Les raisons de l’implantation d’une sidérurgie à Fos et la genèse de cette décision²

1À la fin de la Seconde Guerre mondiale, l’industrie sidérurgique française est très dispersée entre une quarantaine de sociétés métallurgiques³. En 1948, la France décide de créer deux grands groupes sidérurgiques : dans le Nord Usinor résultat de la fusion du Denain-Anzin et Norest et en Lorraine non pas un groupe mais une coopérative SOLLAC (Société lorraine de laminage continu) dont les principaux adhérents sont De Wendel, Sidelor et six autres sociétés elles-mêmes propriétaires des mines de charbon et de fer de la région. La France se dote alors en 1951 de deux trains à bandes – outils inventés aux États-Unis –, l’un au Nord à Denain, l’autre à l’Est à Florange ayant chacun une capacité de production de 500 000 tonnes par an. La progression continue et en 1956, alors que les deux trains à bandes existant ont déjà doublé leur capacité, est décidée la construction à Dunkerque d’une sidérurgie sur l’eau approvisionnée par du charbon et du minerai de fer d’importation qui est dotée d’un train à bandes d’une capacité de 1 million de tonnes (MT). Cette progression rapide de la production nationale s’inscrit dans un mouvement mondial de croissance. Entre 1945 et 1969, la production mondiale d’acier est passée de 113 MT à 575 MT⁴.

2À partir de 1960, le groupe de l’Est (SOLLAC) se pose la question de créer une nouvelle usine. Faut-il la construire en Lorraine ? Ceci suppose le maintien de son approvisionnement en minerai lorrain, ou bien sur le littoral comme cela s’est fait à Dunkerque mais aussi au Japon⁵, en Italie, en Espagne en Angleterre et aux Pays-Bas, pour permettre la réception dans un bassin profond des très gros vraquiers important charbon et minerai de fer des nouveaux pays exportateurs. Il faut trouver un terrain d’environ 1 000 hectares en zone portuaire et s’assurer de la proximité d’industries aval consommatrices de l’acier produit. Outre la question délicate du lieu, se pose celle non moins épineuse du moment opportun. Mettre sur le marché 2 MT d’acier supplémentaire quand celui-ci n’absorbe à ce moment-là que 4 MT (2 MT à Dunkerque à partir de 1963, 1 MT à Denain, 1 MT à Florange) est un pari sur une forte croissance de la demande.

3Se pose également le problème du financement de cet investissement important qui devra comprendre une participation de l’État et qui obligera la profession à arbitrer d’une part entre la modernisation des usines existantes et la création d’un nouvel établissement, d’autre part à choisir entre le développement des produits longs (fils, poutrelles…) et des produits plats – issus des trains à bandes – comme les tôles dont l’industrie automobile en particulier est devenue une très grande consommatrice, ces produits plats ayant alors une tendance à prendre une place dominante dans la production d’acier⁶. Dans ce contexte, comment le projet d’installation sidérurgique sur le littoral méditerranéen se concrétise-t-il à Fos ? Quels motifs sous-tendent cette décision ? Quels en sont les acteurs⁷ ? Les pages suivantes tenteront d’y apporter des réponses, à partir de la consultation de divers fonds d’archives⁸.

Le Havre ou Fos ?

4L’année 1962 est une année décisive. Louis Dherse, le patron de la SOLLAC, très conscient de la future croissance de la demande en produits plats, confie au bureau d’études SETEC une étude comparative sur les sites portuaires du Havre et de Marseille (c’est-à-dire Fos) et le site lorrain de Thionville au bord de la Moselle canalisée permettant d’utiliser du minerai lorrain et de recevoir par péniche le charbon de la Ruhr.

5Le résultat de l’étude publiée en février 1962 est clair : pour le coût de production de la tonne d’acier les deux sites portuaires se valent, le site lorrain est plus cher et le minerai lorrain souffre de plus en plus de la comparaison avec les minerais étrangers importés. Il a en fait deux défauts : sa teneur en fer est plus faible et donc l’extraction du fer est plus forte consommatrice d’énergie et il contient du phosphore ce qui complique et renchérit la transformation de la fonte phosphoreuse en acier. Plusieurs études complémentaires comportant jusqu’à 70 variantes suivront mais ne modifieront pas ce résultat. Le processus de décision est long. La décision n’est officialisée qu’en décembre 1969, mais, dès juillet 1962, le choix de Marseille est énoncé par les services de l’État (ministère de l’Industrie, ministère de l’Équipement, commissariat au Plan, DATAR), qui financent massivement l’opération, directement ou indirectement par les emprunts du GIS (Groupement des industries sidérurgiques).

6Le 10 juillet, se tient une réunion à l’initiative d’Albert Denis, directeur des industries du fer et de l’acier. Louis Dherse y participe. En présence des représentants du commissariat au Plan et du ministère des Finances, Albert Denis aborde la question de la nouvelle usine littorale et demande la constitution d’un groupement d’étude pour la construction de la nouvelle usine à Fos. Cette prise de position en faveur de Fos ne peut pas être considérée comme une préférence d’un haut fonctionnaire aussi haut placé soit-il. Le choix relève d’une politique d’aménagement du territoire pour une industrie stratégique soutenue financièrement par l’État. Il provient nécessairement du niveau supérieur : ministre de l’Industrie, Premier ministre voire présidence de la République.

7Louis Dherse rend compte de cette réunion aux adhérents de la SOLLAC, et trois mois plus tard, le 6 octobre 1962, est constitué le Groupement d’étude pour une usine sidérurgique intégrée (GESLI) où se retrouve toute la sidérurgie lorraine (De Wendel, Sidelor, Lorraine-Escaut, Knutange). Ce groupement a du poids car à l’époque la sidérurgie française est implantée pour 80 % de sa production dans quatre départements : Moselle et Meurthe-et-Moselle pour l’Est, Nord et Pas-de-Calais pour le Nord.

8Le sujet est abordé ensuite par Louis Dherse avec Pierre Massé, commissaire général au Plan à qui il expose les besoins d’une usine sidérurgique au bord de l’eau d’un millier d’hectares de superficie et 50 pieds de tirant d’eau au bord des quais. Dans son compte rendu, Louis Dherse note que Pierre Massé voit divers avantages à l’implantation au Havre au nombre desquels l’existence d’un port autonome, établissement public y existant depuis 1920, alors que la création du port autonome de Marseille ne sera effective que le 1^er avril 1966 en application de la loi du 29 juin 1965. Louis Dherse comprend ce discours puisque ingénieur des Ponts et Chaussées il a été en poste au Port autonome du Havre et il précise dans son compte rendu que « l’existence d’un port autonome faciliterait les négociations et les décisions ». Dans l’entretien est évoquée la mission d’Abel Thomas qui est chargé, avec des pouvoirs étendus et à l’écart des procédures domaniales courantes, d’effectuer des réserves foncières sur la côte languedocienne pour les nouvelles stations balnéaires programmées et pour la zone industrielle portuaire de Fos.

9L’affaire est définitivement entendue le 27 février 1963. Albert Denis convoque Louis Dherse et déclare :

Je suis convaincu que les études du Groupement (le GESLI) aboutiront à choisir Marseille comme lieu d’implantation de la future usine. Je déclare dès maintenant que c’est à cette localisation que je suis favorable, notamment pour éviter les pénétrations italiennes dans la vallée du Rhône.

Une longue attente

10Il faut attendre près de sept ans pour que le 11 décembre 1969 la décision de construction soit annoncée officiellement par un communiqué de la présidence de la République (Georges Pompidou est président depuis le 15 juin 1969). Elle a certainement été prise au début de l’année 1969 et le projet est confié au printemps à Pierre Durand-Rival qui vient d’achever la construction de l’usine de Gandrange. Il s’est déjà rendu au Japon en vue de négocier avec NKK une assistance technique pour la construction de l’usine. Pour lui, un chantier avec 15 000 personnes en même temps sur le site pour la construction de l’usine de Fos est un « grand chantier ». Plus tard, alors qu’il est en charge de la section française du tunnel sous la Manche, il déclare à une journaliste venue l’interroger : « mais ce n’est pas un grand chantier, 30 personnes en charge du creusement et 500 autres pour la construction du terminal ! ».

11Entre-temps, le Port autonome de Marseille (PAM), créé en avril 1966, a été chargé en juillet 1967 de l’aménagement de la nouvelle zone industrialo-portuaire (ZIP) de Fos. Les terrains de la ZIP ont été acquis d’un côté par la mission confiée à Abel Thomas, à l’époque commissaire à l’Aménagement du territoire, de l’autre par le Syndicat mixte d’aménagement du golfe de Fos⁹. Le port de Fos, quant à lui, a été inauguré par le Premier ministre, Maurice Couve de Murville, le 20 décembre 1968. Donc les conditions techniques et institutionnelles de la construction de la nouvelle usine ont été rassemblées et lors de son allocution le Premier ministre laisse entendre que la décision de construire l’usine sidérurgique est proche. Il faut cependant attendre l’installation à l’élysée de Georges Pompidou véritable dépositaire de l’ambitieuse politique industrielle gaulliste pour qu’arrive la confirmation.

Sidérurgie à Fos, le triangle de la décision

12Quand le PAM est officiellement confirmé comme aménageur de la ZIP de Fos-sur-Mer, il se doit de mettre en place une politique foncière. Celle-ci prend deux aspects¹⁰ :

• La constitution du domaine en rassemblant par rachat les terrains acquis par le syndicat mixte (Chambre de commerce et d’industrie de Marseille) et ceux acquis par l’État (FNAFU) et en tenant compte dans son nouveau patrimoine de deux régimes fonciers : d’une part, le domaine public maritime dont en qualité d’établissement public de l’État il est le gérant dans sa circonscription et, d’autre part, son domaine privé.

• En fixant dans le domaine ainsi constitué les règles et conditions d’installation des industries dans la ZIP.

13Ce second aspect est essentiel pour la commercialisation de la ZIP dans un contexte historique de concurrence entre les diverses ZIP existant à l’époque dans le Marché commun en particulier dans le Benelux, à Rotterdam et Anvers. Dès le mois de juillet 1968, le CA du PAM jette les bases de cette politique foncière dont la règle est la location de longue durée des terrains et la préoccupation majeure de donner des garanties suffisantes à l’investisseur industriel et à ses banquiers. Pour le domaine public maritime, il étend sur une très longue durée le régime national incontournable de l’occupation temporaire du domaine public et pour le domaine privé, il propose des locations de longue durée sous le régime de la concession immobilière ; régime nouvellement introduit dans le droit français en 1967.

14Cependant en fixant ce régime et le modèle de tarification qui l’accompagne, le CA du PAM note qu’il pourrait se trouver face à un investisseur pour qui la pleine propriété du sol serait une « condition sine qua non » (le terme même est employé dans le rapport au CA) de sa venue. Aucun nom n’est prononcé mais il ne s’agit probablement que d’une précaution oratoire. En effet, si en juillet 1969, la décision d’installation de la SOLLAC à Fos n’est pas encore acquise, toutes les études prospectives de l’industrialisation de la ZIP (études SETEC en particulier) font de la sidérurgie le cœur du projet industriel. Il est d’ailleurs perçu comme tel par le patronat local qui en attend impatiemment les retombées.

15Lorsque le CA du PAM fait, trois ans plus tard, le point sur le développement de l’industrie dans la ZIP, la direction du PAM lui dresse un tableau très parlant : tous les contrats signés sont des locations de longue durée, régime de droit commun adopté en juillet 1968, sauf ceux de la sidérurgie signés avec SOLLAC et Ugine Aciers, qui « à la suite de négociations » – le rapport n’en dit pas plus – sont des contrats de vente. Ils sont cependant assortis d’une clause limitative en cas de revente, car le PAM se réserve le droit de refuser un nouvel acquéreur n’ayant aucun lien avec l’activité portuaire. Cet épisode confirme le caractère exceptionnel car éminemment politique de la création de la sidérurgie à Fos. La décision de cette création est annoncée par un communiqué de la présidence de la République, l’État contribue fortement via le Fonds de développement économique et social (FDES) au financement de l’investissement. Si l’État au plus haut niveau accède au souhait de la sidérurgie « d’être maîtresse chez elle » donc d’être propriétaire de son terrain, le PAM, Établissement public de l’État sous tutelle ministérielle, ne peut qu’obtempérer et faire une entorse à sa politique foncière. Entorse de taille, puisque les terrains SOLLAC et Ugine Aciers représentent plus du tiers de la surface commercialisable de la ZIP.

16Il y a bien là un véritable triangle de la décision : État, sidérurgistes, Port autonome. Car même si les acteurs sont de poids inégal chacun joue sa partition particulière. Pendant toute la période de construction de la SOLMER, ce triangle aura une réplique locale permanente : préfecture de Région avec le préfet Laporte, préfet de Lorraine excellent connaisseur de l’industrie sidérurgique, nommé préfet de Région à Marseille en juillet 1967 ; le directeur de l’usine Pierre Durand-Rival et le directeur du PAM, Yves Boissereinq.

17Le rôle du PAM n’est pas mineur lorsque revient sur le tapis, au cours des années 1970, la question des quais de l’usine sidérurgique¹¹. La sidérurgie voudrait s’approprier la portion de domaine public maritime sur laquelle seront construits ses quais et le terre-plein qui leur fait suite sur une largeur de 200 m à partir du bord du quai. Défendant la loi sur le domaine public maritime et appuyé en cela par le Conseil d’État, le PAM rappelle le caractère inaliénable du domaine public maritime, refuse et consent simplement une autorisation temporaire du domaine public à caractère exclusif. Ce faisant, le directeur du PAM, qui est aussi de par la loi inspecteur du Travail pour la main-d’œuvre portuaire, défend préventivement le statut des dockers (loi du 6 septembre 1947) qui accorde à cette profession le monopole des opérations portuaires sur le domaine public. Il pressent, sans l’annoncer, le conflit dur et long de 1973, où les dockers s’opposent à la stratégie des sidérurgistes qui voulaient faire décharger les navires par leur propre personnel¹².

Les raisons de l’attente

18La permanence de la volonté politique de 1962 à 1969 est manifeste. Il est donc légitime de s’interroger sur la longueur de la période de réflexion des sidérurgistes. Ils ne sont pas restés inactifs et le GESLI a pu tenir 40 réunions dans l’intervalle. Des dissensions se sont exprimées entre les membres de la coopérative, certains comprenant que leur activité en Lorraine est à terme condamnée, d’une part pour sa partie minière, l’usine de Fos n’utilisant que du minerai importé ; d’autre part, parce que la plupart sont producteurs uniquement de produits longs et qu’ils viennent d’investir à Gandrange dans une usine de produits longs de grande capacité et probablement surdimensionnée par rapport à la taille du marché. Pendant cette période, le dernier frein à la décision vient de la construction par le concurrent Usinor d’une deuxième unité à Dunkerque, ce qui assombrit les perspectives commerciales de l’usine de Fos.

19Pendant cette longue phase de réflexion et de tension entre les acteurs, le projet de création d’une nouvelle sidérurgie littorale suscite des convoitises exprimées par des personnalités politiques locales dans de nombreux autres ports de France comme Cherbourg, Lorient, Brest, Nantes, Le Verdon, Sète. Mais en 1964, Daniel Laval, directeur des ports maritimes, coupe court à ces ambitions souvent électoralistes et peu fondées et confirme que le choix se limite au Havre et à Marseille avec un léger avantage pour Marseille. Une fois la décision prise et alors que la question des industries d’aval – grosses consommatrices de tôles absentes dans l’arrière-pays marseillais – reste posée, le ministère demande à la sidérurgie des précisions sur des livraisons possibles de tôle à des usines étrangères, en particulier à Sagonte en Espagne. Ce projet sera réalisé et aujourd’hui l’usine de Fos rachetée par le groupe Arcelor-Mittal continue à livrer par un caboteur dédié des tôles à Sagonte où fonctionne un laminoir à froid propriété du même groupe Arcelor Mittal qui alimente l’industrie automobile espagnole. Le second client de l’usine de Fos est à Piombino en Italie où l’industrie italienne de l’électroménager s’approvisionne en tôles fines.

20Ainsi, ironie de l’histoire, l’usine de Fos a, grâce à son implantation littorale, trouvé chez nos voisins méditerranéens les industries d’aval qui lui ont manqué sur le territoire national. Cumulant les importations de fer, de charbon et les exportations de tôles par voie maritime, Arcelor-Mittal Fos est aujourd’hui le premier client du Grand Port maritime de Marseille. L’existence de ces deux gros clients a permis à l’usine de Fos d’échapper à la très grave crise de surproduction sidérurgique française des années 1975-1976 qui conduit, à partir de 1978, à une prise de contrôle progressive par l’État du capital d’Usinor et Sacilor et finalement à la nationalisation des deux groupes en 1981.
Modernisée régulièrement, l’usine de Fos n’a pas vu sa capacité de production augmenter, mais reste un établissement important de la sidérurgie de base en France. Bien qu’étant le fruit d’une décision de politique industrielle nationale, elle est aujourd’hui entre les mains du plus important producteur d’acier du monde – près de 100 millions de tonnes – et n’est qu’un petit élément d’une stratégie planétaire.