1Au sein de l’économie marseillaise de l’après-guerre, la présence d’une industrie de transformation pétrolière, liée à l’importation d’hydrocarbures, ne constitue pas un fait nouveau. Les origines de l’activité remontent au xix^e siècle, lorsque certains fabricants de « soude Leblanc » implantés autour de l’étang de Berre développent une stratégie d’innovation et de diversification de leurs débouchés commerciaux en se lançant dans la production d’huiles de pétrole, grâce à une méthode de raffinage à l’acide sulfurique¹. Des voix gravitant autour des milieux d’affaires et de la Chambre de commerce revendiquent d’ailleurs l’ancienneté de cette implantation littorale, en rappelant le dynamisme de certaines entreprises de la Belle Époque, telles que la Compagnie Générale des Pétroles ou encore La Phocéenne².

2Louis Pierrein et Marcel Roncayolo ont toutefois insisté sur le tournant que constituent les années 1950 pour la filière. C’est au cours de cette période que l’on observe un glissement de la fonction industrielle marseillaise, qui s’effectue tant sous l’effet d’une augmentation accrue des besoins énergétiques qu’en raison des bouleversements géopolitiques internationaux induits par la décolonisation. S’opère alors un délitement du cycle traditionnel des sucres et des oléagineux au profit de celui des hydrocarbures ; c’est-à-dire le passage d’un port colonial où le trafic ultramarin alimente des pans entiers du système productif local, à un port de plus en plus spécialisé dans la réception et le traitement de grandes quantités de pétrole³. Les données statistiques sont, à cet égard, particulièrement édifiantes : alors qu’en 1913, les importations de produits bruts et raffinés s’élèvent à 45 000 tonnes, elles représentent, en moyenne, 9 millions de tonnes dans les années 1950, avec une domination considérable des bruts⁴. Certes les chiffres sont inférieurs à ceux réalisés en mer du Nord, mais ils hissent progressivement Marseille au deuxième rang européen et au premier rang français en termes de trafic pétrolier. Encore faut-il s’entendre sur l’expression « port de Marseille ». Car la transformation fonctionnelle qui le caractérise est indissociable d’une translation spatiale du centre de gravité commercial vers Lavéra puis vers le golfe de Fos, où se réalisent respectivement à partir de 1953 et 1968 l’essentiel des opérations d’import-export d’hydrocarbures⁵.

3En tout cas, bien avant l’ère des décolonisations, trois phénomènes concomitants ont déterminé la vocation pétrolière du système industrialo-portuaire local : la prise de contrôle du pétrole irakien par des grandes compagnies occidentales – BP (Royaume-Uni), Shell (Pays-Bas et Royaume Uni), CFP (France), SO (États-Unis) –, à la suite des accords de San Remo en 1920 et d’âpres négociations pour la création de l’Iraq Petroleum Company en 1929 ; la part grandissante des approvisionnements en provenance du Moyen-Orient au détriment des États-Unis et de l’Amérique du Sud ; enfin l’installation, à la faveur de la législation de 1928, de nouvelles raffineries littorales autour de l’étang de Berre destinées à traiter les importations irakiennes⁶. À travers Lavéra puis Fos, la cité phocéenne se trouve désormais dans une position géographique avantageuse ; elle apparaît comme la principale porte d’entrée méditerranéenne de l’or noir en provenance des pays du Golfe⁷. La logique trouve son aboutissement en 1962, avec la mise en service du pipeline sud-européen (PLSE) visant à alimenter les raffineries continentales de la Rhur – situées au plus près des lieux de consommation – depuis les Bouches-du-Rhône⁸.

4D’un point de vue maritime, l’artère principale du flux pétrolier moyen-oriental est la route de Suez, un axe dynamique du foreland marseillais, qui suscite l’intérêt et nourrit l’imaginaire des hommes d’affaires locaux depuis la fin du xviii^e siècle⁹. Au début des années 1960, ce sont 115 à 125 millions de tonnes de produits pétroliers qui transitent sur l’itinéraire Sud-Nord entre mer Rouge et Méditerranée, soit environ 80 % du trafic total réalisé dans cette direction¹⁰. Pour la cité phocéenne, le brut du golfe Persique transporté via Suez représente environ un tiers des approvisionnements réalisés en 1966¹¹. Mais en juin 1967, à la suite de la guerre des Six Jours, le canal est fermé à la navigation. Il reste infranchissable pendant huit ans¹². L’événement change la donne et oblige les acteurs économiques de la cité phocéenne – dont le Port autonome (PAM) créé un an auparavant – à s’adapter. Les dossiers et délibérations des conseils d’administration de cette nouvelle autorité portuaire, complétés par les fonds de la Chambre de commerce, permettent d’esquisser l’étendue de ces changements ainsi que les réactions et les débats face à une phase de mutation majeure de l’économie pétrolière.

Quelles sont les mutations de la période 1967-1975 ?

5La transformation de la géographie internationale du transport maritime d’hydrocarbures figure parmi les mutations les plus saillantes. À la veille de la fermeture du canal, en 1966, ce sont 45 millions de tonnes de pétrole qui transitent par le cap de Bonne-Espérance – environ 4 fois moins que par Suez. En 1974, alors que le canal est bloqué, le tonnage passant par le cap est multiplié par 10, atteignant des chiffres jamais enregistrés sur la voie égyptienne¹³. Le contournement de l’Afrique s’impose comme un itinéraire de substitution des approvisionnements moyen-orientaux, au point de devenir la route pétrolière phare de la période, sur fond de forte croissance du trafic mondial.

6Néanmoins, le trajet n’est pas exempt d’inconvénients. L’allongement des temps de parcours entre ports de chargement et de déchargement ; le ralentissement sensible des délais de livraison ; l’augmentation brutale des taux d’affrètement sont autant de contraintes qui préoccupent les observateurs à partir de juin 1967¹⁴. Afin que le détour soit rentable, une solution se profile : augmenter substantiellement la taille des tankers pour accroître leur tonnage de port en lourd (tpl), c’est-à-dire la quantité maximale de pétrole transportable. Les données fournies par une compagnie de navigation et de courtage anglaise qui fait autorité dans les milieux professionnels de l’époque, John I. Jacobs, permettent de mesurer la transformation de la flotte pétrolière, sous l’effet de la modification des circuits d‘échange¹⁵. Elles révèlent une croissance numérique spectaculaire des navires en service supérieurs à 200 000 tpl, de 2 unités en 1967 à 588 huit ans plus tard (fig. 1). La fermeture du canal a incontestablement accéléré la course au gigantisme naval et favorisé la généralisation des plus grandes catégories de bâtiments.

Fig.1 – Evolution du nombre de pétroliers en service dans le monde par catégorie de tpl (1957-1980)

7Comment ces transformations globales se traduisent-elles à l’échelle de la région marseillaise ? De manière générale, dans les bassins Ouest, elles n’entravent pas la forte augmentation tendancielle des arrivages de pétrole brut observée depuis la mise en service du PLSE en 1962, si bien que le record de 80,5 millions de tonnes est atteint en 1974 (fig. 2¹⁶).

Fig.2 – Importations de pétrole brut à Lavéra-Fos en tonnes (1953-1976).

8Néanmoins, les statistiques reconstituées à partir des archives du PAM et de la Chambre de commerce autorisent quelques remarques. D’une part, la période 1967-1975 inaugure une phase de croissance heurtée des importations, suggérant une mise en tension du marché qui contraste avec la lente augmentation linéaire des années 1950 et celle quasi-exponentielle des années 1962-1966. Le premier choc pétrolier de 1973, dont les conséquences se manifestent à Marseille en 1975 par un ralentissement de la demande¹⁷, est l’exemple le plus significatif de cette instabilité conjoncturelle. D’autre part, les fléchissements des importations en 1967-1968 interrogent. Les bouleversements liés à la fermeture du canal de Suez en sont-ils la cause ? Selon les chiffres du PAM, les importations en provenance du Golfe persique sont passées de 16,3 à 10,1 millions de tonnes entre 1966 et 1968¹⁸. L’événement a également contraint les compagnies pétrolières à reconfigurer leurs circuits d’approvisionnement ; elles ont privilégié, dans un premier temps, le chargement du brut irakien depuis les terminaux libanais alimentés par pipeline¹⁹ ; ainsi qu’un repli sur les sources libyennes ou algériennes. La reprise du trafic ne s’effectue qu’à l’aune d’une multiplication des liaisons avec les pays du Golfe, via la route du Cap²⁰. Mais au-delà des considérations géo-économiques, un autre facteur a été déterminant dans la baisse des arrivées en 1967. L’entrée en service, au cours du troisième trimestre, de l’oléoduc transalpin (TAL), de Trieste à Ingolstadt, met en concurrence le PLSE et son embouchure provençale pour les livraisons vers l’Allemagne²¹.

9Si la dépendance du système portuaire marseillais est très forte à l’égard du PLSE ; si par bien des aspects, la fonction de transit vers l’hinterland industriel français et allemand domine, l’activité locale de transformation de la matière première ne s’est nullement affaiblie au cours de la période considérée (fig. 3).

10Fig.3 – Destination du pétrole brut importé à Lavéra-Fos (1962-1976)

11Au contraire, les statistiques témoignent d’un accroissement régulier de la quantité de pétrole brut destiné aux raffineries autour de l’étang de Berre (15 millions de tonnes en 1962 contre 34 millions en 1974²²) : Shell-Berre, BP-Lavéra, CFR-La Mède et Esso-Fos, nouvellement créée en 1965²³. Il est permis d’en déduire une nette augmentation des capacités de raffinage de ces usines, en lien avec le développement de nouvelles unités pétrochimiques dans la région²⁴. Le phénomène se manifeste tout autant à travers le dynamisme des exportations de produits raffinés via Lavéra-Fos (5,75 millions de tonnes en 1974), dont la majeure partie est dirigée vers les ports méditerranéens²⁵.

12L’analyse de la destination du pétrole importé livre un autre enseignement : la croissance, à partir de 1973 du trafic d’éclatement, c’est-à-dire des hydrocarbures bruts déchargés à Marseille avant d’être réexpédiés principalement vers les ports italiens qui ne peuvent pas accueillir les nouveaux supertankers. Les services du PAM en dressent le constat en ces termes en 1974 :

La mise en service du terminal de Gênes en juin 1972 n’a donc pas réduit le tonnage éclaté à Fos qui bénéficie d’excellentes qualités de réception et nourrit les nombreux ports italiens dont les profondeurs sont insuffisantes pour recevoir les pétroliers de la classe des 200 000 tpl²⁶.

13Le phénomène suggère donc une adaptation marseillaise rapide vis-à-vis de la transformation de la flotte et de l’économie pétrolières ; il invite à en analyser les modalités.

Quelles sont les réactions et stratégies d’adaptation marseillaises ?

14Fermeture de Suez, modification des itinéraires, augmentation de la taille des navires, croissance du trafic et extension des raffineries locales, autant d’enjeux majeurs auxquels le PAM doit faire face dès les premiers mois de son existence. Ces enjeux se déclinent en deux catégories indissociables, qu’il convient toutefois de traiter séparément pour l’intelligibilité du propos.

Sur le plan industriel

15Les décideurs portuaires redoublent d’efforts pour encourager le développement des activités de raffinage et de production pétrochimique. L’augmentation des capacités de production BP-Lavéra et de Shell-Berre au début des années 1970 doit beaucoup à la politique de soutien industriel qui imprègne l’esprit du temps²⁷. Par ailleurs, le port a mis à disposition des réserves foncières permettant aux raffineurs de constituer des stocks plus importants pour faire face à une augmentation des arrivages. En témoigne la création en 1968 du dépôt de Crau par Shell, BP et CFR qui occupe une surface de 105 ha pour 900 000 m³ de stockage²⁸. Ce stockage ne s’effectue pas uniquement à des fins opérationnelles, mais aussi à des fins stratégiques. En fait, bien avant le premier choc pétrolier et l’adhésion de la France à l’Agence internationale de l’énergie en 1974, la région se dote, à partir de 1968, d’une réserve souterraine de 2,5 millions de m³ à Manosque, résultant de l’exploitation de cavités salines. Lors du creusement de ces cavités destinées recevoir du pétrole brut, des milliers de mètres cubes de saumure sont rejetés. Or, le PAM, conscient de l’intérêt économique de cette ressource, demande que les saumures ne soient pas déversées en mer ou dans l’étang de Berre, mais qu’elles soient stockées dans le petit étang de Lavalduc, en vue de futures implantations d’industries chimiques autour du chlore. Car selon Yves Boissereinq, directeur des travaux neufs à cette date, « la présence simultanée dans notre région du chlore et des hydrocarbures peut ouvrir la voie à toute une chaîne d’industries de fabrication et de transformation des matières plastiques²⁹ ». Pour les décideurs portuaires, les deux ressources industrielles – sel et pétrole – ne correspondent pas à deux générations productives du territoire berrois. Elles peuvent et doivent coexister afin d’assurer un effet d’entraînement dans le domaine de la chimie.

Sur le plan commercial

16La différence de ton qu’adoptent les acteurs en 1967 par rapport à la première crise de Suez est assez frappante. En 1956, l’interruption momentanée du trafic à la suite de la nationalisation de la voie d’eau par le colonel Nasser et de l’intervention militaire franco-britannique³⁰ a suscité une vive inquiétude de la part de l’Association des grands ports français (AGPF) et de la Chambre de commerce de Marseille³¹ ; inquiétude relayée à l’échelle régionale et nationale par de nombreux organes médiatiques. Déjà, les spécialistes ont évoqué un possible contournement de l’Afrique par de futurs navires géants de plus de 100 000 tonnes, comme seule solution de substitution rentable au canal et au rallongement de la distance maritime Moyen-Orient/Europe. Les acteurs économiques de la place qui ont misé sur l’or noir pour relancer le système industrialo-portuaire après la Libération³² craignent que les flux, déroutés vers le Cap, n’ignorent la région marseillaise. Ils redoutent que celle-ci, désormais géographiquement excentrée, perde son statut de « point de passage obligé » sur la route des pétroliers, au moment même où l’extension réalisée à Lavéra commence à porter ses fruits. Jean Boucard, journaliste à L’Antenne – un quotidien influent dans les milieux maritimes –, résume la situation en ces termes : « S’échafaude un monde du pétrole qui oublie Marseille-Lavéra, qui allait passer premier port d’Europe, s’il ne mérite pas déjà ce qualificatif³³ ».

17L’inquiétude à l’égard des approvisionnements pétroliers et de l’avenir de l’industrie du raffinage ne se manifeste plus vraiment lorsque se déclenche la guerre des Six Jours. À cet instant, ce sont surtout les impacts négatifs sur les échanges de marchandises conteneurisées avec l’Extrême-Orient qui cristallisent les préoccupations³⁴. Trois facteurs concomitants sous-tendent un tel revirement. D’abord, la crise de 1956 a amorcé une mise en concurrence du canal avec d’autres itinéraires océaniques ou terrestres (pipelines) pour l’acheminement du brut moyen-oriental. À la veille de juin 1967, même s’il reste secondaire, le contournement du Cap n’est déjà plus une exception et l’avènement de supertankers n’est plus une lointaine chimère³⁵. D’autre part, la dépendance pétrolière de Marseille à l’égard de la voie égyptienne est passée de plus de 50 % en 1955 à environ 30 % en 1966 ; une baisse compensée par d’autres sources d’approvisionnement en Méditerranée orientale ou en Afrique du Nord³⁶. Enfin, les inquiétudes de 1956 se sont rapidement dissipées lorsque les acteurs portuaires ont pris conscience de la possibilité de s’adapter à cette nouvelle géographie³⁷. Ils comprennent que la captation du nouveau trafic va dépendre désormais de la capacité à accueillir les futurs géants des mers, dans un contexte de mise en concurrence grandissante des infrastructures portuaires et de course au gigantisme.

18Le constat éclaire les origines mêmes de l’extension vers le golfe de Fos
décidée en 1964, puis de l’évolution de ses bassins pétroliers dans les années 1970. Qu’il s’agisse de Georges Ricard, ancien chef du service « trafic » de la Chambre de commerce et auteur de Marseille-sur-Fos ou la conquête de l’Ouest ; qu’il s’agisse des cadres du Port autonome, nombreux sont ceux qui ont souligné à quel point la création de quais au débouché de la plaine de la Crau s’inscrit avant tout dans le prolongement du port pétrolier de Lavéra³⁸. Dans l’un des rapports présentés devant le conseil d’administration du PAM en 1966, le directeur des travaux neufs, P. Couprie, affirme :

Des travaux actuellement en cours répondent à la nécessité de recevoir les plus gros pétroliers en service et les minéraliers transportant les bauxites en provenance d’Australie. Ces travaux amorcent la construction du nouveau port et permettent de maintenir en activité des industries déjà installées dans la région (pétrole, alumine) […]. Le port de Lavéra, bien que conçu à une époque où les plus grands pétroliers envisagés étaient les 30 000 tonnes, s’avère capable d’accueillir les 75 000 tonnes. Mais il serait impossible d’étende la surface des plans d’eau et très onéreux d’augmenter encore les profondeurs. Seule la création d’un nouveau port pétrolier permet de répondre à l’accroissement considérable de la taille des tankers, accroissement qui paraît devoir se poursuivre d’année en année sans que l’on puisse encore en apercevoir la limite³⁹.

19La construction des deux premiers postes pétroliers de Fos a été formellement décidée lors des conseils d’administration du PAM des 6 juin 1966 et 14 avril 1967⁴⁰. Parce qu’ils sont dimensionnés aux navires 200 000-250 000 tonnes⁴¹, ils sont à l’échelle de la route du Cap et des supertankers, avant même la fermeture du canal de Suez. Respectivement directeur et président de la nouvelle autorité portuaire, Charles Barrillon et Léon Bétous ont incontestablement retenu les enseignements de la crise de 1956 ; époque à laquelle ils assuraient de hautes fonctions à la Chambre de commerce⁴². Il s’agit d’anticiper des changements qui pourraient s’accélérer brutalement et de ne pas prendre de retard sur la concurrence méditerranéenne afin d’assurer la compétitivité des infrastructures. La précipitation avec laquelle les acteurs agissent se perçoit, entre autres, à travers les procédures de mise en construction choisies. Abandonnant le format de l’appel d’offres, qui « aurait inutilement retardé l’exécution de travaux urgents », le PAM préfère contracter des marchés de gré à gré avec le Groupement d’entreprises piloté par la Société nationale des travaux publics et la société Atlantic Gulf and Pacific C^ie, sans même que le conseil d’administration ne soit saisi au préalable⁴³.

20Lorsque la course au gigantisme naval s’accélère à partir de juin 1967 au point de projeter le tanker d’une mégatonne, les commandes d’études descriptives, voire prospectives, se multiplient tant à l’égard de la composition actuelle et future des flottes, qu’à l’égard du volume des échanges⁴⁴. Les analystes croisent différentes données, formulent des hypothèses, testent des scénarios (Suez fermé, Suez ouvert). Les décideurs sont donc aiguillés par les travaux économiques, censés conférer une consistance scientifique aux projets et légitimer les options retenues. C’est cette rationalisation de la prise de décision qui conduit les dirigeants du PAM à poursuivre l’extension pétrolière de Fos en 1971 et 1974, mais à la considérer avec prudence et lucidité sans se lancer dans des travaux inutiles. Car à la veille de la réouverture du canal de Suez en 1975, les incertitudes et les débats sont nombreux. Certes, les supertankers ne peuvent plus emprunter la voie égyptienne, limitée aux 80-100 000 tonnes⁴⁵. La course au mégatonne va-t-elle alors se poursuivre ? Faut-il s’équiper en conséquence ? Le pétrole repassera-t-il par Suez en cas de travaux d’élargissement et de mise en service du pipeline d’éclatement SUMED entre mer Rouge et Méditerranée ? Au vrai, si au lendemain de la crise de 1967-1975, Suez n’est plus l’axe principal du pétrole, les navires de la classe des 500 000 tonnes et le rêve du mégatonne s’évanouissent également : les projets d’infrastructures pour recevoir ces pétroliers sont alors revus à la baisse, signe d’une adaptation constante et immédiate à la réalité du marché.

21Au terme de ce bref tour d’horizon, bien des aspects de la question sont restés dans l’ombre et méritent d’être approfondis. Quid des conséquences de la fermeture de Suez sur la réparation et la construction navales des pétroliers, secteur d’activité phare de la famille Terrin ? Que dire surtout des impacts environnementaux liés à la réception des supertankers – potentiels monstres de pollutions – ou des risques technologiques résultant de capacités de raffinage accrues ? Si l’exploration n’a pas permis de répondre à l’ensemble de ces interrogations, elle a en revanche ouvert deux pistes de réflexion : d’une part, en matière de pétrole, les dynamiques de continuité entre Chambre de commerce et PAM prévalent sur toute forme de rupture gestionnelle – ne serait-ce qu’à travers le parcours individuel des décideurs C. Barrillon et L. Bétous. D’autre part, l’idée d’une coupure entre un monde pétrolier piloté par des acteurs internationaux et un monde d’affaires marseillais qui ne serait plus à l’échelle – idée développée notamment par Marcel Roncayolo⁴⁶ –, mérite d’être nuancée. Par leurs analyses, leurs anticipations, leurs stratégies d’adaptation, les Marseillais ont pu aussi jouer un rôle actif dans le développement de l’une des branches les plus porteuses de leur économie contemporaine.