1Les politiques portuaires sont, depuis toujours, des éléments essentiels de l’aménagement des territoires. La réforme portuaire française de 1965 n’y échappe pas. La création des ports autonomes et du port autonome de Marseille en particulier s’inscrit dans cette grande politique d’aménagement du territoire qui, en France, a porté la dynamique de croissance économique dans la période qui débute au lendemain de la Seconde Guerre mondiale pour se terminer au cours des années 1970, avec la crise du pétrole de 1973 qui marque un changement brutal de paradigme. La réforme de 1965 ne doit pas être analysée sous le seul angle de la réorganisation administrativo-politique de la gestion portuaire. Elle doit aussi être examinée comme relevant intrinsèquement d’une politique de développement et d’aménagement des territoires. Cette réforme est donc une composante essentielle d’une logique politique de gestion de l’état et s’inscrit dans cette volonté de donner à l’état les moyens de conduire la politique économique nationale. D’une certaine manière, elle relève de ce qu’était « la planification à la française ». La réforme de 1965 doit donc être relue dans la perspective du 4^e plan de développement économique et social (1962-1965) qui, au-delà de l’orientation de la production vers des secteurs prioritaires, comme cela avait été le cas dans les trois plans précédents qui se voulaient incitatifs pour assurer le meilleur développement économique et social. Ce plan – qui a été le mieux exécuté de tous – s’articulait autour de trois objectifs : une croissance forte respectueuse des grands équilibres financiers ; une accélération des investissements dans les équipements collectifs ; une correction des inégalités régionales. Dès lors que l’on réinscrit la réforme de 1965 dans la politique d’aménagement du territoire, son analyse ne saurait occulter les grandes stratégies portuaires qui se développent au cours de ces années sur Marseille, Le Havre ou Dunkerque. Pour le port de Marseille, le redéploiement des activités sur Fos doit donc être pris en compte à part entière.

La prise en main des ports par l’état

2Pour résumer, la réforme de 1965, c’est la prise en main totale des ports par l’état. Un port, ce sont des fonctions d’autorité portuaire (fonction de contrôles de la navigation, des passagers et des marchandises), des espaces fonciers appropriés à louer à des entreprises et des outils (investissements matériels, quais, etc.). Dès lors, on peut considérer qu’il y a trois types de port : le port-propriétaire foncier qui se contente de louer les espaces qu’il possède (les ports britanniques), le port-outil avec un état propriétaire et investisseur des quais et des terminaux, exploités par des entreprises privées (historiquement ports hollandais et belges), le port-opérateur où l’état exerce toutes les fonctions.

3Avant 1965 – hors Le Havre et Bordeaux –, la gestion et l’organisation administrative des ports consacraient un dualisme entre l’état qui, parce que les ports étaient situés sur le domaine public maritime, propriété inaliénable de l’état, avait en charge les infrastructures et les grands équipements et les Chambres de commerce et d’industrie (CCI) qui, comme représentantes des acteurs économiques, s’étaient vues chargées depuis la fin du xix^e siècle des superstructures et de la gestion commerciale. à ce titre, « elles équipaient, géraient, amortissaient par vente des prestations de services¹ ». à partir de 1965, la France compte six ports autonomes : Bordeaux, Le Havre, Dunkerque, Rouen, Nantes-Saint-Nazaire, Marseille. En France, si on accepte l’idée que les CCI pouvaient être assimilées au rôle d’entreprises, on peut considérer qu’avant 1965 on était en France plutôt dans le cas du port-outil. La réforme de 1965 fait basculer la gestion portuaire dans le cas du port-opérateur.

4La réforme de 1965 n’était pas une loi de circonstance ; elle participait d’une ambition nationale, portée par le colbertisme gaullien. Mais, dans une période de très forte croissance de l’économie et des échanges, cette ambition était partagée par ailleurs à leur manière par d’autres pays en Europe, comme la Belgique, les Pays-Bas, l’Allemagne ou l’Italie, en fonction des logiques d’aménagement du territoire qui caractérisent chacun des pays.

5L’aménagement du territoire a une longue histoire. La construction des polders en Hollande à partir du xvii^e siècle, les travaux de la Tenessee Valley dans le cadre du New Deal et bien évidemment les politiques sous Louis XIV, selon la planification urbaine de Colbert et Vauban², sont typiquement des actions d’aménagement du territoire. En France, ce qui est mis en avant quand on parle d’aménagement du territoire, c’est l’interventionnisme étatique qui serait seul en mesure de s’opposer à la spontanéité du marché, de planifier l’organisation de l’espace.

6Louis-André Gérard-Varet et Michel Mougeot³ ont défini les trois présupposés de l’aménagement du territoire français : le rejet du marché comme mode privilégié de formation des espaces économiques, une alternative à la mobilité des hommes, la facette territoriale de la solidarité nationale avec son aspect redistributif. Toutefois, ce point de vue d’économiste oublie singulièrement la géographie. Or celle-ci est particulièrement importante surtout quand on parle de ports qui naturellement s’inscrivent dans une géographie particulière. Faut-il rappeler qu’il y a des biens qui échappent largement à la logique « de la mobilité parfaite des hommes et des marchandises », ceux qui sont liés à une localisation précise comme les ports, les mines, voire les activités touristiques. On ne discutera pas ici de cela, même si la logique économique qui inspire le très bel article de Gérard-Varet et Mougeot se retrouvera dans la réforme  2008 qui a rompu avec la tradition colbertiste et planificatrice. On en restera à l’idée selon laquelle, en France, l’état était l’élément central de l’aménagement du territoire, quel que soit ce que l’on peut penser de la nature et des effets de son action. Dès lors, il faut entendre l’aménagement du territoire comme une action de la puissance publique répondant aux cinq principes fondamentaux qu’en avait donné la Délégation à l’aménagement du territoire et à l’action régionale (DATAR), à l’occasion des 40 ans de la politique d’aménagement du territoire (1963)⁴ : répartition ou redistribution, création (liée à des lieux), réparation, protection de l’environnement et compensation.

7Dans la décennie 1960, l’accent mis sur un aménagement du territoire a plusieurs causes. D’abord, la reconstruction amorcée sous la IV^e République n’est pas encore terminée, contrariée qu’elle fut par les guerres de décolonisation et en particulier par celle d’Algérie. Dans ce domaine, la RFA a été plus rapide, malgré des destructions bien supérieures. Ensuite, en matière industrielle, c’est une période marquée par le développement de la production fordiste de masse, une confiance complète dans le progrès technique et une fascination pour la consommation « american way of life ». On sait que cette éclosion du fordisme sera très retardée à Marseille, entraînant la chute mortelle de ses industries traditionnelles⁵. Cette mise en place du fordisme industriel est évidemment inséparable de la place hégémonique tenue durant cette période par la pensée économique keynésienne qui fait des pouvoirs publics en général, de l’état en particulier, le pilier du développement économique capitaliste, à travers les notions d’investissements publics et de relance. Ceci n’était pas propre au gaullisme. La dynamique avait été amorcée bien auparavant par un certain nombre de gouvernements et de ministres de la IV^e République : Eugène Claudius-Petit, Pierre Mendès-France, etc. L’objectif, dès 1950, avec le premier plan national d’aménagement du territoire d’Eugène Claudius-Petit, sera de reconstruire, de développer, d’équilibrer entre Paris et la province, de réconcilier la France rurale et agricole et la France urbaine et industrielle. Enfin, un troisième élément essentiel qui conférait à l’état un rôle central, c’est évidemment la naissance du marché commun européen avec le traité de Rome du 25 mars 1957. Bref, l’état apparaissait comme l’organisateur et le modernisateur à travers des institutions puissantes, dont la première fut le Commissariat général du plan. La guerre n’était pas loin. Il fallait gagner sur le plan économique ce que l’on n’avait pas su gagner à travers les armes. Il est clair que cette ambition a été particulièrement forte pendant les périodes où le Général De Gaulle est au pouvoir (de 1944 à 1946 et surtout à partir de mai 1958).

8Et il faut aussi, à partir des années 1960, compte tenu des nouvelles politiques de remembrement agricole, porteuses d’une nouvelle agriculture intensive, organiser et aménager le territoire. Au début de la décennie, la création du CIAT (Comité interministériel à l’aménagement du territoire) en 1960, de la DATAR et du Fonds d’intervention pour l’aménagement du territoire (FIAT) en 1963, marquent une nouvelle dynamique. L’état s’était bâti les instruments d’une politique. Il a le savoir et l’expertise dans le cadre du ministère de la Reconstruction et de l’Urbanisme, puis du ministère de l’équipement, grâce à ses ingénieurs et à son corps des Ponts pour l’équipement, son corps des Mines pour l’industrie. Il a le monopole financier (c’est la logique keynésienne) à travers la Caisse des dépôts et consignation. Il dispose de la maîtrise d’ouvrage avec une considération « relative », c’est le moins qu’on puisse dire, pour les collectivités territoriales.

9L’aménagement du territoire a ses spécificités selon les pays et les périodes. Trop souvent, dans les analyses comparatives quantitatives, ces spécificités nationales ne sont pas prises en compte. Cette conception de l’aménagement du territoire, en France, fondée sur la loi (y compris par le Plan qui revêt une obligation légale) diffère singulièrement de celle qu’on retrouve dans d’autres pays, par exemple l’Allemagne et dont les conséquences en matière d’organisation portuaire pourront être soulevées. L’exemple allemand doit à cet égard, être cité. Le principe de protection de l’environnement – très absent en France dans les années 1960-1970 –, a été, dès 1965, au cœur de la politique allemande d’aménagement du territoire à travers une loi fédérale (révisée en 1989) qui se voulait une réplique de la Constitution allemande de 1949. Trois principes s’imposaient à l’ensemble de Landers dont on sait le rôle central qu’ils jouaient dans la gestion portuaire : 1) l’efficience des moyens mis en œuvre (rationalité) ; 2) le principe de situation vitale ou de solidarité (ensemble de conditions répondant aux exigences de vie que sont l’habitat, la reproduction, le repos et le travail) ; 3) la sauvegarde de la nature et des « forces de croissance naturelles ». L’Allemagne a, depuis longtemps, introduit la protection de l’environnement comme une composante essentielle de l’aménagement du territoire. C’est sans doute lié à la conception même du territoire qu’ont les Allemands (le fameux « Heimat », pays natal). Mais c’est aussi une conséquence d’un des fondements de la Loi fondamentale de 1949 qui stipule, dans son article 20 a, la nécessité de tenir compte dans les actions publiques et privées des générations futures.

10Dans le temps aussi, l’histoire des politiques d’aménagement du territoire et du rôle de l’état n’est pas du tout linéaire, même si elle se fonde sur un socle politique et institutionnel solide. Elle s’inscrit dans des contextes différents qui ont fait évoluer de manière significative l’action collective d’aménagement. C’est pourquoi, il convient de contextualiser la loi de juin 1965 et de replacer l’évolution des places portuaires dans l’organisation économique de la France.

11L’organisation économique du territoire, telle que l’envisageaient à l’époque les planificateurs et les aménageurs était fondée sur le concept de polarisation que l’on devait à un de ceux qui jouait un rôle majeur dans la pensée économique française du temps, François Perroux. Selon lui, il fallait créer des pôles de développement capables d’entraîner la croissance des secteurs et des territoires (première ébauche des théories dites de la base) à travers les gains de productivité en particulier. Comme l’écrivait Perroux :

la croissance n’apparaît pas partout à la fois ; elle se manifeste en des points ou pôles de croissance, avec des intensités variables ; elle se répand par divers canaux et avec des effets terminaux variables pour l’ensemble de l’économie⁶.

12Cette théorie de la polarisation inspirait les planificateurs et les légistes, c’est-à-dire le pouvoir technocratique d’état pour au moins trois raisons. D’abord, à travers elle, l’état pouvait poursuivre, en la théorisant, la politique de reconstruction qui s’achevait ; ensuite, il pouvait accompagner une dynamique de développement dont une des conséquences était l’exode rural et l’urbanisation rapide ; enfin, il donnait le rôle premier à son élite, « sa noblesse d’état » que constituaient les grands corps d’ingénieurs, issus des écoles de la République les plus prestigieuses.

13La reprise en main de la gestion et de l’aménagement portuaires, voulue par la loi de 1965, s’inscrit dans cette logique. Elle apparaissait d’autant plus nécessaire à l’état que le système dual précédent entre état et Chambres de commerce avait généré une très grande lourdeur administrative, source de retards d’investissements, absolument pénalisants à l’heure de la compétition avec les autres ports européens qui paraissent avoir pris de l’avance. La loi de 1965 devait donc apporter une réponse à cette situation en créant une centralisation administrative, les ports autonomes dans lesquels la gestion des infrastructures et des superstructures revenait à l’état.

Une réforme inscrite dans une politique maritime innovante

14Mais on ne saurait limiter la réforme de 1965 à la seule réorganisation institutionnelle des pouvoirs. Pour Marseille, la prise en main du port par l’état est indissociable de son inscription dans la politique d’aménagement polarisé du territoire et singulièrement du littoral, dans sa globalité. La période de croissance économique des années 1960 s’est évidemment accompagnée d’une explosion des échanges commerciaux au niveau mondial, marquée par une révolution des transports maritimes et une expansion de la flotte mondiale et conséquemment française. L’état, là aussi, va prendre l’initiative, en révisant les dispositions légales, réglementaires et fiscales et se lancer dans une politique maritime innovante et ambitieuse. C’est en 1965, au moment même où la réforme portuaire se met en place, « le plan Morin », plan de modernisation pour aider les armateurs à construire des navires neufs, pour former les équipages, en souhaitant « une conversion totale des structures, des techniques, des manières de penser et d’agir […]. Il s’agit de promouvoir une véritable novation : d’une part les prix de revient doivent être compétitifs, d’autre part il faut rechercher et conquérir de nouveaux trafics⁷ ». En même temps, l’état s’engage à diminuer le prix des ports français et à développer les équipements.

15Cette politique maritime appelait une polarisation en matière portuaire, puisqu’il était clair qu’une prise en main par l’état des ports conduisait nécessairement, pour des raisons de finances publiques, à limiter les ports sur lesquels la France comptait. Marseille devint un des trois grands instruments portuaires de la politique maritime de la France avec Le Havre et Dunkerque, trois « majors » sur lesquels se concentra la grande partie des investissements. Les autres ports autonomes (Rouen, Nantes, Bordeaux) furent secondarisés. Cette focalisation autour de ports majeurs va sans doute aussi de pair avec la polarisation urbaine administrative que mit en place l’état. La réforme de 1965 suit la réforme dite « des métropoles d’équilibre⁸ » de juin 1964. Les métropoles d’équilibre n’avaient pas seulement pour but de faire contrepoids à l’hypercentralisation parisienne, dénoncée depuis 1947 par Jean-François Gravier. Il s’agissait aussi de constituer des pôles de croissance, pouvant rayonner autour d’eux et générer des régions urbaines. Sur les huit métropoles d’équilibre que créait cette loi, – Lyon-Saint-Étienne-Grenoble, Aix-Marseille, Lille-Roubaix-Tourcoing, Toulouse, Bordeaux, Nantes-Saint-Nazaire, Strasbourg, Nancy-Metz –, trois étaient de grands ports français et de futurs ports autonomes de la loi de 1965 (Marseille, Bordeaux, Nantes). Et Dunkerque était, dans le schéma de la DATAR, associé à la métropole Lilloise. En 1973, une autre ville portuaire fut « métropolisée », Rouen. Reste le cas du Havre, dont la croissance économique a été postérieure après la longue période de reconstruction.

16Mais au cœur de cette logique de métropole d’équilibre, il y a le développement industriel. Comme l’écrivaient Serge Antoine et Gérard Weill :

L’étude des implantations industrielles a démontré que, si bien des décentralisations partielles rattachées à leur siège parisien ont pu avoir lieu dans des villes de moyenne importance, les implantations d’unités industrielles conformes aux données récentes de la concentration économique tendaient à s’appuyer sur quelques grands pôles. Faute de pôles régionaux suffisants disposant de grandes surfaces équipées immédiatement disponibles et d’une agglomération d’accueil, beaucoup d’industriels ne peuvent songer en France qu’à Paris : la décentralisation industrielle véritable ne se satisfait pas d’un « saupoudrage systématique⁹ ».

17Bien plus, les à-coups économiques font ressortir la fragilité de certaines implan-tations isolées, parfois disproportionnées par rapport au volume d’emplois de la zone d’accueil.

18La création des zones industrialo-portuaires de Fos (1968) et de Dunkerque (1963) s’inscrivent dans ce mouvement de polarisation industrielle dans l’aménagement du territoire¹⁰. Les zones industrialo-portuaires qui associent étroitement activités portuaires et industrielles ont été développées, au Japon dès 1950, pour tenir compte du développement massif des échanges entraînant la nécessaire proximité des industries lourdes, gourmandes de matières premières importées. Et en France, au début des années 1960, c’est l’état, encore lui, qui agit pour susciter et financer les ZIP. Il convient d’insister sur ce point en abordant la question de la création de la zone industrialo-portuaire de Fos-sur-Mer. Car même si la création d’un nouveau domaine portuaire hors Marseille était une vieille revendication de la Chambre de commerce et d’industrie de Marseille, c’est à l’état qu’on en doit la création et le développement. Certes, émile Rastoin, président de la Chambre de commerce et d’industrie de Marseille écrivait en 1924 :

C’est la fonction industrielle qui assure de la façon la plus sûre l’existence d’un port, qui assoit sa richesse sur des bases solides, crée et développe sa puissance, justifie sa nécessité et lui apporte le double bénéfice d’une activité croissante d’importation et d’une activité correspondante d’exportation, sans négliger le profit du travail industriel. Malgré des critiques inévitables et injustes, ce sera un honneur pour la Chambre de Commerce de Marseille d’avoir délibérément sans hésitation, conçu et suivi une politique nouvelle et hardie, s’exerçant à la fois par la création dans le port de Marseille de nouveaux terrains industriels à conquérir sur la mer et par la mise en valeur de Port-de-Bouc, de l’étang de Caronte, de Martigues… en attendant l’utilisation des 15 000 hectares d’eau de l’étang de Berre. Ce nouveau domaine portuaire, loin de tuer Marseille, doit dans un avenir prochain, appuyer, aider, compléter le port de Marseille dans sa fonction industrielle¹¹.

19L’analyse d’émile Rastoin est particulièrement intéressante en ce qu’elle mettait en évidence la nature profonde du port de Marseille. On le sait depuis longtemps, l’économie marseillaise – le capitalisme marseillais –, a fonctionné durant deux siècles en « système industrialo-portuaire ». Cela veut dire qu’il y avait un lien très fort, intime entre les activités portuaires et les activités industrielles, un véritable système productif local. Tout système productif local a vocation à se reproduire. Cette capacité à se reproduire était le garant de sa durabilité. La reproduction du système marseillais reposait sur trois conditions qui tenaient à sa nature même de système industrialo-portuaire : le bon fonctionnement du port avec en particulier une large ouverture à l’extérieur, une main d’œuvre bon marché et en renouvellement constant (d’où l’importance de l’immigration), le maintien d’une osmose étroite entre la bourgeoisie locale et le système industrialo-portuaire¹². Ce système a commencé à s’effriter entre les deux guerres et s’effondre au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. C’est dans ce processus-là d’effritement qu’on peut trouver en partie l’origine du port de Fos. Car si le port de Fos était une très vieille revendication « des industriels marseillais proches du port », il portait en lui une certaine ambiguïté puisque « le projet industrialo-portuaire, c’était aussi une forme d’abandon de l’industrie locale en crise. Certains quittaient Marseille au moment même où la municipalité cherchait des entreprises à installer dans les limites de la ville¹³ ».

20Mais ces recommandations d’émile Rastoin ne furent guère suivies, sauf pour le pétrole. Jusqu’au début des années 1950, la désindustrialisation se poursuivit. C’est encore un Rastoin qui sonne la mobilisation. En 1951, président du Comité d’expansion puis de la Chambre de commerce et d’industrie, il en appelle à l’industrialisation de l’étang de Berre autour d’une sidérurgie. On sait bien qu’il fallut encore attendre plus de dix ans avant que la prise de conscience de la crise et l’effondrement du système industrialo-portuaire n’apparaissent au plein jour, cachés qu’ils étaient par la croissance artificielle créée par les échanges consécutifs à la guerre d’Algérie, puis à la croissance démographique engendrée par l’exode des rapatriés. Toute une période durant laquelle s’est opérée une véritable déconnexion entre des pôles de développement économique en dehors de Marseille et Marseille. Fos, mais pas que lui, en est l’exemple évident. Relancer l’économie marseillaise en crise profonde passait par une grande politique nationale. Dès octobre 1961, lorsqu’il inaugure les formes de radoub 8 et 9 du port de Marseille, Robert Buron, ministre des Travaux Publics, invite le Conseil général des Ponts et Chaussées à lui faire une présentation des possibilités de croissance du port en matière logistique et industrielle. Il était démontré, et ce fut la première fois, que la seule extension possible était sur le site du golfe de Fos. Il suffisait alors de faire de ces concluions un morceau de la nouvelle politique économique d’aménagement du territoire. L’état, en même temps qu’il prenait en main le port allait prendre en main la destinée de l’aire marseillaise dont la désindustrialisation l’inquiétait au plus haut point. Marseille était un enjeu certes parce que la situation était difficile, mais surtout parce que c’était le principal port français dans un moment où la croissance des échanges annonçait la mondialisation. Ainsi commença la construction du complexe industrialo-portuaire de Fos dont on peut dire qu’il alliait la volonté de certains industriels marseillais et les ambitions développementalistes de hauts fonctionnaires parisiens¹⁴. Et il faut bien le constater, cette dynamique, certes freinée par la crise de 1973, n’a pas reçu de la part des responsables économiques et politiques marseillais l’enthousiasme attendu. Même de la part de ses plus ardents défenseurs d’antan, comme si effectivement la crainte de voir Fos, largement déconnecté de Marseille avait fait son chemin. Ainsi peut-on comprendre à la fois la crainte et le soutien que pouvaient apporter à cette dynamique les responsables locaux et en particulier Gaston Defferre. Dans un entretien datant du 6 janvier 1970, il dit son soutien à Fos, mais en même temps son souci de ne pas déshabiller économiquement et politiquement Marseille par des politiques économiques qui la sacrifieraient.

Une réforme inadaptée ?

21Cette période de l’aménagement du territoire où l’état, tant sur le plan de la prise en main des outils juridiques et administratifs (comme la réforme portuaire de 1965) que sur celui des aménagements publics et des investissements (comme la création de la ZIP de Fos), était au cœur de la décision et de l’action, prend fin au début des années 1970 avec la crise du pétrole de 1973 qui constitue la véritable rupture économico-politique au niveau mondial de la seconde moitié du xx^e siècle. Avec la crise de 1973, naît un monde d’incertitudes économiques. Le cadre centralisé relativement rigide qu’était celui de l’aménagement du territoire paraissait inadapté à un contexte fondé sur l’adaptabilité aux changements. Dans un monde en profonde mutation où les échanges maritimes s’affirmaient comme l’élément porteur de la nouvelle mondialisation, où les changements technologiques (conteneurs et informatique) produisaient dans le domaine des transports maritimes de gigantesques gains de productivité, où la pensée néo-libérale venait supplanter le keynésianisme, la réforme de 1965 pouvait apparaître comme un frein dans la mesure où les finances publiques n’étaient pas capables de moderniser les ports français, comme cela aurait été nécessaire pour faire face à la concurrence des autres ports européens. Les ports français vont se faire distancer. Le rapport de la Cour des comptes sur la politique portuaire du 16 novembre 1999 (confirmé en 2006), est particulièrement impitoyable :

Bien que le secteur du transport maritime ait connu des évolutions majeures au cours des dernières décennies et que la régression de ses ports prive la France d’une source de richesses et handicape le développement de régions et de villes, l’état n’a pas su ou voulu mettre en œuvre une politique déterminée et cohérente à l’égard des ports maritimes. La réduction de ses moyens financiers aurait dû pourtant l’inciter à choisir les ports dont il aurait considéré la croissance comme prioritaire… Comme il n’en a rien été, la dispersion de ses efforts a affaibli sa capacité d’arbitrer entre les multiples intérêts des différents ports… L’état n’a pas poursuivi son effort jusqu’à son terme et les progrès accomplis demeurent incomplets… L’état ne dispose toujours pas des informations nécessaires pour exercer ses missions… L’état doit clarifier ses choix et mettre en œuvre les décisions qui en découlent… Le jeu de la concurrence a bouleversé les quasi-monopoles organisés dans un cadre national protégé. Dès lors, on doit d’abord définir les missions de service public qu’il entend remplir seul et les distinguer de celles qui relèvent des collectivités territoriales, d’une part, et des entreprises privées, d’autre part… Cet éclaircissement doit permettre à l’état d’arrêter une stratégie et de mieux mesurer et utiliser les moyens financiers qui lui sont nécessaires pour la mettre en œuvre. En matière portuaire, la France n’a jamais réussi à bien utiliser les atouts naturels que lui a donnés sa situation géographique. Au cours des dernières années et en dépit d’un regain récent de trafic, ses ports ont même perdu le rang relatif qu’ils occupaient jusqu’alors¹⁵.

22En ce qui concerne la polarisation industrielle et le bilan à tirer de la création de Fos, le jugement doit être très différent. Certes, la Zone Industrialo-Portuaire de Fos n’a pas apporté à l’aire marseillaise tout ce qui était prévu dans les années 1960. Mais, aujourd’hui, l’ensemble économique bâti autour du port à Fos et autour de l’étang de Berre, constitue un des espaces les plus dynamiques de ce qu’on appelle désormais l’aire métropolitaine. Sa logique a même évolué au cours des années en fonction des évolutions. Avec l’installation de toute une économie de la logistique, liée naturellement tout autant au port que les industries sidérurgiques et chimiques, la zone de Fos a été une sorte de dédoublement du système industrialo-portuaire marseillais traditionnel. D’une certaine manière et compte tenu des évolutions technologiques et industrielles, le système industrialo-portuaire marseillais s’est reproduit sur l’étang de Berre, avec toujours le Port comme élément central. Dédoublement et en même temps élargissement contrarié car le rêve poursuivi depuis que l’idée de Fos a été évoquée était de créer ce qui avait été impossible sur Marseille, à savoir élargir l’hinterland à l’espace européen. Contrarié aussi parce que l’instrument de cette extension, à savoir le canal Rhin-Rhône, n’a jamais été construit et que le rail n’a jamais suivi. Avec le port de Fos et la zone industrielle, Marseille s’essayait à ce que Constant Vautravers appelait « la théorie du demi-tour » : « demi-tour vers l’Europe continentale, demi-tour vers l’industrie. C’est la nécessité du temps présent. Demi-tour, demi-révolution…Demi-tour, Marseille ! En avant marche sur l’Europe¹⁶ » [sic].

23La création de Fos n’a pas pour autant arrêté le déclin économique de Marseille. Et c’est encore l’état qui va intervenir en lançant et finançant l’opération d’aménagement dans le secteur Joliette de la zone urbano-portuaire, l’opération d’intérêt national Euroméditerranée. Euroméditerranée est une véritable opération d’aménagement du territoire, préparé et voulu conjointement par l’état et le maire de l’époque Robert-Paul Vigouroux. On pourra noter que cette opération n’est pas sans rapport avec le concept de « pôle de croissance » que le directeur, puis délégué de la DATAR Jean-Louis Guigou, souhaitait pour la revitalisation des grandes villes portuaires. Dans le rapport de mission de l’ingénieur général Masson, comme lors de la mission de préfiguration, loin d’être en opposition, Euroméditerranée et le port de Marseille sont complémentaires. Ce qui allait à l’encontre des intentions de certains de profiter de l’opération Euroméditerranée pour reporter sur Fos la totalité du port marchand de Marseille.

24Car le dédoublement bassins de Fos-bassins de Marseille n’allait pas de soi. à la fin des années 80 et au début des années 90, certains pouvaient envisager et même préparer « un autre » aménagement du territoire portuaire. L’idée selon laquelle, puisqu’il y avait les nouvelles zones de développement à l’extérieur de Marseille dont Fos, on pouvait se passer des activités portuaires sur Marseille, a germé. Certains ont pensé (très fort) qu’il fallait spécialiser Marseille dans un tertiaire de métropole et de tourisme, en renvoyant sur l’étang de Berre tout ce qui était portuaire, industriel et polluant (jusqu’à l’incinérateur de Marseille). Et parallèlement, l’idée était de transformer le port de Marseille intra-muros en un port de loisirs. Dans le programme de Jean-Claude Gaudin de 1989 (largement repris en 1995 lorsqu’il sera élu), intitulé « Mon projet pour 1 million de Marseillais », il y a un petit paragraphe sur le port qui dit :

Le site du port doit être valorisé en intégrant la vie de la mer à la vie urbaine (le point commun pouvant être le tourisme et certaines activités commerciales ou industrielles) afin d’accompagner la nécessaire évolution de la Ville vers la modernité.

25Et cette phrase, « bien diplomatique » pour éviter les tensions sociales, est illustrée de dessins où on voit le site portuaire transformé en une vaste zone touristico-tertiaire, embellie de « marinas ». Bref, l’idée selon laquelle le port n’avait plus sa place à Marseille et qu’il devait s’ancrer entièrement sur Fos, devenant alors « le port » de Marseille, était devenue une idée récurrente. Mais cette idée allait à l’encontre de la réalité. Le demi-tour qu’évoquait Constant Vautravers allait en complément du positionnement du port de Marseille en Méditerranée. Et ce n’est pas sans raison que Gaston Defferre, au lendemain de la crise du pétrole de 1973, avait fait étudier « la place de Marseille dans une Méditerranée en mutation » en insistant sur la complémentarité entre les deux bassins : les bassins ouest de Fos avec l’industrie, tournés vers l’Europe ; les bassins est de Marseille tournés vers la Méditerranée. Mais aussi un port ouvert vers les nouvelles technologies et les nouveaux réseaux.

26C’est évidemment cette thématique que reprendra en 2012-2013 le rapport d’Yves Cousquer et la charte ville port en distinguant les deux bassins avec ce titre explicite : « Fos donne rendez-vous au monde quand Marseille accueille la Méditerranée » :

à l’ouest, dans les bassins de Fos, port des échanges mondiaux, sont concentrés les trafics industriels et massifs à vocation intercontinentale. à l’est, dans les bassins de Marseille, le port accueille les trafics de marchandises intra-méditerranéens et les passagers de la Méditerranée. La réparation navale y prend un nouvel essor¹⁷.

27Mais en même temps, de même que l’extension du port à Fos et la construction de la ZIP avaient suscité une ambition d’aménagement du territoire nouveau (grand delta), de même elles ont engendré l’idée métropolitaine. Il est évident que l’existence des deux bassins est, avec quelques rares autres phénomènes (comme la création d’Aix-Marseille-Université), un des fondements de la Métropole marseillaise, et Fos un événement fondateur. C’est la plateforme portuaire dans son ensemble qui fait sens. Si l’éclatement entre la ville et sa grande agglomération avec ses pôles de développement a été évité depuis les années 70, c’est grâce à l’existence d’une multiplicité de liens et d’actions qui rendent les uns et les autres complémentaires. Le port a joué un rôle essentiel à cet égard. Par son étendue – de Marseille à Fos – qui délimitait des partages fonctionnels, il a été et reste un exemple d’aménagement du territoire et un des éléments structurants de la grande économie marseillaise.