1La création de la forme 10, destinée à la réparation des plus grands navires pétroliers est venue compléter les équipements du port de Marseille. Cet investissement important est décidé dans une période où le Port autonome de Marseille (PAM) est engagé prioritairement dans la création de la zone industrialo-portuaire de Fos. Le projet est marqué par la période des « Trente Glorieuses » et son impératif industriel pendant laquelle le développement des grands équipements publics structurant est une priorité. Impliquant de nombreux partenaires publics et privés, le processus de décision qui a conduit à la réalisation de la forme 10 mérite d’être analysé en profondeur : il permet de comprendre à travers les différents modes de raisonnement des décideurs et les diverses études réalisées utilisées, l’état d’esprit des acteurs de l’époque ; il permet également de mieux connaître les rapports et articulations entre l’État, ses organes administratifs (Directions de ministères et Commissariat au Plan), le Port autonome, les instances locales et les industriels à travers leurs échanges et débats. Cette analyse est d’autant plus intéressante que le projet a fait l’objet de plusieurs rebondissements dans un environnement qui évoluait alors très rapidement de sorte que les décideurs ont dû s’adapter. Nous avons pu réaliser ce travail à travers deux sources principales : les rapports réguliers présentés au conseil d’administration du PAM et les témoignages¹ de quelques parties prenantes à cette décision.

Le contexte du projet

2Le projet de construction d’un grand équipement pour la réparation navale marseillaise se place dans une période de fort développement économique de la France. Nous sommes à la fin des « Trente Glorieuses ». Charles de Gaulle et Georges Pompidou ont donné la priorité à l’impératif industriel et se sont dotés des outils nécessaires pour mettre en œuvre cette politique ambitieuse. L’intervention de l’État dans les processus de décision des investissements publics, mais aussi privés est beaucoup plus importante et « efficace » qu’aujourd’hui². Parmi ces outils, la planification à la française conduite par le Commissariat général au Plan joue un rôle majeur³. Rappelons que, pour le général de Gaulle, le Plan est une « ardente obligation » et que le rôle de l’État « stratège » n’est pas discuté. Les actions et les financements des grands équipements structurants sont priorisés dans les plans quinquennaux élaborés par les ministères sous l’égide du Commissariat. L’importance de cette structure, pourtant très légère, est d’ailleurs affirmée à travers son rattachement au premier ministre le plus souvent ou, à défaut, à un ministre de confiance. Pour un établissement public tel que le Port autonome de Marseille dont les équipements dits d’infrastructure⁴ sont largement financés par l’État, l’inscription au VI^e Plan des travaux qu’il prévoit de réaliser est donc essentielle et nécessite la réalisation d’un document prospectif associant prévisions d’activité et liste d’équipements à réaliser pour répondre à la demande.

3Le processus de décision de la construction de la forme de radoub n^o 10 se situe dans le cadre de la préparation du VI^e Plan (1971-1975), étant entendu que la préparation dudit Plan a commencé en 1969. C’est sans doute le Plan le plus marqué par « l’impératif industriel » dont la création de Fos est par ailleurs un des volets les plus marquants. Pour les ports, il est acté que les crédits sont concentrés sur Marseille-Fos, Le Havre et Dunkerque au nom de l’efficacité avec l’argument que seuls des gros volumes d’activité sont à même de faire face à la concurrence des autres grands ports européens. Et pour la réparation navale, le port de Marseille peut faire inscrire son grand projet de nouvelle forme au VI^e plan, parce qu’il dispose en France du complexe le plus important, tant au niveau des équipements qu’au niveau des entreprises. En effet, à la fin des années 1960, l’industrie de la réparation navale marseillaise est puissante, dynamique et compétitive au niveau international dans un marché où la mondialisation est déjà amorcée. Son cœur de marché, la réparation des grands pétroliers, est très porteur à un moment où la croissance annuelle des échanges de pétrole⁵ varie entre 5 et 10 %. Ce sont des entreprises privées qui effectuent les réparations, soit à flot où les navires sont amarrés le long de quai, soit à sec où les navires sont dans des engins de radoub, formes ou docks flottants⁶, mais, à cette époque, les équipements destinés à accueillir les navires en réparation sont des infrastructures publiques construites, financées et exploitées par les Ports autonomes là où ils existent. Ces infrastructures, tout comme les grues de levage et les réseaux, sont louées à la journée par le port aux industriels, le personnel du port assurant également les opérations de mise à sec et de remise en eau, d’attinage⁷, ainsi que la conduite et l’entretien des grues.

4À Marseille, trois entreprises, en bonne santé financière, assurent l’essentiel de l’activité : la SPAT (société provençale des ateliers Terrin), la CMR (Compagnie Marseillaise de Réparations) et Groignard. Elles utilisent de nombreux sous-traitants au premier rang desquels, Sud Marine, spécialiste de la réparation des moteurs. Le secteur emploie environ 7 000 salariés. Sa capacité, son savoir-faire et sa technicité placent Marseille au premier rang des grands chantiers européens avec Lisnave (banlieue de Lisbonne), Rotterdam, Gènes et, dans une moindre mesure, Brest⁸. Lisnave a certes pris une longueur d’avance pour l’accueil des très grands pétroliers avec la construction d’une forme pour navires de 350 000 tpl⁹ qui est inaugurée dès juin 1971. En France, à cette époque, ces équipements sont réalisés, financées et gérés par le secteur public, mais, en tout état de cause, ces trois entreprises n’auraient pas eu les moyens de construire chacun ou en association ces équipements. Elles ont seulement la capacité d’adapter leurs ateliers aux nouveaux besoins résultant de la réparation des très grands pétroliers. Lorsqu’émerge, à la fin des années 1960, la demande de nouveaux équipements pour recevoir les navires traités par la réparation navale marseillaise, les 10 engins de radoub (9 formes et un dock flottant de 30 000 tonnes¹⁰ et de nombreux postes à flot) que le port de Marseille met à sa disposition sont pratiquement saturés. De plus, la plus grande de ces formes, la forme 8 peut recevoir au maximum des navires de 220 000 tpl, mais en laissant des espaces pour les travaux de carénage extrêmement exigus, puisqu’il reste moins d’un mètre entre la coque du navire et les bajoyers¹¹. La demande est en effet en forte croissance, portée notamment par les navires transporteur de pétrole brut. Elle concerne des navires dont la taille progresse très rapidement, notamment à la suite de la fermeture du canal de Suez¹² : les navires de 150 000 à 250 000 tpl deviennent la norme pour les transports à longue distance via Le Cap depuis les champs de production du Moyen Orient au-delà de Suez. Et, les prévisions annoncent le très fort développement des navires de 250 à 350 000 tpl, voire les navires de 500 à 650 000 tpl comme on le verra plus loin.

5Face à ce contexte, les acteurs qui interviennent dans le processus de décision conduisant à la réalisation d’un nouvel engin de radoub sont très vite d’accord sur l’objectif : réaliser cet outil le plus rapidement possible en le dotant de dimensions qui le rendent aptes à capter le marché des plus grands navires prévus dans les 10 à 15 ans à venir. Et, ils sont fortement mobilisés pour la réussite du projet. Mais, l’histoire n’en est pas moins complexe : le projet évolue au fil du temps à la fois face à de nouvelles données du marché et à de nouvelles données techniques.

6Au-delà de l’accord sur l’objectif, les échanges et débats entre les acteurs sont parfois vifs, d’autant que les concurrences naturelles entre les industriels rendent difficiles la mise en place d’outillages communs et sont amplifiées par les tensions entre les personnalités en cause et par les réseaux politiques sur lesquels chacun s’appuie¹³. C’est cette histoire que nous tentons de retracer.

Les acteurs et les différentes étapes du processus de décision

7Les différents intervenants peuvent être classés en deux ensembles : les acteurs de la place marseillaise et les acteurs de l’appareil d’État, auxquels on pourrait ajouter les futurs clients : les armateurs qui jouent un rôle de groupe de pression plus que d’acteurs. À Marseille, le Port autonome joue un rôle central, à travers ses dirigeants et ses équipes de l’époque, Léon Betous, président et les deux directeurs généraux successifs, Charles Barrillon, puis Yves Boissereinq, mais aussi à travers son conseil d’administration où sont représentés la ville de Marseille, la Chambre de commerce et d’industrie et des clients du port dont des armateurs locaux et nationaux. Les industriels de la réparation navale avec au premier rang Pierre Terrin, président de la SPAT, premiers intéressés au projet, interviennent et sont largement sollicités, mais, aucun n’est membre du conseil d’administration du PAM¹⁴. Au niveau national, ce sont les responsables de la DPMVN (Direction des ports et de la navigation maritime), Jean Chapon et Claude Brossier, ingénieurs du corps des Ponts et Chaussées au sein du ministère de l’équipement, qui sont les relais avec les ministres de l’équipement et du logement (Albin Chalandon de 1969 à 1972, puis Olivier Guichard de 1972 à 1974, ce dernier étant aussi en charge de l’aménagement du territoire). On notera que ces deux ministres sont des barons influents du gaullisme et que leur directeur de cabinet, Georges Pèbereau, est également ingénieur des Ponts et Chaussées et une des éminences de ce corps. La DPMVN assure aussi le relais avec le commissariat général au Plan, tandis que Pierre Léonard, au conseil supérieur de la marine marchande, fait également partie des influenceurs.

8Les premières réflexions sur l’accroissement de la capacité de l’ensemble des engins de radoub semblent s’être déroulées au sein des entreprises de réparation navale et essentiellement autour de Pierre Terrin. Une première étude de marché initiée et commandité par la SPAT est menée par la société COMPADEC dirigée par un expert du secteur pétrolier M. Théobald. Elle évalue les marchés mondiaux et européens de la réparation des navires pétroliers pour les années 1970-80. Il est prévu que les navires pétroliers de 150 000 à 350 000 tpl se développeront très rapidement au détriment des navires de taille inférieure et seront donc le cœur du marché de la réparation navale. Faute de disposer des outils permettant de répondre à cette demande, la réparation navale marseillaise courrait le risque d’une baisse de sa fréquentation. L’étude analyse aussi la concurrence et conclut qu’il y a une place à prendre, que le marché devrait permettre dès 1975 une pleine utilisation des deux outils de Lisnave et Marseille. Le handicap du positionnement de Marseille du fait de la fermeture de Suez est estimé mineur : en effet, entre lieu de déchargement et lieu de réparation, pour une réparation en toute sécurité, un temps de parcours minimum de 5 jours (durée du voyage entre les ports de déchargement du nord et Marseille) est nécessaire pour procéder à des opérations de dégazage des cuves. L’étude conforte donc les acteurs dans la volonté de se doter d’un nouvel engin de radoub.

9Ces résultats sont ensuite mis à jour et affinés au cours des années 1969-73 jusqu’à la décision finale d’investir dans une très grande forme. En effet, au cours de ces 4 ans, une course au gigantisme des tankers s’instaure et conduit notamment à la commande par le groupe Shell de deux navires de 550 000 tpl, début 1973, (un peu plus tard, le groupe Total commande également deux navires de taille équivalente). Il a fallu prendre en compte cette nouvelle donne et s’interroger sur « jusqu’où on irait ». Ce ne fut pas à travers une étude de marché, mais à par le biais d’une réflexion, menée au sein du PAM et des ministères concernés, tentant de prendre en compte le maximum de paramètres pour évaluer l’avenir et adapter la taille de la forme en fonction de ces hypothèses – nous en parlerons plus loin. Dans le même temps, GTM¹⁵, grande entreprise de travaux publics de l’époque, tente de se positionner en proposant au port une solution technique innovante : au lieu d’une forme de radoub, l’entreprise émet l’idée d’un dock flottant en béton précontraint, technique jamais utilisée pour cette dimension de dock. C’est un pari technologique apparemment sécurisé qui permet de réduire les coûts et les délais de réalisation, propre à séduire les acteurs du projet.

La phase dock flottant

10En janvier 1969, le conseil d’administration (CA) du PAM décide de la création d’un groupe de travail pour étudier l’opportunité de construire un grand engin de radoub. Le rapport présenté au CA du PAM en juillet 1969¹⁶ est la première étape administrative de la décision de réaliser un tel engin. Le rapport, très complet, s’articule autour de données techniques, économiques (étude de marché et de rentabilité) et financières. Sa note de présentation est significative de l’état d’esprit des dirigeants du port et de la démarche alors engagée. Le premier paragraphe « Intérêt de l’opération » se réfère à « l’impératif industriel ». Celui-ci qui « s’impose à l’économie française implique, dans le choix des investissements, une solution rigoureuse fondée d’abord sur le critère de rentabilité. À cet objectif prioritaire, s’ajoutent les deux suivants : favoriser les industries d’exportation comme la réparation navale et assurer le succès de la politique nationale d’aménagement du territoire, qui implique le développement de l’emploi offert par l’industrie dans la région marseillaise ». Rédigé par Jean-Pierre Tardieu, jeune ingénieur des Ponts et Chaussées passé par l’administration centrale du ministère de l’équipement, ce texte évoque tous les aspects en ligne avec les grands thèmes nationaux de l’époque, thèmes que le commissariat au Plan est en train d’affirmer dans la préparation du VI^e Plan. Ce rapport est autant destiné à convaincre un conseil d’administration que les ministères et le commissariat au Plan en utilisant les éléments de langage ad hoc. Il tente de démontrer que la réalisation d’un nouvel engin de radoub répond aux objectifs du Port et du Plan :

• La forte rentabilité pour la collectivité nationale de la création d’un nouvel engin est estimée à 10,5 %, taux alors considéré comme très élevé (les investissements retenus par le Plan devaient présenter un taux de rentabilité de 7 % au moins) ;

• La forte contribution de l’activité nouvelle de réparation aux recettes d’exportation est estimée sur la base de l’hypothèse d’une part de 90 % des recettes en devises, d’autre part d’un chiffre d’affaire de l’industrie par jour de réparation. Calcul simple, voire simpliste qui d’ailleurs néglige l’estimation du coût en devises des fournitures nécessaires à la production de la réparation, coût qu’il aurait fallu déduire, mais d’un montant faible ;

• La création de 1 100 emplois induits par le nouvel engin dans l’industrie de réparation navale, est, elle aussi estimée à dire d’expert, mais fait l’objet d’un consensus.

11Le rapport poursuit sur la première estimation du montant du programme d’investissements, soit 132 millions de francs¹⁷ et pose le problème du financement en tablant sur la participation contractuelle de l’État (73 millions de francs) d’autant plus justifiée que la rentabilité du projet est forte. Encore faut-il que cette opération soit inscrite au Plan. Le VI^e Plan (1971-75) est en cours d’élaboration ; il faut donc demander une inscription anticipée si l’on veut engager les procédures et réaliser rapidement le projet, tout en sachant que les dépenses effectives ne commenceront qu’en 1972-73, voire 1975 si le dock est payé à la livraison.

12Dès cette période, le PAM et le ministère de l’Équipement posent des préalables en demandant aux trois industriels de la réparation navale, futurs utilisateurs du nouvel engin un double engagement : d’une part, une participation au financement du projet à hauteur de 10 millions de francs pour les associer aux risques de l’opération, d’autre part, garantir qu’ils sont prêts à procéder aux investissements et aux réformes organisationnelles nécessitées par le changement de taille des navires qu’ils vont devoir opérer. Malgré les relations souvent difficiles entre ces trois entreprises, celles-ci vont acter ces engagements par un courrier du 25 août 1969 au secrétaire général à la Marine marchande¹⁸ par laquelle elles s’engagent également à se constituer en GIE (groupement d’intérêt économique) pour réaliser les investissements privés nécessaires. Une note des industriels complète cet engagement en déclinant les actions menées et prévues pour assurer ce nouveau défi. Investissements, mais aussi mise en place d’une organisation adaptée et d’un personnel formé. À cet égard, la SPAT a mené une politique sociale avancée et porté une grande attention aux questions de sécurité dans le cadre d’un dialogue intense avec le syndicat CGT notamment. En conclusion, le rapport de juillet 1969 insiste sur la nécessité d’engager rapidement les procédures administratives pour l’acquisition de ce nouvel outil. Il retient exclusivement la solution dock ce qui est justifié dans un document ultérieur¹⁹, dont les principaux arguments sont :

• Le dock est plus souple, celui-ci peut être revendu ou déplacé ; il permet de ne jouer qu’un demi-coup, l’échec éventuel (marché insuffisant) étant partiellement rattrapable ;

• Le dock permet à moyen terme, un déménagement de l’outil à Fos, dans l’hypothèse où le gigantisme des navires y impose le basculement de l’activité (existence de navires à réparer qui ne pourraient entrer dans les bassins de Marseille), complété alors par une nouvelle forme pour navires mégatonniques. Ce dernier argument témoigne de ce que, pour les dirigeants du port, Fos est amené à moyen terme à jouer un rôle majeur y compris pour l’industrie de réparation navale. « Fos port sans limites pour une croissance sans limites » est encore le credo ;

• Peut être réalisée beaucoup plus rapidement, ce qui permet de se positionner au mieux sur le marché face à une future concurrence ;

• Devrait être moins couteux.

13La direction du port obtient au cours de l’année 1970 les feux verts de l’administration centrale, du Plan et du gouvernement, et l’appel d’offre peut être lancé. Ses résultats, en avril 1971 sont inattendus : le coût de la construction d’un dock est très supérieur aux prévisions, qu’il s’agisse d’un dock en béton précontraint²⁰, d’un dock classique en acier ou d’un dock mixte acier béton, et surtout, surprise, une lettre d’intention émanant de la CFEM²¹ (qui répond par ailleurs avec un dock en acier) propose une variante : une solution forme intitulée « idée chiffrée²² » ce qui remet en selle cette hypothèse sur les plans économique et technique.

Le passage à la solution forme de radoub

14Le conseil d’administration du PAM, saisi dès juillet 1971 de cette nouvelle situation, suit le rapport de son directeur général qui propose d’étudier en priorité la solution forme, malgré le retard d’un an dans sa date de mise en service par rapport à la solution dock. Il justifie ce choix après avoir présenté atouts et inconvénients des deux solutions en faisant par ailleurs état, d’une part, de l’évolution de la taille des nouveaux super-pétroliers (la proche apparition de navires de plus de 350 000 tpl non recevables sur un dock flottant est devenue probable), d’autre part, de l’expérience de l’industrie de la réparation navale dans la réparation des premiers super pétroliers de 200 000 tpl (dans la forme 8). Il indique également que pour « satisfaire l’impératif de mise en service à l’automne 1974, cela impose […] de déroger quelque peu aux règles concernant les procédures de dévolution des marchés d’État²³ ». Le PAM décide alors une remise à plat complète du projet tout en respectant les délais contractuels. Ce qui nécessite une mobilisation générale des instances décisionnelles nationales et locales et des équipes techniques du port au prix d’un renforcement desdites équipes. Le conseil d’administration confie au groupe de travail « grandes formes de radoub » présidé par M. Courau²⁴, le suivi de la réflexion et des études nécessaires à la prise de décision. Le groupe associe directeurs et administrateurs du port ainsi que Pierre Terrin. Ses auditions et débats éclairent le Conseil dans les décisions à prendre.

15Seulement sept mois sont nécessaires pour mener à bien les études techniques et économiques, lancer un nouvel appel d’offres (autorisée par le conseil d’administration de septembre 1971) pour une forme de radoub aux dimensions supérieures (430 m x 72 m) à celles du dock (350 m x 65 m) et étudier les réponses à cette consultation. Les résultats de l’appel d’offre, en janvier 1972, confirment la crédibilité économique (coût conforme aux attentes) et technique de cette solution. Au plan technique, le port a été en mesure de mobiliser en urgence des expertises de haut niveau pour analyser, comparer et valider les solutions forme et dock béton précontraint. L’utilisation de techniques novatrices (radier filtre déjà appliquée pour la forme de Lisnave alors que cette solution avait été écartée dans les années 1960 à Marseille pour la construction des formes 8 et 9) est validée, techniques qui permettent par ailleurs de livrer la forme dans des délais compatibles avec les demandes de l’industrie de réparation navale. Dans le même temps, se déroulent les négociations avec le ministère pour obtenir son accord sur le nouveau projet, en particulier sur ses conditions de financement, d’autant que le VI^e Plan ayant fixé le montant du projet et de la participation de l’État audit projet, il faut aussi réviser cette partie du Plan. Et l’État accepte la mise en place de procédures exceptionnelles pour que les délais soient tenus.

16Le conseil d’administration, le 2 février 1972, prend alors la décision de retenir l’option forme de radoub sous réserve de l’approbation du ministre de l’Équipement. Réserve de principe dans la mesure où les négociations ont déjà eu lieu et ont permis un accord sur le nouveau plan de financement d’un montant de travaux fixé à 216 millions de francs, accord portant la participation de l’État à 93 millions de francs²⁵, soit seulement 18 millions de francs de plus que dans le projet initial (dock). Par ailleurs, il a été demandé et obtenu que la participation du GIE de la réparation navale au projet soit doublée pour atteindre 20 millions. Il est intéressant de noter qu’à ce stade, où pourtant la conviction de tous est faite, le rapport est accompagné d’une étude de rentabilité économique différentielle. étude qui quantifie et compare les avantages économiques apportées respectivement par la solution dock et par la solution forme et les rapporte aux coûts d’investissement et d’entretien des deux solutions. Les approximations nécessitées par une telle étude qui demande des prévisions de marché à 15 ans et des estimations sur le gain en coût des travaux de réparation apporté par la plus grande aisance des opérations dans une forme, sont telles que l’on pourrait douter de l’intérêt de l’exercice. Exercice quasi obligé au regard des critères de choix des investissements publics alors en cours. Mais, aussi, exercice utile car il amène à s’interroger sur la pertinence des déclarations des uns et des autres et nourrit utilement le débat en pouvant répondre aux interrogations de chacun. Il donne en outre une garantie de rationalité à ces choix. Dès lors, la marche est engagée pour le démarrage le plus rapide du chantier avec l’approbation formelle des différentes autorités de tutelle du PAM : le ministère, et ses différentes instances : la DPMVN, la commission nationale des marchés, le conseil général des Ponts et Chaussées²⁶ et dans la foulée, les différentes étapes d’ouverture des crédits. Formellement, l’approbation du conseil d’administration du PAM est donnée le 8 septembre 1972. Le marché sera notifié très rapidement au groupement CFE²⁷, SGE²⁸, GTM, Fougerolle, SFE²⁹, soit une grande partie des grandes entreprises du secteur. La CFE, initiatrice de l’idée et concepteur reste pilote, mais la réalisation est menée par SFE et GTM. Les premiers travaux (réalisation de la digue d’enclôture) commencent dans la foulée.

L’augmentation des dimensions du projet

17Malgré ce tempo très rapide, le marché de la réparation des grands pétroliers continue à évoluer, ce qui va ouvrir à nouveau le débat sur les dimensions de la forme de radoub : pendant un an (jusqu’à mi-1973), il est encore possible d’augmenter longueur et largeur de la forme de radoub à un coût modique. Aussi, dès mars, la commission se propose d’étudier les possibilités d’un nouvel agrandissement. La période est encore marquée par des perspectives de croissance du marché pétrolier quasi indéfini et par des prévisions d’augmentation continue de la taille des navires assurant les flux de transport de pétrole brut. La crise de fin 1973 n’est pas encore passée par là. D’autre part, le ministère de l’Équipement, à travers le secrétariat général à la Marine marchande souhaite promouvoir l’industrie de construction navale tout en favorisant l’augmentation de la productivité du transport maritime. Il soutient donc les projets des armateurs pétroliers de commander des navires de taille de plus en plus grande, navires qui doivent évidemment disposer en France de formes de réparation adaptées ; par des réunions de concertation, il fait pression sur le PAM pour que les dimensions de la forme 10 soient augmentées. Le groupe de travail « grande forme de radoub » du conseil d’administration se penche également sur la question. À la suite de l’audition des présidents ou représentants des principaux armateurs pétroliers français (CNP, SFTP, CAN³⁰ et Shell Marine), le groupe propose le 20 juillet 1972 de maintenir les dimensions de la forme à 430 m x 72 m dans la mesure où les 4 plus gros navires pétrolier en cours de commandes, 2 par la Shell, le Batillus et le Bellamya (412 x 63 m) et 2 autres par le groupe Total peuvent entrer dans la forme ainsi dimensionnée. Elle rappelle que le choix du PAM est alors dicté par la volonté de disposer d’une avance sur les chantiers concurrents, d’être en harmonie avec les capacités de réception en taille de navire des deux grands ports pétroliers de Fos et Antifer (Le Havre), et les capacités de construction des deux chantiers de Saint Nazaire et La Ciotat.

18La commission indique également que l’apparition de navires de 600 à 800 000 tpl est probable, que des projets sont dans les cartons et que les dimensions de tels navires varient de 440 m à 477 m en longueur et de 75 m à 83 m en largeur. Il serait donc souhaitable dans l’absolu de passer à une forme de 460 m x 80 m. Mais, il lui semble plus important de consacrer d’éventuels moyens financiers supplémentaires au renforcement des équipements en engins de levage de forte puissance aptes à manipuler hélices, gouvernails, etc. Elle conclut en faveur de ces nouvelles dimensions « si les conséquences financières de cet accroissement ne sont pas excessives pour le PAM » et « suggère que les ministères intéressés : Équipement (ports maritimes) et Transports (marine marchande) soient informés de ce qui précède, pour que, s’ils estiment nécessaires ou souhaitable pour l’intérêt national d’inciter à la commande des navires les plus grands possibles, les moyens financiers appropriés soient fournis au Port pour couvrir le supplément de dépenses correspondant, non justifié par ses propres besoins, et incompatibles avec ses responsabilités financières³¹ ». Le port, et implicitement l’industrie de réparation navale marseillaise, renvoient donc au niveau national un choix qu’il estime ne pas être de son ressort. C’est à l’État « stratège » de décider si un accroissement de la taille de la forme 10 est de nature à aider au renforcement de l’industrie de construction navale (le chantier de saint Nazaire étudie la possibilité de réaliser un pétrolier mégatonnique, et se soucie des lieux où ils pourraient être réparés³²) et des armateurs pétroliers via la commande de pétroliers mégatonniques ou presque.

19Dès lors, le débat se déroule entre le port et les ministères et notamment le secrétariat général à la Marine marchande : les services techniques évaluent à plusieurs reprises le coût d’une extension marginale des dimensions de la forme, essaient de les mettre en rapport avec les nouvelles recettes que cela pourrait engendrer à moyen terme (car, ce n’est qu’à l’orée des années 1980 que ces pétroliers hyper géants pourraient apparaitre). Et les ministères vont effectivement peser pour accroître la capacité de la forme. En février 1973, le Conseil d’administration du port décide de passer à une forme de 460 m x 80 m.

20Mais, une nouvelle étape reste encore à franchir : face à cette pression, la position du port est prudente, il ne plaide pas pour le toujours plus grand, mais accepte finalement un agrandissement aux dimensions définitives de 465 m x 85 m pour un coût supplémentaire de 8 millions de francs et sans augmentation des délais de mise en service, décision qui est prise au conseil d’administration de fin 1973. Cette prudence est sans doute due à plusieurs causes :

• D’abord, les capacités d’évolution des navires dans les bassins de Marseille pour entrer dans la forme ont leurs limites ;

• Ensuite, les hypothèses de fréquentation de la forme par des navires de moins de 500 000 tpl prévoient une saturation de l’engin rapidement et pour une longue période (correspondant à la durée de vie des nouvelles générations de pétroliers mis en service dans les années 1970) ;

• Enfin, sans que soit encore mise en cause les hypothèses de progression continue des échanges de pétrole brut, certains supposent que la croissance de la rentabilité de navires de plus grande taille ne pouvait qu’être en phase avec la croissance du trafic (et imaginer un triplement de la taille des navires supposait un triplement des trafics peu crédible à un horizon de moins de 15 ans). Dès lors, la nouvelle forme serait saturée depuis longtemps et on serait à même de construire alors une forme nouvelle et de nouveaux ateliers à Fos très probablement dans l’esprit des dirigeants du PAM, ce qui permettrait d’accueillir les pétroliers mégatonniques en temps et en heure.

Retour sur les études de rentabilité économique

21Rappelons que la réalisation d’études de rentabilité économique est alors un point de passage obligé pour l’inscription des investissements publics au Plan. Pierre Massé en a formalisé les méthodes dans un ouvrage³³ qui a connu son heure de gloire. Le port a présenté au cours de la démarche de décision d’un nouvel engin de radoub, trois études de rentabilité, en 1969, 1971 et 1972. Les deux premières sont destinées à faire acter l’intérêt de réaliser un nouvel engin et à le faire inscrire au VII^e Plan. Elles conduisent le double calcul du taux de rentabilité interne du projet et du montant de son bénéfice actualisé avec les méthodes habituelles où sont mis en regard les coûts actualisés de l’opération (investissement et fonctionnement annuel) et les avantages économiques qu’elle fournit au cours de sa durée de vie ; l’estimation de ces avantages est la partie la plus délicate (et parfois la plus contestable) de la démarche. En l’occurrence, ont été quantifiés :

• Les recettes locatives supplémentaires apportées au port autonome par la mise en service du dock, nettes de ses dépenses d’exploitation et d’entretien ;

• Le surplus marginal³⁴ obtenu par les industries de réparation navale et les prestataires de service (remorquage, pilotage, lamanage, etc.) grâce à l’existence du dock, directement par sa fréquentation et indirectement par l’attractivité supplémentaire de l’industrie de réparation navale marseillaise sur les navires pétroliers de moindre taille ;

• Le surplus marginal dégagé par l’effet d’entrainement sur les autres activités de l’industrie de réparation navale ne nécessitant pas le passage en dock flottant (travaux à sec, grosses constructions mécaniques, etc.).

22Les estimations des avantages 2 et 3 utilisent le résultat d’échanges avec les industriels qui ont fourni un chiffre d’affaires par journée de forme ainsi que les hypothèses de fréquentation du nouvel engin résultant des études de marché (COMPADEC actualisées par le PAM). On remarquera que les gains économiques résultant de l’accroissement de l’emploi n’ont pas été quantifiés – il est vrai qu’on est alors proche du plein emploi notamment pour les personnels qualifiés.

23La troisième étude de rentabilité est destinée à prouver le bien-fondé de l’augmentation des dépenses induite par le passage de la solution dock à la solution forme. C’est donc une étude de rentabilité différentielle. Dans un contexte où la majorité des experts – issus des entreprises de transport maritime et de l’administration de la Marine Marchande – croient à l’apparition de pétroliers mégatonniques entre 1985 et 1990, le PAM choisit d’intégrer cette hypothèse et compare non pas seulement solution forme et solution dock, mais deux scénarios sur longue période comprenant des séquences d’investissement qui permettent toutes deux de réparer les pétroliers mégatonniques et de répondre à l’accroissement de la demande à 10 et 15 ans. Le premier scénario comprend la construction immédiate d’une forme pour navire de 550 000 tpl, complétée en 1988 par une deuxième forme pour pétroliers mégatonnique implantée à Fos, parce que les caractéristiques nautiques des bassins de Marseille ne permettent pas l’accès de navires mégatonniques. Le scénario comprend l’acquisition d’un dock complété dès 1982, – parce que le marché des navires de plus de 350 000 tpl n’ayant pas accès au dock est alors important et indispensable à l’équilibre de la réparation navale – par la création d’une forme pour pétroliers mégatonniques à Fos avec déplacement du dock à Fos. Le coût actualisé du scénario « dock + forme » est supérieur au coût du premier scénario du fait qu’il nécessite une anticipation de la construction de la forme mégatonnique. La quantification des avantages annuels fournis par les deux séquences d’investissement est menée classiquement : comparaison du coût d’exploitation et d’entretien de la forme de radoub et dans le dock (au profit de la forme), et surtout, comparaison du coût de réparation dans la forme pour les entreprises de réparation navale au profit également de la forme du fait qu’elle offre une plus grande aisance pour travailler. Sont comparés également les avantages résultant du chiffre d’affaires des deux scénarios (favorable selon les années à l’un ou l’autre). Les résultats de l’étude sont très favorables au scénario « forme de radoub », tout comme auraient été les résultats d’une comparaison simple entre dock et forme. On peut donc s’étonner du choix qui a été fait de comparer de tels scénarios. Elle témoigne de l’état d’esprit de la période que nous avons déjà évoqué : les dirigeants du PAM et tous les acteurs impliqués dans la décision d’investir sont dans une logique de croissance non seulement du marché pétrolier et des équipements qu’il induits, mais de l’économie industrielle. Ils ont confiance dans la capacité d’investir du secteur public. Et, dans leur esprit, le développement de Fos doit apporter la réponse à cette croissance, l’avenir des installations et activités des bassins Est (Marseille) n’étant, à cette occasion, pas réellement pris en compte³⁵.

24Nous savons aujourd’hui que les faits ont lourdement démenti cet optimisme et que le choc pétrolier d’octobre 1973, aggravé par celui de 1979, a remisé définitivement l’ère des grands pétroliers, a contribué à la faillite de la réparation navale marseillaise et à la lourde sous-utilisation de la forme 10 pendant plus de 20 ans. Néanmoins, personne en 1974-75 n’avait réellement pris la mesure de ces événements, et la construction de la forme 10 s’est poursuivie sans inquiétude, tandis que son inauguration s’est déroulée alors que tous imaginent encore qu’elle va être pleinement utilisée. Nous savons aussi que la forme 10, plus de 30 ans après son inauguration, est devenue un outil essentiel à la renaissance de la réparation navale marseillaise, qu’elle n’a pas été frappée d’obsolescence et que, si le gigantisme n’a plus cours en matière de transport pétrolier, il s’est imposé dans d’autres secteurs maritimes (conteneurs et croisières notamment). Ainsi, la longue durée, en matière d’investissements publics, est un critère important pourtant quasiment jamais pris en compte. Tout comme la création du complexe industrialo portuaire de Fos, la mise en œuvre du projet de nouvel engin de radoub a prouvé l’efficacité de l’organisation mise en place avec la création des ports autonomes en 1965-66. Le processus d’élaboration du projet confronté à des adaptations à des données changeantes, à des acteurs nombreux et associant secteur public, secteur privé et administrations, aurait pu trainer en longueur : l’organisation mise en place, la répartition des responsabilités ont su assurer une synergie entre ces acteurs et le succès du projet ; elles ont permis des prises de risques collectivement maîtrisées et conjointement assumées sur les plans techniques, financiers et administratifs.