1Le décret de 1984, modifié en 2009, fixe les dispositions statutaires communes applicables aux enseignants-chercheurs, particulièrement aux professeurs des universités et aux maîtres de conférences. Au-delà de la participation à la vie collective des établissements, leurs activités s’articulent autour de missions interconnectées de production et de diffusion de la connaissance scientifique. Les enseignants-chercheurs « participent à l’élaboration, par leur recherche, et assurent la transmission, par leur enseignement, des connaissances au titre de la formation initiale » ; assurent « le développement, l’expertise et la coordination de la recherche fondamentale, appliquée, pédagogique ou technologique ainsi que la valorisation de ses résultats » ; « participent au développement scientifique et technologique en liaison avec les grands organismes de recherche et avec les secteurs sociaux et économiques concernés ; « contribuent au dialogue entre sciences et sociétés, notamment par la diffusion de la culture et de l’information scientifique et technique » (source : [https://www.legifrance.gouv.fr]). Dans l’accomplissement de ces missions, ils

jouissent d’une pleine indépendance et d’une entière liberté d’expression dans l’exercice de leurs fonctions d’enseignement et de leurs activités de recherche, sous les réserves que leur imposent, conformément aux traditions universitaires et aux dispositions du présent code, les principes de tolérance et d’objectivité (article L9852-2 du code de l’éducation).

2En d’autres termes, les enseignants-chercheurs jouissent donc d’une latitude décisionnelle tout en étant soumis à des mécanismes qui les gouvernent. En les recrutant, le système leur délègue le pouvoir d’exercer leurs fonctions tout en posant les règles du jeu au sein desquelles ils se doivent de les assurer. Ce système institutionnel, composé de différents mécanismes, peut orienter ou contraindre leur liberté d’action.

3L’objet du chapitre est de montrer, dans une première partie, que les missions de production et de diffusion de la connaissance des enseignants-chercheurs en sciences de gestion et du management (notés ECG par la suite) s’adressent à un public particulièrement vaste. Pour autant, leur liberté d’action et les dilemmes auxquels ils sont confrontés conduisent à une diversité de profils / identités et au risque de devoir hiérarchiser ces deux missions. Dans une seconde partie, nous montrerons que les mécanismes du système universitaire et les injonctions demandées aux universités ou aux organisations gravitant autour de notre discipline contribuent à accentuer un tel risque. En conclusion, nous montrerons l’importance du CNU et nous explorons des voies complémentaires qui permettraient aux ECG de (re)concilier production et diffusion de la connaissance.

Produire et diffuser des connaissances scientifiques en sciences de gestion et du management : des représentations différenciées

4Les ECG ont l’opportunité d’essaimer leurs connaissances auprès d’un vaste public d’étudiants : 135 581 étudiants étaient inscrits en 2017‑2018 dans une formation en gestion dans les universités publiques françaises, soit 7,7 % des effectifs totaux de ces établissements (quasi identiques à la médecine, les effectifs en gestion se situent parmi les trois disciplines [sur 55] qui comptent le plus d’étudiants) (tableau 1). Le potentiel de diffusion des connaissances de la recherche est donc vaste en touchant un public qui, à son tour, peut irriguer la société par les stages, l’alternance et l’insertion professionnelle ou encore par la formation continue. Pour cette dernière, la gestion était, en 2013, la discipline ayant dispensé le plus d’heures (11 millions d’heures de cours, soit 21 % du total des heures dispensées dans les universités françaises), à plus de 34 400 stagiaires (selon les données les plus récentes disponibles sur [https://www.enseignementsup-recherche.fr]). Elle permet ainsi de répondre à une demande sociale très importante et une présence auprès des entreprises (Pras, 2010).

5Le poids conséquent de la gestion mérite cependant d’être discuté au regard des effectifs d’enseignants-chercheurs. En comparaison aux disciplines accueillant le plus d’étudiants dans l’enseignement supérieur public français, la gestion se caractérise par le plus faible taux d’encadrement, aussi bien des étudiants (64 par ECG en 2017‑2018, contre 24 en médecine et 55 en sciences juridiques), que des professeurs des universités (23 % du total des ECG) (tableau 1). Sans vouloir sous-estimer ni douter de la capacité des universitaires en gestion à encadrer un volume important d’étudiants tout en assurant en parallèle une activité de production de la connaissance (et d’autres activités), sans même vouloir contester l’importante production scientifique réalisée par le biais des revues, congrès, conférences et médias, et l’implication dans les sociétés savantes, nous pouvons cependant raisonnablement nous demander si le temps consacré à la recherche – ou à d’autres activités – peut être équivalent à celui de chercheurs de disciplines mieux encadrées. Si les activités d’enseignement représentent en moyenne 56,4 % du temps total de l’activité annuelle d’un enseignant-chercheur en sciences humaines et sociales et en sciences et technologies (la recherche 33,3 %, les activités d’administration et de pilotage 5,1 % et les réponses aux courriels 5,2 %) (Ducrocq et Gervais, 2013), l’hypothèse selon laquelle les disparités entre les disciplines soient fortes n’est pas à écarter.

6Certes, le temps passé sur une activité ne permet pas d’en cerner son efficacité, d’autant plus que les formations en gestion sont soutenues par de nombreux enseignants du secondaire et par des vacataires qui viennent compenser partiellement ce déficit. L’enseignement de la gestion peut se pratiquer selon un modèle direct (praticiens qui transfèrent leurs pratiques), un modèle pédagogique (observation et diffusion des pratiques par des enseignants professionnels), un modèle académique (développer les savoirs sur les pratiques à partir de démarches scientifiques) (Laroche, 2007). Cependant, un tel soutien ne peut soustraire les ECG de leur mission de direction, de conseil, de tutorat, d’orientation des étudiants, de leur insertion professionnelle, de participation aux jurys d’examen et de concours et à la vie collective des établissements (conformément à l’article 3 du décret de 1984 modifié en 2009).

7La diversité des missions confiées statutairement aux ECG, et la masse d’étudiants présents dans les filières de gestion (ainsi que d’autres facteurs, comme indiqué ci-dessous), invitent à des représentations différentes de leur métier, et notamment de l’articulation entre production et diffusion de la connaissance. Par exemple, concernant leur responsabilité, Royer (2011) rappelle le débat existant

entre les partisans d’une recherche engagée dans la société où le chercheur doit répondre des conséquences de ses travaux, d’une part et ceux qui limitent la responsabilité du chercheur à la production de connaissances et donc le considèrent non responsable des utilisations négatives qui peuvent être faites de ses connaissances, d’autre part.

8Le lien entre la production et la diffusion des connaissances dans les activités de l’universitaire en gestion renvoie à la question souvent débattue et controversée de leur impact sociétal : « des voix s’élèvent du monde de l’entreprise pour réclamer de la recherche en gestion davantage de pertinence et de retombées pratiques » (Gillet et Zimnovitch, 2011). Cependant, si les applications des travaux peuvent « avoir des répercussions importantes aussi diverses que la structure des industries ou les revenus, le bien-être et la santé des salariés et consommateurs » (Royer, 2011), l’impact en reste difficilement mesurable : les effets des enseignements sont dilués et étalés (Laroche, 2007), notamment en raison d’un temps de latence entre la fin de la formation et le moment où le diplômé peut influer sur les pratiques. Par ailleurs, l’inertie organisationnelle et le rôle des consultants ou des médias dans les transformations des pratiques peuvent en limiter l’impact.

9L’articulation de la production de la connaissance en sciences de gestion et du management et de sa diffusion par les enseignants-chercheurs n’est donc ni évidente ni homogène. Courpasson et Guedri (2007) mettent ainsi en lumière une typologie de trois ethos différents chez les chercheurs en école et en université, construite sur « la base du rapport entre science et entreprise, c’est-à-dire sur le jugement d’utilité de la science » : (1) les académiques, quadragénaires titulaires d’une HDR, très actifs dans la vie scientifique, qui accordent une primauté à la valeur scientifique sur la valeur économique ; (2) les experts activistes, les quinquagénaires moins chercheurs sans HDR, exerçant plutôt en école, pouvant être hostiles au modèle académique et dont l’engagement entrepreneurial est une continuité de l’activité scientifique ; et (3) les hybrides, chercheurs pédagogues et managers, jeunes maîtres de conférences confrontés à l’ambivalence des choix d’activités, et entrant en concurrence (carrière par la publication et possibilité d’agrégation vs. nécessité d’engagement local dans des responsabilités lourdes).

10Laroche (2007), en reprenant les six modèles d’éducation au management de Korpiaho et al. (2007), autrement dit « traditionnel », « MBA », « scientifique », « des compétences », « fondés sur l’action », et « critique », dévoile également cette hétérogénéité. Si une telle approche vise à explorer les relations incertaines qu’entretiennent les enseignements et les pratiques de gestion (diffusion), elle sous-tend aussi la question de leur articulation avec la production de connaissances par les ECG. Cette articulation n’apparaît explicitement que dans les modèles « scientifique » et « critique » dans lesquels la conception de l’enseignant serait d’incarner respectivement un chercheur :

• qui expose les étudiants à la qualité de théories robustes et à des faits avérés, les entraînant à la réflexion, la lecture, l’écriture afin de former des managers professionnels et responsables ;

• engagé et facilitateur, qui apporte des ressources intellectuelles et des espaces pour une réflexion critique sur l’idéologie et la justice dans le management afin de former des professionnels et intellectuels politiquement lucides.

11L’articulation de la production de la connaissance et de sa diffusion par l’ECG peut le confronter à un dilemme de nature épistémologique et didactique : il « peut être un relais des pratiques (…) traducteur et agent légitimateur de celles-ci. Mais il fonde sa légitimité sociale dans sa capacité à éclairer la société sur des problématiques complexes. Il se positionne dès lors en constructeur de théories » (Dupuy et al., 2006). Une telle articulation peut être liée à l’attitude que les ECG ont à l’égard du système de publication. Dans une comparaison franco-québécoise réalisée sur 107 universitaires, Lussier et Chanlat (2017) dévoilent huit profils différents vis-à-vis du système actuel de publication en gestion, selon qu’ils y participent ou non (tableau 2). Nous pouvons raisonnablement formuler l’hypothèse selon laquelle, si le lien entre production et diffusion de la connaissance semble plus facile à réaliser chez les convaincus et mobiles sans attache (1), voire chez les ambivalents et les résignés (3), il l’est moins chez les pédagogues et administrateurs (2), même s’ils ont une croyance forte au système, et certainement très faible pour les non-conformistes et les résistants (4).

Des mécanismes de gouvernance cloisonnant l’activité de recherche et d’enseignement

12Les ECG disposent d’une latitude décisionnelle qui forge différentes identités, comme cela a été développé dans la première partie. Mais ils sont également soumis à des mécanismes qui délimitent leur liberté d’action. Cette représentation fait écho à la gouvernance, par exemple des entreprises où les actionnaires ont délégué au dirigeant le soin de les gérer selon leurs intérêts. Rappelons que le système de gouvernance recouvre l’ensemble des mécanismes posant les règles du jeu, le système institutionnel et les mécanismes le constituant, qui encadrent les décisions d’une organisation et qui délimitent ainsi leur liberté d’action (Charreaux, 1997, 2018). De tels mécanismes peuvent être intentionnels ou spontanés, spécifiques ou non :

Est considéré comme spécifique, tout mécanisme propre à l’entreprise délimitant le pouvoir discrétionnaire des dirigeants dans le sens où son action influence exclusivement les décisions des dirigeants des entreprises (Charreaux, 1997).

13La structure, les règles formelles sont des mécanismes spécifiques (assemblées générales des actionnaires, conseil d’administration, règlements internes, etc.). Sont considérés comme intentionnels les mécanismes qui ont été conçus pour délimiter l’action des dirigeants d’entreprises (environnement règlementaire et procédures formelles). Ils s’opposent aux mécanismes spontanés qui peuvent délimiter leur liberté d’action de façon occasionnelle alors que leur raison d’être n’est pas liée à la gouvernance d’entreprise (différents marchés, attentes implicites des parties prenantes, confiance, réputation, etc.). Par analogie avec les entreprises, et en adaptant cette grille de lecture aux établissements universitaires, nous pouvons identifier différents mécanismes qui posent les règles du jeu aux enseignants-chercheurs, consistant à combiner les activités d’enseignement et de recherche, et qui contribuent à les cloisonner.

Les mécanismes non spécifiques

14Les mécanismes non spécifiques à une université sont des mécanismes intentionnels, comme les lois, les règles déontologiques ou des mécanismes spontanés tels que la mise en concurrence des établissements publics et privés sur le marché de l’offre de la formation, ou encore le marché des financements de la recherche et de l’enseignement. Nous commençons par présenter les textes de lois qui exercent une influence sur quasiment tous les autres mécanismes de gouvernance.

Les mécanismes non spécifiques intentionnels

15Différents textes régissent le monde de l’enseignement et de la recherche. Nous en exposons quelques-uns qui nous semblent particulièrement importants pour nos propos. Rappelons tout d’abord les textes portant sur le statut et sur l’évaluation des enseignants-chercheurs. Le texte général sur le statut d’enseignant-chercheur, signé le 6 juin 1984 (décret 84-431), regroupe les deux corps de professeurs des universités et de maîtres de conférences :

Le décret statutaire du 6 juin 1984 (art. 7) introduit une innovation qui ne sera pratiquement pas mise en application. Il s’agissait de moduler ces services dans une fourchette de 0,5 à 1,5 du service de base, en fonction du degré de participation aux autres missions, dont la recherche et des prises de responsabilité (p. 79). Elle est supprimée sous le gouvernement Chirac en 1988. Elle sera réintroduite en 2009 sous un contexte différent (Mérindol, 2010).

16La séparation entre les missions d’enseignement et de recherche a ensuite été formalisée dans le décret du 23 avril 2009 qui a apporté une précision : le temps de travail est constitué, pour moitié, par une activité de recherche et pour l’autre moitié, par les services d’enseignement déterminés par rapport à une durée annuelle de référence égale à 192 h équivalent TD. Lorsqu’ils accomplissent des enseignements complémentaires au-delà de leur temps de travail, les enseignants-chercheurs perçoivent une rémunération complémentaire. Une prime pour la recherche est versée deux fois par an et ce, indépendamment de l’activité recherche effective. Comme nous le verrons ultérieurement, l’enseignant‑chercheur peut ainsi être financièrement incité à effectuer davantage d’heures complémentaires d’enseignement, aux dépens de la recherche.

17Depuis début 2021, en lien avec la nouvelle loi de programmation de la recherche initiée par Madame Frédérique Vidal, ministre de l’Enseignement supérieur, de la Recherche et de l’Innovation votée antérieurement, des mesures sur les carrières concernant la prime de recherche et d’enseignement supérieur (PRES) permettront un rattrapage visant à accroitre l’attractivité du métier. De façon concrète, pour 2021, la PRES, jusqu’ici d’environ 1 260 euros pour toutes les catégories, passe à 2 350 euros pour les maîtres de conférences, et à 1 840 euros pour les professeurs des universités. Dans notre discipline où 23 % des enseignants-chercheurs sont des professeurs des universités, comme indiqué précédemment, cela implique une réelle difficulté pour obtenir un changement de corps (celui de maître de conférences à professeur des universités), dont l’obtention dépend d’un dossier de recherche solide. Ainsi, la prime récemment votée liée à la recherche est décroissante avec un changement de corps particulièrement difficile à obtenir !

18Les textes fondateurs de la formation post-bac, ou la réforme LMD, qui s’imposent au système universitaire, favorisent également une telle perception. La rédaction de ces textes revêt évidement un caractère intentionnel et général mais toutes les conséquences leur étant attachées ont aussi renforcé le cloisonnement pour notre discipline. Elles ont également des conséquences sur d’autres mécanismes, notamment spontanés, tels que la mise en concurrence de l’offre universitaire face à l’offre privée, ou encore sur les attentes des parties prenantes sur l’offre de la formation. Elles seront détaillées dans les prochaines sections.

19Nous terminerons notre présentation non exhaustive des textes par la loi relative à l’enseignement supérieur et la recherche de 2013, qui donne notamment naissance au Haut conseil de l’évaluation de la recherche et de l’enseignement supérieur (HCERES). En tant qu’instance d’évaluation du monde universitaire, il porte de façon segmentée une appréciation, d’une part, sur la recherche, en expertisant les laboratoires, l’école doctorale, les regroupements de laboratoire (expertise des maisons des sciences de l’homme, par exemple, pour les sciences humaines et sociales, etc.), et, d’autre part, sur le volet enseignement avec une expertise au niveau des formations. Cette évaluation reflète l’organisation même des établissements – ou groupe d’établissements – séparant dans ses structures l’enseignement et la recherche avec d’un côté, les composantes, et de l’autre, les laboratoires, avec des efforts récents réalisés pour les concilier (collegium, pôle thématique, etc.), à l’échelle de plusieurs disciplines.

Les mécanismes non spécifiques spontanés

20Les lois ne sont pas sans conséquences sur d’autres mécanismes de gouvernance. Par exemple, la réforme LMD étroitement liée à l’espace européen de l’enseignement supérieur a été un révélateur de la mise en concurrence de l’offre universitaire face à l’offre privée, sur des formations relativement spécialisées telles que la gestion. Si, dans le domaine de la gestion en France, les universités ont toujours été en concurrence avec les écoles de management privées, une telle concurrence s’est accrue avec la réforme. Effectivement, elle a permis d’harmoniser les diplômes proposés par les différents établissements. De ce fait, elle a obligé

l’Université à se positionner dans une offre globale de formation, incluant des écoles qui, jusqu’à présent, n’avaient pas la possibilité d’offrir des diplômes de grade de master (…) elle inscrit l’université dans une logique de résultat (…) (taux de réussite, taux de poursuite d’études, taux d’insertion professionnelle, etc.). Cette considération est particulièrement importante pour les sciences de gestion et du management où les étudiants sont très sensibles à de tels critères et n’hésitent pas à s’orienter vers des écoles de commerce, même de moindre importance, qui répondraient mieux à leur attente (Bensebaa et Vandangeon-Derumez, 2008).

21Ce renforcement de la concurrence contribue à cloisonner l’enseignement et la recherche car l’amélioration de l’insertion professionnelle passe assez peu par la recherche. La réforme LMD n’est pas sans conséquence sur l’offre même de formation. Si le site Internet [https://www.enseignementsup-recherche.gouv.fr] définit le master comme diplôme professionnalisant ouvert sur la recherche, l’offre de formation, afin de favoriser l’insertion professionnelle des étudiants dans un environnement fortement concurrentiel, continue de proposer des masters orientés « monde professionnel » ou orientés « monde de la recherche », même si des efforts sont entrepris pour initier les étudiants inscrits dans les masters de la première catégorie aux enjeux de la recherche en sciences de gestion et du management (projet d’initiation à la recherche, par exemple).

22Deux autres marchés méritent d’être brièvement présentés : le marché du financement de la recherche et de l’enseignement, et le marché de l’emploi des ECG. Le financement de l’enseignement et de la recherche en gestion n’atténue pas non plus le cloisonnement. Les financements internes à l’établissement ne suffisent pas pour financer ni l’enseignement ni la recherche en gestion. Des financements externes doivent donc être obtenus. Ceux-ci financent très rarement les deux volets. Enfin, le marché de l’emploi des ECG en France présente différentes particularités. Qu’il s’agisse des écoles universitaires publiques ou privées en management, ce qui importe, ce sont souvent les publications d’un certain rang, donc le dossier recherche. Si nous restons dans le monde universitaire, bien qu’il existe différentes voies d’accès aux postes de professeur des universités (Paché, 2021b), le dossier recherche importe fortement pour sa progression. Or, comme nous le verrons ultérieurement, celui-ci pousse l’enseignant-chercheur à faire des arbitrages entre l’enseignement et la recherche, qui ne jouent pas systématiquement en faveur de la recherche et qui favorisent le cloisonnement entre eux.

Les mécanismes spécifiques

23Nous présentons maintenant les mécanismes de gouvernance spécifiques à l’université : les relations avec les principales parties prenantes (mécanismes « spontanés ») ; le système incitatif et d’évaluation de l’enseignant-chercheur universitaire (mécanisme intentionnel).

Les mécanismes spécifiques spontanés 

24Si nous considérons les étudiants et les professionnels qui les recrutent, l’importance qu’ils accordent à la recherche est sans rapport avec le temps qu’un ECG doit y consacrer dans l’exercice normal de sa mission. Les étudiants en gestion souhaitent avant tout être rapidement opérationnels sur le marché du travail et être rassurés quant à leur capacité à décrocher rapidement un stage ou un emploi. Cet objectif sera, en considérant le temps de la formation limité, davantage atteint par l’acquisition de techniques les rendant directement opérationnels, que par l’apprentissage d’un recul sur les pratiques, et du développement d’un esprit critique quant à l’utilisation d’un outil de gestion, par exemple. La formulation des offres de stage, ou liées à un premier emploi, le marché de l’emploi lui-même, le contexte sanitaire et l’environnement concurrentiel des formations universitaires en gestion les invitent aussi à avoir une visée à court terme. C’est parfois quelques années après être immergés dans l’entreprise que certains cours plus axés sur la réflexion autour des organisations et des systèmes, prennent davantage de sens. L’ECG pourrait même être mieux évalué par les étudiants quand ses cours correspondent à leurs attentes, ce qui ne l’incite pas à s’attarder massivement sur la partie recherche de son enseignement. Ce ressenti de la part des étudiants / professionnels peut accentuer la perception de cloisonnement pour les ECG. Mais, peut-être, ont-ils aussi une part de responsabilité auprès des « professionnels » en ne leur communiquant pas suffisamment l’intérêt de leurs recherches ou en ne vulgarisant pas assez leurs articles scientifiques. Le cloisonnement entre l’enseignement et la recherche se ressent également au niveau des associations (entre les associations de master, les associations scientifiques et les associations professionnelles où les liens sont plutôt périphériques).

Les mécanismes spécifiques intentionnels

25Le système incitatif et d’évaluation d’un établissement dépend de son organisation. Si celle-ci est bien entendu spécifique aux universités, nous retrouvons des points communs, comme le fait de séparer l’enseignement et la recherche. Les universités sont aussi structurées en silos avec une présence systématique des ECG sur site pour la partie enseignement, mais pas pour la recherche. Dans le contexte qui a favorisé le regroupement d’établissements afin de peser davantage sur la scène internationale de la formation post-bac, il est fréquent de constater une délégation uniquement de la partie recherche ou de fonctions support dans le cadre de communauté d’universités et établissements (COMUE), l’enseignement restant à l’échelle des établissements. L’évaluation nationale par le HCERES, déjà mentionnée, évalue aussi séparément l’enseignement et la recherche.

26Les mécanismes incitatifs et d’évaluation des enseignants-chercheurs sont, eux aussi, très variables selon les universités. Cependant, des points communs peuvent à nouveau être avancés, notamment en ce qui concerne la rémunération des tâches d’enseignement et de la recherche, ainsi que du temps consacré à ces activités. En ce qui concerne la rémunération d’un ECG, la partie recherche est limitée et une prime est perçue indépendamment des efforts entrepris en matière de recherche, alors que la composante liée à l’enseignement et le suivi de stages / alternances peuvent, selon les établissements, ne pas l’être. Par ailleurs, nous l’avons vu, cette prime de recherche est désormais décroissante avec le changement de corps. Ainsi, si nous étudions le couple « rémunération obtenue relativement au temps passé à accomplir ses missions enseignement / recherche », un maître de conférences pourrait mettre dans la balance la rémunération obtenue à court terme, et de façon certaine, par les heures complémentaires d’enseignement, les suivis de stagiaires ou d’alternants, et celle obtenue à moyen / long terme en accentuant les efforts sur la recherche (avec l’espoir peut-être de devenir professeur des universités). Un tel arbitrage ne joue pas systématiquement en faveur de la recherche dans notre discipline, et renforce donc le cloisonnement.

27Au-delà de la rémunération, le temps pouvant être consacré à la recherche n’est pas neutre également dans l’arbitrage entre les missions, celui-ci pouvant être limité s’il accomplit des charges administratives importantes liées au sous-encadrement très fréquent dans notre discipline. Ainsi, Courpasson et Guedri (2007) indiquent que « la recherche française en management pâtit d’un déficit d’organisation et de gestion incitative à faire de la recherche : le décalage entre les outils de mesure de performance et la pauvreté des mécanismes d’encouragement et d’incitation est immense. Par ailleurs, il est réducteur de penser incitation comme synonyme de finances. La question du temps disponible est sans doute encore plus centrale dans les préoccupations des enseignants-chercheurs (Courpasson et Guedri, 2007). Ajoutons que, dans notre discipline, les formateurs ne sont pas seulement des enseignants-chercheurs et nous pouvons retrouver un autre cloisonnement, celui entre les vacataires, PRAG (professeur agrégé de l’enseignement du seconde degré) et enseignant-chercheur dont les missions sont différentes. Le tableau 3 synthétise les mécanismes menant aux cloisonnements présentés. Parmi cet éventail, il est intéressant de constater que ces derniers sont plus fréquents à des échelons où chaque université détient une plus grande latitude décisionnelle, elle-même bornée par d’autres impératifs comme par exemple, améliorer l’insertion professionnelle des étudiants et de la place qu’elle souhaite / peut donner à notre discipline.

Conclusion

28Depuis le décret de 1984, l’une des missions principales des enseignants-chercheurs universitaires est de produire de la connaissance scientifique et de la diffuser. En sciences de gestion et du management, les enseignants-chercheurs doivent relever le défi d’assurer ces missions pour plus de 135 000 étudiants malgré un sous-encadrement global chronique de la discipline. La latitude d’action laissée dans l’accomplissement de leur mission et ce sous-encadrement ouvrent la voie à différentes représentations du métier et, bien souvent, au risque de devoir hiérarchiser les activités prioritaires entre l’enseignement et la recherche. Les mécanismes de gouvernance du système universitaire contribuent à accentuer un tel risque, qu’ils s’agissent des lois ou décrets ; des marchés de la formation, du financement ou du travail des ECG ; des attentes des parties prenantes ou du système incitatif. À ce jour, il nous semble que seul le CNU reste le garant d’une articulation simultanée des missions de production et de diffusion de la connaissance en gestion. Il constitue la seule instance de régulation à considérer toutes les missions d’un ECG, y compris dans l’évolution de sa situation professionnelle. Si des mécanismes locaux de régulation existent (conseil académique et comité de sélection), les moyens mis à leur disposition restent très limités et dépendent de la taille des universités.

29La force du CNU réside aussi dans sa composition : des ECG en poste dans de plus petites universités, ou des établissements pour lesquels les sciences de gestion et du management sont relativement périphériques, y sont représentés. Il contribue par sa représentation à gommer l’importance plus ou moins grande accordée à notre discipline, très variable selon les universités. Or, cette disparité favorise aussi le cloisonnement : dans un établissement où la gestion est une discipline majeure, des moyens financiers ou humains y seront davantage investis afin que l’ECG puisse se concentrer sur ses missions d’enseignement et de recherche ; l’ECG en poste dans une université où la gestion est une discipline parmi beaucoup d’autres risque aussi de s’estimer insuffisamment représenté en cas de disparition de cette instance. L’évolution des missions attribuées au CNU, à la suite de la loi de programmation pluriannuelle pour la recherche (2020) (suppression de la qualification pour les professeurs des universités), remet en cause en partie ce rôle de mécanisme d’évaluation et d’incitation pour l’articulation des missions de production et de diffusion des connaissances.

30En outre, d’autres voies non exhaustives pour (ré)concilier ces missions sont à explorer en complément : le choix de méthodologies de recherche spécifiques (recherche action ou recherche intervention) ; les politiques éditoriales des revues scientifiques en intégrant dans les publications les modalités de diffusion de la connaissance produite ; la rémunération et les primes des enseignants-chercheurs plus incitatives ; l’évaluation moins segmentée des structures universitaires par les tutelles ou les agences ; l’organisation plus intégrée des établissements ; l’octroi de financements portant sur les volets pédagogique et scientifique ; le rapprochement des associations de formations universitaires et les associations scientifiques. Reste la question éminemment récurrente du sous-encadrement des ECG dans les universités, qui est de nature à déséquilibrer l’engagement simultané dans chacune des dimensions de leur métier. Cette question relève des stratégies des établissements et des choix réalisés lors des campagnes d’emplois.