1La vallée égyptienne du Nil et ses marges désertiques sont occupées au V^e et au IV^e millénaires par des populations sédentaires dont l’économie repose principalement sur l’agriculture et l’élevage, de bovins d’une part, d’ovicaprins d’autre part. Bien qu’elle ne soit plus une activité de subsistance, la chasse y est pratiquée, en particulier comme une activité de prestige pour les élites qui se mettent en place ou pour pourvoir à certains rituels collectifs au cours desquels des animaux sauvages, captifs, maintenus en vie dans l’attente de ces cérémonies, sont alors abattus en grand nombre. Capra ibex nubiana, le bouquetin de Nubie, peut occasionnellement en faire partie. On signale des restes de cet animal également en contexte funéraire pour ces périodes. Mais, un problème existe toutefois, puisque les fouilles concernées sont anciennes et que la distinction entre gazelles/antilopes (animaux sauvages donc) et restes d’ovicaprins domestiques peut être mise en doute (en particulier pour le site de Maadi, Van Neer 2002 : 543). Il est clair néanmoins que du point de vue alimentaire, le bouquetin reste très anecdotique ; en règle générale, au Prédynastique, les ossements d’animaux chassés ne dépassent pas 5 % des assemblages fauniques (Linseele et al. 2009 : 120), sauf dans le cas des sites à contexte rituel (Hiérakonpolis, secteur Hk29A [Ibid.] ; Mahasna Block 3, Anderson 2011). Quel que soit le type de gisement (habitat, funéraire ou rituel), les restes d’ibex sont très peu nombreux. Son intérêt semble se situer beaucoup plus au niveau de la pensée symbolique, comme va le montrer l’iconographie.

2Au V^e millénaire, une culture située en Haute Égypte, autour du site éponyme d’el-Badari, est productrice d’une riche iconographie. L’ibex entre dans le bestiaire badarien. On mentionnera en particulier un manche de cuillère en os orné d’une tête d’ibex et des gravures rupestres dans le Désert oriental. Mais la grande période de production d’images prédynastique est la culture de Nagada (en Haute Égypte encore, fig. 1). Les ibex sont présents durant les trois phases de cette culture, de Nagada I à III, et passent sans hiatus dans le répertoire pharaonique. On trouve des représentations d’ibex sur différents supports plastiques, en ronde-bosse, en relief, incisés ou peints. Ils sont aussi représentés dans le décor des peignes, sur des œufs d’autruche incisés, des manches de couteau, sur des défenses ornées, des plaquettes mais aussi peints sur les parois d’une tombe (Hiérakonpolis, tombe 100, datée du début de Nagada II), sur les parois des vases de Nagada I, appelés « White Cross Lined » ou ceux de Nagada II dits « Decorated Ware » sur lesquels nous reviendrons. Des objets zoomorphes à son effigie comme certaines palettes à fard en grauwacke (voir fig. 2, n^o 1) ou des silex (voir fig. 2, n^o 2) témoignent du très haut niveau de maîtrise technique des tailleurs. Toutefois, pour la période nagadienne, on peut considérer que les deux supports privilégiés sont les gravures rupestres et les vases peints Decorated Ware (voir planches n^os 3 et 4). 82 % des sites rupestres du Désert oriental ont retenu ce thème (Judd 2009 : 17) tout comme 40 vases D-Ware (Graff 2009, sur un corpus de plus de 450 objets).

1. Carte de l’Égypte prédynastique et de l’extension nagadienne

2. Représentations de Bouquetin de Nubie

3Sur ces divers supports, cet animal peut être représenté isolé (avec les objets zoomorphes en particulier), mais aussi accompagné, dans des scènes figuratives complexes. Dans ce deuxième cas, la scène de chasse est la thématique prédominante (voir fig. 2, n^o 3). La technique de chasse privilégiée est la chasse à l’arc, en particulier pour les gravures rupestres, avec ces grands arcs à double courbure dits « arcs nubiens ». L’ibex peut également être cerné par les auxiliaires de chasse que sont les chiens, évoquant en particulier la technique de chasse au chien courant avec prise par force.

4Les représentations d’ibex se déclinent selon plusieurs modalités et se conjuguent principalement au duel, soit sous forme de deux individus affrontés, principalement à Nagada III, soit en duo avec l’addax, dans une singulière dialectique des cornes.

5À Nagada III, entre 3 200 et 2 700 av. J.-C., à l’époque où sont inventées l’écriture et la royauté de droit divin, suivant le modèle pharaonique, des palettes en grauwacke, connues depuis le Badarien et servant initialement à broyer des fards, sont recouvertes d’une riche iconographie en bas-relief, si envahissante qu’elle en vient à leur faire perdre leur fonction première. Désormais, objet de prestige, elles sont étroitement associées à l’émergence du pouvoir concentré dans les mains d’un souverain unique. Parmi elles, quelques objets, comme la palette de Berlin n^o 20171, montrent une paire d’ibex affrontés, dressés sur leurs pattes postérieures. Ce mode de représentation de l’animal n’est pas sans évoquer la Mésopotamie où on trouve ces affrontements, dans la glyptique en particulier, aux époques urukéenne et proto-élamite (Suse III ou Tepe Gorān niv. 10 à 8), soit aux mêmes époques que Nagada III. Ce motif, comme celui du maître des animaux ou le sceau-cylindre, fait partie d’un petit ensemble de représentations ou d’objets-supports de représentations mésopotamiens ou proto-élamites qui semblent arriver en Égypte à la fin de Nagada II et au début de Nagada III pour être ensuite intégrés et réinterprétés dans l’iconographie égyptienne. Ces objets et ces motifs sont toujours en relation avec une iconographie de prestige et de domination, très prégnante à Nagada III.

6L’addax est une grande antilope aux formes un peu lourdes et aux cornes spiralées. Encore moins chassé que l’ibex, il tient une place importante dans l’iconographie nagadienne (Graff 2003, 2011). Il n’est jamais représenté chassé sur les peintures des Decorated Ware, où il figure dans des scènes à caractère rituel, associé à des femmes de face, les bras levés au-dessus de la tête. Sa charge symbolique semble encore plus forte que celle de l’ibex, bien qu’elle paraisse se situer dans le même champ sémantique. Dans le binôme formé avec l’addax, ce sur quoi les Nagadiens semblent porter l’accent, c’est l’alternance entre les cornes incurvées, et crantées de l’un opposées aux cornes spiralées, plus verticales de l’autre. Les données du Désert oriental sont souvent très dispersées et éparpillées sur de très vastes espaces. Lorsque les circonstances permettent une étude approfondie et systématique d’un territoire plus restreint, comme c’est le cas avec la recherche en cours dans le wadi Abu Subeira, dans la région d’Assouan (mission archéologique franco-égyptienne dirigée par G. Graff en partenariat avec A. Kelany, Graff et al. 2015), on peut alors s’apercevoir d’une alternance entre les deux animaux : pour la période la plus ancienne, le Badarien ou peut-être même l’Épipaléolithique, ils peuvent être associés dans des scènes de chasse. En revanche, à partir du IV^e millénaire, à la période nagadienne, l’addax quitte les scènes de chasse : il est désormais réservé aux contextes à caractère rituel, qui ne figurent pas dans le désert. Il semble par conséquent que l’addax prenne sa valeur rituelle à cette époque alors qu’il ne la portait pas auparavant.

7Ainsi, lorsqu’elle est représentée sur les Decorated Ware, les gravures rupestres ou sur des objets zoomorphes, la silhouette de l’ibex n’est guère différenciée de celle de l’addax ou de l’oryx ou de toute autre gazelle/antilope connue en Égypte, quelles que soient leurs différences de taille ou d’allure. Les éléments par lesquels on les identifie immédiatement, sont les cornes et leurs stylisations très spécifiques selon l’espèce. Pour l’ibex, c’est immanquablement un arc de cercle incliné vers l’arrière. Véritables synecdoques de l’animal, des cornes ont été déposées dans des tombes de la fin de Nagada III à Hélouan. La forme en croissant de la corne et ses crans qui évoquent une croissance graduelle ont conduit à l’associer à l’idée de renouvellement de la vie sur un mode cyclique, lunaire. Cette valence de la corne d’ibex sera transmise aux périodes pharaoniques et par un affaiblissement graduel du sens, phénomène bien connu dans l’histoire des religions, du renouvellement et de la régénération de la vie, on passera au rajeunissement, puis aux cosmétiques, comme artifice servant à masquer l’âge et à tromper le temps. Ainsi, on trouve de nombreux exemples de cuillères à fard de l’époque pharaonique en forme d’ibex ou intégrant l’animal dans leur décor, associé au canard, au lotus ou à de toutes jeunes filles. Un objet remarquable illustrant cette thématique faisait partie du trousseau funéraire de Toutankhamon : il s’agit d’un modèle de barque en calcite ayant pour figures de proue et de poupe une tête d’ibex arborant des cornes naturelles (Quaegebeur 1999). Sur le pont de la luxueuse embarcation se tiennent une naine à la manœuvre et une ravissante jeune fille, supposée être la princesse Moutnedjemet (conservée au musée du Caire, JE 62120).

8Au travers de ces différents avatars, l’ibex est passé du bestiaire badarien à celui de Nagada, puis à celui de l’époque pharaonique. Habitant des montagnes désertiques (djebel), ou des vallées profondes profitant parfois des crues de rivières temporaires (wadis), c’est un animal des marges arides qui s’est imposé dans l’iconographie de la vallée. Aujourd’hui retiré dans les zones montagneuses les plus inaccessibles du Désert oriental, de la Nubie et du Sinaï, il constitue une espèce endémique très menacée.