1L’évaluation de la carrière de l’enseignant‑chercheur est un sujet qui revient régulièrement parmi les objectifs de notre tutelle et ne peut s’apprécier que dans une mise en perspective du contexte historique. Du suivi de carrière au dossier unique les voies proposées sont multiples et suscitent de nombreuses interrogations dans la communauté universitaire. Le présent chapitre fournit d’abord des éléments de compréhension des enjeux sous-jacents à l’évaluation individuelle, ce qui nécessite de replacer l’apparition du débat actuel dans le contexte plus général d’évolution de l’enseignement supérieur. Il présente ensuite les dispositifs de suivi de carrière tel qu’il est actuellement proposé, et tel qu’il se dessine pour l’avenir, en en soulignant à la fois la portée et les limites pour l’ensemble des disciplines, et notamment pour les sciences de gestion et du management.

Le développement de l’évaluation individuelle dans l’université française : une mise en contexte historique

2La mondialisation et la massification de l’enseignement supérieur, l’apparition du new public management, le développement des outils numériques et l’introduction de la contractualisation dans l’enseignement supérieur ont eu une incidence profonde sur la façon dont a été façonnée l’évaluation des enseignants-chercheurs. Elle n’a toutefois pu émerger qu’une fois les statuts des universitaires et les grandes institutions universitaires entièrement stabilisés.

La structuration et l’autonomisation croissante de l’université française

3Les révolutionnaires de 1789, précurseurs dans la promotion du new public management, stipulaient que « la société a le droit de demander compte à tout agent public de son administration » (article 15 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen du 26 août 1789). Ils ont fait disparaître les universités existantes, avec peu d’effets sur les collègues qui exerçaient à l’époque (Mérindol, 2008). Si le Premier Empire a réhabilité l’université, la III^e République a mis en place un système d’évaluation des universitaires à la fois collégial et réalisé par les pairs. L’université impériale, telle qu’elle est prévue dans le décret du 17 mars 1808, définit le rôle des inspecteurs des universités qui, avec les recteurs et les inspecteurs d’académie, sont chargés de contrôler les activités des universitaires. Ce principe va être très vite remis en cause.

4Le décret de 1885 et la loi du 10 juillet 1896 vont fixer l’essentiel de l’organisation des facultés et figer le statut des universitaires (Mérindol, 2008). Les corps d’enseignement sont organisés autour des enseignants de rang magistral (professeurs titulaires de chaire, professeurs titulaires à titre personnel, et professeurs sans chaire, maîtres de conférences) et les positions auxiliaires (chefs de travaux pratiques, de chefs de laboratoires de recherches, puis assistants et maîtres‑assistants). Les modes d’évaluation des universitaires et de leurs activités, quant à eux, se stabilisent alors autour de trois principes fondamentaux qui resteront en vigueur jusqu’au milieu des années 1980 : (1) l’évaluation est par principe individuelle, les évaluations collectives restent plus marginales ; (2) l’évaluation doit reposer uniquement sur le jugement des pairs ; (3) l’évaluation est réalisée à la demande de l’intéressé, elle n’est ni régulière ni systématique. Il n’y a aucune injonction pour les collègues à se soumettre à une évaluation, réalisée uniquement lors de l’entrée dans la carrière ou lors des demandes de promotions.

5Ces principes vont rester en vigueur durant presque un siècle, sans être contestés. Une première brèche va toutefois être ouverte, en 1968, à travers la critique des mandarins et de leurs enseignements, jugés trop éloignés de leur public estudiantin. L’autonomie des universités apparait alors comme une revendication forte de la période (Schnapp et Vidal‑Naquet, 1969/2018 ; Mérindol, 2008). Elle sera reprise dans la loi Faure en 1968, accordant une autonomie renforcée aux universités et créant un « conseil universitaire » auquel participent des étudiants, des personnels enseignants et non-enseignants, ainsi que des personnalités extérieures. La remise en cause des universitaires de rang magistral dans le prestige de leur fonction laissera des traces¹.

6Dans les années 1970, le gouvernement est confronté pour la première fois aux conséquences de la massification de l’enseignement supérieur et au développement de l’emploi précaire à l’université. Les assistants et les vacataires sont très nombreux. Ils conservent des perspectives de carrière limitées malgré la création d’emplois de maîtres-assistants entre 1962 et 1968 pour en titulariser certains². Comme le remarque Mérindol (2010)

la proximité d’âge entre les jeunes assistants, recrutés en nombre dans les années 1960, dont les perspectives de carrière sont incertaines, et les étudiants, eux aussi de plus en plus nombreux et provenant de classes sociales de plus en plus diverses, ne pouvait que faciliter leur rapprochement, et corrélativement l’éloignement avec les professeurs.

7Les années suivantes sont marquées par des tentatives de reprise en main des universités par la tutelle, qui se caractérise par un interventionnisme plus marqué, à l’encontre de l’autonomie obtenue précédemment. Cette période se distingue aussi par des tentatives à la fois pour augmenter le pouvoir des enseignants de rang magistral dans les conseils et pour évincer les assistants et les vacataires de l’université. Elle est marquée par des luttes syndicales actives qui conduiront, après 1981, à stabiliser les statuts des enseignants du supérieur autour de deux corps d’universitaires : un corps des professeurs des universités, créé en 1979, dans lequel sont reclassés tous les enseignants du supérieur de niveau magistral (professeurs et maîtres de conférences), et un corps des maîtres de conférences issu de celui des maîtres‑assistants, avec un plan d’intégration des enseignants auxiliaires et mise en extinction progressive du corps des assistants.

8Le processus aboutit au décret du 6 juin 1984, encore en vigueur en 2022, maintes fois amendé depuis, qui accroît et annualise les obligations de services des universitaires à 128 h de cours magistraux (192 h équivalent TD)³, et qui précise le rôle du Conseil supérieur de l’université dans la gestion des carrières des enseignants du supérieur (dénommés pour la première fois enseignants-chercheurs), en gardant pour référence les trois principes énoncés plus haut. À ce titre, il est intéressant de constater que l’augmentation du service des universitaires semble décidée, au moins pour partie, sur la base de préoccupations budgétaires, et non pas au vu de leurs missions (Mérindol, 2008).

9Par ailleurs, le décret du 6 juin 1984 introduit pour la première fois la possibilité de moduler les services des enseignants-chercheurs, dans une fourchette comprise entre 0,5 et 1,5 de leur service de base, en fonction du degré de participation aux autres missions de l’intéressé (recherche et responsabilités administratives). Les présidents d’université sont relativement frileux face à une telle mesure, qui leur semble difficile à mettre en œuvre en l’absence de dispositifs d’accompagnement RH au niveau local (évaluation systématique des enseignants-chercheurs, notamment), et en raison des contextes électoraux de leurs établissement. D’après Jean‑Jacques Payan, cité par Mérindol (2008), c’est la CPU qui fait alors pression sur la tutelle pour que la modulation ne puisse se faire qu’avec l’accord des intéressés ! Les temps ont bien changé… Cette disposition, qui rend la modulation à la hausse inopérante en pratique, sera finalement supprimée en 1988, avant de revenir en force en 2009 dans le cadre de la LRU.

L’émergence de l’évaluation individuelle dans les universités françaises

10La thématique de l’évaluation – individuelle et collective – apparaît dans le paysage universitaire à partir du début des années 1980 avec les contributions de Laurent Schwartz et de Pierre Bourdieu, qui soulignent conjointement les faiblesses du contrôle et des incitations présentes au sein des universités françaises. Les syndicats, en acceptant, en 1988, la mise en place de primes différenciées pour les collègues, ouvrent aussi un peu plus la voie à l’individualisation des rémunérations, prémices à une individualisation des services sur la base d’une évaluation. Toutefois, d’une façon générale, le gouvernement n’aborde pas de front la question de l’évaluation individuelle des enseignants‑chercheurs durant cette période. La priorité porte plutôt sur la coordination de la recherche scientifique au niveau national, notamment dans les domaines techniques, et l’évaluation est réalisée principalement lors d’appels à projets et se concentre sur les équipes.

11L’évolution des perspectives autour de l’évaluation se réalise conjointement avec la mise en place progressive de la contractualisation entre l’État et les établissements d’enseignement supérieur, à partir de 1989, sous l’égide de Lionel Jospin. L’idée que l’évaluation doit permettre de récompenser les structures vertueuses, au détriment de celles qui le sont moins, prend peu à peu de l’importance dans l’environnement universitaire. En 1984 est ainsi créé le Comité national d’évaluation [https://www.cne-evaluation.fr/], ancêtre de l’AERES et de l’HCERES, qui a pour mission d’évaluer l’ensemble des établissements publics à caractère scientifique, culturel et professionnel : universités, écoles et grands établissements relevant de la tutelle du ministre chargé de l’enseignement supérieur. L’évaluation s’installe alors rapidement dans le paysage de l’enseignement supérieur, mais ne semble pour le moment ne concerner que les structures⁴. Le débat se déplace alors très vite au cours des années 1990 sur la question des indicateurs adaptés à l’évaluation des équipes⁵.

12La production et l’usage des indicateurs se fait alors à un niveau de plus en plus fin, des laboratoires aux individus. La création de l’AERES par la loi de programme pour la recherche de 2006, qui englobe le CNE, aboutit à la notion de « publiant » comme critère d’évaluation des équipes de chercheurs, consacrant ainsi le glissement d’une évaluation collective à une évaluation individuelle des collègues. Un glissement identique a lieu aussi au CNRS. À cette période, des classements de revues émergent et resteront, pour de nombreuses années, la référence pour évaluer la recherche individuelle et collective. Ainsi, au début des années 2000, l’évaluation individuelle rentre progressivement dans les mœurs au sein des laboratoires, avec l’idée qu’une saine émulation au sein des équipes bénéficiera à la collectivité tout entière.

13Conjointement les rapports d’Éric Espéret (2001) et Bernard Belloc (2003) sont particulièrement virulents à l’égard des enseignants-chercheurs, dont ils préconisent de mieux contrôler l’activité – notamment en recherche – tout en ouvrant la voie à la redéfinition de leurs services. Ils reprennent l’idée d’une contractualisation entre l’enseignant‑chercheur et son université, pouvant déboucher sur une modulation de services⁶. L’intégration des activités « d’animation et de responsabilité collective » aux missions des enseignants‑chercheurs sera aussi repris dans le projet présenté par Valérie Pécresse, alors même que ceux-ci contribuent à déprofessionnaliser le métier d’enseignant‑chercheur et interrogent, en retour, sur les critères d’évaluation à retenir face à l’éclatement des missions (La Broise, 2013).

14La période est marquée par des changements institutionnels profonds, qui sont vécus comme une injonction pour l’université française à accroître sa compétitivité au sein d’un environnement de plus en plus mondialisé et concurrentiel (processus de Bologne, classement du Times et de Shanghai, etc.). Parallèlement, l’université a continué d’évoluer. La massification de l’enseignement supérieur se poursuit et l’université diversifie ses formats d’enseignement, qui correspondent de plus en plus difficilement au cadre statutaire des 192 h équivalent TD (formation continue, formation professionnelle, LMD, etc.). Enfin, l’information sur la production des universitaires, notamment scientifique, devient de plus en plus aisément disponible en ligne, facilitant les évaluations et exacerbant les comparaisons entre les individus et entre les équipes⁷. Le développement des indices de citation, et celui des classements de revues, conduiront au sein de l’espace européen à une véritable « fièvre de l’évaluation » (Gingras, 2008), dont les universitaires sont parfois eux-mêmes les promoteurs, et qui sera exacerbée par les réformes entreprises au cours de cette période autour de l’université.

15En France, la loi LRU du 10 août 2007, qui vise officiellement à réhabiliter l’université et la recherche française en rendant les établissements autonomes, a suscité peu d’opposition de la part de la communauté universitaire (Collard, 2018). Comme le rappelle Collard (2018), il est vrai que la notion d’autonomie ne constituait plus vraiment une rupture institutionnelle puisqu’elle était présente dans l’environnement universitaire au moins depuis la loi Faure. A contrario, le projet de réforme des statuts des enseignants‑chercheurs de 2009, qui s’inscrivait pourtant dans la droite ligne de la LRU et s’inspirait du rapport de Bertrand Schwartz (2008), a suscité rapidement l’inquiétude, puis la mobilisation de la communauté universitaire. Le projet de décret prévoyait tout d’abord le principe d’une évaluation systématique et régulière de l’enseignant-chercheur, appelé à fournir tous les quatre ans un rapport d’activité qui, après avoir été visé par le président de l’université, était transmis au CNU. Le décret ne précisait toutefois ni la finalité, ni la postérité de cette évaluation. Le projet de décret prévoyait ensuite le principe d’une modulation de service à la discrétion du président de l’université.

16La juxtaposition des deux mesures au sein d’universités autonomes, a fait craindre aux collègues une modulation à la hausse de leurs services d’enseignement pour répondre aux besoins d’universités financièrement exsangues. Le mouvement au sein de la communauté universitaire a abouti finalement à la réintroduction de l’accord des intéressés afin de mettre en place une modulation de service, comme le prévoyait la première version du décret de 1984, mais contre l’avis de la CPU cette fois‑ci ! Le CNU voyait aussi son rôle confirmé comme principale instance d’évaluation des universitaires, aboutissant, comme le souligne Mérindol (2010), à « un compromis surprenant, renforçant à la fois l’autonomie des établissements et le rôle national du CNU ».

17La défiance s’était pourtant durablement installée entre la tutelle et les universitaires, toujours inquiets des perspectives ouvertes par l’évaluation individuelle dans le cadre du rapport d’activité quadriennal. Le mouvement de 2009, qui a été porté par les enseignants-chercheurs, a instauré un profond malaise au sein de la communauté universitaire autour de la question de l’évaluation individuelle, systématique et récurrente. Comme le souligne Mérindol (2010), la violence des réactions provenait sans doute de la découverte, par une grande partie des universitaires, d’un important et lent déplacement, depuis les années 1980, d’un système central, piloté par l’État, vers un système décentralisé, s’appuyant sur des établissements de plus en plus autonomes. L’autonomie des établissements découle ainsi naturellement de la mise en place d’un système d’évaluation individuel des RH, considéré comme un outil de « pilotage » de l’organisation.

18Il n’en reste pas moins que les enseignants‑chercheurs ont anticipé en 2009 une modification profonde de leur métier, avec des enjeux autant identitaires que statutaires (Descombes, 2009 ; Collard, 2018). Une telle évaluation individuelle ne sera toutefois jamais vraiment mise en place. En 2012, la tutelle annonce un moratoire sur l’évaluation individuelle des enseignants‑chercheurs par le CNU et la mise en œuvre d’une réflexion autour d’un nouveau dispositif. Cette réflexion aboutira en 2014 au suivi de carrière tel que nous le connaissons aujourd’hui, qui cristallise actuellement les oppositions entre politiques et universitaires autour de l’évaluation individuelle et récurrente des enseignants‑chercheurs.

La mise en œuvre de l’évaluation individuelle des enseignants‑chercheurs : du suivi de carrière au dossier unique

19Un projet de révision du décret initial, proposé le 2 décembre 2013, aboutit au décret n^o 2014-997 du 2 septembre 2014. Deux modifications mineures sont apportées au projet de 2009. Le terme « évaluation » est pudiquement remplacé par celui de « suivi de carrière », et la périodicité de l’évaluation passe de quatre à cinq ans⁸.

La mise en œuvre du suivi de carrière

20D’un point de vue pratique, le suivi de carrière est confié au CNU. Il prend appui sur un rapport d’activité établi par l’enseignant-chercheur, qui mentionne l’ensemble de ses activités (activités pédagogiques, activités de recherche, tâches d’intérêt général), et retrace leurs évolutions éventuelles. Des souhaits et des besoins peuvent également y être exprimés (Bulletin officiel du 14 mai 2015). L’enseignant‑chercheur envoie son rapport d’activité au président ou directeur de l’établissement auquel il est rattaché, et le rapport est ensuite soumis au Conseil académique, qui émet un avis sur les activités pédagogiques et les tâches d’intérêt général y figurant. Le rapport est ensuite transmis à la section du CNU dont relève l’intéressé, accompagné de l’avis du Conseil académique (ou de l’organe compétent) et des précisions que l’enseignant‑chercheur a souhaité formuler. Il est possible de joindre au dossier le rapport HCERES de l’unité pour une meilleure compréhension du contexte professionnel dans lequel évolue le collègue concerné. Les recommandations de la section doivent ensuite être adressées à l’enseignant‑chercheur et au président ou directeur de l’établissement. Le Bulletin Officiel précise que ces recommandations

sont prises en compte par ce dernier en matière d’accompagnement professionnel des personnels. Elles constituent par là même un outil RH favorisant le développement des potentiels et l’épanouissement professionnel.

21Après plusieurs années d’expérimentation, la CPU, la CP-CNU et la DGRH du Ministère de l’enseignement supérieur, de la recherche et de l’innovation s’accordent, en 2016, pour généraliser le suivi de carrière à partir de la campagne de 2018 à l’ensemble des établissements universitaires, chaque établissement voyant une partie de son corps enseignant convoqué chaque année à ce titre, en fonction de la section CNU de rattachement. Au terme des cinq ans, tous les universitaires d’un même établissement auraient dû être confrontés à une telle procédure. La participation au suivi carrière n’a pourtant cessé de décroître depuis 2018, comme l’indique la figure 1. Ainsi, le taux de participation des enseignants‑chercheurs « prioritaires » était de 25,5 % en 2018, 22,5 % en 2019 et 17,7 % en 2020. Cette dernière année, 955 universitaires « prioritaires » ont déposé un dossier sur les 5 401 recensés. En outre, 191 universitaires « non prioritaires » ont déposé un dossier. Au total, 1 146 enseignants‑chercheurs ont donc participé au dispositif (DGRH, 2021b).

Figure 1 : Taux de participation des enseignants‑chercheurs « prioritaires » au suivi de carrière de 2017 à 2020

22La baisse continue du taux de participation au suivi de carrière s’explique en grande partie par la réticence de certaines sections CNU vis‑à‑vis de son application, comme l’indique les données de la figure 2. Ladite baisse s’observe aussi dans les sections qui sont favorables au suivi de carrière. En outre, il semble exister un manque de motivation de la part de certains établissements pour le mettre en application (DGRH, 2021b). Au final, 55 % des dossiers ont reçu un avis pour l’établissement et pour les enseignants chercheurs, et 15 % des dossiers n’ont reçu qu’un avis pour l’enseignant concerné. Enfin, 30 % des dossiers soumis n’ont pas été examinés par le CNU (DGRH, 2021a).

Figure 2 : Évolution des sections du CNU favorables ou non au suivi de carrière

23Si le ministère et la CPU se sont évertués à rassurer la communauté universitaire quant à l’impossibilité d’utiliser à terme le suivi de carrière pour moduler les services des enseignants chercheurs, comme l’indiquent les courriers du 2 et 6 juin 2016 envoyés respectivement par le ministère et par la CPU, plusieurs syndicats ont dénoncé les intentions cachées d’un tel dispositif dans un contexte de restrictions budgétaires (encadré 1). La CP‑CNU, qui avait, dans un premier temps, approuvé le dispositif dans une perspective d’aide à des collègues en difficulté, est ensuite devenue beaucoup plus critique compte tenu du peu de retour effectué par les établissements. Au sein du CNU, les sections sont partagées. En 2020, 31 sections (sur 57) se sont déclarées défavorables au dispositif ou n’ont pas rendu d’avis de suivi de carrière aux enseignants‑chercheurs ayant déposé un dossier, et 15 d’entre elles ont publié des motions contre le suivi de carrière (DGRH, 2021b). Les sections défavorables comprennent l’intégralité des sections droit-économie-gestion, ainsi que la grande majorité des sections de lettres et sciences humaines, plus quelques sections dans le domaine des sciences et techniques. Les avantages et les inconvénients de suivi de carrière sont présentés dans le tableau 1.

24D’une manière générale, la plupart des sections favorables au suivi de carrière le considèrent comme un accompagnement de l’enseignant‑chercheur au travers d’un regard extérieur porté par les pairs du CNU sur l’ensemble de ses activités. Il doit demeurer bienveillant et bénéficier prioritairement à l’intéressé. Le CNU se transforme alors en cellule d’écoute, pouvant éventuellement détecter et signaler des collègues en souffrance. Certaines sections distinguent le retour aux établissements du retour aux collègues. L’incertitude sur les objectifs du suivi de carrière, et le peu de visibilité sur l’utilisation en étant faite par les établissements, sont souvent mis en avant par les sections du CNU qui n’appliquent pas le suivi de carrière. Le suivi de carrière, dans son acception bienveillante, serait amené à disparaître pour être remplacé par une évaluation moins bienveillante, voire une classification autoritaire des collègues actuellement en poste. Le caractère obligatoire du dispositif, l’absence de moyens supplémentaires et la dépense de fonds publics découlant du suivi de carrière sont aussi régulièrement dénoncés par les sections qui refusent de l’appliquer.

Quel avenir pour l’évaluation individuelle et systématique des enseignants‑chercheurs ?

25Comme le remarquent avec justesse Côme et Rouet (2016)

la question du comment évaluer les intervenants est une question récurrente des politiques de ressources humaines, plus particulièrement dans le cadre du management des services (Chanut et Rojot, 2011). Elle est toutefois inséparable de la question du pourquoi (…). Les notions de transparence, de justesse, d’équité et d’acceptabilité du système d’évaluation deviennent des conditions nécessaires de réussite et de pérennité du système.

26Dans cette perspective, l’erreur stratégique commise par la tutelle a été, en 2009, de lier l’évaluation individuelle des enseignants‑chercheurs à la modulation de leurs services (et implicitement, au respect de l’équilibre budgétaire des établissements). Un tel objectif de gouvernance, qui était le même qu’en 1984, n’a pas été perçu comme juste par la plupart des collègues fortement investis dans leurs différentes missions au sein de l’université, et qui ont vu tendanciellement leur pouvoir d’achat diminuer au gré du blocage du point d’indice (figure 3).

Figure 3 : Évolution des prix et de la valeur du point d’indice brut

27Un climat de défiance s’est alors durablement installé entre la tutelle et les universitaires. Le redéploiement de l’évaluation individuelle « au service des enseignants‑chercheurs » n’a pas été jugé assez crédible pour emporter l’adhésion. La situation de crise de l’enseignement supérieur, confronté à la croissance continue des effectifs étudiants, engendre une diminution désormais tendancielle des enseignants‑chercheurs en poste (figure 4). Doit-on dès lors être surpris par le fait que le rapport 73 de l’IGAENR, publié en 2015, recommande de supprimer la nécessité de l’accord de l’intéressé afin de moduler les services des enseignants‑chercheurs (dans une fourchette identique à celle prévue en 1984) ?

Figure 4 : Évolution des effectifs d’enseignants‑chercheurs et d’étudiants

28Les enjeux diffèrent selon les sections, et la diminution de la pression estudiantine dans certaines disciplines explique, peut-être, des prises de position parfois plus conciliantes. La communauté des enseignants‑chercheurs en sciences de gestion et du management a réaffirmé régulièrement son opposition au suivi de carrière dans différentes motions. Les gestionnaires ne sont pas fermés à la logique même de l’évaluation individuelle ; la culture de l’évaluation est inhérente à la gestion, celle‑ci étant déjà à l’œuvre via des rankings internationaux ou des certifications d’établissements, par exemple. Au demeurant, ce sont des théoriciens de notre discipline qui sont à l’origine des concepts sous-jacents aux pratiques managériales, mais actuellement dévoyés par la tutelle.

29La forte demande sociale pour les formations en sciences de gestion et du management, les exigences de la professionnalisation et le sous-effectif chronique du corps enseignant en section 06 conduisent à des services souvent très lourds, qui induisent un fort volant d’heures complémentaires. Les universités peinant à financer leurs activités, la modulation des services d’enseignement pourrait apparaître comme une source d’économie non négligeables pour l’État et pour les universités. Par ailleurs, en l’absence de mouvement compensatoire inverse, ceci viendrait à diminuer un peu plus l’attractivité sur le marché de l’enseignement supérieur de l’université française, par rapport aux universités étrangères et aux business schools.

30Tous les acteurs campant sur leurs positions respectives, le ministère tente actuellement de reprendre la main sur cette question en s’appuyant sur les conclusions du rapport de Fabienne Blaise, Pierre Desbiolles et Patrick Gilly, remis en avril 2021, qui devait initialement porter uniquement sur le recrutement des enseignants-chercheurs. Les auteurs du rapport adoptent le suivi de carrière comme un « fil rouge » au prétexte que l’article de la LPR introduisant suppression et dérogation à la qualification toucherait « à tous les moments-clés de la vie professionnelle » ! Afin « d’assurer à tout enseignant‑chercheur un accompagnement régulier », Fabienne Blaise, Pierre Desbiolles et Patrick Gilly suggèrent notamment que les établissements « se saisissent du suivi de carrière de leurs enseignants-chercheurs, en s’appuyant sur le CNU »⁹. Ils proposent d’instaurer un « dossier unique » qui serait numérisé et suivrait chaque enseignant‑chercheur tout au long de sa carrière, « favorisant le partage d’informations entre enseignant-chercheur, CNU et établissement, l’instruction des demandes de promotion et la prise de décision ». Bien entendu, ce dossier unique, qui ressemble à s’y méprendre un livret d’évaluation fait sur mesure pour les établissements, pose de nombreuses questions qu’il conviendra d’étudier avec la plus grande attention si le dispositif se mettait en place.

Conclusion

31L’évaluation individuelle et systématique des enseignants‑chercheurs est une question complexe. Des processus se sont progressivement mis en place pour répondre à l’autonomisation progressive des établissements de l’enseignement supérieur entre 1968 et 2007. Toutefois, la communauté universitaire a toujours été extrêmement prudente à ce niveau, comprenant que l’évaluation était potentiellement porteuse d’une redéfinition des conditions de travail des enseignants-chercheurs, dans un contexte assumé d’austérité budgétaire pour les établissements. Si le projet de décret de 2009 a conduit à une crispation de la communauté universitaire, les dernières propositions du rapport Fabienne Blaise, Pierre Desbiolles et Patrick Gilly s’inscrivent dans la droite ligne de la LPR et semblent en passe de modifier sensiblement les procédures du suivi de carrière des enseignants‑chercheurs. Nous pouvons souhaiter que la communauté d’enseignants‑chercheurs en sciences de gestion et du management, comprenant nombre de spécialistes du contrôle organisationnel, apporte sa pierre au débat qui s’annonce autour de cette question.