L’invention de la manutention horizontale (roll-on/roll-off)
p. 185-193
Texte intégral
1Il est aujourd’hui courant d’entendre la population marseillaise dire que « le port est mort » tant il est vrai que celui parcourant la route qui de la Joliette à l’Estaque longe les bassins du port ne voit pas toujours une très grande occupation des quais. Cette impression bien réelle ne doit cependant pas cacher que les bassins de Marseille voient escaler chaque année un millier de navires de commerce et passer bon an mal an sur leur quai 5 millions de tonnes marchandises à forte valeur ajoutée.
2Plusieurs phénomènes se conjuguent pour expliquer ce changement du paysage portuaire mais ils se résument dans le fait qu’à Marseille – comme dans tous les ports du monde – les techniques de manutention des marchandises générales ont subi depuis les années 1960-1970 un bouleversement de grande ampleur. Celui-ci a conduit à ce que la même quantité de marchandises soit manutentionnée en un temps diminué dans un rapport de dix à un au minimum et jusqu’à vingt à un1. Autrement dit, dans une unité de temps standard pour la manutention portuaire de l’ordre de 3 minutes, il est possible aujourd’hui de charger ou de décharger d’un navire 10 ou 20 tonnes de marchandises quand ce chiffre était de l’ordre de 500 kg à une tonne en 1960. Comme les échanges maritimes mondiaux n’ont pas augmenté dans les mêmes proportions, à tonnage égal manutentionné le nombre et la durée des escales de navires a fortement diminué.
3Pour ces marchandises générales, les statistiques de la CNUCED2 disponibles depuis 1970 font apparaitre une progression d’un facteur 6 à 73. Si l’on ajoute à cette donnée globale mondiale la nouvelle géographie mondiale de ces échanges qui voit l’Asie en position dominante et la diminution relative des ports européens, cette impression de vide que donne souvent le paysage portuaire marseillais par rapport à un passé d’un demi-siècle s’en trouve renforcée.
4Deux révolutions techniques sont à l’origine de cette transformation : la première est l’usage massif et mondial des conteneurs standardisés4, la seconde est la manutention horizontale5. Si la première est visible de tous puisque les conteneurs maritimes circulent partout sur terre sur des wagons comme sur des camions, la seconde ne l’est pas puisque nul ne peut savoir quand il croise un camion dans une ville portuaire s’il ne va pas, dans les minutes suivantes, embarquer en roulant sur un navire spécialisé ou si, au contraire, il ne vient pas quelques minutes plus tôt de sortir d’un autre de ces navires spécialisés et que la veille il roulait sur une route tunisienne.
5Enfin, la manutention horizontale ajoute une autre transformation au paysage portuaire : la disparition des grues ; à tel point que des grues désaffectées peuvent être utilisées comme des emblèmes portuaires et des rappels d’un ancien monde disparu. Tel est le cas à Marseille où un financement régional a permis la rénovation de plusieurs grues à l‘extrémité sud de la digue du large6 qui servent à rappeler aux promeneurs et aux touristes l’existence d’un port de commerce.
De la manutention horizontale au Ro-Ro
6L’émergence de la manutention horizontale repose sur une notion simple : faire passer des marchandises ou des véhicules de la terre au navire ou du navire à la terre. Mais la réalité des navires conçus pour ce type de manutention est bien plus vaste et complexe.
Aux origines : fluidifier la rupture de charge
7Les ports ne sont devenus des forêts de grues qu’au moment de la révolution industrielle. Les grues à vapeur, les grues hydrauliques et les grues électriques se sont alors succédé sur les quais au gré des perfectionnements techniques. Dans les périodes précédentes, le chargement se faisait souvent à l’aide d’un simple plan incliné en bois appuyé sur le franc bord ou en utilisant des systèmes de poulies attachées au mat du navire. Les grues ont permis de fixer la manutention portuaire dans un schéma en trois phases :
Mouvement à la verticale d’élévation de la charge depuis le quai jusqu’au-dessus du niveau du pont ;
Mouvement de rotation de la grue pour amener la charge au-dessus du navire ;
Mouvement vertical descendant de la charge vers le pont ou la cale.
8Dans la pratique, les trois séquences n’étaient pas nettement séparées et le grutier avait la capacité de fluidifier ce mouvement qui finissait par prendre la forme d’une parabole renversée. Ce lissage et sa rapidité d’exécution étaient la marque de la qualité du grutier ; qualité appréciée par le manutentionnaire qui savait que le grutier était en fait le maître de la cadence des opérations de manutention. La manutention horizontale supprime la grue, lisse la rupture de charge et va prendre le nom anglais très imagé de roll-on/roll-off (entrer en roulant, sortir en roulant) abrégé en Ro-Ro ; terme dont l’usage très commode s’est répandu dans le monde entier.
Généalogie des navires Ro-Ro
9L’introduction massive dans la flotte mondiale des navires à manutention horizontale date de la fin des années 1960, pourtant les prémices sont nombreuses. Dans la navigation fluviale et lacustre, pour la traversée des fleuves ou des grands lacs, le bac – dénommé « traversier » au Québec7 – est un véhicule courant pouvant atteindre des dimensions importantes, mais il s’agit d’un navire à fond plat aux qualités nautiques limitées par son usage. Qu’il charge des charrettes, des tracteurs, des camions ou des voitures, il est bien opéré en manutention horizontale.
10Or, les navires Ro-Ro sont plutôt présentés comme les descendants des chalands de débarquement (landing crafts8). Qu’en est-il ? En fait, les traversées maritimes des trains semblent être l’ancêtre le plus lointain des navires Ro-Ro modernes. Ce type de navires, aujourd’hui rangé dans la catégorie des train ferries, s’est développé en Grande-Bretagne à la fin du xixe siècle et beaucoup étendu entre les deux guerres mondiales en particulier pour les traversées de la Manche9, du Pas-de-Calais, de la mer du Nord et de la mer d’Irlande. Il n’en subsiste plus beaucoup aujourd’hui dans cette région du monde, mis à part pour la traversée du détroit de Messine10. En revanche, il est réapparu en Chine dans le cadre de l’ambitieux programme de modernisation du réseau ferroviaire. Il existe aujourd’hui un train ferry reliant l’île de Hainan à la province du Guangdong qui permet, au travers du détroit de Qiongzhou (25 km), le transbordement de rames de TGV11.
11L’autre origine du développement contemporain des navires Ro-Ro se situe dans la construction massive, pendant la Seconde Guerre mondiale, de chalands de débarquement. S’il est vrai qu’après le conflit quelques-uns d’entre eux ont été transformés en navires de mer pour le commerce, il n’en demeure pas moins qu’il s’agissait de la transformation d’engins à fond plat destinés à parcourir de petites distances achevant leur trajet sur des plages alors que les train ferries étaient, dès l’origine, de vrais navires de mer. Leur seule limite était qu’ils n’étaient utilisés que sur des traversées courtes de l’ordre de quelques dizaines de milles marins.
12Les quelques cas connus de transformation, après-guerre, de gros chalands de débarquement en navires Ro-Ro concernent plutôt la catégorie particulière des landing ships conçus pour des trajets plus longs et pour transporter des blindés et qui sont conçus comme des navires de mer avec une porte avant pour la sortie des véhicules. Cette double catégorisation landing crafts/landing ships a été imposée par la marine de guerre étasunienne, de loin la plus nombreuse du monde à partir de la Seconde Guerre mondiale12. Ces deux types de navires ont été utilisés pour les débarquements en France en juin et août 1944 mais surtout massivement pendant la guerre du Pacifique ; guerre dont les plus gros mouvements de troupes ont eu lieu d’une île à l’autre. Depuis lors, les armées utilisent des navires Ro-Ro pour le transport maritime de leurs unités motorisées, blindées ou non. En dehors des zones de combat, ces transports se font le plus souvent sur des navires de commerce Ro-Ro affrétés par les logisticiens militaires. Pour les zones de combat, les marines de guerre les plus puissantes possèdent des gros landing ships.
13Pour clore cet essai de généalogie comparée des navires à manutention horizontale, l’antériorité historique comme l’antériorité fonctionnelle de navires opérant sur des quais dans des ports aménagés revient nettement aux train ferries. En effet, ces derniers ont existé bien avant les chalands de débarquement. Le chaland de débarquement utilisé seulement depuis la Seconde Guerre mondiale n’est pas un navire de mer mais un bateau à fond plat n’ayant qu’un très court trajet maritime à accomplir. Ses qualités nautiques sont donc sommaires. Il est plus proche dans sa forme et sa structure d’un bac fluvial. Enfin, il n’est pas conçu pour accoster dans un port mais pour se poser sur une plage.
Le cabotage international : la zone d’activité principale des navires Ro-Ro
14Les lignes maritimes régulières sont en général classées en deux groupes en fonction de la longueur de leur trajet et de la zone géographique qu’elles desservent. Ainsi, au départ de Marseille sont classées en cabotage national les dessertes de la Corse et en cabotage international celles du Maghreb et de la Méditerranée orientale. Pour les distances plus longues comportant des trajets océaniques on parle de « long cours13 ». Si le Ro-Ro est dominant pour le cabotage, il est par contre marginal mais non inexistant au long cours. Ainsi des lignes régulières opérées avec des navires Ro-Ro au départ de ports méditerranéens desservent la côte occidentale d’Afrique14. Par contre, les navires Ro-Ro ne sont pas utilisés pour les grandes traversées océaniques vers l’Amérique ou l’Asie, assurées avec des navires porte-conteneurs. Les navires mixtes Con-Ro transportant à la fois des conteneurs et du matériel roulant ont parfois été utilisés pour le trafic transatlantique15 : c’est le cas des bâtiments de la compagnie Atlantic Container Line (ACL).
Le Ro-Ro en tant que système maritime et portuaire
15Le développement du Ro-Ro à partir des années 1960 a conduit à la mise en place d’un véritable système maritimo-portuaire qui prend place à l’intérieur d’espaces portuaires de plus en plus spécialisés. À l’instar des quais ou bassins pour les vracs liquides, quais ou bassins pour les vracs solides, quais ou bassins pour les conteneurs, il existe aujourd’hui des quais et des bassins consacrés au Ro-Ro et aménagés à cette fin. Le navire peut être accosté le long d’un quai mais pour permettre la manutention par la porte arrière il doit être à l’angle de ce quai. Il peut aussi être accosté uniquement par l’arrière. L’espace à quai doit être complètement dégagé à l’arrière du navire pour permettre les mouvements rapides des charges au débarquement comme à l’embarquement. Les charges à embarquer arrivées à quai avant l’escale doivent disposer de vastes espaces dédiés non bâtis, ce qui induit la suppression des hangars traditionnels.
16Sans grue, sans construction fixe au sol et avec des postes d’accostage adaptés, l’espace portuaire du Ro-Ro, qui doit disposer d’un accès le plus aisé et le plus rapide possible au réseau routier, ne ressemble à aucun autre. Cette simplicité a beaucoup contribué à l’essor du trafic roulier dans les ports des pays en développement et dans les relations maritimes « Nord-Sud ». L’aménagement d’un espace Ro-Ro ne nécessite en effet aucun investissement dans la superstructure et un modeste dans l’infrastructure. Dans les ports à marée, il est simplement nécessaire d’ajouter une passerelle mobile, le plus souvent métallique, permettant de raccorder le navire au quai.
Une innovation : faire rouler ce qui ne roule pas
17Par définition, le navire Ro-Ro ne peut embarquer que des charges roulantes. Assez vite cependant, il est apparu nécessaire de faire rouler à l’intérieur du navire une charge elle-même dépourvue de roues. Il ne s’agissait que d’un simple auxiliaire de manutention strictement réservé aux mouvements en zone portuaire. Ainsi apparut la remorque Mafi, du nom du constructeur allemand qui produisit et mit sur le marché une remorque surbaissée dotée de 4 petites roues revêtues de bandages caoutchoutés et manipulée par un chariot automoteur doté d’un bec de cygne permettant de déplacer la remorque et son chargement. Le modèle le plus utilisé avait le format d’un conteneur de 20 pieds mais des remorques plus grandes existaient pour des charges plus importantes : bateaux de plaisance, engins de travaux publics, éléments d’usine préfabriqués.
18Cette remorque, largement utilisée pour des charges très diverses, introduisit le mot « Mafi » qui devint bientôt courant dans le langage quotidien des manutentionnaires, tout comme le terme Clark – marque de chariot élévateur à fourches – est un autre onomastisme en usage sur les quais16.
La transformation des navires Ro-Ro
19Si le train ferry est un navire classique qui est conçu sur le gabarit des wagons transportés et qui est assorti d’un espace passager utilisé pendant la traversée, les nouveaux Ro-Ro s’inscrivent, quant à eux, dans une démarche inverse et constituent un défi pour les architectes navals.
Transformer un garage en navire de mer : contraintes et risques
20La logique commerciale qui préside à la conception des navires Ro-Ro est celle du gérant de parking : il s’agit d’offrir le maximum de places pour garer des véhicules en ayant ménagé l’espace indispensable aux manœuvres préalables au stationnement. L’armateur qui exploite un navire Ro-Ro va en effet facturer le chargeur non pas au poids de la charge comme dans les cargos traditionnels, mais à la longueur. Le dessin de base est donc un rectangle répété autant de fois que le navire compte de ponts, de 1 à 3 dans la plupart des cas, avec quelquefois la possibilité d’utiliser une partie du pont supérieur extérieur. Cette contrainte principale posée, il revient à l’architecte naval de faire de cette grande boîte un navire de mer avec une étrave, une proue et une poupe, l’espace compris entre le premier pont le plus proche de la ligne de flottaison et la coque étant occupé par la machine.
21Autre contrainte : l’arrimage des charges. Il mérite un soin particulier puisqu’il s’agit de matériel monté sur roues qui doit rester fortement arrimé au pont à l’emplacement qui lui a été attribué. Les ponts sont donc dotés de robustes points d’accrochage des filins qui seront attachés à la charge. Le système d’arrimage est adapté à la taille moyenne des charges selon qu’il s’agisse de voitures ou de camions. Cela introduit une différence avec le cargo traditionnel où chaque chargement était particulier, l’objectif poursuivi étant de remplir le plus possible les cales avec des charges très diverses : caisses, cartons, coffres, fûts, tonneaux, matériaux cerclés. La palettisation avait commencé à introduire un début de standardisation que le conteneur a porté à son extrême. Pour autant, la palette n’a pas disparu et constitue une sous-unité de standardisation, si bien que celles-ci se retrouvent fréquemment à l’intérieur des conteneurs comme à l’intérieur des remorques routières ou des camions chargés sur les navires Ro-Ro.
22Quoi qu’il en soit, la répartition des charges à bord d’un roulier et les manœuvres liées à l’ouverture du bâtiment constituent des opérations particulièrement risquées. Quelques naufrages spectaculaires en témoignent et ont répandu dans les milieux maritimes, voire au-delà dans l’opinion publique, l’image de navires dangereux : celui du Herald Of Free Entreprise au sortir du port de Zeebrugge alors que sa porte avant n’était pas totalement fermée (mars 1987, 193 morts17) et celui du ferry Estonia en Baltique (octobre 1994, 850 morts18). Le fait que la totalité du chargement soit au-dessus de la ligne de flottaison, le fait qu’une voie d’eau puisse permettre l’envahissement rapide de tout le volume d’un pont ont favorisé cette opinion. Les architectes navals ont donc dû prévoir les possibilités de ballastage pour abaisser le centre de gravité du navire et des cloisons étanches mobiles pour compartimenter rapidement les ponts-garages. À la suite de ces accidents et d’autres moins meurtriers, l’Organisation maritime internationale a ajouté des dispositions spécifiques aux navires Ro-Ro à la convention SOLAS19.
La diversification des navires Ro-Ro
23Des années 1960 à aujourd’hui, la diversification des navires à manutention horizontale s’est poursuivie. Aux train ferries, car ferries et premiers Ro-Ro intégraux se sont ajoutés les Con-Ro puis les Ro-Pax, c’est-à-dire des navires transportant à la fois des passagers et des marchandises et se situant dans un segment intermédiaire entre le Ro-Ro intégral et le car ferry.
24La catégorie des car carriers, navires transportant exclusivement des grandes quantités de voitures neuves d’un pays de production à un pays de consommation, apparaît plus tardivement. Ces navires sont devenus les outils indispensables aux stratégies internationales de localisation des usines de tous les grands constructeurs automobiles. Le constructeur choisit d’implanter une usine pour fabriquer une partie de sa gamme dans un lieu proche d’un port et organise la distribution à partir d’un port de débarquement de ce modèle dans le marché de consommation correspondant aux modèles de cette gamme de véhicule. Ce transport très particulier est aujourd’hui entre les mains soit des constructeurs automobiles eux-mêmes (quelques cas peu nombreux), soit de quelques armateurs japonais et scandinaves indépendants ou filiales des constructeurs. Mais il s’agit d’une catégorie de navires Ro-Ro très particulière avec des caractéristiques propres aux logiques industrielles qui sous-tendent un tel trafic : gros navires, taille moyenne des cargaisons autour de 5 000 véhicules pouvant aller jusqu’à 7 000, trajets maritimes pouvant être intercontinentaux (exemple Japon/États-Unis) opérant sur un marché spécifique, etc. L’activité des car carriers est à ce point singulière que désormais la statistique portuaire française fait apparaître ce trafic sur une ligne spécifique. La taille des navires et le volume des cargaisons chargées ou déchargées en une seule journée requièrent des postes à quai spécialisés desservis par de vastes terre-pleins où peuvent être stockés en quelques heures des milliers de véhicules. Le port de Marseille s’est adapté à ce type de trafic dans les bassins traditionnels comme à Fos.
Le développement du trafic roulier dans le port de Marseille
25Le premier navire à manutention horizontale reçu à Marseille a été un car ferry desservant la Corse. Il s’agissait du Napoléon construit en 1959 à La Seyne-sur-Mer par les Forges et Chantiers de la Méditerranée (FCM) et exploité par la Compagnie générale transatlantique. Mis en service en 1960, ce navire est considéré comme le premier car ferry exploité dans tout le bassin méditerranéen. Le succès commercial du car ferry conduit à la mise en service en 1966 de trois nouveaux bâtiments : Corse, Comté de Nice et Fred Scamaroni qui remplacent trois paquebots classiques sortis de la flotte.
26L’accueil des car ferries ne nécessite pas d’aménagements portuaires importants. Ils restent amarrés le long d’un quai comme les paquebots traditionnels et le port ajoute un simple ponton flottant amarré au quai sur lequel s’ouvre la porte arrière du navire. L’année suivante voit la mise en service du premier cargo roulier L’Esterel. L’événement marque vraiment l’entrée du port de Marseille dans l’âge du Ro-Ro qui va supplanter les rotations de cargos traditionnels pour toutes les destinations courtes. Pour répondre à cette évolution de la flotte, le Port autonome de Marseille aménage progressivement les postes à quai classiques20.
27Le témoignage de Jean-Pierre Pignol21, ancien chef d’exploitation de la société Intramar, importante société d’acconage à Marseille, permet de saisir l’ampleur de cette mutation. La compagnie de navigation bâloise Keller Shipping exploite la ligne maritime Nautilus Line qui assure une liaison régulière entre la Méditerranée et la côte occidentale d’Afrique. Au début des années 1970, elle décide de remplacer les dix cargos traditionnels qui assuraient ce service par deux navires Ro-Ro. Cette diminution du nombre de navires par un facteur 5 lui permet de maintenir les volumes transportés. Le chargement de ces deux navires se fait avec une ou deux vacations de dockers alors que le chargement sur les cargos traditionnels pouvait durer deux ou trois journées entières (4 ou 6 vacations). La quantité de travail portuaire a diminué d’un facteur supérieur à 5 : une escale de Ro-Ro au lieu de 5 escales de cargo conventionnel, nombre de vacations diminué de moitié ou des deux tiers. Il ne faut pas chercher ailleurs la raison de l’intensification des luttes sociales dans les ports à cette époque, qui est également celle du développement de la conteneurisation. Une étude sur les relations entre le nombre des dockers et le nombre des escales en apporterait la preuve alors que la comparaison entre le volume du trafic qui se maintient voire croît de quelques points masque totalement le phénomène. La même mutation se produit dans les ports de débarquement africains.
28L’adaptation des infrastructures portuaires aux navires Ro-Ro était évidente en ce sens que l’histoire longue des ports n’est jamais qu’une adaptation permanente à la transformation des navires. Elle s’est traduite par :
Un raccourcissement important de la durée de séjour des navires dans les ports (pour l’armateur, qui facture des milles marins, un navire au port perd de l’argent – frais fixes).
La transformation de la manutention portuaire d’une industrie de main-d’œuvre en une activité à fort coefficient de capital (remorques, chariots élévateurs et tracteurs puissants), avec la double incidence contradictoire sur la main-d’œuvre et sur la concentration du capital.
La transformation des terre-pleins portuaires soumis à de brutales pulsations : vides un jour, saturés le lendemain pour quelques heures, puis vides à nouveau.
La nécessité d’interconnexions courtes et de grande capacité avec les réseaux de transport intérieur.
29Les ports sont donc devenus des points nodaux de l’intermodalité qui
sous-tend tous les processus de transport dans les chaînes de circulation des marchandises sur la planète.
Notes de bas de page
1 UNCTAD, 50 Years Of Review Of Maritime Transport, 1968-2018: Reflecting On The Past, Exploring The Future, New York, United Nations, 2018.
2 Conférence des Nations unies sur le commerce et le développement.
3 UNCTAD, 50 Years Of Review Of Maritime Transport…, op. cit.
4 Voir, dans ce volume, les contributions de Fabien Bartolotti et René Borruey.
5 Cf. Delyan Mihaylov Todorov, Ro-Ro Handbook: A Practical Guide To Roll-On Roll-Off Cargo Ships, Atglen, Schiffer Publishing, 2016 ; Francisco Piniella Corbacho, Roll-on/roll-off: el buque abierto, Cádiz, Universidad de Cadiz, 1993.
6 Cf. La Provence, 31 janvier 2018.
7 Code municipal de la province de Québec, Montréal, Périard, 1886, p. 148.
8 Michael Grey, Ro-Ro ships and shipping, London, Fairplay Publications Ltd., 1985, p. 15.
9 Voir Natalia Starostina, « Le Train-Ferry Douvres-Dunkerque, le Train Bleu et autres initiatives intermodales dans la France de l’entre-deux-guerres », Revue d’histoire des chemins de fer, no 42-43, 2012, p. 49-65.
10 Cf. Le Marin, 27 mars 2019.
11 Cf. China Daily, 6 juin 2006.
12 Voir Norman Friedman, US Amphibious Ships and Craft: An Illustrated Design History, Annapolis, Naval Institute Press, 2002.
13 Cette classification est, par exemple, adoptée par le Port autonome de Marseille, dès sa création en 1966. D’après les archives du cabinet du Grand Port maritime de Marseille (désormais ACGPMM), CA du 9 juin 1967, rapport sur l’activité et la situation du port en 1966.
14 ACGPMM, brochure « Manutention horizontale » à Marseille-Fos, 1983.
15 Ibid.
16 Voir John Barzman, « Clarks, élévateurs, fenwicks et autres américaneries : travail des dockers et nouvelle technologie, 1944-1964. Le cas de la Compagnie générale transatlantique », in Dominique Barjot, dir., Le travail à l’époque contemporaine, Paris, CTHS, 2005.
17 Iain Yardley, Ninety Seconds at Zeebrugge: The Herald of Free Enterprise Story, Cheltenham, The History Press, 2014.
18 Les causes de ce naufrage, qui ont font l’objet d’importantes polémiques, sont encore discutées aujourd’hui. Sur ces récents développements, voir Le Monde, 30 septembre 2020.
19 SOLAS, ou Safety Of Life At Sea, (pas de texte en français) fait référence au traité international adopté en 1974 par l’Organisation maritime internationale (OMI) et mis en application en 1980 pour définir diverses normes relatives à la sécurité, à la sûreté et à l’exploitation des navires.
20 ACGPMM, CA du 14 février 1969, rapport sur la construction de postes Ro-Ro.
21 Entretien réalisé pour les besoins de cette contribution.
Auteur
-
Bernard Genet
Cadre commercial du PAM de 1966 à 2002. Administrateur du PAM représentant le personnel de 1980 à 1984
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Les sans-culottes marseillais
Le mouvement sectionnaire du jacobinisme au fédéralisme 1791-1793
Michel Vovelle
2009
Le don et le contre-don
Usages et ambiguités d'un paradigme anthropologique aux époques médiévale et moderne
Lucien Faggion et Laure Verdon (dir.)
2010
Identités juives et chrétiennes
France méridionale XIVe-XIXe siècle
Gabriel Audisio, Régis Bertrand, Madeleine Ferrières et al. (dir.)
2003
Des hommes à l'origine de l’Europe
Biographies des membres de la Haute Autorité de la CECA
Mauve Carbonell
2008