1Les bouquetins constituent un des motifs essentiels du bestiaire du Paléolithique récent. Représentés en assez grand nombre dans l’art mobilier et pariétal du Magdalénien, ils connaissent à la fin de la période une transformation formelle très significative. Cet animal, à l’instar du reste du bestiaire, était évoqué, depuis les débuts de l’art paléolithique, en vue de profil, avec quelques exceptions au Gravettien où les cornes sont dessinées de face. Mais c’est au Magdalénien supérieur que cet animal apparaît entièrement de face, ce qui suppose un processus de schématisation et une réduction des lignes à l’essentiel.

2Les origines de ce modèle formel peuvent être repérées au Magdalénien moyen, dans certaines figurations en vue de face comme le bouquetin gravé en relief sur propulseur du Mas d’Azil⎘ (f. 8), avec son parallèle dans la grotte de Las Caldas ⎘ (Asturies). Ces figurations n’ont pas le degré de schématisme qu’on retrouve au Magdalénien supérieur, mais annoncent ce nouveau rendu qui sera développé plus tard. De même dans le Magdalénien moyen d’Isturitz⎘ avec une tête d’isard ou de bouquetin en vue de face, gravée sur une côte (Rivero 2015). Il s’agit probablement de la représentation la plus proche du modèle formel du Magdalénien supérieur.

3Le corpus des bouquetins en vue de face est restreint à la Région Cantabrique, au versant nord des Pyrénées et à quelques motifs en Périgord (Raymonden⎘, La Madeleine⎘), dans la Vienne (La Piscine) et en Charente (Montgaudier). Il comprend essentiellement des motifs gravés sur des supports mobiliers, mais quelques figures gravées et peintes se trouvent également dans des gisements d’art pariétal (El Otero⎘, Ekain⎘, Niaux⎘, Ker de Massat⎘ ; fig. 1). De nombreux auteurs ont remarqué leur importance, et les parallélismes entre les figurations pariétales et mobilières ont été signalés à plusieurs reprises (González Sainz et al. 1985, Tymula 1991, Barandiarán 1994, Utrilla Miranda & Mazo Pérez 1996, González Sainz 1993, Sauvet et al. 2008, Utrilla Miranda et al. 2009, Barandiarán Maestu et al. 2013).

1. Gisements avec des représentations de bouquetins en vue de face dans le Magdalénien supérieur d’Europe occidentale

4Les animaux représentés en vue de face ne sont pas exclusivement des bouquetins : des exemples de chevaux (Las Caldas⎘, Gourdan⎘, Mas d’Azil⎘), de cerfs (El Pendo⎘, El Valle⎘, La Chora) et de bisons ou aurochs (Urtiaga⎘, Gourdan⎘) sont également présents. Néanmoins, les bouquetins constituent le groupe le plus répandu, avec 69 figures mobilières et 13 pariétales. Une analyse technique et formelle a été récemment réalisée dans le but de définir avec précision les caractéristiques des bouquetins en vue frontale, ainsi que leur dispersion (Rivero Vilá et al. 2014 ; tabl. 1). Plusieurs figures qui étaient considérées comme des schématisations de bouquetins en vue de face ont été rejetées à partir de cette révision (d’un ensemble de 87 représentations mobilières, seules 69 ont été retenues). Dans ce travail, nous avons proposé un nombre minimum de lignes pour considérer une figure comme un bouquetin schématique en vue de face : les cornes doivent être présentes, en forme de V, ainsi que les oreilles et la tête, celle-ci parfois associée au corps, ou pouvant être omise pour figurer uniquement ce dernier (La Vache⎘, Ker de Massat⎘). De cette façon, certains motifs ont été écartés car ils étaient plus proches des simples chevrons que des bouquetins en vue de face (cas de Bolinkoba, par exemple). Il existe aussi une confusion entre les bouquetins proprement dits et certains cervidés en vue de face. Pourtant, ces derniers ont les bois en forme de U (convergents), tandis que les bouquetins sont les cornes divergentes, c’est-à-dire en V.

5Les supports employés sont en grande partie des objets utilitaires en matières dures animales, principalement des armatures de sagaies, ciseaux-poussoirs ou bâtons percés (23 sur 42 supports étudiés). On retrouve plus exceptionnellement des motifs sur des galets (Urtiaga⎘, La Vache⎘) et sur des os d’oiseaux (Torre). La morphologie longiligne des figures s’adapte très bien aux supports allongés, ce qui est sans doute en rapport avec le fait qu’on les rencontre plus souvent sur des armes de chasse ou équivalents (fig. 2).

2. Quelques exemples de figurations de bouquetin en vue de face

6L’analyse technique réalisée a montré que ce type de figuration suit des paramètres gestuels assez standardisés, avec une direction du geste très normée (les cornes, les lignes des oreilles, celles de la face et/ou du corps sont normalement réalisés du haut vers le bas ; Fritz 1999, Rivero Vilá et al. 2014). Dans certains cas, on peut remarquer l’utilisation du relief du support pour figurer la face de l’animal (El Pendo⎘).

7Du point de vue de la forme, il existe une certaine variabilité entre les figures les plus schématisées, et quelques-unes plus naturalistes. Tandis que dans les premières, les cornes, oreilles et la face/corps sont représentées au moyen d’une seule ligne, les figures naturalistes indiquent par exemple les nodosités des cornes ou le pelage du corps. C’est dans la figuration de la face et du corps que l’on retrouve une plus grande variabilité formelle : des traits obliques-parallèles à l’intérieur de la tête (El Pendo⎘, Gourdan⎘ La Paloma), ou des lignes droites, sinueuses ou des fuseaux pour la représentation du corps (El Pendo⎘, Tito Bustillo⎘). Dans quelques cas, seule la tête de l’animal a été figurée en vue frontale, tandis que le corps l’est de profil (Ekain⎘ et Ker de Massat⎘ pour l’art pariétal, galets gravés d’Abauntz⎘ et de La Vache⎘, métacarpe de La Vache).

8Plusieurs de ces types formels sont présents dans toutes les régions, mais la plus grande variété formelle se trouve dans la Région Cantabrique, qui compte également le plus grand nombre de « vues de face » (n = 40 sur 69 en art mobilier) devant les Pyrénées (n = 21 sur 69). Ce sont les gisements d’El Pendo⎘ et Gourdan⎘ qui présentent une plus grande variabilité des formes, mais il faut tenir compte du fait qu’ils sont aussi ceux qui renferment les plus grandes séries de figurations de ce type (n = 12 pour El Pendo et n = 9 pour Gourdan) avec La Vache (n = 11). La variabilité est alors probablement liée à un échantillon plus abondant pour ces sites.

9Les bouquetins en vue de face sont fréquemment associés à d’autres espèces sur les supports mobiliers et pariétaux. L’association la plus habituelle est celle des figures de la même espèce ; bouquetin-bouquetin, souvent avec des représentations de profil associées à des figures de face. En deuxième lieu, on retrouve l’association bouquetin-cerf, parfois les deux animaux sont de face (art pariétal d’El Otero⎘ et art mobilier de La Vache⎘ et d’Abauntz⎘). Une autre association thématique particulière est celle des bouquetins en vue de face et des anthropomorphes : à Torre, Abauntz⎘ (f.7 à f.12) et dans deux objets de La Vache⎘ (f.24). Ce type de figurations est parfois associé à des scènes plus ou moins narratives, comme l’association de cerfs-aurochs-bouquetins et anthropomorphe sur un os d’oiseau de Torre ou la scène du Poignard de La Vache⎘ (f.27). On parle aussi fréquemment de représentations de bouquetins en vue de face en troupeau, représentés de façon de plus en plus elliptique. C’est le cas des galets gravés d’Abauntz (Utrilla Miranda et al. 2009). Néanmoins, on retrouve également ce type de figurations associées à des zigzags et des formes géométriques diverses (Llonín⎘, par exemple), ce qui amène à considérer avec prudence ce type d’affirmation.

10Le thème des bouquetins en vue de face peut être considéré comme un des exemples de la tendance au schématisme, qu’on peut reconnaître dans les figurations du Magdalénien supérieur d’Europe occidentale. La rigidité technique et la présence de divers modèles formels échangés entre la Région Cantabrique, les Pyrénées et le Périgord révèle un savoir-faire partagé, fruit des réseaux de communication qui étaient sans doute établis entre ces trois régions pendant le Magdalénien. Néanmoins, la variabilité formelle, que l’on retrouve sur un même site, trahit également une certaine liberté des artistes et peut-être une moindre normalisation comparée à ce que l’on observe aux périodes précédentes. Il s’agit sans doute d’un des éléments révélateurs des changements culturels qui vont affecter les sociétés de chasseurs-cueilleurs de la fin du Tardiglaciaire en Europe occidentale.