1En l’espace de deux cents ans, le port de Marseille a connu une série de mutations radicales et relativement rapides de ses infrastructures, de ses fonctions économiques et de ses modes d’administration qui ont accompagné l’accélération de la mondialisation des échanges ainsi que les évolutions de la politique maritime nationale. De l’anse du Lacydon – l’actuel Vieux-Port – jusqu’aux extensions situées en dehors de la ville à Lavéra et à Fos-sur-Mer, en passant par les installations intramuros alignées entre la Joliette et l’Estaque ; des arrivages de matières premières agricoles et minérales coloniales aux touchées des supertankers chargés de pétrole brut ; des palanquées de marchandises manutentionnées à la force des bras aux terminaux de conteneurs hyper-mécanisés ; des prérogatives des milieux d’affaires locaux, regroupés au sein de la Chambre de commerce, au rôle grandissant de l’État dans l’aménagement et la gestion des quais, chaque transformation a façonné des paysages portuaires singuliers, avec leur lot de techniques, de pratiques, de stratégies et de négociations entre des acteurs originaux.

2Les représentations associées au «  premier port de France  » ont aussi profondément changé, tant sous l’effet des imaginaires qui imprègnent le monde maritime, qu’en raison des idées reçues médiatisées par la presse auprès d’un large public. La «  place florissante  » du xix^e siècle, alimentée par les trafics ultramarins et dynamisée par une industrie de transformation en plein essor, a cédé le pas à l’image négative d’un port en crise, qui a subi de plein fouet les conséquences de la décolonisation et de la désindustrialisation dans la seconde moitié du xx^e siècle et qui serait incapable de s’adapter à une nouvelle conjoncture internationale hautement concurrentielle. Bien sûr, certaines de ces représentations sont conditionnées par des réalités tangibles – observables, du reste, dans d’autres ports français et européens –, dont de nombreuses études géographiques et sociologiques ont rendu compte. Tel est le cas des opérations urbaines réalisées au cœur de l’enceinte portuaire depuis 1995 dans le cadre du programme Euroméditerranée. Elles ont incarné la fin d’un système industrialo-commercial pluriséculaire et l’entrée dans une nouvelle ère – voire un nouveau «  monde de production¹  » –, où prévalent les logiques de métropolisation et les activités touristiques². À cela s’ajoute l’émergence d’une forme de gestion portuaire dont la réforme de 2008 est le vecteur : au modèle du tool port, dominant dans les années 1960 et marqué par la logique industrialiste d’un État aménageur, a succédé celui du landlord port où les prérogatives de l’autorité portuaire se limitent à la gestion d’un patrimoine foncier et à l’externalisation des autres tâches auprès d’opérateurs privés³.

3Or, plus qu’une transition linéaire entre deux modèles, ne s’agit-il pas plutôt d’une nouvelle étape dans la diversification et le renforcement des fonctions économiques de la place ? La restauration récente des grues de la digue du large appréhendées comme un élément fort de l’identité et du patrimoine portuaires locaux, la pérennisation des opérations logistiques sur le terminal à conteneurs de Mourepiane, la relance des activités de réparation navale grâce au dynamisme du secteur de la croisière, le glissement et le maintien des trafics lourds et industrialisants⁴ vers les sites de Lavéra-Fos et les initiatives actuellement portées par le Grand Port maritime de Marseille (GPMM) en dehors du strict champ de la valorisation foncière (agrandissement du terminal à conteneurs de Fos, partenariat avec Shanghai dans le cadre de la politique des »  nouvelles routes de la soie  », programmes PIICTO et GREEN IMPACTS en faveur d’une économie circulaire reposant sur les principes de l’écologie industrielle, projet de «  Smart Port  » connecté et numérique) sont autant d’indices qui plaident en faveur d’une vision cyclique des stratégies et des réalisations portuaires. Au-delà des choix disruptifs et à rebours de toute lecture présentiste de la situation, ces phénomènes montrent que les recompositions du port s’effectuent sans faire table rase du passé et qu’elles reposent bien souvent sur des permanences, pour ne pas dire sur une dépendance au sentier, dont les origines sont parfois plus anciennes qu’il n’y paraît. Pour les identifier avec le plus de justesse possible et faire la part entre les ruptures et les continuités, l’investigation historique s’avère nécessaire, tant en privilégiant l’exploration des périodes les plus contemporaines – souvent délaissées par les historiens au profit d’autres disciplines – qu’en s’intéressant aux perspectives de longue durée depuis l’époque moderne.

4Fruit d’une rencontre entre universitaires et anciens cadres du Port autonome de Marseille (PAM), Établissement public de l’État instauré en 1965-1966⁵, cet ouvrage repose avant tout sur un constat : l’histoire du port de Marseille depuis la Seconde Guerre mondiale – période qui a vu se succéder, en quelques décennies seulement, un très grand nombre de bouleversements économiques, spatiaux, techniques, sociaux, administratifs – reste à écrire. Cet état de fait n’est pas propre à la cité phocéenne et vaut d’ailleurs pour la plupart des ports français. De manière générale, la faiblesse des recherches historiques sur les dynamiques portuaires post-1945 n’est pas imputable à un quelconque désintérêt des vingtièmistes mais davantage à la difficulté d’accéder à des documents de première main qui n’ont pas encore été versés dans les dépôts publics ou qui restent soumis à des restrictions de consultation en raison du caractère récent – et donc potentiellement sensible – des informations qu’ils contiennent. Malgré tout, certains travaux pionniers, principalement fondés sur la disponibilité d’une abondante littérature grise ou sur les dossiers ministériels actuellement consultables, ont montré la voie à l’échelle nationale. Les recherches de Bruno Marnot, qui se sont ponctuellement aventurées au-delà du xix^e siècle, ont interrogé l’adaptation des économies portuaires françaises aux logiques de la mondialisation néo-libérale et à la construction du Marché commun⁶, tandis que l’ouvrage de Pierre Gras invite à considérer les capacités de résistance et de réinvention des places maritimes par-delà les crises qui jalonnent la deuxième moitié du xix^e siècle⁷. La démarche entre en résonance avec les réflexions sur la résilience économique des villes portuaires, portées par le réseau PORTHIFE qui regroupe plusieurs chercheurs issus d’universités du Nord de la France et de Belgique⁸.

5À l’échelle marseillaise, si les études sur l’époque moderne⁹, le xix^e siècle et l’entre-deux-guerres¹⁰ s’inscrivent dans une tradition historiographique féconde et régulièrement actualisée, les travaux portant sur les années 1950-1990 demeurent embryonnaires et parcellaires. La genèse des projets d’extension vers le golfe de Fos¹¹, les structurations de l’univers professionnel des dockers, les mutations du transport maritime et les trajectoires entrepreneuriales de la réparation navale¹² sont les sujets les mieux documentés en l’état actuel des connaissances, tandis que de nombreuses questions demeurent dans l’ombre. Parmi elles figurent la portée effective de l’éclatement géographique et fonctionnel des sites portuaires vers Lavéra à partir de 1952 puis Fos-sur-Mer dès 1965, les derniers soubresauts du commerce colonial sous le régime de l’Union française, la reconversion pétrolière de l’appareil portuaire, les modalités concrètes de la littoralisation des industries lourdes, les défis posés par la course au gigantisme naval, l’émergence de nouvelles techniques de manutention dans le sillage de la conteneurisation, les modifications du régime juridique du port, les attitudes des milieux d’affaires locaux face à l’étatisation de la gouvernance portuaire, ou encore la place des imaginaires dans les prises de décision économiques et les projets d’aménagement. Les contributions réunies dans cet ouvrage entendent apporter des éclairages sur ces questions à travers trois entrées transversales – les espaces, les fonctions, les représentations –, sans toutefois prétendre à l’exhaustivité. Des thématiques phares de l’après-guerre sont d’ailleurs absentes : les impacts environnementaux liés à la présence d’activités polluantes sur le littoral et les enjeux sociaux relatifs aux recompositions professionnelles ou aux mobilisations syndicales de la main-d’œuvre portuaire. Que l’on n’y voie aucune volonté d’invisibiliser des sujets épineux qui mettent en jeu des conflictualités urbaines, ni celle de promouvoir une grille de lecture patronale des orientations commerciales et productives. Au vrai, deux considérations ont motivé ce choix. Premièrement, la dimension écologique des espaces industrialo-portuaires de Marseille-Fos a fait l’objet d’une enquête pluridisciplinaire à part entière autour du programme «  PICTURE IT-Le grand chambardement¹³  » ; deuxièmement, le rôle des dockers, leurs gestes de travail – qui, d’ailleurs, ne seront pas totalement escamotés, comme en témoigne le cahier photographique central de Jacques Reboud – et leur structuration identitaire autour de luttes fédératrices sont déjà relativement bien connus, tant sur le plan national que local¹⁴, même si de nombreux aspects restent à préciser et pourraient constituer l’un des prolongements possibles du présent ouvrage.

6Outre la nature des sujets traités, l’originalité de la démarche est aussi d’ordre méthodologique. Comment explorer le passé récent du port de Marseille sans inclure, d’une façon ou d’une autre, ceux qui ont vécu ou élaboré les transformations sur les quais ? Tous les ouvrages ont leur histoire et celui-ci ne déroge pas à la règle. Il est issu d’une sollicitation exprimée en 2015 par d’anciens cadres du Port autonome de Marseille emmenés par Didier Picheral et Bernard Genet¹⁵, conscients de l’importance des projets auxquels ils avaient participé et soucieux de retracer l’histoire de ce qu’ils avaient vécu dans l’exercice de leurs fonctions. Orientés par le professeur Gérard Chastagnaret vers l’unité mixte de recherche TELEMMe, ils ont rapidement adhéré abouti à l’idée de constituer une équipe pluridisciplinaire ouverte aux anciens acteurs du port, pour croiser les regards, comparer les expertises et engager une réflexion au long cours à travers des manifestations scientifiques destinées à un large public. Ce projet a été facilité par l’ouverture des archives du Port autonome de Marseille – accessibilité rendue possible par M^me Christine Cabau Woehrel, ancienne présidente du directoire du Grand Port maritime de Marseille –, l’obtention d’un contrat doctoral d’Aix-Marseille Université qui a abouti à la soutenance d'une thèse en 2021 et le soutien du laboratoire TELEMMe. Trois journées d’étude ont ainsi pu être organisées : «  Le port de Marseille face aux mutations de l’économie mondiale : hier, aujourd’hui  », à la Villa Méditerranée (2016) ; «  La “boîte” et le port. Marseille (1975-1990)  », à la Chambre de commerce et d’industrie Aix-Marseille-Provence (2017) ; »  Le port de Marseille entre mythes et réalités xvii^e-xxi^e siècle  », au Musée d’histoire de Marseille (2018). Construit sur la base d’un dialogue entre des universitaires, des acteurs et des témoins de la vie portuaire, ce volume se fonde donc sur un pari ambitieux et pour le moins risqué d’un point de vue strictement académique. Le dépassement – désormais assez classique mais toujours aussi prometteur – des clivages disciplinaires, entre histoire, architecture, urbanisme, géographie, économie et sciences de l’aménagement, se double ici d’un véritable décloisonnement de la recherche scientifique qui se repositionne au cœur des questionnements de son époque et des préoccupations du corps social. Se dessinent ainsi des espaces d’interactions où chacune des parties se nourrit du regard voire de l’expertise de l’autre, et où s’élaborent des formes d’écritures plurielles. Car les contributions non-universitaires rassemblées dans les prochaines pages ne sont pas de simples témoignages rédigés au gré de souvenirs plus ou moins fragmentaires. Loin de sacrifier à la tentation hagiographique, elles mêlent la sensibilité personnelle de leurs auteurs avec des recherches inédites menées dans des dépôts d’archives ou dans des fonds privés spécialement mobilisés pour l’occasion. Le temps de cette aventure éditoriale, l’ingénieur, le cadre commercial ou encore le chargé d’études se sont essayés au recul critique et aux méthodes documentaires de l’historien, sans pour autant que les identités professionnelles des uns et des autres ne soient brouillées.

7Réciproquement, la discipline historique et plus généralement les sciences humaines et sociales, sortent enrichies d’un tel laboratoire d’échanges. Pour s’en convaincre, il suffit de rappeler l’une des principales avancées issues de cette expérience : l’ouverture en 2016, à la demande des anciens cadres du PAM, des archives du cabinet du Port autonome de Marseille conservées au siège du GPMM, collection documentaire exceptionnelle non encore dépouillée par les chercheurs. Au détour de chaque liasse, les procès-verbaux des délibérations, les rapports techniques, les bilans conjoncturels, les tableaux statistiques et les études prospectives présentées devant le conseil d’administration jettent un éclairage sans précédent sur le fonctionnement de l’outil portuaire et placent l’historien au plus près des processus décisionnels, en rendant compte de leur dimension discursive. La mise à disposition du fonds a non seulement étayé çà et là les réflexions de certains acteurs ou témoins – sans verser dans une histoire de l’institution Port autonome –, mais elle a surtout permis la réalisation d’une thèse de doctorat sur l’histoire économique et environnementale du port de Marseille dans la seconde moitié du xx^e siècle qui constitue une contribution majeure à la connaissance de l’histoire portuaire française et place notre ville aux avant-postes de la recherche dans ce domaine¹⁶.

8La prégnance des problématiques et des archives vingtièmistes ne doivent, en aucun cas, occulter l’exploration de longue durée. C’est d’ailleurs tout le sens du présent volume : lire les années 1950-1990 au miroir des siècles passés, afin de replacer les aménagements spatiaux et les fonctions économiques dans des trajectoires temporelles, tout en remettant en perspective certaines représentations. Les trois premières contributions présentées par Olivier Raveux, Gilbert Buti et Xavier Daumalin répondent pleinement à cet objectif. À travers le cas des activités textiles dans le dernier tiers du xvii^e siècle, Olivier Raveux va à rebours d’une idée communément admise depuis la thèse de Louis Pierrein : la fonction industrielle du port de Marseille n’est pas née à la fin du xix^e siècle à partir des arrivages de sucres et d’oléagineux. Celle-ci est bien antérieure aux années 1870 et repose sur d’autres produits. Le travail du coton (indiennage, toiles piquées, cotonnines), la confection de draps et de bonnets en laine et la production de soieries, qui sont particulièrement dynamiques dans les années 1690, alimentent des négoces industrialisants de matières premières textiles et tinctoriales, puis génèrent des exportations maritimes de produits finis. Tant pour les approvisionnements que pour les débouchés, les «  quatre parties du monde  » sont connectées à la cité phocéenne, preuve que Marseille est déjà un port mondial à l’orée du xviii^e siècle.

9C’est précisément cette dimension intercontinentale et transocéanique du négoce local au siècle des Lumières que Gilbert Buti analyse dans sa communication. Loin d’être recroquevillée sur une chasse gardée méditerranéenne, Marseille s’ouvre de plus en plus au commerce atlantique – en particulier celui des Antilles françaises – à partir des années 1720 ; une ouverture océane qui lui assure une forte croissance économique, contrairement à l’image d’un port dépendant du négoce levantin à laquelle il est régulièrement associé – y compris dans l’historiographie. Pourtant, les dilatations du foreland, soumises aux aléas de la conjoncture et aux risques des revers maritimes, n’auraient pu être possibles sans la consolidation d’un réseau commercial méditerranéen qui apparaît comme un refuge en cas de crise et comme un soubassement indispensable de la conquête de nouveaux horizons océaniques ; des horizons qui se confondent déjà avec les rivages coloniaux dont la contribution suivante analyse le devenir dans la structure des échanges entre la fin du xix^e siècle et les années 1930.

10Parmi les poncifs vecteurs d’imaginaires à l’égard de la place marseillaise, le topos du «  port colonial  » est aussi célèbre que celui de la «  Porte de l’Orient  », immortalisé par le célèbre tableau de Puvis de Chavannes. Au-delà des mots et des images, la perception des réalités économiques a longtemps été biaisée par le paradigme nationaliste de l’exclusif colonial qui a conduit à examiner les relations maritimes entre la cité phocéenne et l’empire français, sans intégrer la part des colonies étrangères. Influencé par les études globales et mu par les avancées de l’historiographie impériale, Xavier Daumalin va à l’encontre de cette tradition. Si certaines filières industrielles ont été étroitement connectées avec des marchés ultramarins – notamment pour l’importation de
matières premières vouées à être transformées – et si l’ouverture du canal de Suez a permis à Marseille de construire un système économique impérial où s’enchevêtrent interactions et interdépendances entre des colonies qui
n’entretenaient pas, jusque-là, de relations suivies, les échanges coloniaux ont rarement représenté plus de 30  % de l’ensemble du trafic portuaire. Au cours de ces années, Marseille est resté avant tout un port mondial très diversifié, ouvert à tous les marchés.

11Quelles empreintes laissent ces réalités industrialo-commerciales sur les logiques spatiales, les paysages et les relations ville-port ? C’est à cette question que René Borruey entend répondre de façon diachronique, en définissant trois séquences distinctes. La première, relevant du temps long entre Antiquité, Moyen Âge et époque moderne, se caractérise par la construction d’une relation consubstantielle entre le tissu urbain et la manutention des marchandises dans l’anse enserrée du Lacydon. La modernisation et l’extension des infrastructures portuaires vers la Joliette à partir des années 1840, conjuguées à la mise en œuvre du système multimodal des docks-entrepôts importé d’Angleterre – qui suscite des tensions entre les milieux d’affaires locaux et l’État –, provoque une première coupure entre la cité et son appareil portuaire ; une coupure qui se renforce au cours d’une troisième séquence au milieu du xx^e siècle. Émerge alors «  un port sans la ville  », sous l’effet des extensions extramuros vers Lavéra-Fos et de la conteneurisation qui standardise les espaces et bouleverse les identités paysagères.

12Le glissement du centre de gravité portuaire vers les bassins Ouest à partir des années 1950 est en fait indissociable d’une mutation de la fonction économique des quais, qui s’orientent désormais vers des trafics de gros volume, en lien avec l’approvisionnement des raffineries pétrolières installées dans la région de Fos-étang de Berre (Esso-Fos, BP-Lavéra, Total-La Mède, Shell-Berre). Loin d’être une sinécure pour les acteurs locaux et pour les aménageurs, cette reconversion pétrolière suppose une adaptation constante des équipements en fonction des évolutions soudaines de la géographie maritime. C’est ce que montre Fabien Bartolotti à travers l’étude des stratégies du PAM face à la fermeture du canal de Suez (1967-1975) et à la course au gigantisme naval qui s’amorce à l’échelle internationale. Réflexes d’anticipation, enjeux budgétaires et études prospectives sont autant d’ingrédients d’une prise de décision qui permet au port de Fos de réceptionner des supertankers de plusieurs centaines de milliers de tonnes calibrés pour suivre la route du cap
de Bonne-Espérance.

13Les ressorts de la prise de décision sont également au cœur de la contribution de Didier Picheral et de Jean Graujeman sur la genèse et le lancement de la forme 10, cale sèche géante prévue pour accueillir des bâtiments de plus de 500 000 tonnes. Actée à un moment charnière où les industriels de la réparation navale locale – spécialisés depuis les années 1950 dans la maintenance des tankers – sont en proie à une concurrence étrangère accrue, cet outil de radoub est censé assurer la compétitivité d’un secteur industriel traditionnel du port qui emploie plusieurs milliers d’ouvriers et de sous-traitants dans des branches aussi diverses que la forge, la chaudronnerie, la mécanique marine, l’accastillage ou encore les peintures. Mise en service en 1975 après de multiples tâtonnements, l’installation subit les conséquences des chocs pétroliers inaugurant l’ère du pétrole cher, la rétractation de la demande mondiale et l’abandon du gigantisme naval qui entraîne la faillite du premier réparateur marseillais (la Société provençale des ateliers Terrin) à la fin des années 1970.

14Aux côtés des flux d’or noir, perçus par les contemporains comme des trafics susceptibles de provoquer des effets d’entraînement sur le tissu industriel, tant par l’implantation d’unités de raffinage que par l’installation d’usines pétrochimiques ou par la régénération de filières déjà existantes – comme celle des réparateurs navals –, le modèle productiviste des «  Trente Glorieuses  » se fonde aussi sur la littoralisation d’une autre industrie lourde : la sidérurgie. Les recherches menées par Marc Lacroix et Bernard Genet dans les fonds du syndicat professionnel du secteur et dans les archives du PAM permettent de préciser les circonstances qui entourent la construction de la SOLMER, opérationnelle à partir de 1974 à Fos-sur-Mer. Véritable usine intégrée, depuis la préparation du coke jusqu’au laminage des produits plats (coils), en passant par la production de fonte, elle est complétée par l’usine Ugine Aciers, qui fabrique des aciers spéciaux. Porté par un État stratège soucieux de soutenir la modernisation de la sidérurgie lorraine alors en crise et de l’adapter à un marché mondialisé dont les approvisionnements se font par voie maritime, le démarrage de la SOLMER résulte de multiples campagnes de lobbying qui ont opposé les défenseurs de la localisation méditerranéenne contre les promoteurs de l’implantation havraise.

15L’exemple illustre le climat concurrentiel dans lequel s’effectue l’aménagement des zones industrialo-portuaires (ZIP). À cet égard, la contribution de Bernard Morel éclaire les enjeux de la politique volontariste et néo-colbertiste de l’État, conduite par les milieux gaullistes au cours des années 1960. Fondée sur les principes de la planification, influencée par la théorie des »  pôles de croissance  » de François Perroux et relayée dans l’ensemble des régions par la DATAR, cette logique d’aménagement se caractérise par un esprit centralisateur, techniciste et industrialiste, qui se conjugue à une reprise en main des ports depuis la loi d’autonomie de 1965. Pourtant, le modèle «  top-down  » ne fait pas consensus : il suscite des résistances et alimente des conflits à l’échelle régionale, tandis que les décideurs portuaires sont confrontés à une complexification des procédures d’aménagement dans lesquelles prennent part de multiples intervenants. Autant d’éléments qui invitent à ne pas appréhender les réalisations exclusivement depuis Paris et qui poussent à repenser l’articulation entre le local et le national dans la mise en œuvre des projets.

16En outre, il ne faudrait pas caricaturer les choix économiques qui déterminent l’aménagement des ZIP. Si le développement des industries pétro-sidérurgiques semble retenir toutes les attentions et concentrer tous les efforts ; si les investissements dans des équipements censés capter des flux de marchandises industrialisantes paraissent les plus spectaculaires, les transformations des fonctions proprement commerciales sont tout aussi décisives. Car les décennies de l’après-guerre sont marquées par une mutation majeure des techniques de manutention des marchandises diverses. Traditionnellement transportées dans des emballages variés (sacs, ballots, barriques, tonneaux, cagettes, etc.), elles sont progressivement conditionnées dans des unités standardisées, la palette puis le conteneur, afin de fluidifier les ruptures de charge et de favoriser la multimodalité. Les impacts sur l’organisation de l’espace portuaire sont considérables : comme le montre René Borruey, le port devient une sorte de »  chaussée toutes-directions  ». Finis les entrepôts, finies les grues conventionnelles déchargeant et chargeant des palanquées de denrées, finie la présence massive de dockers sur les quais : la conteneurisation implique nécessairement une accélération des cadences, une augmentation du rendement et une automatisation des procédures qui entraînent une baisse des effectifs de la main-d’œuvre ainsi qu’une invisibilisation de la vie portuaire pour le grand public.

17Mais la conteneurisation marseillaise souffre, à l’instar de celle qui se déploie au sein des ports français, d’une image assez négative dans la littérature scientifique, marquée par la thématique du «  retard de conversion  ». Autrement dit, les décideurs auraient raté le tournant de la mise en boîte des marchandises dans les années 1970. Auraient-ils fait preuve d’un désintérêt pour la nouvelle technique, au profit d’autres trafics et d’autres horizons de croissance liés aux dynamiques industrielles ? À ces questions, Fabien Bartolotti répond par la négative. En replaçant les origines du conteneur dans les réflexions sur le transport combiné de l’entre-deux-guerres et en soulignant le rôle pionnier des responsables portuaires et des armateurs locaux dans le développement d’un système d’échanges conteneurisés dès la fin des années 1960 – au moment même où le chantier de la ZIP de Fos bat son plein –, sa contribution conclut que les causes du retard actuel du port par rapport aux places maritimes de l’Europe du Nord sont à rechercher ailleurs, et en premier lieu dans la faiblesse d’un hinterland manufacturier pourvoyeur de biens conteneurisables à l’exportation.

18Un autre facteur est indirectement signalé par l’étude de Bernard Genet sur les origines de la manutention horizontale. Apparaissant parallèlement à la conteneurisation, mais résultant d’une filiation encore discutée – train ferries de la fin du xix^e siècle ou landing crafts de la Seconde Guerre mondiale – les trafics de roll-on/roll-off s’effectuent par roulage de camions et/ou de remorques depuis le quai jusqu’à l’intérieur des navires sans aucune rupture de charge. Le chargement ou le déchargement horizontal des marchandises constitue un véritable défi pour la construction navale, mais aussi pour les autorités portuaires qui doivent doter les quais de plateformes de roulage voire de rampes d’accès. Si le roll-on/roll-off se combine aisément avec le conteneur, il peut aussi le concurrencer, en particulier sur des lignes inter-méditerranéennes (notamment les liaisons avec le Maghreb) qui se prêtent aisément à ce genre de trafics.

19Quoi qu’il en soit, c’est dans les années 1980, au moment même où les deux techniques de manutention sont en plein essor et supplantent les méthodes de chargement/déchargement conventionnelles (appelées lift-on/lift-off) que l’identité professionnelle des dockers est profondément remise en cause. Tel est le sujet de la communication de Jean Cristofol. Face aux armements de porte-conteneurs qui exigent des conditions opérationnelles compétitives pour escaler à Fos ; face à l’accélération des cadences, à la mécanisation et à l’informatisation accrues des procédures, le travail sur les quais connaît un bouleversement de grande ampleur, non seulement dans ses aspects matériels, mais aussi dans sa fonction économique, dans sa portée sociale, dans sa signification culturelle. Naît alors une initiative portée par le syndicat CGT dockers du golfe de Fos : créer un Centre culturel, éducatif, scientifique et technique de la manutention portuaire (CCEST). Expérience éphémère mais pas moins originale de résistance et de remobilisation professionnelle, elle est associée à une exposition photographique sur le métier de docker, organisée en 1986, dont certains clichés, pris par le photographe Jacques Reboud, illustrent les transformations des gestes du travail et composent le cahier central de cet ouvrage.

20Outre leur portée documentaire, la dimension esthétique de ces images invite à aborder une dernière thématique : le rôle des imaginaires dans les projets et dans les stratégies des décideurs portuaires. À partir d’une analyse des discours promotionnels du port de Marseille, empruntant plusieurs canaux de diffusion – organisation d’événements, brochures, affiches, encarts publicitaires et films –, Fabien Bartolotti montre comment le PAM se met en scène pour contrecarrer une mauvaise réputation économique, répandue par voie de presse dans les années 1970, qui nuit à l’image de marque du premier port de France. Renouant avec certains mythes empruntés aux lieux communs du xix^e siècle (le «  carrefour méditerranéen  », la «  Porte de l’Orient  ») auxquels est associée une nouvelle rhétorique issue du productivisme des »  Trente Glorieuses  » (éloge du gigantisme et mythologie du suréquipement), le PAM utilise les actions de promotion comme un instrument de résistance à la crise de 1979 et comme un moyen d’attirer de nouveaux clients dans la ZIP, au moment où les implantations industrielles connaissent un coup d’arrêt.

21Pourtant, la mauvaise réputation du port, médiatiquement et politiquement fabriquée au moins depuis les années 1970 – si ce n’est depuis l’entre-deux-guerres –, ne cesse de se répercuter dans l’esprit de bon nombre d’habitants et de dirigeants de la ville, au point de devenir gênante pour certaines aspirations urbaines. C’est ce qu’affirme René Borruey, en analysant un leitmotiv répandu parmi les architectes et les urbanistes : le port comme obstacle entre la ville et la mer. L’origine de cette expression paradoxale – puisque le port est par nature une interface – résulte à l’évidence d’un éloignement des trafics les plus volumineux vers les bassins Ouest, tandis que les quais intramuros sont perçus, à tort, comme dépossédés de leurs fonctions portuaires. Certains projets architecturaux, conçus dans les années 1980-1990, ont dessiné une ville débarrassée de son passé industrialo-portuaire et tournée vers des identités inventées de toutes pièces. Cela témoigne de l’extinction d’un imaginaire puissant de la «  ville-port  » au profit d’une ville simplement posée sur la Méditerranée.

22L’opération d’intérêt national (OIN) Euroméditerranée, lancée en 1995, participe-t-elle alors de la disparition de l’imaginaire de la «  ville-port  » ou entend-elle précisément le régénérer ? S’agit-il d’une reconquête par la ville des espaces portuaires délaissés ou est-ce un moyen, pour le port, d’intégrer des fonctions métropolitaines et de s’orienter vers une économie tertiarisée ? Les bâtiments édifiés dans le cadre de l’OIN symbolisent-ils une nouvelle limite entre la ville et le port ou contribuent-ils à la faire disparaître ? Soucieuse de présenter les résultats d’une recherche-action sur la base de ce questionnaire, Camille Hagège analyse de manière réflexive les nombreuses ambiguïtés contenues dans le programme Euroméditerranée entre mythes et réalités, entre passé et présent, en renouant avec les problématiques qui ont servi de fil conducteur à notre démarche collective.

23Le lecteur curieux ou averti ne trouvera pas, au fil des pages, toutes les réponses aux questions qui traversent, aujourd’hui, une actualité maritime foisonnante et parfois polémique. Premier jalon, plutôt qu’entreprise aboutie, ce recueil emprunte volontiers à la métaphore d’un chantier en pleine effervescence, où les tâtonnements et les lacunes restent nombreux, mais où de nouvelles connaissances et pratiques ne cessent de se construire au gré des apports de chacun.

24Une chose est sûre : les velléités actuelles du Grand Port maritime de Marseille, comme de la Région Sud, de faire redécouvrir la fonction portuaire et la «  maritimité  » du territoire au plus grand nombre, dans le droit fil des réflexions nationales et éminemment politiques sur la puissance maritime française, ont, de facto, entériné le constat d’une coupure – tout au moins d’une incompréhension – entre ce port multi-sites et les cités qui l’accueillent. Elles ont aussi et surtout pointé la nécessité d’y remédier. Si le temps semble venu de réduire le fossé, de transformer la «  barrière portuaire  » en passerelle, ou simplement d’éveiller un intérêt mutuel dans la perspective d’un avenir davantage partagé, formons le vœu que cet ouvrage puisse y contribuer à sa façon.