la réinvention d’une « ville-port » du xxi^e siècle – misant sur les nouveaux ressorts de la fonction portuaire –, ils allaient dessiner une Marseille débarrassée des douloureux stigmates de son passé industrialo-portuaire et populaire, transfigurée en métropole internationale grand standing en bord de mer. Mais c’était la mode ! Il faut en effet préciser que ces propositions soudaines résonnaient aussi avec un courant international dont Marseille ne pouvait demeurer absente plus longtemps : celui des nouvelles stratégies urbanistiques visant à rénover et intensifier les centralités urbaines, où, par les situations d’exception qu’elles offraient, s’affichaient au premier plan les opérations dites de « reconquêtes des friches portuaires », opportunités foncières inespérées au contact des cœurs historiques. La presse en général et les revues spécialisées en relataient régulièrement les meilleurs exemples (fig. 2).

Fig. 2 - « 12 projets d’actualité : la reconquête des ports », en couverture du no 225 de la revue Urbanisme, juin-juillet 1988

14Selon Jean-Lucien Bonillo, depuis les cas précurseurs nord-américains (Baltimore, New-York, Boston, Toronto…) et britanniques (les fameux Docklands de Londres et de Liverpool), jusqu’aux exemples japonais des années 1990, trois grands modèles étaient à l’œuvre : « la ville sur l’eau » (de la cité lacustre à la marina moderne…), « la ville ludique » (du shopping center à toutes les formes de divertissement consumériste et culturel) et « la cité des affaires » (« la ville dynamique et puissante qui fait pousser ses gratte-ciel au bord de l’eau ») ; en d’autres termes, écrivait-il, « un cocktail de Port-Grimaud, Disneyland et Manhattan¹³ ».

15L’analyse vaut parfaitement pour la série des cinq projets marseillais présentés publiquement aux élus et autres responsables, ou seulement par voie de presse, que nous ne détaillerons pas ici au-delà de quelques traits saillants¹⁴. Il s’agissait des projets baptisés « Triangle Or-Bleu », présenté en 1986 par l’architecte André Stern (fig. 3), « Avenir Marseille », présenté en 1987 par l’Atelier 9 (architectes : Guy Daher, François Guy, Robert Inglésakis) (fig. 4), « Thetys Ocean-Parc », présenté en 1987 par l’Atelier Delta (architectes : Yves Bonnel, Bernard Tarazzi) en lien étroit avec l’ingénieur Henri Delauze (fondateur de la Comex) (fig. 5), « Protis », présenté en 1988 par les architectes Éric Baudet, Dominique Rappold, Jean Sasso (fig. 6), et « Opération Marseille 2 », présenté en 1988 par les architectes Pierre et Jacques Chirié (fig. 7).

Fig. 3 - Le projet « Triangle Or-Bleu », 1986, architecte : André Stern

Fig. 4 - Le projet « Avenir Marseille », 1987, architectes : Atelier 9

Fig. 5 - Le projet « Thétys Parc-Océan », 1987, architectes : Atelier Delta + Comex

Fig. 6 - Le projet « Protis », 1988, architectes : E. Baudet, D. Rappold, Jean Sasso

Fig. 7 - Le futur centre-ville sur l’eau du projet « Opération Marseille 2 », 1988, architectes : P. et J. Chirié

16Au titre des traits distinctifs, il faut souligner l’image architecturale spectaculaire du projet d’André Stern, qui était incontestablement le plus poussé dans la rhétorique de persuasion que tous recherchaient ; c’était aussi une architecture se voulant futuriste qu’esquissaient les frères Chirié, lesquels rêvaient d’une « Deuxième Marseille » édifiée sur la mer ! Les trois autres projets étaient plus sobres dans leurs dessins : très modernistes pour le vaste et très détaillé ensemble urbano-portuaire projeté par Atelier 9, plus conventionnel pour le projet de l’Atelier Delta centré sur la célébration des avancées technologiques de la recherche sous-marine, et aux allures high-tech pour « Protis » qui redessinait totalement la gare maritime de la Joliette en titrant « Valorisation et réhabilitation du patrimoine portuaire ». Mais tous avaient en commun l’art du cocktail, mixant les ingrédients programmatiques les plus en vogue à même de donner un « nouveau souffle » au centre de Marseille et à l’image de la cité tout entière. La présentation du projet « Avenir Marseille » dans la revue Urbanisme sous la plume de Marcel Cornu (le célèbre syndicaliste applaudissant ici la libre initiative des milieux économiques) en est une illustration qui vaut pour tous les autres :

C’est banalité de dire que Marseille a des problèmes […]. D’urgence, elle aussi doit, comme on dit d’un navire, être armée, pourvue des moyens nécessaires au développement de sa vitalité et de son efficacité compétitive […]. Or, disent les architectes du projet « Avenir Marseille », il y a dans cette ville un grand espace, exceptionnellement bien situé et pourtant resté urbanistiquement pauvre. Ce sont les deux cents hectares du port de la Joliette […]. Ces deux cents hectares, insuffisamment occupés et mal utilisés comme ils le sont actuellement, constituent, selon les auteurs du projet, « de véritables réserves foncières ». Tout ce que dans le monde contemporain signifie une grande ville maritime et les équipements qui la caractérisent, peut ici trouver place. Ici, c’est-à-dire en bord de mer, desservie par des accès autoroutiers […]. Et près du Vieux-Port !

17Et d’énumérer la liste des programmes :

Plusieurs équipements publics de premier ordre. Ainsi un Palais des Congrès nouveau pour remplacer l’actuel […] (il a fait son temps, il est devenu peu attractif, adieu !) […]. Un centre administratif pour regrouper les services municipaux […]. Autre opération importante : une nouvelle gare maritime, celle qui existe étant de moins en moins adaptée aux conditions actuelles du transport. Un équipement culturel aussi. Ce serait un Musée de la Mer, où Marseille évoquerait ses rapports millénaires avec la Méditerranée […]. Il y aurait aussi un Centre international de la Méditerranée. Lui, directement au service de l’ambition commerciale de Marseille […], espace de rencontre et de négociations et « lieu d’implantation de firmes et de sièges sociaux créant une synergie d’activités ». Ce n’est pas fini… Le grand port de commerce modernisé abriterait un port de plaisance […]. Mais surtout un nouveau quartier d’habitation trouverait place en front de mer, à la fois entre le quai de la Joliette et ce port de plaisance […], à l’emplacement actuel de vastes hangars […]. Quant au plus important des équipements commerciaux prévus dans la restructuration, ce serait un centre comparable à celui de la Bourse. Un deuxième pôle, qui dynamiserait, lui, la zone proche des installations portuaires.

18Et de conclure :

Non, ce ne sont pas là des visions utopiques. Il ne s’agit pas non plus financièrement de folies. Si ambitieuses qu’elles soient, les suggestions de l’Atelier 9 apparaissent raisonnables […]. Les architectes cherchent à faire pénétrer les forces et les flux de la ville dans un port qui leur était resté quasi fermé. Et ils s’ingénient à signaler plastiquement ce port devenant davantage urbain comme un haut-lieu de la modernité marseillaise¹⁵.

19Cette collection d’équipements et d’attractions est bien représentative des bouquets programmatiques offerts par les autres propositions. Mais elle l’est aussi du rapport très ambigu que toutes établissaient avec le port actif. En plus des vibrants hommages rendus à son histoire, comme presque tous les autres, « Avenir Marseille » incluait une nouvelle gare maritime relocalisée et modernisée, complétée d’une gare d’escales de croisières. Il y avait là une considération pour l’activité du port, mais elle était clairement circonscrite aux fonctions liées au trafic-passagers, support escompté d’essor touristique et d’animation urbaine. Le reste du port actif, son avenir et son rapport à la ville, ses emplois, son économie, n’étaient pas pensés dans ces projets, sinon comme une page de l’histoire à tourner : « il suffit simplement de changer de structure et de se mettre dans la tête que Marseille industrielle c’est fini ! Bien fini¹⁶ ». Décalage flagrant entre rêve et réalité qui fit dire sévèrement à Didier Picheral dans son analyse :

Il ne s’agissait donc pas d’une nouvelle relation ville-port, mais plutôt d’une situation où le port était nié dans son activité et n’était un interlocuteur intéressant que parce qu’il pouvait céder un espace littoral et un accès direct à la mer¹⁷.

20Nul doute que, sachant bien qu’à la grande différence de tous les cas notoires de « reconquêtes », aucune friche était déclarée ou annoncée sur le port de Marseille – ce qui ruinait la crédibilité de leurs projets –, ces auteurs entendaient bien, à la barbe des autorités portuaires, donner à leurs visions une valeur d’exemples, sinon de modèles, en tous cas un rôle d’interpellation des acteurs urbains et de l’ensemble du public en espérant bien initier un processus de réflexion révélateur d’un désir profond, largement ressenti dans les milieux d’affaires, anciens et nouveaux, de voir Marseille transfigurée par la reconversion, ne fut-ce que partielle, de son littoral portuaire.

Et après ? « Invention d’Euroméditerranée¹⁸ »

21Si l’histoire urbanistique de Marseille n’a essentiellement retenu de ces projets que leur impertinence lyrique vite oubliée, on ne peut nier qu’ils ont, même maladroitement, ouvert un long et imparable processus. Un processus qui, à défaut d’avoir été aussi transfigurateur de la façade maritime que l’espéraient ces architectes, a vu s’engager sur plusieurs décennies la réflexion et, bon gré mal gré, le débat public qu’ils souhaitaient lancer, et bientôt les actes significatifs de l’émergence d’une « pensée urbaine » au sein du port – à défaut, avant longtemps, disons-le, d’une pensée portuaire au sein de la ville…

22La chronique de ce processus d’évolution peut être très synthétiquement rappelée. Ainsi, dès 1989, de nouveaux dessins illustrant la nécessité d’un réaménagement urbain des quais de la Joliette paraissaient dans la presse, portés cette fois par deux candidats majeurs à l’élection municipale – Michel Pezet et Jean-Claude Gaudin –, plus soucieux en discours de la place du port dans la ville, mais aussi à l’écoute de ce désir de changement quant à ses fonctions et la forme de leur interface¹⁹ (fig. 8).

Fig. 8 - Le dessin illustrant la proposition politique du candidat Michel Pezet lors de la campagne des élections municipales de 1989, avec pour légende « Préserver l’image portuaire de Marseille mais rénover, moderniser et surtout l’intégrer à la ville », architecte : Paul Chémétov.

23Mais il est important de préciser que 1989 est aussi l’année qui vit enfin le PAM se manifester dans le débat par la présentation d’un nouveau « schéma directeur des bassins-est », élaboré sans autre concertation qu’avec la communauté portuaire, pour les seules activités portuaires et sur la totalité de son domaine. En clair, aucun abandon de parcelle n’y apparaissait alors que, pourtant, signe d’un début d’évolution, entre le fort Saint-Jean et la place de la Joliette – sur l’ensemble de l’ancienne gare maritime que le schéma reconfigurait en plus grand et plus au nord –, était indiquée une zone dédiée à une énigmatique « activité nouvelle » : activité de nature possiblement urbaine, nous expliquait-on, mais seulement sous condition d’autorisation d’occupation temporaire (AOT) contre redevance à l’autorité portuaire. En d’autres termes, le Port manifestait sa nette conscience d’une ressource potentielle dans l’exploitation de sa rente foncière là où ses bassins étaient les plus convoités²⁰ (fig. 9).

Fig. 9 - Détail du Schéma directeur des Bassins-est présenté par le PAM en 1989, avec en partie sud (à droite du plan), la nouvelle gare maritime agrandie et déplacée (avec déplacement de la digue) et l’ancienne dédiée à une « activité nouvelle » (doc. PAM, 1989).

24Ces positions précédaient celle qu’allait prendre enfin l’État en 1990. Elle tenait bien en ces deux points pour le moins délicats à associer. D’abord, le maintien ferme et global de la fonction portuaire sur tous les bassins- est : « [le port] conservera une destination conforme à l’intérêt public » dira le ministre en s’appuyant sur un rapport particulièrement argumenté rappelant combien, face au déclin de la cité, ville et port avaient grand intérêt à rester unis sur le plan économique :

Les bassins-est recèlent des possibilités de croissance […]. Il faut toutefois insister sur le fait que leur avenir est étroitement lié à celui du tissu économique de Marseille […] et de sa ré-industrialisation […]. Moins que jamais le port ne peut vivre à l’écart de la ville²¹.

25Et en même temps, de manière presque contradictoire, était affirmée ceci :

Les Marseillais, je le sais, ont l’impression que le port les coupe de la mer. Le vœu des Marseillais de retrouver la mer, sans que jamais le port et ses activités en souffrent, doit être entendu […]. Désenclaver le port, accroître ses structures d’accueil mais aussi créer une osmose avec le tissu urbain pour que la ville redécouvre l’attrait de son port […]. Voilà des perspectives concrètes qui doivent fonder le partenariat de la ville et du port de Marseille. Il faut qu’un certain nombre de grilles qui excluent mutuellement port et ville tombent et je ne veux pas parler seulement des grilles matérielles mais aussi de grilles qui, me semble-t-il, existent encore dans bon nombre de têtes²².

26Cette double position traduisait bien l’écoute de deux univers peu enclins à s’entendre : d’une part, le monde portuaire, chargé de ses traditions et de ses très forts attachements au travail, où l’opposition contre toute atteinte à l’intégrité du domaine portuaire se fit clairement entendre par la voix du puissant syndicat CGT des dockers, à l’unisson sur ce point avec l’ensemble de la communauté portuaire, et d’autre part, les milieux marseillais d’affaires, politiques, institutionnels, en quête d’un renouveau global de la ville et de son image internationale²³. Le fait est qu’ainsi se trouvait officialisé, pour ainsi dire, un état de tension entre les deux mondes, opposant l’autorité pleine et entière du Port sur son domaine foncier, et la nécessité, reconnue désormais d’utilité publique, de bâtir une « osmose » entre les deux espaces. Ainsi apparut au sein du PAM une « cellule ville-port », inédite en son genre, spécialement chargée de ce délicat dialogue. En même temps, à la demande directe de l’État – sur la recommandation d’un autre rapport ministériel consacré aux enjeux métropolitains²⁴ –, l’Agence d’urbanisme de l’agglomération marseillaise (AGAM) commençait à étudier les conditions d’aménagement d’un grand centre tertiaire sur le secteur de la Joliette, désigné d’un nom qui restera : « Euroméditerranée²⁵ ». Et puis les grilles du port commencèrent à s’entrouvrir quand la jeune Fiesta des Suds, née en 1992, fut autorisée en 1994 et 1995 à se tenir dans et autour du vaste hangar J4 désaffecté. Ainsi la première incursion urbaine consentie par l’autorité portuaire en son domaine se fit en dansant – mais pour deux ans seulement…

27L’étape suivante fut bien sûr le lancement en 1995 de l’opération « Euroméditerranée », c’est-à-dire la prise en main par l’État du projet urbain et économique de grande envergure nécessaire au redressement de Marseille, qui impliquait la ville et le port dans un vaste périmètre décrété Opération d’intérêt national sous la conduite d’un établissement public d’aménagement (l’EPAEM), en accord et en partenariat avec la Ville, la Région et le Département²⁶. Les rapports entre les deux établissements furent longtemps tendus et cela même en dépit de l’arrivée en 1998 de deux dirigeants intéressés par le challenge de la négociation, le dérangement des habitudes et la visibilité des initiatives²⁷ ; à partir de quoi allaient se succéder les premiers actes d’aménagement significatifs de cette « osmose » mesurée mais promise depuis le début de la décennie. Dans le cadre d’une coopération activée au début des années 2000 par le pilotage commun d’une étude de définition programmatique et spatiale de l’interface entre ville et port, dite « Cité de la Méditerranée », ce furent d’abord à des cessions de terrains portuaires qu’allait consentir le PAM : d’une part, à la toute extrémité sud du port, le déclassement d’une partie des terre-pleins du J4, qui allait permettre à l’EPAEM de programmer l’édification du MuCEM et plus tard de la « Villa Méditerranée », et de réaliser de vastes espaces publics reliés à la vieille ville ; et, d’autre part, le recul de la grille du port pour élargir la voie publique (quais de la Joliette et du Lazaret) à 45 mètres, permettant à l’EPAEM de lancer l’enterrement de la passerelle autoroutière existante, d’obtenir du Port la démolition presque totale de l’ancienne gare maritime de la Joliette et ainsi de transfigurer l’espace public par l’aménagement d’un ample « boulevard du Littoral²⁸ ».

28L’affaire de l’ancien silo d’Arenc fut elle aussi déterminante : se retrouvant affleurant à ce boulevard et cédé à son tour (à la Ville) pour se voir réhabilité au cours de la décennie 2000 en bureaux privés et en grande salle de spectacle, il se révéla pour le Port le grand démonstrateur du principe de « sursol », c’est-à-dire la possibilité d’une parfaite cohabitation entre ville et port dans le port actif : la première en étage, le second demeurant en rez-de-chaussée. Et c’est précisément de cette logique d’implantation qu’allait naître au sein du PAM l’idée d’un grand centre commercial décollé du sol et en balcon sur le grand quai du Maroc, « Les Terrasses du Port », opération acceptée par l’EPAEM malgré la dilatation massive du programme entre le projet et sa réalisation (passé de 20 000 à 55 000 m² et très accru dans son emprise au sol !). Ce qui était ici le plus démonstratif était le fait que l’acteur portuaire n’y cédait plus son patrimoine mais s’en faisait le bailleur selon les termes usuels de l’AOT contre redevance. En d’autres termes, le port décidait d’exploiter directement la rente foncière de son domaine, d’autant plus valorisable en cet endroit qu’il offrait aux Marseillais, à deux pas du centre-ville, de « retrouver la mer », en terrasse sur le port (fig. 10).

Fig. 10 - Des Marseillais « retrouvant la mer » sur le grand balcon du centre commercial « Les Terrasses du Port », quelques jours après son ouverture

Et encore après… : « Charte Ville-Port », « Dialogue Ville-Port » et « French Smart Port in Med »

29C’est en apparence dans le sillage des « Terrasses du Port » et selon les mêmes modes opératoires que sera lancé le dernier acte d’aménagement en date faisant « entrer » le centre-ville dans le port : la réhabilitation du seul vestige de l’ancienne gare maritime, le hangar J1, qui à l’horizon 2023, accueillera tout près de la place de la Joliette un bouquet de programmes privés « multi-activités et multi-filières » (hôtel de luxe, espaces de coworking, pôle de spectacles, restaurants) avec cette fois un rez-de-chaussée en grande partie offert à la fréquentation citadine. Mais le contexte du lancement de cette opération n’est plus le même. Il n’est plus celui pour ainsi dire du « jeu à deux » entre le fief portuaire et l’aménageur urbain du secteur. Le recul manque aujourd’hui pour interpréter l’évolution récente de ce qui, au cours des années 2010, sera enfin devenu une question majeure pour tous les acteurs en présence, citoyens compris : non seulement la qualité spatiale et architecturale de l’interface entre ville et port, mais bien au-delà, une régénération de leur union selon une problématique considérablement élargie. Il faut dire que cette actualité correspond à une période de grand renouveau institutionnel, impulsée une fois de plus par l’État : côté ville avec la fondation imposée en 2016 de la Métropole Aix-Marseille-Provence et côté port avec l’importante réforme portuaire de 2008 ayant converti les « Ports autonomes » en « Grands Ports maritimes », laquelle, en transférant au secteur privé l’exploitation de tous les quais, et ayant ainsi amené l’autorité portuaire à n’être plus qu’un puissant propriétaire gestionnaire et aménageur de son domaine, aura déclenché une nouvelle ère de croissance des ports français, particulièrement observable à Marseille-Fos²⁹.

30C’est sur la base de ce nouveau statut que le GPMM fut prié par sa tutelle de redoubler d’effort de concertation avec l’EPAEM afin d’optimiser et planifier un projet d’interface ville-port plus global, plus prospectif et plus « fusionnel ». À partir de là se sont enchaînés, d’année en année, des dispositifs d’échanges et de réflexion, des schémas, des plans, beaucoup de discours et de « visions partagées », mobilisant un nombre croissant d’acteurs. Ainsi fut formée au Port une nouvelle commission spécialisée sur l’évolution des bassins-est, synthétisée en 2011 par un édifiant rapport. Reconnaissant leur sous-utilisation partielle (notamment à leurs extrémités sud et nord), celui-ci proposait une redistribution générale des fonctions portuaires et urbano-portuaires sur l’ensemble des bassins et suggérait la mise en place d’une « Charte ville-port » visant à engager tous les acteurs sur les objectifs partagés d’un « Projet Ville-Port », englobant dans la notion d’interface les intérêts économiques, environnementaux et urbanistiques des deux parties :

Il est proposé que, pour signifier leur volonté de partager ce projet Ville-Port, qui vise le réaménagement des bassins Est du port et l’évolution coordonnée de l’aménagement urbain, les institutions et établissements les plus impliqués dans ce Projet et leurs principaux partenaires économiques et sociaux, manifestent solennellement leur adhésion à une Charte commune de leurs buts et engagements³⁰.

31Cette charte sera établie sous les auspices de l’administration préfectorale et ratifiée en juin 2013 par huit institutions signataires pour une série de « chantiers » visant l’optimisation fonctionnelle et économique des bassins-est, tout autant que celle des dispositifs spatiaux d’interface :

définir des silhouettes urbaines, master-plans et documents d’urbanisme, poursuivre les efforts de traitement des espaces publics, rechercher des contenus valorisants et des conditions de mise en marché et de réalisation des synergies ville-port³¹.

32Évolution notable du regard : la zone la plus proche du centre-ville n’y est plus la seule considérée sur ce plan ; le sont aussi la partie centrale des bassins, pour une amélioration des échanges entre l’activité portuaire et les quartiers arrière- portuaires en termes économiques et environnementaux, et la partie- nord, entièrement vouée au « tourisme de plaisance », aux « loisirs et métiers de la mer à développer entre le Port et la Ville ». Suivront encore d’autres initiatives intégratives du port, de la ville et du territoire métropolitain avec, en 2018, la décision d’étendre la Charte Ville-Port à une charte « Métropole-Port » et, en 2019, la mise en place par l’État, le GPMM et la Métropole d’un dispositif dit « Dialogue Ville-Port » visant à rendre la concertation plus participative à l’égard des quartiers, au travers d’ateliers productifs de connaissances partagées, de souhaits, de demandes, d’idées d’actions multiples – parfois aussi rêveuses que le furent certains projets d’antan… ; et enfin, dès 2018 également, porté par le Port et la Chambre de commerce – comme naguère ? – et en partenariat inédit avec l’Université d’Aix-Marseille, le lancement de la démarche on ne peut plus actuelle et volontaire dite « Le French Smart Port in Med » – sur le modèle des « Smart-Port Cities » en vogue de par le monde. Les explications fournies par le site promotionnel sont frappantes par l’ambition globalisante et conquérante qui est de bâtir une synergie de tous les acteurs de « l’écosystème portuaire », centré sur un « port du futur » appréhendé comme essentiel au développement intelligent, durable, matériel autant qu’immatériel, de la métropole tout entière :

Le French Smart Port in Med affirme et consolide la vocation portuaire de la Métropole Aix-Marseille-Provence et tire parti de la révolution numérique. Il révèle l’engagement des acteurs du cluster portuaire pour construire le port de demain. En centrant leurs actions sur l’innovation, ils valorisent les potentiels du tissu économique tout en visant un développement durable³².

33Il va de soi qu’une vision à ce point holistique et consensuelle ne peut qu’épouser pleinement l’esprit de la Charte et du Dialogue Ville-Port – à la participation citoyenne près, peut-être³³…

34L’on mesurera donc combien cette évolution des années 2010-2020 aura été avant tout celle de l’acteur portuaire : un port de Marseille devenu « mal-aimé » dans une Marseille en souffrance, parce que de plus en plus éloigné d’elle pour maintenir sa productivité à haut niveau, devenant de moins en moins lisible dans ses apparences trompeuses d’inactivité et, au surplus, passé sous tutelle étatique, le mot « autonome » résonnant pour beaucoup comme « détaché », pour ne pas dire « affranchi » des intérêts de la cité, de ses états d’âme et de ses désirs, s’enfermant, se barricadant derrière ses grilles… Autrement dit, toutes les apparences d’un port « autiste », quand sa propre tutelle comprenait, elle, très tôt – certes à l’écoute de tendances généralisées dans le monde – la nécessité pour lui, non seulement de contribuer à maintenir des liens économiques forts avec la ville, mais aussi et au-delà, pour y parvenir, d’y reconquérir les cœurs… – « que la ville redécouvre l’attrait de son port » disait un ministre. Mais l’évolution de l’autorité portuaire aura été particulièrement lente à Marseille, longtemps freinée par les inerties conjuguées d’ancrages très profonds, au sein du port comme dans la ville, des traditions et des puissances sociales du travail sur les quais, et dans une cité qui se sera finalement montrée de plus en plus indifférente à l’évolution portuaire, tout autant, parfois, qu’à l’art complexe et subtil de l’aménagement urbain…

35Il est bien trop tôt pour situer les processus aujourd’hui en cours dans la longue histoire des rapports entre Marseille et « son » port, mais il est indéniable que cette évolution vers, non pas une fausse reconquête d’espaces portuaires par la ville, mais bien une reconquête de la ville par le port, aura procédé d’un mouvement amorcé dans les années quatre-vingt, quand, de la cité en plein naufrage économique et social, surgirent ces images provocantes de réaménagement urbain en plein port, bien trop inspirées des scénarios urbanistiques accrocheurs de l’époque, assurément moins « smart » que les mises en perspectives digitales et concertantes d’aujourd’hui, mais très justes quant aux questions qu’elles commençaient à poser. Aussi n’était-il pas totalement présomptueux de la part de l’Atelier 9, de présenter rétrospectivement en 2009, vingt ans après, son rêve « Avenir Marseille » avec pour sous-titre : « Invention d’Euroméditerranée³⁴ » (fig. 11).

Fig. 11 - Vue aérienne du secteur de la Joliette en 1996 avec repères de quelques lieux cités