Les deux bouquetins de la dent de cachalot sculptée du Mas d’Azil
p. 165-168
Texte intégral
1Après le cachalot dans les ivoires préhistoriques en 1974, l’hippopotame dans les ivoires mycéniens en 1980, le rhinocéros indien en 2000, le dugong en 2005, une nouvelle espèce donneuse d’ivoire vient de m’apparaître, avec un petit bas-relief antique taillé dans un rostre d’espadon (Xyphias gladius). C’est dire si ce champ de recherche continue d’être fertile. Et voici que l’épée de Philippe le Bon, grand duc de Bourgogne fondateur de l’ordre de la Toison d’or, m’apporte par la lecture le narval dont est fait son fourreau. Que le fer jadis tant à craindre se trouve dans la dent et la corne de Monodon monoceros est tout un programme, et cette partie, ce morceau d’histoire naturelle et culturelle m’intéresse vivement par sa torsion, parce que, sur la Tapisserie de la Dame à la licorne, elle n’est pas toujours de même sens. Et si l’on met côte à côte une dent naturelle, de torsion S, et une dent imaginaire de sens inverse (torsion Z), il se produit, selon que l’on met l’une à gauche ou à droite de l’autre, deux cas de symétrie : l’agencement SZ, que l’on peut schématiser par \ et / donnant \/, et l’agencement ZS, où / et \ donnent /\. La désignation la plus simple de ces deux formes en français est de parler de la lettre V et de chevron, faute de pouvoir utiliser commodément la lettre A débarrassée de son trait horizontal, ni la lettre grecque lambda majuscule Λ. Et par ce mot de chevron, nous voilà avec les caprins, êtres qui se cabrent – c’est leur geste corporel caractéristique (Poplin 1993) – et même avec les caprins mâles (caper ; bouc), qui s’opposent dans cette attitude non moins caractéristique, aussi bien les domestiques que les sauvages comme le bouquetin. Et comme ce geste à deux est de perception purement de profil, la corne à enroulement plan du bouquetin des Alpes et les cornes embrassantes du bouquetin des Pyrénées se trouvent ramenées à la même projection visuelle. Cette dé-différenciation réunit les mâles comme à un niveau générique, de sorte que le bouquetin est d’abord le mâle dans l’esprit, comme le cerf est d’abord le porte-bois du genre du cerf. Cela fait réfléchir à ce qui peut se produire dans une situation magdalénienne où le cervidé dominant, le renne, porte des bois dans le deuxième sexe, ce qui rapproche des bouquetins. Il y a possibilité d’un « bouquetin de faune à rennes » à corne femelle bien présente à l’esprit, pouvant figurer dans les œuvres plastiques, et d’un « bouquetin de faune à cerfs » où, faute de synergie du côté de la biche, acère, la même corne ne pointera pas, ou pas tant dans les représentations. Notre propre vocabulaire opère l’oblitération du bouquetin femelle : il n’y a pas de « bouquetine » à côté du bouquetin comme il y a une éléphante à côté de l’éléphant, une lionne à côté du lion.
2Ainsi, le chevron est une propriété éminente des mâles caprins, il est accaparé par eux (le terme lui-même est fortement masculin), jusque dans l’architecture, dans le toit à double pente. De même, il y a des charpentiers, il n’y a pas de charpentières.
3L’autre cas de figure, en V, est d’évidence plus grande, plus directe, plus facile à constater, et son caractère féminin s’affirme dès que le V est moindrement fendu (Poplin 1991). Il suffit de rappeler (Poplin 2007) que ce dessin est le caractère des tablettes à cunéiformes de l’Orient ancien signifiant « femme », pour dire son universalité.
4On peut présenter l’ensemble du système générationnel des caprins en superposant à ce V le chevron des mâles, ce qui donne un losange sur pointe, et il se trouve que cela coïncide avec le schéma mental en jeu dans la relation de la chèvre et de l’engoulevent (Poplin 2016) où le bec grand ouvert de l’oiseau dessine ce losange en réplique de la région sous-caudale de la femelle caprine. Et chez les caprins, la queue très mobile « rebique », s’érige d’une façon qui dynamise le chevron en lui apportant une petite excroissance homologue de l’incisure du V fendu.
5Il peut être venu maintenant à la plastique des deux bouquetins du Mas d’Azil, ce dont l’enjeu principal est de savoir s’ils sont à regarder comme semblables ainsi que frères jumeaux, ou comme formant un couple.
6D’abord, la dent de cachalot a une face plus belle que l’autre, plus en saillie, plus étendue. C’est sur elle qu’est installé le plus grand des deux bouquetins, en long, la tête vers la base, là où la corne pouvait prendre le plus d’extension. Elle se poursuit en tournant vers l’autre face, ce qui lui assure la forme embrassante du bouquetin des Pyrénées, même si la précision des courbures laisse à désirer. Un bouquetin des Alpes ne donnerait pas lieu à cette présentation. L’autre sujet, plus petit, avec sa corne plus courte et de trajet plus simple, une sorte d’abrégé de la première, ne peut-il passer pour une femelle bien cornue ? La corne se développe dans une région de lecture embarrassante. Il est à se demander, avec l’éventrement de la chambre pulpaire, si le travail n’a pas porté sur une dent ébréchée (fig. 1). C’est ce qui expliquerait le mieux la brièveté d’une corne de mâle. Quoi qu’il en soit, femelle ou jeune mâle, ou mâle adulte fait plus petit pour raison de place, ce côté de la dent n’est pas favorable. Du reste, la base de ces dents n’est pas de belle qualité non plus ; il faut en reséquer le bord pour qu’elles paraissent mieux, et celle du Mas d’Azil a été ainsi régularisée, le long de la corne (fig. 2). Cette région de la dent n’est pas un pôle de la qualité esthétique de l’ivoire, et l’inscription d’une œuvre dans son volume ne se fera ni ne se dira en fonction d’un couple base-pointe, mais plutôt en termes de longitudinalité et de transversalité.
7L’hypothèse d’un affrontement disjoint, en puissance et non en prise, est soutenue par le fait que les deux sujets sont vus chacun d’un côté, mais elle est combattue par leur différence de taille, si elle n’est pas une contrainte dimensionnelle du support devant laquelle fermer les yeux, le second bouquetin étant à l’étroit dans le travers. L’hypothèse d’un couple, au contraire, bénéficie de cette différence, et se nourrit de la supériorité du grand bouquetin, bien mâle sur sa meilleure face. Au moins, il ne s’agit pas des deux faces d’un même sujet. Il était possible de faire les deux côtés de la bête en symétrie sur les deux faces d’une telle dent, comme les deux mains jointes qui peuvent l’enserrer – elle est à la taille de la main (Poplin 1989, 2004, 2011) – mais un tout autre chemin a été pris : le bouquetin transversal est en croix par rapport au longitudinal, on ne pouvait faire plus différent. Chez lui, ce n’est plus la corne qui se trouve avantagée, mais les membres. Avec ces deux bouquetins, on pourrait en faire un de toute beauté. Le premier est basset, ce qui ne se voit pas trop, les membres étant dans le tournant, et cela montre bien que la pièce était conçue avant tout comme bifaciale. Et ces sujets figurés sont croisés alors que les éléments schématiques sont d’un parallélisme rigoureux d’une face à l’autre, comme prêts au déchiffrement comparatif par superposition en transparence (fig. 3). D’où l’idée que, de même que les mots sont le manche des idées (Poplin 2011), ces schémas sont la partie par laquelle saisir la pièce dans la pensée.
8Il y a entre eux un fin dosage de communauté et de différence. Il s’agit de la même chose en deux états, à commencer par la quantité des traits élémentaires, 12, chaque fois en deux sous-ensembles de 6 en symétrie bilatérale, mais de configuration dissemblable, avec un degré de complexité de plus du côté du grand bouquetin. Cela fait une proportion d’homologie et de disparité qui se retrouve dans les deux figures : il s’agit d’animaux du même genre, mais ne se présentant pas de même façon, avec avantage pour le grand bouquetin. Il en ressort que les signes semblent paraphraser les figures, ce qui rappelle le linéaire B, où les caractères abstraits répètent les idéogrammes, tout comme sur nos chèques, notaient Chadwick et Ventris, les quantités apparaissent deux fois, en chiffres et en lettres. Mais intervient un fait de symétrie dont cette écriture, dans sa linéarité, est dépourvue : la mise en croix marque une séparation radicale des deux figurations, de profil, qui sont du domaine de la forme, du concret, ce que rattrape la symétrie bilatérale des signes (fig. 4), qui, dans l’abstrait, ont à voir avec la représentation humaine (Poplin 1987). Et il ne faut pas perdre de vue qu’en se dressant dans l’affrontement caprin, en se mettant en chevron, l’animal quadrupède bouquetin fait comme le cheval de Buffon : « en élevant sa tête ; dans cette noble attitude il regarde l’homme face à face » (Poplin 1987, 1992).
Auteur
Maître de Conférences honoraire, Muséum national d’Histoire naturelle, UMR 7209 – Archéozoologie, Archéobotanique : Sociétés, Pratiques et Environnements (AASPE), CNRS-MNHN, Museum national d’Histoire naturelle, 75005 Paris, France – poplin[at]mnhn.fr
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