1À l’instar des disciplines des sciences sociales (Adler et Adler, 1993 ; Renzetti et Lee, 1993 ; Bouillon et al., 2005 ; Hennequin, 2012 ; Ayimpam et Bouju, 2015), les sciences de gestion et du management, adoptant notamment des approches qualitatives, sont aujourd’hui, particulièrement sensibles aux aspects éthiques et méthodologiques que soulève la gestion des terrains sensibles (Sachet‑Milliat, 2009 ; Merle, 2010 ; Condomines et Hennequin, 2013). Ce type de terrains s’est fortement développé ces dernières années face à la mondialisation, à la généralisation des nouvelles technologies de communication et aux évolutions sociales et sociétales (mouvements de populations, affirmations culturelles) qui ont envahi la sphère publique, privée et, plus globalement, le monde de l’entreprise, en venant questionner un certain nombre de ses pratiques et comportements (Jan et al., 2019). La littérature sur les sujets sensibles pointe trois principales lacunes sur le plan conceptuel et méthodologique. La première concerne le terme même de « sensibilité » dont l’acceptation apparaît trop limitée et schématique. La seconde porte sur les groupes étudiés et leurs liens avec la question des terrains sensibles. Le troisième point porte sur les aspects méthodologiques et la place du chercheur dans le dispositif d’ensemble, compte tenu des défis émotionnels à gérer et de la nécessité de produire des résultats fiables.

2Un aspect de la littérature méthodologique sur les sujets « sensibles » au cours de la dernière décennie concerne le manque d’intérêt persistant pour le développement de ce concept. Une grande partie de la littérature a tendance à prendre la notion de « sensibilité » comme non problématique ou de sens commun, ou tend à reposer sur la définition de Lee (1993) en tant que « recherche pouvant potentiellement constituer une menace importante pour ceux qui sont y ont été impliqués ». Les travaux originels de Lee (1993) abordent la question de la « sensibilité » comme un phénomène émergent et non comme une caractéristique inhérente entre le sujet et la recherche. De ce fait, une acceptation plus riche pourrait être de substituer la notion de « risque » à celle de « menace », ouvrant ainsi la voie à d’autres analyses et interprétations (Dickson‑Swift et al., 2008). En effet, la notion de « menace » peut, par certains côtés, apparaître comme étant trop mécaniste et psychologique. À ce jour, cependant, un travail de ce type reste à faire. Le besoin d’un développement conceptuel plus poussé est peut-être le plus perceptible en ce qui concerne la littérature sur les exigences émotionnelles. La question des défis émotionnels auxquels les chercheurs sont confrontés lorsqu’ils travail sur le terrain mériterait une attention plus grande.

3De plus, de nombreux travaux sur des « sujets sensibles » se concentrent sur des groupes stigmatisés, défavorisés ou socialement ignorés d’une manière ou d’une autre. Cependant, des travaux mettent en évidence une lacune importante. En effet, force est de constater le manque de travaux sur les élites au pouvoir, sur des sujets concernant les méfaits des entreprises (comportement des dirigeants) ou sur le pouvoir de l’État, qui sont pourtant des domaines sensibles et délicats qui, à bien des égards, posent une série de difficultés pour les chercheurs. L’importance d’étudier « vers le haut » comme « vers le bas » reste un défi de longue date pour les chercheurs qu’il convient de traiter (Nader, 1972). Quelques conseils sur les questions en jeu pourraient par exemple provenir d’un travail sur la négociation des complexités politiques des sociétés.

4En ce qui concerne les aspects méthodologiques, les chercheurs peuvent prendre trois grandes directions. Premièrement, les universitaires doivent éviter d’affirmer que la connaissance est totalement « neutre » d’un point de vue éthique, car peu de personnes en dehors du domaine académique partagent ce point de vue. La question de l’interprétation des résultats pour faire avancer sa propre cause reste posée (Sieber et Stanley, 1988). Deuxièmement, il est important que les chercheurs choisissent des procédures qui leur fournissent les moyens de répondre aux critiques et de protéger les résultats contre les attaques éventuelles (Channels, 1993), face aux risques d’exposition de leurs travaux au grand public. Enfin, troisièmement, les chercheurs doivent réagir de manière proactive à ce nouvel environnement pour s’assurer que les informations diffusées soient exactes et puissent permettre de faire évoluer la science.

Définitions de terrains ou sujets sensibles : proposition d’une typologie

5Comme le note Condomines et Hennequin (2013), s’intéresser aux sujets sensibles, c’est se confronter au premier abord à une compréhension naturaliste de cette thématique, laissant aux chercheurs une grande liberté dans la définition retenue du concept. Pour autant, un examen plus approfondi de la littérature témoigne de l’existence de plusieurs travaux visant à définir le concept de sujet sensible en sciences de gestion et du management. La référence de base demeure celle de Sieber et Stanley (1988) qui énoncent que

socially sensitive research refers to studies in which there potential social consequences or implications, either directly for the participants in the research or for the class of individuals represented by the research.

6Condomines et Hennequin (2013) rappellent que cette définition constitue une première tentative pour donner un contenu à un concept qui, jusqu’ici, se limitait à l’étude d’un tabou. Les auteurs soulignent que cette première compréhension est trop restrictive et déterministe tant elle oublie les éléments contextuels, sources de vulnérabilité. La définition de Sieber et Stanley (1988) a le mérite de replacer au cœur de la réflexion les personnes interrogées et d’interroger le chercheur par rapport à son objet et ses conséquences pour la société. Malgré ses mérites, cette définition fait l’objet de critiques.

7Lee (1993) souligne l’absence de prise en compte des dimensions éthiques, méthodologiques et techniques liées à la réalisation de recherches sur des sujets sensibles. Il propose une nouvelle définition des sujets sensibles comme : « Research which potentially poses a substantial threat to those who are or have been involved in it ». Lee (1993) précise que les sujets sensibles peuvent concerner des sujets comme les comportements contraires à l’éthique ou scandaleux, la violence au travail, le harcèlement, la discrimination, l’utilisation de procédures dangereuses, les cas de « coming out » au travail ou de consommation de drogues illicites, et des comportements déviants dans l’organisation. Lee (1993) souligne qu’il convient de tenir compte dans la définition de facteurs contextuels qui peuvent rendre un sujet sensible dans un environnement particulier. Ainsi, la perspective de mener une thèse de doctorat sur « l’impact du terrorisme islamiste sur le modèle démocratique aux États-Unis : une lecture des attentats du 11 septembre » peut apparaître, chez les victimes et familles de victimes (2 977 personnes décédées) qui travaillaient dans le centre de Manhattan à New York, comme un sujet hautement sensible tant sur le plan émotionnel que psychologique. La prise en compte du contexte et de son impact social, sociétal ou psychologique sur les personnes concernées, constituent donc un élément essentiel de la gestion des recherches en milieu sensible.

8Ces deux premières définitions ont ouvert la voie à la définition de Renzetti et Lee (1993) qui apparaît comme la référence dans le champ des sciences de gestion et du management. Les auteurs s’inscrivent dans le prolongement des travaux précédents, notamment celui de Lee (1993). Ils approfondissent la réflexion autour de la notion de menace potentielle. Ils identifient quatre circonstances qui conduisent à une intensification de cette menace. La première est lorsque la recherche s’introduit dans la vie privée des interviewés ou a pour objet des sujets mobilisant une expérience personnelle particulièrement privée ; ici, le chercheur est invité à intégrer dans ses analyses le caractère intrusif de sa démarche qui peut engendrer parmi les interviewés des sentiments négatifs comme la honte ou la peur. La seconde concerne les recherches s’attachant à comprendre des pratiques déviantes ; ici, la divulgation de ces réalités cachées peut être synonymes de coûts élevés pour les interviewés tant la société peut chercher à les condamner pour ces pratiques illicites. La troisième menace souligne le poids que peut avoir sur les interviewés des résultats concernant les intérêts de personnes en position de pouvoir ; ici, les auteurs soulignent que les conséquences négatives peuvent être très élevées au point de concerner aussi le chercheur. Enfin, Renzetti et Lee (1993) suggèrent la menace potentielle constituée par l’étude de sujets perçus comme essentiels, sacrés par les interviewés. Leur capacité à accepter une relativisation de l’importance du sujet, voire une critique est très faible. Condomines et Hennequin (2013) voient en l’espèce un rappel du caractère tabou des sujets sensibles.

9L’ensemble de ce travail terminologique traduit la volonté de la communauté scientifique de mettre au premier plan de la définition des sujets sensibles la protection des publics sensibles comme celle des chercheurs. Les travaux menés dans le milieu médical auprès de malades ou d’enfants retrouvent cette exigence éthique non discutable. La sensibilité du sujet est déterminée par la vulnérabilité des personnes interrogées. Cette dernière est définie par Peternelj‑Taylor (2005) comme un construit complexe et multi dimensionnel, évolutif selon les croyances personnelles et les valeurs de la société où la recherche est menée. Kipnis (2001) propose cependant de ne pas faire de cette vulnérabilité un obstacle à la recherche lorsqu’il énonce à propos du concept qu’il ne devrait pas être vu comme un « flashing red light ordering researchers to stop, but rather as a cautionary signal, calling for proper safeguards ». On voit poindre ici une critique sur le poids pris dans le contexte anglo-saxon par les comités éthiques qui se saisiraient de la vulnérabilité de certains publics pour en limiter l’étude. Or, Alexander et al. (2018) montrent, en s’appuyant sur les travaux d’autres chercheurs comme Biddle et al. (2013), que les bénéfices pour ces publics fragiles de participer à des recherches les concernant dépassent de loin les risques pris. Plus encore, les auteurs suggèrent que les coûts supportés ne durent pas ou sont d’un faible niveau face à la satisfaction de pouvoir témoigner qui, elle, s’inscrit dans le long terme.

10Ces recherches récentes témoignent d’une inflexion dans la réflexion autour des sujets sensibles. Elles tendent à montrer que la protection des publics vulnérables s’est érigée en tabou. La communauté scientifique serait dans l’impossibilité de le dépasser, ce qui la conduirait à laisser dans l’ombre des problématiques humainement, socialement pertinentes. Beji-Bécheur et al. (2011) montrent dans leur travail sur l’ethnicité que la prise en charge d’un sujet sensible conduit les chercheurs à le construire en tant que tel comme sensible et à se construire une vision de leur responsabilité dans son traitement. On retrouve ici le constat posé par Condomines et Hennequin (2013) pour qui « le caractère sensible d’une recherche réside moins dans le thème traité que dans la relation entre ce sujet et le contexte social dans lequel l’étude est menée ».

11De telles réflexions montrent que la recherche sur les sujets sensibles évolue d’une définition stricte fondée sur la vulnérabilité des participants vers une approche plus contingente où l’opinion des participants, comme celle des chercheurs, prend le pas sur des facteurs exogènes comme l’avis d’un comité éthique. La sensibilité d’un sujet apparaît donc plus fragile tant elle est affectée par la compréhension mouvante que peut en avoir un chercheur qui peut penser le sujet sensible au démarrage de son travail et réviser son jugement au fur et à mesure de sa découverte ou inversement. Condomines et Hennequin (2013) soulignent cependant que certains sujets comme la sexualité et la maladie sont par nature plus sensibles. Dans un article de synthèse des travaux menés ces dix dernières années sur les sujets sensibles, Lee et Lee (2012) invitent la communauté scientifique à ne pas se contenter de la définition du caractère sensible d’un sujet sur le seul critère de la menace potentielle. Pour les auteurs, Lee (1993) suggère que ce caractère est émergent et non propre à un sujet. Face aux limites inhérentes associées au terme « menace », les auteurs proposent de lui substituer le terme risk, qui leur apparaît plus riche conceptuellement et plus flexible.

12C’est en ce sens que notre compréhension du sujet sensible souhaite aller. Nous définirons le caractère sensible d’un sujet par les risques dont il est porteur pour les participants au sens large. Plus précisément, nous intégrons bien évidemment les sujets de la recherche mais aussi le ou les chercheurs menant le travail. En effet, alors que les travaux récents soulignent le travail entrepris par le chercheur autour du caractère sensible (Béji‑Bécheur et al., 2011 ; Condomines et Hennequin, 2013), les différentes définitions existantes se focalisent sur les seuls participants. Une telle conception nous apparaît comme restrictive. La construction de l’objet de recherche comme sensible, la gestion de la relation avec l’environnement social proche, comme la communauté scientifique, ou plus éloigné à l’instar des médias, constituent des défis importants pour le chercheur. Ce dernier, comme ceux l’encadrant dans sa démarche (collègues, directeur ou directrice de thèse) et les diffuseurs (éditeurs de revues) constituent autant d’autres acteurs potentiellement impactés, menacés par une recherche sur un sujet sensible. Ne concevoir ce concept uniquement qu’à partir des personnes en constituant le terrain oublie la moitié de ceux réellement touchés par la démarche. Sans mettre sur le même plan les deux populations, ceux faisant la recherche et ceux en étant le sujet, les premiers prennent aussi des risques dans la démarche. On peut penser ici à l’absence de reconnaissance de la qualité du travail, des questionnements éthiques sur les raisons de ce choix de sujets, la volonté de régler des comptes personnels avec une population ou une institution particulière, etc.

13Au-delà, et de manière plus iconoclaste, il semble pertinent, à l’image de l’invitation de Lee et Lee (2012), de nous interroger sur le biais présent dans la littérature faisant que la quasi-totalité des travaux sur les sujets sensibles ne concerne que des populations vulnérables. Sensibilité devient alors synonyme de vulnérabilité. Or, s’interroger sur les pratiques mafieuses de certains dirigeants, mettre à jour l’hypocrisie organisationnelle de certaines organisations (Brunsson, 1993, 2002 ; Dumez, 2016), constituent autant de sujets où, à la fois les participants (interviewés) comme les organisateurs de la recherche (chercheurs et diffuseurs), prennent des risques. À ce titre, selon Brunsson (1993), la séparation de l’organisation politique (qui créé de la légitimité vis-à-vis de l’environnement extérieur) et de l’organisation d’action (qui coordonne les actions informelles au sein de l’entreprise) est possible en cultivant l’hypocrisie organisationnelle permettant de contenter les intérêts des différents groupes présents dans et hors de l’organisation.

14Sur la base de ces différents arguments, dans un souci d’élargir une compréhension étroite du sujet sensible, nous proposons une nouvelle définition du concept. Un sujet sensible est une recherche qui présente des risques pour ceux qui y sont impliqués tant comme participants que comme producteurs de connaissances. Cette définition va donc au-delà de la question de la vulnérabilité, terme selon nous trop restrictif, pour lui préférer celle de risque et de ses conséquences en matière de conduite de recherche. Elle présente l’avantage d’intégrer dans la réflexion, les questions d’ordre éthique mais également d’approfondir les questions de nature méthodologique (positionnement de la recherche, gestion du protocole, mode de collecte et de traitement, confidentialité des résultats, etc.).

15En reprenant cette définition, nous proposons de recenser les types de terrains (situations) dans lesquels la relation entre le sujet et le contexte social peut être contrarié, en raison des menaces ou des risques qui pèsent sur l’ensemble des acteurs concernées par la recherche, qu’il s’agisse des cibles retenues ou du chercheur lui-même. En effet, le principal risque associé à l’étude de sujets sensibles est l’interruption (l’abandon) de la recherche pour des raisons de perturbation sérieuse du processus (dangers physiques, non accès aux données du terrain, contrôle externe du processus de recherche). Dans le prolongement des travaux de Lee et Lee (2012), l’analyse réalisée permet d’établir sept grandes catégories de terrains sensibles auxquels peuvent être soumis des chercheurs en sciences de gestion et du management :

• les terrains dédiés à des zones géographiques à risques, où l’intégrité physique et morale du chercheur est menacée à tout moment pour cause de guerre ou d’instabilité politique ;

• les terrains d’entreprise à forts enjeux stratégiques, nécessitant des précautions de confidentialité, où la présence du chercheur peut venir perturber le jeu des acteurs et amener les acteurs interrogés à des réactions de stress, d’anxiété ou de rejet (changements structurels, restructuration, réorganisation, fusion interne, intégration post-acquisition, etc.) ;

• les terrains dédiés à des groupes sociaux ou culturels en marge de la norme sociale ou sociétale, où la simple présence du chercheur peut engendrer des réactions d’hostilités, ou à tout le moins de défiance de part de populations cible (délinquants, terroristes, fanatiques, groupuscules, sans domicile fixe, sans-abri, migrants, clandestins, marginaux, illégaux, etc.) ;

• les terrains dédiés à des groupes vulnérables en situation de manque ou de carence, où la présence du chercheur peut engendrer des réactions émotionnelles fortes de part du chercheur et des populations cible (personnes seules et démunies, femmes battues, adolescents fugueurs, personnes en état de forte pauvreté, etc.) ;

• les terrains dédiés à des groupes militants ou politiques, où la présence du chercheur peut engendrer des réactions d’hostilités, ou à tout le moins de défiance de la part de populations cible ayant un engagement militant affirmé (partis politiques, syndicats, associations militantes, mouvements sociaux, mouvements écologiques, etc.) ;

• les terrains sur des sujets sensibles « tabous » (convictions religieuses, convictions politiques, sexualité, alcoolisme, handicap, etc.), relevant de la vie privée des individus et qui touche à leur identité personnelle ;

• les terrains portant sur des sujets éthiques ou moraux (racisme, antisémitisme, homophobie, misogynie…), relevant de l’ensemble des pratiques et comportements rejetés collectivement par la Société.

16À l’appui de cette typologie qui identifie les différentes formes de risques associées à une recherche en terrain sensible, nous allons chercher à mieux cerner et expliquer les problèmes spécifiques que pose ce type de recherche. Comme nous le verrons, la diversité des situations sensibles en matière de recherche pose des questions morales et éthiques mais également de nature pratique et méthodologique.

Les difficultés ou problèmes rencontrées sur les terrains sensibles en sciences de gestion et du management

17En terrain sensible, le chercheur est exposé à plusieurs types de risques (Sluka, 1990 ; Lee, 1993 ; Agier, 1997 ; Fernandez, 2005 ; Boumaza et Campana, 2007), qui peuvent à tout moment interrompre le processus de recherche et obliger le chercheur à abandonner son terrain d’étude. Dans le cas présent, on entend par danger, une source potentielle de dommage, de préjudice ou d’effet nocif à l’égard du protocole de recherche mis en place ou de la personne en charge du programme de recherche (le chercheur). Dans le cas de terrains sensibles, le premier danger est d’ordre physique et porte sur les menaces extérieures (environnement de travail) qui peuvent peser sur le chercheur et ses équipes, en ce qui concerne leur intégrité physique qui peuvent à tout moment être menacée pour cause d’instabilité géopolitique (guerre, révolutions, conflits), politique (instabilité gouvernementale), économique (crise, récessions), sociale (émeutes, grèves, violences urbaines) et environnementale (virus, bactéries, insalubrité, maladies, produits toxiques, etc.) (encadré 1). Le terrain devenu « dangereux » peut devenir un lieu physiquement inaccessible pour le chercheur.

18Le second danger est l’incapacité du chercheur à rendre sa démarche légitime auprès des acteurs concernés (populations cible), en générant des réactions d’hostilités, ou à tout le moins de défiance, dans le cadre de ses interactions avec autrui (observations participantes, entretiens, interventions). L’une des responsabilités du chercheur concerne le positionnement du chercheur vis‑à‑vis de l’ensemble des acteurs qui peuvent affecter ou être affectés par l’objet de la recherche. La notion de légitimité fait ici référence à une démarche qui puisse être « acceptée, reconnue et justifiée » (Accardo et Corcuff, 1986). « Acceptée » entend désigner l’idée l’action menée puisse être admise au sein du groupe étudié. « Reconnue » vise à rendre compte du caractère objectif et scientifique de la démarche, en dehors de tout esprit partisan. « Justifiée » entend montrer de quelle façon la recherche proposée est utile socialement et garantit l’image institutionnelle et morale de l’organisation partenaire ou du groupe ciblé. En effet, sur des sujets tabous ou controversés (encadré 2), le chercheur peut rapidement faire face à une incompréhension de la part des personnes interrogées, qui vont marquer une forte distance à son encontre. Le chercheur risque alors d’être stigmatisé et peut même être pris à partie (menaces, pression, intimidation).

19Ce type de protocole est bien illustré par le retour d’expérience de Richaud (2016) qui rapporte ses questionnements et réponses méthodologiques en réaction à la pression exercée par le système de contrôle de l’État, alors qu’elle menait une enquête sur les rassemblements de retraités dans un parc public de Pékin. Dans ce domaine, la présentation de soi et la fourniture de garanties de neutralité ne suffisent pas. Cette chercheuse s’est trouvée en permanence confrontée au défi pragmatique de mener une recherche sous la surveillance suspicieuse et pesante d’agents de la sécurité chinoise, engendrant un climat paranoïaque qui l’a obligée à mettre en œuvre des mesures d’autoprotection pour éviter toute accusation d’espionnage. La chercheuse s’est d’abord sentie obligée de fournir des « gages » afin de prouver sa neutralité, en « surjouant » les stéréotypes comportementaux du chercheur, seul moyen de réaffirmer sa présence face à la suspicion. La manière de se comporter et le choix de la mise en scène sont ainsi devenues aussi cruciales que la conduite de la recherche. Pour mener à bien son étude, Richaud (2016) a dû en permanence composer avec le milieu environnant pour espérer collecter des données intéressantes.

20Le troisième type de risque est d’ordre méthodologique et porte sur l’incapacité du chercheur à concilier distance et proximité. En effet, ce type de terrain fait souvent ressurgir des émotions, des peurs, des questionnements (encadré 3). Il tend à exposer l’intimité d’autrui et peut susciter des sentiments de rejet face des situations de violence ou d’injustice. Or, dans ce type de situations, le chercheur doit gérer seul toutes les formes d’incertitude et d’adversité. Il doit chercher à gérer la tension constante entre l’engagement nécessaire à la compréhension de la réalité étudiée et la distanciation que requiert la méthodologie de recherche. Le chercheur est ainsi confronté à des réalités changeantes et à des formes de contradictions. Il devient, malgré lui, un acteur de cette réalité sociale (Wax, 1986). Le chercheur doit ainsi se plier à un rite initiatique, souvent imposé par l’environnement. Il s’agit à la fois de valider ses intentions, de prouver sa neutralité mais aussi de faire montre de sa capacité à investir le terrain. Ainsi, à l’instar des travaux d’Ayimpam (2015), il convient d’éviter de prendre systématiquement parti pour les victimes ou une cause considérée comme « juste ». Le chercheur doit s’attacher à cerner aussi le point de vue de l’autre partie (accusateurs, agresseurs, etc.), afin d’en comprendre les ressorts et les mécanismes. Ce travail délicat est ce qui doit permettre de distinguer le militant, le politique, l’écrivain et le journaliste du chercheur.

21Dickson-Swift et al. (2006) soulignent, à partir du cas des recherches dans le domaine de la santé, que la gestion de la proximité avec les personnes interrogées constitue un défi particulièrement délicat, tant ses formes sont diverses. Premièrement, le chercheur peut s’interroger sur la nature réelle de son travail qui peut s’assimiler au développement d’une thérapie ou d’entretiens d’orientation visant en premier lieu non pas à créer de la connaissance, mais à aider des personnes en situation difficile. Deuxièmement, le chercheur peut développer des relations d’amitié en voulant créer de la proximité avec les personnes interrogées. Lee (1993) souligne cette difficulté en suggérant l’existence d’une porosité qui interroge entre amitié et distance pour la construction d’un raisonnement scientifique. La difficulté de cette mise à distance empathique conduit, selon Dickson-Swift et al. (2006), à prendre le risque d’une gestion émotionnelle avec les participants à son terrain de recherche. Cette nouvelle dimension peut conduire alors à avoir des difficultés lors de la fin de la recherche qui peut être associée à une situation de burnout. Cette dimension émotionnelle de la recherche sur des terrains sensibles rappelle la difficulté de la distance scientifique à l’égard du terrain d’enquête qui doit être pensée non pas seulement pendant le travail de recherche, mais aussi après.

22Un autre risque important est la question de la récupération et l’instrumentalisation des résultats de la recherche par le milieu socioculturel local et l’ensemble des personnes concernées par l’étude (encadré 4). En effet, s’intéresser à des questions extrêmes ou tabous, relatives par exemple à des engagements politiques ou religieux dans la sphère publique peut être perçu par certains acteurs impliqués dans le processus (chercheur, directeur de recherche, personnes interrogées) comme un moyen de défendre ou de combattre une cause militante sous couvert d’une démarche d’orientation scientifique. Au-delà de l’honnêteté intellectuelle du chercheur, il importe donc à celui-ci de fournir des gages sur sa capacité à traduire et analyser scientifiquement des données de façon rigoureuse et non partisane.

23Lorsqu’on mène des recherches sur des terrains sensibles, il y a également un risque quant à la confidentialité des résultats qui peut fortement limiter la portée et l’ampleur de la contribution finale. En effet, dans des terrains sensibles de nature stratégique (fusions‑acquisitions, restructurations, etc.), politique (actions gouvernementales) ou religieuse (pratiques religieuses), il est d’usage que les instances concernées (directions, comité de direction, etc.) puissent avoir un regard critique sur la production de la recherche menée et demandent une révision ou l’interdiction de certaines contributions jugées néfastes pour leur institution ou leur organisation. Or, bien souvent, l’intérêt d’une recherche est de révéler ou dévoiler au sens de Bourdieu (2007), des situations et relations inédites qui peuvent faire progresser la science, en remettant en cause ou en améliorant l’étude de certains phénomènes. La conscience du chercheur est donc mise à mal entre sa volonté de respecter le « contrat psychologique » qu’il a signé avec l’institution concernée et sa quête de publier des résultats spécifiques qui puissent améliorer le champ de la connaissance.

Solutions et recommandations

24Dans le cas de la gestion de terrains sensibles se pose inévitablement la question la responsabilité du chercheur auprès des populations étudiées, mais aussi des personnes concernées par le sujet d’étude. En particulier, le chercheur se doit de répondre à trois principales difficultés que sont la définition du positionnement de la recherche (engagement vs. neutralité), la gestion du terrain (investigation vs. sécurité) et sa capacité à restituer des résultats pertinents dans des publications et auprès des organisations concernées (officialisation de la recherche vs. confidentialité).

25L’étude de terrains sensibles présente comme difficulté préalable l’accès au terrain. Elle nécessite par conséquent le recours à des stratégies mixtes de collecte des données afin, d’une part, d’éviter une trop grande polarisation des sources d’informations sur des profils extrêmes (populations cibles) pouvant fortement orienter le sujet et, d’autre part, assurer une continuité de l’accès aux données en dépit de circonstances défavorables (environnement menaçant, danger physique, rétractation de certains acteurs, hostilités de la part de certains acteurs). C’est pourquoi il est important que le chercheur puisse recourir à différentes sources d’informations (populations cible, instances officielles et officieuses, citoyens, consommateurs, utilisateurs, observateurs, interactions avec d’autres chercheurs ou partenaires extérieurs au projet, journaux, blogs et forums de discussion sur Internet, etc.). Par ailleurs, il importe de mobiliser plusieurs méthodes de collecte : observations participantes, entretiens semi-directifs, réunions collectives, récités de vie, relations formelles et informelles, etc.). Plus encore, Beji-Bécheur et al. (2011) soulignent l’importance d’intégrer dans une phase amont de la relation au terrain une intense introspection quant à sa compréhension du sujet et la relation personnelle de chaque chercheur à la thématique de recherche. Le chercheur est invité à réfléchir sur sa relation personnelle avec le sujet. Articulant phase narrative et métacognitive, avant d’approfondir sa compréhension théorique du sujet, il débat avec les autres membres de l’équipe de la thématique de recherche à partir de son histoire personnelle.

26En matière de comportement, face aux risques de surexposition à des situations émotionnellement fortes, déstabilisantes ou impliquantes, le chercheur se doit de définir ses propres repères, en veillant à ne pas se laisser submerger par ses émotions ou à sortir de façon trop marquée de son rôle de chercheur. C’est pourquoi le travail sur soi, visant à reposer les bases de son métier, de son positionnement dans la société et de ses responsabilités, peut constituer une base de protection nécessaire à l’équilibre psychique du chercheur et la qualité de son travail. L’identité professionnelle du chercheur pour gérer la tension proximité / distance et pour garder une cohérence d’ensemble est une solution intéressante. Plusieurs chercheurs féministes, dont Acker et al. (1983), soulignent que cette volonté de maintenir une frontière stricte entre distanciation scientifique et proximité amicale demeure sur le principe raisonnable mais, dans les faits, beaucoup plus difficile à tenir. Somers et al. (1982) rappellent que le succès d’une recherche suppose l’articulation de deux principes. Le premier est le respect des droits des interviewés notamment en termes de respect de leur vie privée et de la confidentialité des données collectées. Le second est d’intégrer qu’une recherche académique doit articuler les intérêts des interviewés comme de tout ceux étant dans une situation comparable. Sans questionner ces deux principes directeurs, il convient de souligner que leur application stricte peut conduire à une sanctification des interviewés qui pose d’autres questions, notamment lorsque la recherche s’interroge sur des comportements déviants des participants.

27Au cours de son investigation, le chercheur va devoir se construire un rôle qui combine neutralité et complicité, en s’inscrivant dans un rôle qui soit en accord avec ce qu’attendent les interviewés (Marcus, 1997). Ces relations avec la population considérée, sont une façon de minimiser les dangers et les risques (Kovats‑Bernat, 2002). Il peut aussi être parrainé par des intermédiaires (ou gatekeepers) qui vont faciliter le contact, par exemple des associations, des organisations gouvernementales ou des syndicats. Le chercheur est ainsi confronté à des réalités changeantes et à des formes de contradictions. Il devient, malgré lui, un acteur de cette réalité sociale (Wax, 1986). Le chercheur doit ainsi se plier à un rite initiatique, souvent imposé par l’environnement. Il s’agit à la fois de valider ses intentions, de prouver sa neutralité, mais aussi de faire montre de sa capacité à investir le terrain. Des premiers contacts dépendra la nature de sa relation avec le terrain d’étude. Le poids de ces exigences, particulièrement fort dans le cadre des travaux médicaux, a conduit de nombreux pays à étendre le système de supervision éthique traditionnellement réservé au champ de la biomédecine. Herdman (2000) souligne toutefois que les exigences de ce type de structures conduit à un appauvrissement de la créativité et questionne la liberté d’investigation du chercheur.

28Loin d’être une cause entendue, la neutralité comme la bienveillance du chercheur en sciences sociales est un sujet où les débats restent ouverts. Ger et Sandikci (2006) soulignent que la perception des principes édictés par Somers et al. (1982) est marquée par la subjectivité. C’est pourquoi, dans le prolongement de Sieber (1993), il convient que le chercheur soit avant tout sensible culturellement plutôt que normativement, ce qui pourrait le conduire soit à ne pas pouvoir mener sa recherche, soit à rencontrer des difficultés dans sa diffusion. Adopter un tel ancrage conduit à repositionner la question de la prise en compte de la sensibilité d’un sujet de recherche à un niveau dépassant celui des supervisions éthiques propres à une culture anglo-saxonne. Il apparaît que la prise en compte des intérêts et des droits des interviewés suppose un chercheur intégrant dans sa réflexion les normes sociales qui s’appliquent dans le contexte de sa recherche. Ger et Sandikci (2006) soulignent que l’intégration stricte de cette prise en compte peut nuire à la production de connaissance tant il peut supposer des demandes d’autorisation, par exemple pour prendre des photographies ou réaliser certaines observations participantes. De telles contraintes conduisent ainsi à influencer le comportement des personnes observées. On constate donc ici l’existence d’une zone délicate de la pratique de la recherche en terrain sensible. Ainsi, faire de la recherche en sciences sociales sur des terrains sensibles, c’est être en permanence à la marge de son champ disciplinaire, avec sans cesse la possibilité de se faire critiquer, voire exclure tant de son terrain (partie prenante) que de sa communauté académique.

29Le positionnement du directeur de thèse face à la recherche sensible de son doctorant est lui aussi complexe. Nous fondant sur notre expérience, plusieurs points apparaissent comme essentiels. Le premier est de faire prendre conscience au doctorant du caractère sensible de son terrain. En effet, sa familiarité avec la thématique peut lui faire perdre cette distanciation. Le directeur de thèse joue ici le rôle de celui qui met à distance, rappelle que le sujet peut être compris avec des a priori que le doctorant trop pris par son engagement oublie. Il rappelle au doctorant que le travail de thèse n’est pas un acte militant mais doit avoir une dimension critique que seule la distanciation peut permettre. En cela, le directeur de thèse doit avoir conscience que sa seule influence ne suffira pas à canaliser la proximité du doctorant, qui peut rimer avec un engagement quasi-militant. Pour éviter à ce dernier une confrontation difficile tant avec la communauté scientifique que civile, il doit pouvoir compter sur l’appui du comité de suivi de thèse, d’autres chercheurs dans son laboratoire, voire sur ceux rencontrés lors de congrès ou de journées de recherche.

30Le deuxième point est d’accompagner le doctorant lors des moments difficiles où le lien au terrain peut être questionné par la population interrogée comme par l’institution universitaire qui peut s’interroger sur l’intérêt de la thématique. Là, s’appuyant sur son positionnement institutionnel, il peut aider le doctorant en le protégeant par un écrit ou par sa présence lors d’entretiens garantissant la qualité scientifique de sa démarche le distinguant d’un travail journalistique ou de consultance. Il peut aussi l’accompagner dans la rédaction de ses propositions d’articles ou de communications. En initiant une dynamique de publication avec le doctorant, il lui montre l’intérêt que possède son sujet malgré les refus auxquels il doit faire face. Enfin, troisième point, le directeur de thèse doit veiller à identifier dans l’environnement les personnes susceptibles d’apprécier son travail. On retrouve là une tâche classique du directeur de thèse mais son importance est décuplée par la possible résistance au sein de la communauté de chercheurs peu ouverts à cette thématique.

31Ceci nous ouvre à une dernière dimension, qui à nos yeux demeure centrale mais n’est pas abordée, à notre connaissance par la littérature : la prise de risque pour le directeur de thèse. En effet, en soutenant des doctorants s’orientant vers des terrains sensibles, le directeur de thèse s’expose, s’identifie comme une personne pouvant avoir des convictions susceptibles d’être minoritaires dans la société, voire la communauté scientifique. C’est pourquoi avant d’entamer une telle démarche, il convient d’être au clair sur ces dimensions pour pouvoir les assumer et ne pas prendre des risques éthiques forts tels que laisser seul le doctorant face aux conséquences sociétales et académiques d’un investissement sur un terrain sensible. Sur ces bases, il apparaît que la direction d’un doctorant investi dans un terrain sensible suppose de la part du directeur de thèse une prise de risque que son expérience doit lui permettre de mieux maitriser que le doctorant qu’il encadre. Néanmoins, la question demeure posée de savoir s’il ne conviendrait pas de veiller aussi sur le directeur de thèse pour l’aider à trouver la bonne distance avec son doctorant. Pour notre cas personnel, nous avons développé des ateliers avec d’autres chercheurs travaillant sur ces sujets afin de constituer une communauté de recherche apte à partager le vécu à la fois du directeur de thèse et de son doctorant (encadré 6).

32Un autre aspect du sujet concerne la relation complexe entre le terrain sensible et l’objet tabou, comme le révèlent les travaux de Peretti‑Ndiaye (2016) sur la question épineuse du racisme et notamment de l’expérience relationnelle à double face, où le visible côtoie l’invisible (gêne, méfiance, comportements fuyants, politiquement correct, etc.). Lors de son enquête en Corse, elle a dû élaborer des stratégies d’observation clandestines et des processus d’évitement dans la présentation de son objet de recherche. Ces stratégies ont eu pour effet de la confronter à un autre versant du problème : l’expérience de situations limites. Elles interrogent sur le rôle et la place du chercheur dans l’univers social et sur la nature des liens que celui-ci entretient avec les personnes interrogées. Où placer le curseur entre les considérations éthiques et la rigueur méthodologique, quand on est amené à observer à leur insu certaines populations, interroger des victimes qui refusent de parler, d’entrer en communication avec des acteurs qui ne nous laissent pas indifférents, en termes d’empathie ou antipathie (absence de neutralité) ? Où se positionner ?

33Au-delà de l’objet tabou, l’accès au terrain peut être rendu périlleux, en raison de l’absence d’autorisations institutionnelles (guerre, conflits, violences urbaines, etc.), le terrain devenu « dangereux » peut devenir un lieu physiquement inaccessible pour le chercheur. Le chercheur investi doit alors trouver des solutions alternatives. Aujourd’hui, les nouvelles technologies de communication permettent ainsi d’échanger des informations avec des acteurs restés sur le terrain. Cette « solution » de contournement de l’impossibilité de se déplacer physiquement pose néanmoins la question de la distance, celle qui nous sépare du milieu que l’on cherche à comprendre.

Conclusion

34Les recherches qui s’intéressent à la gestion des terrains sensibles sont encore peu développées, en dépit de changements sociaux, sociétaux, culturels et technologiques, dont l’ampleur vient envahir la sphère publique et privée et, plus globalement, le monde de l’entreprise. Or, ces changements viennent fortement remettre en cause un certain nombre de pratiques et de comportements rationnels légaux sur lesquels se sont construites nos sociétés (valorisation de la science, importance des outils cognitifs, primauté accordée à l’économie, recherche de stabilité interne, domination de la nature). Ce type de recherches est donc essentiel pour mieux comprendre les transformations à l’œuvre dans nos sociétés et apprendre à gérer concrètement et durablement la complexité et la diversité.

35Faire le choix de mener une recherche à partir d’un terrain sensible, c’est donc accepter de confronter la population interrogée à de multiple risques (intégrité physique, pressions politiques, pressions sociales et culturelles, intimidations), mais aussi se confronter à des risques tout aussi importants en tant que chercheur (absence de financement, entrave à son indépendance, abandon de ses terrains d’études, menace physique ou institutionnelle). La littérature souligne l’importance des deux dimensions sans pour autant proposer de solutions pour y faire face autres que dissuader de potentiels chercheurs de s’intéresser à ses thématiques sensibles, tant la fragilité des populations interrogées sera source de difficultés méthodologiques et éthiques.

36Ce chapitre se veut un premier pas vers un rééquilibrage face à un mouvement que nous percevons comme préoccupant, qui consiste à construire des obstacles à la création de connaissances pour protéger des populations fragiles. Sans nier une telle fragilité, notre position est de rappeler qu’elle ne doit pas être assimilée à l’absence de capacité d’agence. Le chercheur, qu’il soit doctorant ou pas, son directeur de thèse, voire son laboratoire, sont eux aussi impliqués dans une recherche potentiellement source de tensions académiques et sociales. Pour faire face à ces difficultés, le chercheur ne doit pas seulement avoir des bases en sciences de gestion et du management mais aussi prendre conscience que son travail suppose la création d’une base de légitimité auprès de différentes parties prenantes tant dans la sphère académique que dans la société au sens large. Sans aller jusqu’à mener des démarches d’ethnographie critique (Thomas, 1993), il convient de garder à l’esprit que la recherche sur un terrain sensible constitue un défi professionnel qui témoigne de la volonté du chercheur de créer une connaissance suscitant l’intérêt et le débat dans le champ des sciences de gestion et du management. En effet, nous pensons que la production de connaissances sur la gestion des terrains sensibles est fortement liée avec l’objet même de ces sciences, à savoir aider les hommes et les femmes d’action à agir, pour mieux comprendre et faire face à l’adversité.